Davide Macaluso, Jean Guillou pour piano, Augure (2/2)
La curiosité est un joli défaut, si elle incite des lecteurs du présent billet à écouter l’œuvre pour piano de Jean Guillou, dont nous avons tantôt évoqué la première partie. D’autant que la seconde partie de ce double disque se place sous les auspices intrigants des augures…
Augure
Prêtre interprétant des signes, signe à interpréter et résultat de l’interprétation des signes : le terme d’« augure » est à la fois le titre du label et de l’op. 65 (16’) qui décapsule le second disque. La polysémie du sème invite à suspendre l’herméneutique pour recentrer le suspense sur l’ontologie du signe. En clair, ou presque, il s’agit de se demander, au fond, ce qui peut bien vouloir dire quelque chose. Quel signe est-il signifiant ? Quel signe n’est-il que signe ? Quel signe devient-il signifiant à défaut (par défaut, pourrait-on dire) d’autre signe – c’est ça, par lack des signes, voilà, c’est fait, mon canard ?
La musique de Jean Guillou se cristallise autour de cette interrogation : si, d’ordinaire, la mélodie ou l’harmonie est le minerai qui conduit l’écoute de la musique savante, ni l’une ni l’autre ne sont d’aucun secours dans les compositions de maturité du maître. Ceux qui veulent glousser de « la musique contemporaine » avec l’intelligence d’une porte-parole de Pharaon Ier de la Pensée complexe peuvent passer Augure en soirée bobo pour se gausser, ils auront leur effet – et ceux qui ont connu la vedette de Saint-Eustache nous laissent penser que la star n’était pas contre une petite rigolade à l’occasion. Ceux qui, au contraire, veulent étalonner les embardées de l’artiste à l’aune de leur opinion propre, auront grand profit à ouïr le présent Augure.
En effet, c’est cette puissance nébuleuse et joyeusement inquiétante du son musical comme interrogation de la musique qu’il faut accepter de goûter pour dépasser les deux piliers du snobisme en matière de musique contemporaine que sont le
- « p’tain, c’est vraiment du foutage de gueule » et le
- « j’adoooore-j’adoooore-j’adoooore-c’est-récent-alors-j’adoooore ».
Dans Augure se profilent de rares notes déchiquetées, tantôt tenues, tantôt cloutées promptement sur le clavier, tantôt glissées avec douceur au bon soin des marteaux. La pédale de sustain atmosphérise, et hop, une pièce fondée sur le surgissement de notes tandis que les différences de dynamique et d’intensité jettent des couleurs bigarrées dans l’esgourde de l’auditeur. Au tiers-temps, un mouvement plus secoué, avec notes répétées et, parfois, accords, offre une énergie nouvelle au discours. Le spectre des possibles s’émancipe du médium grâce au grave puis à l’aigu (8’45) du piano. Les saucisses s’agitent avec plus de verve. Davide Macaluso joue de la multiplicité des attaques mais aussi des nuances et des phrasés. L’agilité du pianiste plonge l’auditeur attentif dans un paysage mouvant, une sorte de caverne platonicienne où le certain se fracasse, le solide se dissipe et la lumière se laisse grignoter.
Les effets de résonance n’entachent pas – c’est techniquement impressionnant – la clarté des gouttelettes qui effleurent ou noient brièvement le propos. Des trilles (11’40) ondulent à l’heure d’un reflux momentané de la passion ou du pathos. En réalité, cette soudaine pudeur devant l’effet s’insère dans une geste rhapsodique qui s’emballe ensuite en tâchant de synthétiser les différentes propositions (notes isolées, répétitions, tenues, multiplicité des attaques). Manière de coda conduit vers l’épuisement répétitif du discours, comme si le fade out aspirait la musique dans son inaccessible interprétation.
L’astuce finale évoque une mise en abyme. Il semble que, déjà, l’écho de la musique résonne dans l’esprit de l’auditeur alors même que la musique n’a pas fini d’être énoncée. Précise et kaléidoscopique, l’interprétation de Davide Macaluso parvient à rendre esthétique ce qui pourrait n’être – et ce ne serait déjà pas rien – qu’intrigant.
