Denis Levaillant, « Blue songs » (DLM)

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Ceci n’est pas du jazz, précise Denis Levaillant à propos de Blue Songs. Ou pas que. Ceci serait plutôt de la musique façon baroque, renchérit le pianiste en pointant

  • la liberté du discours,
  • l’ornementation et
  • le plaisir de la résonance.

Mais pas que, s’empresse-t-il de stipuler. Assurément, ceci est de l’improvisation, pose le musicien, car « improviser, c’est composer dans l’instant ». Autrement synthétisé, cela donne : ceci est de l’improvisation, éventuellement inspiré d’une partition en cours d’écriture ou de cycles déjà finalisés, le tout capté par Pierre Jacquot, un adepte du strip-tease instrumental puisqu’il a libéré le piano de son couvercle, afin d’accéder à une prise de son « intimiste ». Le résultat s’articule en onze blue songs d’environ 3’ pièce, que Denis Levaillant a évité de flanquer d’un titre par épisode, façon zone commerciale signalant la proximité d’une ville propice au giletjaunisme, ce qui est loin d’être une critique politique (esthétique ? c’est différent). Le démon de la dénomination aurait risqué de conditionner l’écoute, donc de réduire le plaisir

  • de la découverte,
  • de l’exégèse et
  • de l’imaginaire

que chaque chanson bleue laisse augurer.
« Part 1 » s’ouvre sur des possibles contemplatifs mêlant le son du mécanisme instrumental à la vibration des notes. Alternativement ou simultanément, la pédale de sustain

  • prolonge,
  • mixe et
  • suspend

le son. Pas de mélodie à retenir : en lieu et place, pour guider les esgourdes dans un cadre moins articulé que défriché avec une patente pudeur,

  • des glissements errants,
  • des motifs et
  • des écarts

répétés à l’identique ou au similaire. L’espace sonore s’épand, moins vaporeux façon sfumato mécanique qu’auréolé de mystère, comme s’il profitait d’être libéré de l’exigence de narrativité.

 

 

« Part 2 » paraît chercher à tirer le maximum de différents types de sons :

  • accords,
  • notes longues ou brèves,
  • résonances ou passages bruts.

Quelques arabesques de la main droite, quelques notes répétées, quelques arpèges orientent la pièce qui rejette à la fois l’autoritarisme de la partition écrite et la certitude têtue de l’improvisation emplâtrée dans

  • ses stéréotypes,
  • ses astuces et
  • ses passages obligés.

Ici, on cherche, on essaye, on folâtre avec la légèreté indolente d’un dandy qui se ferait musique. (Je l’admets, j’ai hésité à laisser cette chute telle quelle, mais un chouïa de ridicule peut parfois désamorcer le côté pontifiant quasi consubstantiel à l’exercice de la critique. Alors, je tente quand même.)

 

 

« Part 3 » contribue à sédimenter l’envie de recherche qui pulse dans cette musique paraissant se construire à mesure que la forge le forgeron-musicien. Aux improvisateurs qui masquent l’immédiateté de leur création, Denis Levaillant oppose la mise en sons de la recherche inverse : celle du passage du son vers l’éventualité d’une musique. Le son devient premier ; l’articulation organisée des sons n’est que la conséquence éventuelle et non absolument nécessaire du surgissement initial. Le charme des chansons bleues ne naît décidément pas du sentiment benêt du « on n’aurait jamais dit que c’est de l’improvisation », souvent recherché par les improvisateurs peu inspirés ou brillamment scolaires. Solaire, le grand charme de l’impro consiste davantage, selon notre petite opinion et en admettant que l’opposition ici proposée est sciemment caricaturale, à

  • ouvrir la porte de l’hypothèse musicale (qu’est-ce qui différencie un ensemble de sons d’une mélodie ou d’une phrase ?),
  • découvrir des affinités sonores (et si l’harmonie et la logique musicale ne se limitait pas aux règles et aux schémas enseignés par les conservatoires ou les habitudes ?), et
  • s’éblouir tristement devant l’infinité des abandons créatifs (toute production sonore choisit, tranche, élimine, abandonne des milliards de milliards d’autres possibles).

« Part 4 » égrène des accords surplombés par un thème fragile qui semble hésiter entre se développer et garder une posture d’observation. La dichotomie opposant accords et lead du lied ne sera finalement pas subsumée, et hop. Le thème se laisse bercer voire berner par son accompagnement ascendant et les vibrations des résonances… dont on regrette qu’elles soient interrompues avec une certaine violence : on aurait bien repris un peu de fade-out après 3’42 !

 

 

« Part 5 » poursuit une logique similaire sur un rythme plus soutenu d’arpèges. La présence d’un thème qui se répète permet à l’improvisateur de poursuivre son travail non plus sur le seul son mais sur la construction de l’entité qu’est le morceau : reprises et modulations interrogent les possibilités de

  • variations,
  • développements,
  • modulations et
  • changements de registres.

Ce n’est évidemment pas un hasard si le morceau s’achève quand le médium a enfin happé l’énoncé du thème jusqu’alors dévolu à l’aigu, comme si ce rapt desséchait l’inventivité, la créativité et l’inspiration symbolisée par l’extrême-droite – j’ai pas fini – du clavier.

 

 

« Part 6 » reprend l’opposition entre accords posés et main droite cherchant des connexions entre les notes pour développer sa danse de touches en touches ou d’options harmoniques en options harmoniques. La musique se nourrit notamment

  • des hésitations entre plusieurs écarts (surtout entre la seconde et la quarte),
  • de la multiplication des touchers (lié, phrasé avec modification d’intensité, staccato…) et
  • des divers rebonds du discours aux prévisibilités variables
    • (élan des ornements,
    • sautes harmoniques inattendues,
    • brisures et suspensions,
    • résolutions abruptes…).

