Denis Levaillant, « Pastiches et autres mixages » (DLM) – 1
Que Denis Levaillant ait un goût prononcé pour le masque et le trouble paraît peu contestable. Dans une précédente notice, il était évoqué un échantillon de sa musique qui, ni jazzy, ni baroque, se revendiquait comme improvisée donc « écrite dans l’instant » et fondée pour partie sur des thèmes écrits (ou sur le point de l’être).
La mise au point sur l’essence de son travail ne sera pas beaucoup plus aboutie dans le présent griffonnage évoquant Pastiches et autres mixages (2020). Dans le livret, le petit topo du compositeur ne s’intitule-t-il pas « le faux-vrai et le vrai-faux » ? La première partition de scène proposée dans ce disque n’était-elle pas destinée à accompagner Le Menteur de Corneille ? La musique revendique donc de n’être rien de plus qu’une chanson des menteries claironnant :
Si y a un mot d’vrai dedans,
J’veux qu’les oreill’ me tombent !
Si besoin était, le disque commence par Les Menteries du style (1986) alors même que Denis Levaillant a commencé sa série de pastiches avec Trombones en coulisses, placé après. Pour parfaire l’illusion, un ensemble baroque DeLuxe présente notamment Noëlle Spieth au clavecin et, aux cordes graves, son époux David Simpson, le célèbre violoncelliste baroque sévissant au sein de 2e2m. Parenthésons en rappelant que Le Menteur, qu’illustre la musique (ici présentée en suite, sans respecter la chronologie dramatique d’origine), est une comédie de Pierre Corneille remixant voire traduisant un tube de Juan Ruiz de Alarcón (encore un masque…). Les cinq actes, passablement embrouillés, racontent les amours de Dorante qui oscille entre les bras de Clarice et ceux de Lucrèce.
Le premier air du disque, incarné par le soprano magnifique de Sophie Boulin (intonation, timbre, diction), s’empare d’un quatrain où, à la scène deuxième de l’acte I, Clarice joue les ingénues qui ne connaissent guère le jeu de l’amour. Le violon de Daniel Cuiller lance « Le mensonge de la chambre » (peut-être celui où, à la scène cinquième de l’acte premier, Dorante prétend avoir déjà contracté mariage). Clavecin et violoncelle rejoignent le premier en chemin avec l’ambiguë langueur baroque des notes tenues. L’échange entre les cordes participe d’une émotion convenue dont le spectateur sait qu’elle est fausse.
« Heureuse rencontre » s’ouvre aux vents qui miment, par un bref trio précis, la conjonction de trois êtres. Nous voici à l’acte troisième et à l’incipit de la troisième scène pour « Isabelle, il est temps », quand Lucrèce s’entretient avec sa suivante. Des harmonies dissonantes du clavecin sous-tendent la révélation de la fourberie de Dorante. « Le mensonge de la collation », celui « qui parait d’un esprit de grande invention » (en clair, donc, d’un pipeauteur intégral) nous vaut une brève invention pour violon baroque où le compositeur privilégie
- l’identification du langage musical,
- la récurrence d’un énoncé simple et
- la puissance d’évocation du son de Daniel Cuiller
sur toute autre facétie disruptive ou exagérément virtuose. « Fourberie sans mesure » laisse s’envoler en duo les circonvolutions du clavecin pouvant évoquer à la fois la façon dont se tisse sournoisement une duperie et la rage froide qu’elle peut susciter dès lors qu’elle a été débusquée. « Le mensonge de l’Allemagne » (Dorante prétendant d’emblée, en dépit de Cliton qui le met en garde contre ses extravagances, avoir été foudre de guerre en Germanie) signe le retour de la clarinette multipliée d’Alan Hacker, décidée et mystérieuse jusqu’à la tierce picarde qui, comme pour la « Fourberie » précédente, conclut la miniature. Les huit cordes reprennent le style allo barocco pour illustrer « Êtes-vous gentilhomme ? », réplique initiale de V,3, scène où Géronte confronte enfin son mytho dragueur de fiston.
« Cette chaîne » évoque le lien « qui dure autant que notre vie / et qui devrait donner plus de peur que d’envie » est évoquée par Clarice à l’acte deuxième, scène deux, où la demoiselle se demande comment juger du sérieux de son soupirant car « que de beaux semblants cachent des âmes basses ! ». C’est à David Simpson qu’est confiée l’introduction tourmentée de l’air chanté par Sophie Boulin, porté dans les cimes de l’amour aux abysses du mariage moisi. Le « tour d’adresse » qu’illustre le morceau suivant est situé au début de l’acte quatrième, quand Cliton écoute Dorante lui décrypter l’entourloupe tissée autour de sa dernière baston avec Alcippe.
