Denis Levaillant, “Pastiches et autres mixages” (DLM) – 3
Dernier épisode de notre saga consacrée à la musique de scène de Denis Levaillant, telle que présentée dans Pastiches et autres mixages. Deux épisodes clôtureront cette fête qui, jusqu’ici, nous a réjoui – ainsi qu’il en fut fait mention ici et là.
Premier arrêt au Palais Mascotte (et non, semble-t-il à Bienvenue au palais Mascotte, ainsi que le stipule la set-list, for that matters), un « trio dramatique » d’Enzo Cormann. Cette « archéologie d’un meurtre sur fond de guerre civile » a été créée en 1988 au Théâtre de la Bastille avec Jean-Marc Bory, Dominique Valadié et Raymond Jourdan. On entre donc au palais Mascotte, « lieu d’exception des nuits genevoises depuis 1887 » dans une ambiance jazzy portée par un sax, une clarinette, une trompette, un trombone, une batterie et deux contrebasses (feat. Patrice Caratini, s’il-vous-plaît, au côté de Frédéric Stochl) pour « Soyez bénis ». Vu l’effectif, difficile de singer le Westdeutscher Rundfunk big band ; et cependant, cette version miniature est parfaitement réussie. Joliment mise en ondes par Daniel Deshays, qui inventera les feux d’artifice de Passage de l’heure bleue, évoqué dans la notule précédente, elle sonne, n’a rien de cheap ou de low cost et fait illusion ainsi qu’il sied – le pastiche n’est pas d’abord un exercice humoristique, c’est essentiellement l’art de l’imitation, lequel exige un artisanat malin dont, c’est une évidence, déborde le compositeur.
La « Valse nue » se vautre avec une gourmandise non feinte dans les codes volontiers décadents (mais hélas pas décatis) de la musique ternaire pour accordéon – Gérard Barreaux est de service, comme il le sera un an plus tard pour Passage de l’heure bleue. Les cordes doublent la mélodie qu’une walking bass obstinée à la contrebasse en pizz fait grouver. Une modulation ouvre l’espace du bref contrechant de l’accordéon. La fonction illustrative du pastiche contraint Denis Levaillant à travailler sur la boucle et non sur la surprise. En effet, cet esprit guinguette chic, oscillant entre paillettes et gouaille canaille, exige la répétition, donc la finesse discrète du compositeur pour varier
- la répartition des rôles entre musiciens (fors la basse têtue, c’est obligé !),
- l’équilibre de sonorités volontairement proches (le violon d’Ami Flammer se love à dessein dans les chuintements de l’accordéon) et
- les petites modifications qui veillent à entretenir l’attention sans pour autant dissiper l’aspect enivrant de ce genre de musique.
Quelle musique de genre nous réserve « Eva chantait », après le swing et le guinguette classieux ? Notons que c’est pour ce type de suspense qu’il est plaisant d’écouter le disque ici notulé : d’une piste brève à l’autre, ce qui va nous choir dans le cornet des esgourdes est à peu près imprévisible. En témoigne ce duo dégingandé de cordes qui accompagne la superbe clarinette de Jacques Di Donato, articulant
- harmonisation rugueuse, surtout au ouï de ce qui précède,
- expressivité des trois musiciens (Ami Flammer et le violoncelle vibrant d’Alain Meunier sont de la fête) et
- clarté de la forme derrière la volonté de décontenancer (le segment initial est repris en fin de bal).
« Comment ça va, dehors ? », concentré d’une minute de musique, s’ouvre sur un solo de Pierre-Alain Dahan derrière les fûts, prélude idéal à un dialogue avec la section de cuivres aux contretemps ultra efficaces.
- Variété des sons percussifs,
- qualité du groove et
- malice d’une musique à la fois répétitive et tendue (la répétition accentuant la tension)
animent cette virgule. « L’Entrée d’Eva » clôt cette présentation sur un retour au style big band toujours aussi scintillant avec
- la base rythmique,
- la synchro des cuivres n’excluant pas une once d’apparente liberté et
- le liant des anches aux fanfreluches savamment exécutées.
C’est sans doute conscient de son potentiel euphorisant que le compositeur a choisi l’entrée pour la sortie de la version discographique – il a eu bien raison.
Chargées de clore le bal, voici alors les onze miniatures composées pour le Britannicus de Jean Racine version Alain Françon aux Amandiers (1991). En gros, la tragédie raconte l’histoire de Néron, qui enlève Junie, la nana de Britannicus (I). Alors que Junie est censée casser avec Britannicus (II), elle lui révèle tout, ce qui ne fait pas super zizir à Néron (III). Alors que tout le monde devait se réconcilier autour d’une bonne bouffe (IV), Britannicus est empoisonné hors scène, et personne n’en sort avec le smile (V). Comme l’indique le titre de cette pièce de cul qui tourne mal, le principal protagoniste est Néron – Denis Levaillant lui consacre donc deux suites composant le Nerone Blues.
La première suite témoigne du goût de Denis Levaillant pour la voix des personnages : après Eva, « Néron chantait ». Il commente cette certitude dans le livret.
Néron chantait, c’est avéré. (…) Je l’ai imaginé en contre-ténor, c’est un faux. Et les cuivres de l’Empire, qui soutenaient les murs calcinés du magnifique décor de Jacques Gabel, sont entrés en fusion avec la guitare électrique de Nguyên Lê [deux graphies du musicien sont proposées, nous optons pour celle qu’indique le musicien sur son site], pénétrée de révolte adolescente.
Oui, cela est totalement invraisemblable. Néron ne jouait pas de guitare électrique, c’est également avéré. Et le courant « néo-pré-barock » n’a jamais existé.
En êtes-vous si sûr ?
