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L’orgue de la Madeleine avant la bataille. Photo bizarre et moche : Bertrand Ferrier.

Parfois, on n’est pas rationnel. Par exemple, ce dimanche, on va voir Denis Comtet en récital à la Madeleine l’on vit jadis le duo Ma non troppo

  • parce que ce diable de Denis Comtet a soutenu l’orgue de Saint-André de l’Europe en venant y donner un récital jadis,
  • parce qu’il le soutiendra le 7 décembre à 20 h 30 en revenant y donner un récital, et
  • parce que c’est un musicien aussi protéiforme que doué, ce qui n’est pas rien quand on sait que le zozo est, entre autres,

    • organiste (titulaire de Saint-François-Xavier, on parle pas de Joe le ploum-ploumeur),
    • pianiste,
    • claviériste pour les plus grands orchestres parisiens donc nationaux,
    • chef de chœur et
    • chef d’orchestre.

Alors que l’on aurait pu s’y rendre juste parce que c’est à 25′ de la maison à petits petons, et que c’est « à entrée libre » (avec ce problème : à quoi servent les sous donnés quand l’entrée libre devient payante ? est-ce, comme à Notre-Dame, un don aux profiteurs qui font des milliers d’euros sans rien reverser au zicos censé être trop fier d’avoir joué pour rien dans un lieu désormais cramé par un mégot, ou est-ce que, au moins, l’artiste est payé ?). Ou parce que, en sus de ces qualités, le programme s’annonce varié, cohérent néanmoins, et hypersexy.
Pas rationnel, soit. Mais assumé, c’est au moins ça.
La première mi-temps du concert s’ouvre, devant une église méchamment garnie de spectateurs internationaux et de spécialistes autoproclamés haut et fort (« l’orgue de chœur de Saint-Sulpice, c’est de la merde, je l’ai joué il y a cinquante ans, c’est pour dire si je le connais depuis longtemps »), sur la Première sonate de Felix Mendelssohn-Bartholdy (15′). C’est une pièce techniquement redoutable, articulée en trois mouvements et demi. Malin à son habitude, Denis Comtet prend cet « allegro moderato e serioso » au sérieux. De fait, le texte exige manière de solennité que l’interprète parvient à rendre allègre notamment par son sens de l’articulation des deux en deux. Il assume aussi le moderato stipulé, mais sans traînasser quand la partition semble stagner – à titre personnel, ce n’était pas notre sonate préféré de Felix, ça ne l’est toujours pas. Denis Comtet valorise les entrées des différentes voix dans les minifugues qui constellent le mouvement, en les pimpant, si si, grâce à de sporadiques accelerandi qui contrastent joyeusement avec le sérieux des pleins jeux. En d’autres termes, il rend plaisante une page digne d’un examen d’orgue et pas la plus wow de FBM. Dans le deuxième mouvement, adagio, on apprécie les flûtes et les jeux qui ondulent. Rien de spectaculaire, ici, mais l’allant, le recueillement et la justesse donnent une justesse et une dignité pour le moins appréciables à l’interprétation. En effet, le musicien joue en chef plus qu’en exécutant. Sans difficulté de rendu, il prend d’évidentes quoique discrètes libertés dans les micromutations de tempo et de caractère. Une large palette soutient ce travail dans le choix des :

  • respirations,
  • attaques et
  • liaisons entre les notes.

Porté par un tel maître, moins rigoriste qu’intelligemment rigoureux, lui va comme un gant le récitatif qui suit (le demi mouvement dont on causait supra), qui exige un rien de sensibilité et de finesse musicale pour sonner. Des gens très chic qui nous entourent en profitent pour faire des vidéos pour Facebook, filmant le chœur de la Madeleine avec la bande-son solennelle qui devrait susciter un max de likes. Un Allegro assai vivace conclut l’affaire. Cette sorte de toccata, modulant encore, sollicite :

  • les chipolatas du grand-organiste, appelées à s’agiter avec ardeur ;
  • la vigueur de ses poignets relativement aux séries d’accords ; et
  • la souplesse des chevilles pour bien assurer niveau pédalistique.

Dans cette ode à la virtuosité, on apprécie, rompant avec d’autres exécutions tape-à-l’œil, l’art de la respiration dans l’égrenage des accords, par contraste avec la vigueur des accords plaqués et répétés. Ce que l’on goûte ici, c’est que – en dépit du côté bon élève de la composition – le brillant et le technique n’empêchent pas la musicalité de s’immiscer dans leur duo, jusqu’au tutti final compris.
Pourtant, pour un récital de prestige, Denis Comtet – qui ne manque pas de prestige, il est vrai – n’a choisi ni la facilité, ni le m’as-tu-vu. Après Mendelssohn, c’est le Robert Schumann des Quatre esquisses pour piano-pédalier qu’il a choisi. Double défi :

  • la pièce est tendue techniquement, et
  • elle n’est pas écrite pour orgue.

Rare photo de Denis Comtet kiffant la vibe. Cliché : Bertrand Ferrier.

La première partie du défi nous inquiète peu, vu que l’olibrius est diplômé du CNSMDP en orgue et en piano. La seconde intrigue davantage car, pour faire sonner cette série de quatre pièces semblablement fondées sur une banale structure ABA sans profiter de l’aspect percussif du piano, va falloir donner. Jouer et faire sonner, voilà le challenge à relever. Le premier épisode, « pas vite et très marqué », travaille d’abord sur des accords répétés. Denis Comtet le malaxe, toujours très (attention, humour) piano, en choisissant habilement

  • ses durées d’enfoncement et
  • ses registrations.