Vents, violon et violoncelle habillent ces révélations. Le hautbois de Michel Henry et le basson de Marc Vallon ajoutent leurs épices sur cette musique qui s’amuse à fricoter avec les codes de la « musique contemporaine », son indéterminé du violon inclus. Le trio de bois officie pour la sonnerie placée en conclusion de cette musique de scène, dont on apprécie l’ambiguïté moirée : elle miroite pastiche çà, paillette dissonance là, formant de la sorte une suite fragmentaire qui empêche l’auditeur d’anticiper l’oreille sur laquelle il va danser. C’est de
- l’indécidabilité stylistique,
- la maîtrise des différents langages et
- la qualité des interprétations
que se repait l’intérêt de l’écoute.
« Trombone en coulisses » (1985) servait de BO au film éponyme d’Hubert Toint narrant « l’histoire de l’orchestre de trombones de la Cour » réputé excellent puisque nul ne l’avait jamais ouï. Pour interroger cette arnaque, le compositeur remplace les trombones par les saxophones de l’ami Daniel Kientzy, que l’on peut retrouver ici. On s’étonnerait presque de retrouver ce multisaxophoniste passionné de créations pointues dans ce casting, mais nul doute que la nouveauté de jouer du trombone au sax a dû l’attirer comme un melon attire une guêpe – les beaux jours commençant de quitter l’Hexagone, profitons-en pour constater, quasi scientifiquement, que l’inverse est beaucoup plus rare : peu de guêpes attirent des melons.
Six interventions et environ 5′ de musique sont au programme, sous forme de quatuors. S’y joint feu le contre-ténor Frank [et non Franck, madame La Notice] Royon Le Mée. La prise de son et le mixage de Gérard Chiron est ductile. Sérieuse sur « Cérémonie secrète », elle se teinte d’accordéonisme voire d’harmoniumisme pour associer le saugrenu à « L’Improbable ». « Le Bizarre » métallise les sons dans une atmosphère très réussie que l’on aurait eu plaisir à découvrir sur la durée. « Le Complot » ajoute spatialisation et réverbération pour contraster, oxymorique, musique sereine et effets oppressants. « En coulisses » creuse la veine du « Bizarre » en explorant les possibles du fluant, de l’insaisissable et du son par opposition à la note. « Accords secrets » revient à la simplicité liminaire afin de tout faire péter par la voix affolée du contre-ténor entre
- lyrisme,
- parlando et
- bruitisme des exclamations.
Le charme de l’écoute naît précisément de la frustration propre à cette exposition kaléidoscopique de types d’écriture contrastées, qui ne laissent la place ni au développement compositionnel, ni à l’habituation réconfortante pour celui qui écoute. Chaque pièce s’appuie sur la capacité de Denis Levaillant à
- concentrer le propos,
- caractériser nettement l’atmosphère et à
- dissimuler dans l’alla breve assez de minerai pour que l’auditeur puisse nourrir le moulin de son imaginaire.
Le fantôme de ce qui aurait pu advenir et qui ne sera pas volette après que la piste s’achève. Son flottement a quelque chose de prolifique, d’éthérique et de délicieusement agaçant. En écho à cet orchestre qui n’a peut-être jamais tant existé que dans l’esprit de ses admirateurs, il permet de déployer une dimension non limitée au temps réel des propositions propulsées par le souffle protéiforme de Daniel Kientzy et de son complice presque moins chanteur qu’acteur. L’illusion, le masque, le trouble consistent à la fois
- dans l’imitation de formes d’écriture subverties (en l’espèce grâce à Franck Royon Le Mée, dans des interventions qu’aurait adoré chanter Mickaël Koné !),
- dans le collage de styles musicaux radicalement différents, et donc
- dans l’incertitude que crée un compositeur Janus.
« Vidéopérette » (1989) était une création de Michel Jaffrennou, considéré par les connaisseurs experts qui savent comme une « figure majeure de la scène vidéo française« . David Simpson et Frank Royon Le Mée sont de retour, avec Françoise Kübler en soprano et son complice l’extraordinaire clarinettiste Armand Angster (les curieux traqueront son passionnant album Solo clarinet paru en 2014 chez Triton et, bien sûr, En écho, le duo avec Françoise Kubler publié par Accroche Note en 2018). Complétant le riche instrumentarium, Jeremy Birchall chante la voix de basse, trois cuivres – Jacques Bessot, Benny Sluchin, Paul Mink – et, hélas, un accordéon (je déteste ça, c’est insupportable) poussé par Gérard Barreaux. Classe s’il en est, György Kurtág [tréma et accent n’auraient pas coûté beaucoup plus cher, Mme La Notice…] crédité comme « synthèse ».