Pour servir ce projet, un quintette de cuivres (deux trompettes, trombone, cor et tuba), la gratte de Nguên Lê, les cordes issues d’Ars Nova, et les deux cordes vocales internes au contre-ténor Franck Royon Le Mée, croisé tantôt et à qui ce disque rend explicitement hommage. Le premier épisode s’ouvre sur une fanfare qui introduit le chant du contre-ténor façon vocalise de la Renaissance sur fond de fanfare réverbérée et aux pulsions minimalistes. L’oreille est aussitôt happée par
- le maelström de codes convoqués,
- le jeu sur les fausses dissonances des harmonisations (fausses car les secondes ne sont souvent que des notes de passage),
- le travail de spatialisation et
- la clarté d’une construction en ABA dont la simplicité renforce l’inquiétude portée par le mode mineur.
« L’Autre contre » précipite d’entrée de jeu le chant entre les cordes d’Ars Nova, ce que commentent les cuivres. Le titre semble être une allusion à la personnalité vocale de Franck Royon Le Mée, s’amusant de sa tessiture typique des hautes-contres libres qui ne se limitent pas à l’opposition entre voix de tête et voix de poitrine mais, loin de chercher une unité absolue, voient la couleur de leur timbre comme un spectre à décliner, pas comme un Pantone à conserver fixement – ce qui peut fasciner car le projet exige un brio incontestable, mais ce qui limite en contrepartie les possibilités de répertoire et appauvrit le potentiel de musicalité. Les changements d’octaves exigés par Denis Levaillant, anti-clinquants au possible, présentent tantôt la voix du haute-contre, tantôt la voix de l’autre haute-contre, donc de l’autre contre du titre. En sus de l’écriture originale qui permet cette réussite musicale aussi sérieuse que facétieuse, voici notre attention aspirée, cette fois, par
- le travail sur la réalisation – fondée sur une captation de Marc Piera – où la post-production fait du son moins un donné qu’une partie prenante de la composition,
- le contraste entre les épisodes, ainsi que
- la maîtrise de l’harmonisation et de l’organisation des motifs.
« Le rival » lance un ré mineur partagé entre trois pôles : la voix, les cordes et une guitare au son magnifique qui semble pasticher celui des guitare heroes d’antan. Le compositeur décline un même motif, tantôt en unisson, tantôt avec les soli guitaristiques en bis, comme si
- la voix de Néron frottait contre
- celle de Britannicus, représenté par la guitare, tandis que, omniprésents quoique moins importants en apparence,
- les autres personnages, interprétés par les cordes, complotent ou grenouillent.
« L’intrigant » creuse une veine oppressante que Denis Levaillant aime explorer sporadiquement avec les cordes. Dans leurs rangs, il sème ici un chant dangereusement lunaire – je tente. « Remords en furie » semble poursuivre dans cette voie quand la guitare saignante se risque à dialoguer avec les musiciens. Dialogue limité, répétitif, débouchant comme toute veine de mine sur une impasse : image saisissante des intrigues qui s’épanouissent dans Britannicus pour finir en une médiocre catastrophe – une impasse. « L’inquiétant » conclut la première suite constituant Nerone Blues sur une ambiance tragique mêlant cordes et sons filés de guitare dans un esprit planant, mais planant sur les os, alors.
La seconde suite, en ré mineur, compte cinq mouvements sans titre – comme cinq actes d’une tragédie intérieure. Le premier mouvement associe le tuba de Philippe Legris dans les tréfonds et, dans le médium, ses confrères cuivres spatialisés. La guitare électrique les rejoint avec un cri volontiers saturé et rageur. Les échanges vont dans le même sens, grimpent dans l’aigu mais ne se résolvent pas plus que les désirs de la petite famille néronique ne s’apaiseront. Le deuxième mouvement garde le même instrumentarium.La guitare prend des accents très Steve Vai pour atteindre ses notes tenues ou les quitter. La piste s’interrompt brutalement, sans élégance, comme pour secouer ce qui pourrait paraître joliment cacophonique alors que l’histoire, à l’instar de la musique, est plutôt violemment logique.
C’est cette logique irrattrapable – ce fatum sous-tendant toute tragédie – qu’affronte, exprime et nourrit la musique de Nerone Blues. En quelque sorte, en collant à la machinerie fatale du texte, la musique pastiche la narration. Même quand la guitare prend le lead dans le troisième mouvement, répétitions de motifs et répartition des rôles, patte du pastiche de scène levaillantique, semblent figer une destinée que rien ne pourra faire évoluer. La coda stéréophonique des cuivres souligne cette vanitas vanitatum où tout échange est voué au silence et toute tentative de dialogue à l’incommunicabilité.
Plus ultratonique que rageur, le quatrième mouvement est de loin le plus long. Longues tenues de guitare et réponses stéréotypées des cuivres occupent la première minute. Après les notes itératives des cuivres qui se répondent entre deux soli de guitare, des ensembles modaux entre cuivres et guitare dessinent une relation plus harmonieuse où le soliste pourrait avoir été compris, recréant autour de lui une atmosphère apaisée dont ses dernières tenues soulignent ce nonobstant la facticité. Le cinquième mouvement fait écho à la seconde partie de l’épisode précédent, accordant plus de liberté à la guitare sans libérer les cuivres de leurs notes répétées. Étrange finale sur une tierce picarde, qui sonne moins comme une marque d’optimisme que comme la confiance résignée du compositeur sur la pérennité
- des grandes et petites tragédies,
- des complots mesquins ou sublimes et
- des haines confites dans de vains désirs,
moteurs obligés des acteurs animant l’humaine – donc tragique – comédie !
Pour écouter l’intégralité du disque sur YouTube, c’est ici.
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