 

 

[Les chansons suivantes ne bénéficient pas actuellement de vidéos sur la chaîne de l’artiste. Idéal pour les imaginer et, en cas de fringale, les découvrir sur le disque disponible ici.]
« Part 7 »
s’ouvre sur des arpèges brisés. Des accords gravés et des fragments graves semblent hésiter à se dévoiler. L’improvisateur joue sur le contraste entre une harmonisation quasi dissonante et l’usage familiarisant de la répétition, qui évoque curieusement une stratégie de l’accoutumation musicale bien connue des grands groupes de rock progressif : énoncer une cellule harmoniquement et mélodiquement hirsute, et la transformer progressivement en matériau agréable, suave et aussi cosy qu’acidulé pour les auditeurs.
« Part 8 » pose un projet de mélodie richement ornée et appuyée sur un lent bariolage grave. Pourtant, sous l’apparente directivité du propos,

  • le choix d’une oscillation entre le mode mineur et la tentation du majeur,
  • la modulation sporadique ainsi que
  • les suspensions (2’20, par exemple)

libèrent la pièce d’un carcan sinon toujours prévisible, du moins trop rigide pour le principe émancipateur des Blue Songs tel qu’énoncé jusqu’ici.
« Part 9 » prolonge l’œuvre précédente en reprenant le motif de trois notes ascendantes et rapprochées qui frappaient de leur sceau la huitième chanson bleue. Trois notes montent aussi à la basse derrière une main droite qui batifole bientôt sur des enchaînements d’harmonies hésitant entre originalité et répétitivité. Dès lors, il semble que, faisant le prix d’une écoute continue, l’échelle de perception des chansons pianistiques ait son importance, dans la mesure où le musicien paraît construire son cycle d’improvisations selon une triple organisation :

  • l’agencement de motif à motif,
  • la construction propre à chaque pièce (quête d’un thème, émergence progressive d’une mélodie, énoncé d’un air et développement ou déstructuration avec rappel souvent suspendu de l’air in fine) et
  • l’articulation des mouvements les uns par rapport aux autres (contraste, paraphrase, développement, mutation, etc.).

Croit-on alors avoir décelé la charpente du disque et déminé l’imprévisibilité de ses segments ? « Part 10 » remet l’église au centre du village. Voici un semblant d’accord brisé et des notes qui claquent. Rares. Tenues. À la fois affirmées et fragiles dans leur isolement. Parfois octaviées. Limitées. Modifiées par la modulation harmonique ou rythmique de la main gauche, mais finalement prêtes à la défier. Formant une miniature minimaliste dont l’énigmaticité et le retour au son premier, celui qui surgit avant l’insertion dans des cellules formant mélodie, ce son brut dont Pierre Schaeffer a typologisé des caractéristiques brillamment synthétisées par Beatriz Ferreyra, parmi lesquelles

  • la hauteur,
  • la durée,
  • le grain,
  • l’allure,
  • l’impulsion,
  • le corps,
  • la chute, etc.

« Part 11 » approfondit précisément la problématique du son en travaillant le chaos d’une explosion dans les graves et ce qui en sourd :

  • un accord,
  • des traits brisés aux entournures swing,
  • une résonance envahissante,
  • une envie de mélodie qui
    • se heurte aux hachures,
    • se frotte aux répétitions des voltes sur plusieurs registres, et
    • tâche de s’alimenter aux ressources d’un toucher jazzy où l’accent fait plus musique, bababaaam, que la phrase elle-même.

Dans cette dernière chanson bleue, le son a pris le pas sur les supports coutumiers d’une certaine définition musicale

  • (reconnaissabilité de la mélodie,
  • fonctionnalité de l’harmonisation,
  • unité de la forme,
  • clarté des limites, etc.).

Ainsi, jusqu’au terme de ce disque court, Denis Levaillant joue avec effronterie sur la caractéristique de ses chansons bleues : entre

  • easy listening et proposition expérimentale,
  • minimalisme codifié et rupture des conventions,
  • accessibilité offerte par la brièveté des pièces et extension du domaine de recherche
    • (multiplicité des formes,
    • interrogation du potentiel musical forclos dans le son,
    • captation non seulement des notes mais aussi des bruits de piano, le mécanisme
      • soufflant,
      • grinçant voire
      • esquissant une sonorité de charleston).

L’ensemble n’aquarellise – et pourquoi pas ? – guère le bleu du ciel. Il préfère convoquer un azur tellurique, nourri

  • des infra-dits,
  • des codes inactivés,
  • d’une sorte de bacsktage ou d’atelier de la fabrication musicale et
  • d’une certaine liberté qui fait paraît court car palpitant le chemin de 35’ ici proposé.

En somme, tout se passe comme si le musicien essayait d’élargir au bleu, nostalgique ou rassérénant (si tant est que les deux adjectifs soient dissonants), ce que Jean-Michel Maulpoix écrivait de la mer dans Une histoire de bleu [Gallimard, « Poésie », 2005 (éd. or. Mercure, 1992), p. 32] :

La mer en nous essaye des phrases.

Bonnes tentatives de grammaire colorée aux curieux prêts à essayer les mots bleus chantés par le piano de Denis Levaillant !


Pour acheter le disque (12 €, port compris), c’est ici.