« Indicatif » reproduit avec finesse – et en douze secondes – les codes des génériques d’ouverture de la radio publique française. On y goûte l’art du compositeur pour
- imiter,
- caractériser et
- miniaturiser son propos.
« Fanfare » fait forcément la part belle aux cuivres dans une acoustique sèche et segmentée, où les inquiétants sons de synthèse se mêlent aux ondulations d’instruments métalliques.
- Expressivité,
- narrativité et
- efficacité
accompagnent la minute sonore. « Sirène » reste dans l’esprit fanfaron avant que le trio vocal ne s’arme de la clarinette pour attirer à la mort l’auditeur.
- Variété,
- concision et
- maîtrise harmonique
captent l’oreille. « Odd Blues » quitte la tonalité de La pour Sol bémol et son effrayante armature à six accidents. Part belle est faite aux vocalistes – chanteurs et beat-boxers – avec
- trompette doublée,
- clarinette,
- synthétiseur et
- travail à la console.
On se prend à penser qu’une collaboration du compositeur avec l’Ensemble Perspectives de l’ami Geoffroy Heurard pourrait être pour le moins fructueuse !
« Laissons les sons laids », palindrome phonique, semble caricaturer une certaine image de la musique contemporaine, avec soprano déchaînée, commentaires du contre-ténor et violoncelle en doubles cordes obstinées. Séduisent avec évidence
- l’écriture brillante,
- l’humour finaud (car, enfin, cela est bel et bien fait, on s’y croit !), et
- l’interprétation engagée.
Loin de dénigrer ce style que pratiquent du reste la plupart des interprètes choisis pour l’enregistrement, Denis Levaillant interroge les différents langages qu’un compositeur a à sa disposition avec la légèreté permise par le concept d’opérette et l’exigence liée au dit genre. « Contrepoint » s’ouvre sur les vents qui paraissent prendre le contrepied de la notion très sérieuse et très rigide de fugue pour articuler un discours structuré mais interrogatif (un peu de suspense lors d’une écoute continue n’est jamais négligeable !). « Nocturne » s’approprie les codes d’une musique associant la pérennité de la clarinette aux interventions bruitistes de Frank Royon Le Mée et de Françoise Kübler, évoquant en effet une nuit rurale près d’un lac que le fade-out final spatialise.
« Miaou en Ré » s’amuse avec les vocalistes autour de l’incipit de la Première gymnopédie (en Ré, forcément) d’Erik Satie, référence perceptible par maints auditeurs et prolongée par la trompette. Les clarinettes basse et en Sib puis le trombone commentent alors les miaulements réduits à leur traduction humaine.
Avec 1’15 (et non 0’13, M. Le Livret !), « Jazzy trick » est la plus longue piste de la séquence. Cuivres secs et synthétiseur sont rejoints par les voix pour une partition soulignant la virtuosité et la plasticité de l’harmonisateur Levaillant. L’aventure s’achève en Fa sur la demi-minute de « Paris gris » lancée par l’accordéon stéréotypé convoqué ab initio. C’est donc sur un air de musette, cette autre salissure évocatrice à coup sûr de Paris (il n’y a pas qu’Anne Hidalgo, voyons), que se conclut la partie musicale de Vidéopérette, rendant raison au projet de pastiches : pastiches de musiques
- jazzy,
- « contemporaine »,
- populaire,
chacune étant investie avec
- un même savoir-faire,
- une précision aussi élevée et
- un désir patent de donner une épaisseur artistique à ce que d’autres auraient pu réduire à des exercices de style.
Au contraire, ici, on se réjouit
- de la maîtrise technique,
- du haut niveau d’interprétation et
- de cette joie propre aux boîtes de chocolats quand aucune notice technique ou mode d’emploi ne nous explique sur quoi nous allons croquer.
Si la vie, mêlant sérieux et divertissement en repoussant l’idée fatigante que ces deux pôles sont structurellement opposés, ressemblait à ce genre de miscellanées, mazette, j’imagine que la consommation de pastiches levaillantesques serait davantage prescrite que les petites pilules bleubleues ou roroses aux dépressifs, ces gens lucides qui assument leur lucidité au point, hélas, de se laisser déborder par elle. En attendant, ce disque de Denis Levaillant semble, autant que la musique peut l’être, un bon palliatif à la grisaille des âmes. Nous vérifierons si le plaisir doux dure lors de notre prochaine notule.
Pour écouter l’intégralité du disque sur YouTube, c’est ici.
Pour acheter le disque (12 €, port compris), c’est là.