Le deuxième épisode s’assume en plein jeu, ce qui est déjà une interprétation de la tonalité d’Ut et de l’écriture très martiale. La pièce associe tantôt les deux membres supérieurs, tantôt la pattoune gauche et les membres inférieurs en parallèle. L’interprète parvient à laisser entrevoir un certain swing entre les accords puissants et l’accompagnement chargé de dynamiser cette page. La partie B recourt à des anches que, depuis le début, on a connu plus justes dans d’autres circonstances. Les octaves qui bariolent sentent bien sûr leur propos pianistique, mais le musicien leur met des paillettes grâce à des crescendi malins quoique (ou parce que) modérés.
Le troisième épisode, « vif », évoquera aux malappris la Sortie en Eb de Louis James Alfred Lefébure-Wély (le motif de la première mesure est peu ou prou identique).  Pour le reste, il s’agit d’une marche chromatique descendante que la pédale pose noblement. Un aspect sautillant apparaît dans la partie centrale, en Ré bémol donc en majeur, jusque dans la dialogue entre les anches et les flûtes fomenté par l’interprète, avant la réexposition du thème liminaire.
Le quatrième épisode, en Ré bémol, aussi ternaire que les autres « esquisses », voit Denis Comtet valoriser un sautillement très schumannien. Quand le contraste s’impose, la registration ajoute la légèreté des quatre pieds presque tchaïkovkystes, et hop. Dans le passage central, une anche de type hautbois, utilisée en duo, apporte une troisième couleur au tableau suggéré par l’interprète. Pas de quoi nous convaincre du génie de ces esquisses, mais de quoi nous confirmer la double religion d’un organiste qui connaît assez bien le piano pour le faire sonner à l’orgue, non point tel qu’il devrait sonner mais tel qu’il peut sonner. Le retard avant le dernier accord ajoute une charmante révérence à cette démonstration audacieuse.

S’ensuit la pause, donc s’enfuient moult spectateurs pour ne pas risquer de donner à la quête. Vu des non-fuyards, l’on s’étonne que seuls deux quêteurs soient envoyés tendre leur sébile. Le résultat, malaisant et trop long, n’est pas un signe de bonne organisation pour une église aussi importante.

La seconde partie du concert se pimente de modernité en faisant appel à Franck Villard, qui a trouvé en Denis Comtet le héraut idéal. L’organiste du jour est le créateur de plusieurs pièces du compositeur, dont Ex abrupto et Quasi una fantasia, au programme ce soir. Cette pièce, audible avec plaisir par n’importe quel zozo doté d’un peu de bonne foi, c’est pas une inçulte, travaille sur plusieurs modalités. Ses accords, ses arythmies, ses exigences digitales s’appuient sur la puissance de l’orgue et la virtuosité de l’interprète. Celui-ci veille à travailler

  • la part de la résonance (à la Madelon, ça compte), et
  • les contrastes, notamment dans les rythmes dissociés et les registrations joliment dénichées.

Après un concert à la Madeleine. Photo : Bertrand Ferrier.

L’évidente aisance technique du bonhomme donne du punch à cette pièce. L’arrivée d’anches puissantes propose une autre déclinaison des duos entre main droite et main gauche qui animent les variations. Les séries d’accords forte guident l’auditeur vers la coda d’une pièce. Çà et là messiaenisante, l’œuvre assume sa dimension efficace ici joliment enlevée, sans lourdeur et sans faux-semblant – en témoigne l’emphase tonique nécessaire jusqu’au trrrrrès long accord signalant, comme cela est nécessaire faute de vidéo que, hello, c’est the end.
Pour finir, l’artiste jette son dévolu (chtonc) sur les Prélude et fugue en Mi bémol de Camille Saint-Saëns, trrrrès ancien titulaire de la Bête qu’il joue et qui suscite tant de convoitises dans le microcosme des grands rganiss parisiens, hâtifs de choper le poste du titulaire que la limite d’âge rend presque aussi passionnant pour les candidats que Daniel Roth ou Françoise Levéchin-Gangloff.
La pièce s’ouvre sur manière de toccata, rendue avec le sérieux et la précision requis. Denis Comtet évite la virtuosité exubérante que certains showmen plaquent et qui gâche l’effet de ces arpèges descendants contre une pédale qui monte lentement. Par de justes effets d’attente, l’interprète gomme le risque de lassitude inhérente à un exercice d’écriture brillant mais univoque. La fugue est abordée de façon décidée. La technicité du musicien, impressionnante, lui permet de faire sonner les entrées du sujet et les traits de pédale. Le crescendo conduit au plein jeu, au grand jeu puis au tutti final, associant à la maîtrise de l’instrument une jolie balade dans les possibles de la Bête locale.
En conclusion, un concert personnel, intelligent dans l’adaptation du programme à l’instrument et spectaculaire par la démonstration d’aisance, jamais surjouée, d’un des rares organistes français à associer, d’une part, une sûreté digitale hors pair et, d’autre part un souci d’interprétation aussi informée que personnelle. Le résultat est, pardon pour les termes musicologiques un brin hermétiques, bigrement chouette.