Les petites pièces
Un Intermezzo d’1’10, typique des intégrales souhaitant ne négliger aucune partition, contraste avec la grande forme précédente. Guilleret, le motif structurant est joué très sautillant par l’interprète, avec des effets de nuance qui valorisent la puissance des graves. La Valse oubliée sur le nom de Cornelia (3’) évoquait, en 2003, Cornelia Gerber, épouse d’Alfred Gerber qui avait mécéné, yop-la-boum, les masterclasses de Zurich dont Jean Guillou était un pilier. Elle associe
- une ligne surplombante,
- une rythmique ternaire et
- des guirlandes descendantes ou montantes,
sans craindre la suspension du logos (1’43) jusqu’à sa conclusion à la fois apaisée et évanescente.
Warum? (3’) met en musique l’interrogation de son titre. Si des notes aiguës frappent l’oreille d’emblée, elles cèdent vite le pas à des graves sourds et à des suites d’accords, stables ou répétitifs, que zèbrent des notes explosives aux écarts mystérieux, sooo guilloutiques. Une fin solidement campée sur la résonance ne dissipe pas le brouillard promise par cet inédit. La Valse oubliée op. 79 (5’45) a de l’énergie, jusqu’à égarer sciemment sa pulsation ternaire. Cette redoutable partition alimente son propos grâce à des contrastes multiples :
- notes esseulées / accords,
- graves / aigus,
- lent / brusquement prompt,
- suspensions / traits virtuoses,
- fortissimi / pianissimi, etc.
La variété gagne en intérêt grâce à la conduite de Davide Macaluso, capable de provoquer la surprise comme de guider l’auditeur jusque dans les effets d’effacement (3’47). De fait, l’aisance technique du pianiste se double de la gourmandise musicale que seule permet une familiarité extrême avec le langage du compositeur.
La Troisième sonate
L’op. 88 aurait été achevé en 2018, après l’intervention de l’interprète. Aussi l’éditeur prend-il soin de précipiter cette œuvre dernière contre les Variations pour piano qui vont suivre et datent d’avant l’op. 1. Objectif évident : proposer, au fil de ce double disque, un récital devant intriguer, et non un pieux pensum alignant sagement les pistes par ordre chronologique. Dans une atmosphère retenue, l’œuvre paraît hésiter entre la verticalité des accords et la transversalité des notes. Des effets d’écho (reproduisant çà et là des motifs reconnaissables) et de contrastes d’intensités ou de nuances attirent l’oreille, par-delà d’étranges impressions de patch (peut-être dues à des problèmes de lecture, vues mon piètre matériel hifi) comme entre 1’06 et 1’07, ou de bruits de vivant (1’30, par ex., comme plage 10 à 0’59) – toujours laisser l’impression d’une écoute maladroite mais attentive, ça fait hyperclasse.
Résonance, notes répétées et ressassement insatisfait agrippent l’auditeur dans une composition dégingandée où l’oscillation entre émotivité et méditation est patente. L’interprète, subtilement, veille à ne pas lisser cette écriture hérissée. Il la contraste, la laisse respirer et en rend l’aspect sévèrement pianistique :
- attaques,
- percussivité,
- itération,
- échos et parallélismes nuancés entre main droite et main gauche,
- dialogue entre les registres,
- sustain contrôlé…
Au deuxième tiers-temps, le texte semble s’assécher comme pour mieux préparer le retour d’une basse inquiétante, de la digitalité sporadique, des notes répétées, des écarts entendus, des échos pratiqués plus tôt et des notes (sou)tenues. L’exploration du matériau liminaire se poursuit avec les glissades et l’emportement terminal qu’accords répétés et pédale de soutien prolongent une vingtaine de secondes, semblant esquisser la musique qui ne sera pas écrite par-delà les notes qui ont été griffonnées.
Les Variations pour piano sur un thème israélien
La dernière œuvre de l’intégrale (20′) mais avant-première écrite par le compositeur, est datée de 1950. L’homme a vingt ans. Il propose un thème aisément reconnaissable quoi qu’il se dissimule vite dans les harmonies d’un clavier quasi jazzy. La Variation I, presque planante, se laisse envahir d’énigmaticité, popopo – au sens où Jean Bessière décrit la sortie de route du langage dont l’intelligence peut être immédiate ou, au contraire, se dérober à une exégèse strictement simpliste – sans perdre de vue le fil conducteur thématique, mais en le gorgeant de déviances propices à la rêverie. La Variation II, mouvement « vif et incisif », contient cependant une partie centrale où les rebonds caractéristiques du thème apaisent dans le sombre et le grave quand, ailleurs, ils permettent la réénergisation du discours dans les registres aigus.
La Variation III s’annonce « legato et très soutenue ». Sans mollesse, elle examine le thème selon ses principales caractéristiques, prenant le temps de le laisser sonner segment après segment, pour lui-même ou sa nouvelle harmonisation néo-ravélienne. La Variation IV, la plus courte (moins d’une minute), doit rendre un esprit « très marqué ». Elle continue de transposer et transporter le segment initial du thème jusqu’à exaspérer les p’tits marteaux. La Variation V, « très brillante », parcourt le clavier dans une arabesque ponctuée d’accords répétés ou brutaux, dont Davide Macaluso réussit à rendre tant la force tellurique que la musicalité… jusqu’à l’ultime tenue qui tuile la Variation V vers la VI, annoncée « recitativo ». Le même motif se laisse garnir de guirlandes miniatures, de résonances et de notes plantées avec soin, le tout dans un halo de sustain aux irisations sporadiquement hébraïsantes (piste 13, 2’01). Un grave étouffé revient enrichir ces oscillations autour d’une même matrice.
La Variation VII, « très égale et soutenue », semble s’amuser d’un simili fugato tonal qui change avec subtilité l’air des variations jusqu’au ritendo final. La Variation VIII, partagée entre « léger et cantabile », court et parcourt le clavier. laissant des bribes de thème à droite, à gauche et au milieu. À partir du mitan, un dialogue sourd semble revenir paisiblement vers le thème, façon lamento. La Variation IX, « très rythmée », fait s’affronter et se frotter des accords dans un esprit presque tango qui revient au cœur du thème jusqu’à un emportement qui hésite à vitupérer plus que de raison.
Et pour cause : la Variation X, sans indication, creuse la veine explorée par le mouvement précédent, non sans cligner de l’œil vers des accents gershwiniens (trois octaves descendants à 0’42). La Variation XI, forcément « appassionato », oppose aux accords précédents la vivacité des petites saucisses, démontrant la capacité de l’artiste à jouer vite avec finesse, sans négliger l’impact des accents sur le groove. Les traits à l’octave parfaitement synchronisés parviennent à faire gronder le grave sans céder ni sur la clarté ni sur le bouillonnement. Des accords répétés et prolongés dans la résonance l’emportent sur un dernier trait virtuose. Le tout forme une œuvre guilloutique moins radicale mais certainement pas moins savoureuse que les pièces « de maturité ». Les auditeurs de bonne volonté qui seraient inquiets de ne « jamais pouvoir entrer dans une pièce du type qui ressemble à un savant fou » peuvent commencer par cette composition princeps.
En conclusion
Jamais
- la technique (superlative),
- la musicalité (toujours intrigante, groovy quand nécessaire) et
- le souci de l’émotion par-delà les notes
ne quittent Davide Macaluso, quelles que soient les difficultés ou les problèmes posés par les folies guilloutiques. Dans ce parcours protéiforme, il semble tirer le meilleur de pièces souvent captivantes, dressant un monument impressionnant en hommage à un pianiste-compositeur dont beaucoup de pianistes ignorent encore qu’il ne composa point seulement pour l’orgue.
En résumé, un disque utile, intéressant, bien réalisé et supérieurement animé par un interprète époustouflant. Chapeaux aux acteurs de cette nouvelle réussite signée Augure… et bonne découverte aux curieux.
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