admin

Cyprien Katsaris à la Salle Gaveau (Paris 8), le 15 juin 2022. Photo : Rozenn Douerin.

 

On peut toujours se gausser des supporters de sports collectifs qui, s’ils sont dignes de leur statut, n’envisagent pas d’assister à une partie de balle au pied ou pas qu’au pied sans inclure une ou plusieurs pauses au bar, notamment au mitan de la facétie. Dans ce cas, du moins ne faut-il pas oublier l’importance de la picole dans l’écosystème des concerts de musique dite savante.
En témoigne le dernier récital en date de Cyprien Katsaris à la salle Gaveau. Après une première partie narrée ici, une bonne partie des convives est restée longtemps tanquée au bar du rez-de-chaussée. Quand la seconde partie commence, ni la production ni la salle (on comprend pourquoi) n’ayant alerté de la reprise des festivités, maints soiffards mondains manquent à l’appel tandis que d’autres rentrent dans la salle canettes à la main.
Curieuse imprévoyance de leur part – à moins qu’elle ne soit calculée, faute d’intérêt pour la musique – car le programme mérite pour le moins attention. 100 % Saint-Saëns, il s’ouvre sur rien moins que Le Carnaval des animaux. La « grande fantaisie zoologique » est ici interprétée dans la transcription de Lucien Garban pimpée – inévitablement pimpée – par l’interprète en personne. Le fantasque pianiste trouve ici le grain qu’il aime moudre et dont il sait faire la farine chère à ses auditeurs, happés notamment par

  • la solidité digitale du zozo,
  • sa fantaisie élégante qui épice la rigueur de la mesure,
  • la tonicité des octaves,
  • la sérénité motorique des notes répétées sans faillir,
  • le vertige qu’assument certains tempi pour « animaux véloces »,
  • son art de faire sonner l’ensemble des registres,
  • son goût pour le swing qui se pourlèche çà du french cancan,
  • sa science de la couleur qui ménage tuilages ou contrastes opportuns, et
  • son réel souci de narrer ces petites miniatures concaténées autour d’un unique instrument au potentiel orchestral évident.

 

 

 

 

« Aquarium » fait son petit effet attendu, la transcription conjointe associant

  • la virtuosité,
  • la musicalité et
  • le pianisme

indispensables à nous plonger dans ce grand bain.
On s’étonne que même ce sommet de la meilleure eau ne suffise pas à reconcentrer un public dissipé, drogué aux portables. Est-ce souci d’emmerder le monde ? faute de mieux ? recherche d’un prétexte pour s’offrir un nouvel iPhone ?

une spectatrice fait tomber et retomber le sien. Moult de ses semblables s’occupent en filmant l’artiste. Quelques vieillards cacochymes ou assimilés se servent de leur cellulaire pour éclairer le piètre programme vendu éhontément par Fournier productions. D’ailleurs, certains lâchent l’affaire et supplient leurs messageries préférées de les tenir occupés. Les anthropologues eussent-ils eu un doute, nous sommes en mesure de leur confirmer que, en moyenne, l’humain, même quand il se croit un peu cultivé – peut-être surtout dans ce cas – a de bonnes chances d’être, substantiellement et statistiquement, un pitoyable imbécile à la tête pleine de déjections qu’il confond avec des neurones.
Malgré les concons, le coucou suspend le carnaval avant les battements d’ailes de la volière et les ébats des personnages à petites oreilles que sont les pianistes, ces gens souvent engoncés dans leurs gammes ennuyeuses bien que pas toujours justes. La légèreté sautillante des fossiles se nourrit

  • d’une virtuosité polyphonique et souriante (« Ah ! vous dirais-je maman ? »),
  • de brillantes caractérisations et
  • d’une impression de force-qui-avance sans cesse certes pas peu impressionnante, qui plus est en concert.

« Le cygne » remet un coin dans le juke-box des golden hits avec joli thème au médium, accompagnement à gauche et commentaire dans les aigus. Le Final secoue le cocotier en groovant comme il sied tandis que les dix petites saucisses du héros du jour s’en donnent à cœur joie. Du haut des soixante-dix ans de l’hurluberlu, vous regardent

  • célérité,
  • tonicité et
  • esprit.

 

 

 

 

Pour la dernière pièce du concert, quoique ce concept n’ait aucun sens dans un récital de Cyprien Katsaris, nous passons au cinéconcert. Au programme, la projection de L’Assassinat du duc de Guise, un film réalisé par André Calmettes, avec la BO de Camille Saint-Saëns interprétée en direct. À part le pianiste, tout le monde semble stressé. Le pianiste assure un triomphe à sa tourneuse de pages en annonçant qu’elle a le trac, tandis que le régisseur réussit à rater son cadrage pendant le casting du générique liminaire. Voici cependant que le drame annoncé commence : le duc de Guise boit un coup quand il apprend qu’il ne doit pas aller au Conseil, ce jour, de peur que ne lui soit joué un fort vilain tour. Incrédule et sûr de lui, le fier-à-bras n’en a cure. Las, le roi se prépare à manigancer son coup pendable. La musique devient plus méditative et semble même rester en suspens(e). Dès le deuxième tableau, la répétition de motifs obstinés traduit la montée de la tension. Les conjurés tirent leurs rapières, choisissent leurs dagues et filochent sur un accord suspendu.
Dans la salle du Conseil, théâtre du troisième tableau, la musique reste calme, presque neutre tandis que le duc salue ses potes et discute le coup. Soudain, le signal est donné aux félons : le roi fait demander son vassal. Aussitôt, de maudits gardes du corps s’apprêtent et poignardent le malheureux, la musique traduisant ce paroxysme par son hésitation haletante entre les modes majeur et mineur. En personne, le roi vérifie que le mort est mort. Dans le corps de garde, on amène le cadavre et on le crame, dans une dernière secousse d’émotion qu’accompagne la partition. Pas de quoi découvrir ici un grand chef-d’œuvre méconnu, mais l’occasion de vivre une expérience pour le moins originale, stimulante et capable de nous révéler Camille Saint-Saëns en Hans Williams ou en John Zimmer : chouette idée pour conclure le récital.

 

 

 

 

Enfin, « conclure un récital » n’est guère katsarissien. Voici donc venu le temps des bis.
Puisque l’improvisation échevelée a ouvert le bal, le meneur de revue doit tirer d’autres cartes de sa manche. Le voici qui s’avance pour défendre la musique pop, à une nuance près : il déplore de ne pas y entendre davantage de belles mélodies. Par opposition, il rend hommage à une certaine Mélissa Arnaud, qui prépare des chansons et est responsable d’un thème plat et inintéressant. Pas de quoi empêcher le fantasque musicien de broder avec brio et sens de la modulation pop avec passage au ton supérieur ! Certains spectateurs proches de la scène découvrent aux saluts que la dame évaporée dont les manières et les bavardages les ont escagassés est cette fameuse future vedette, dont on espère évidemment, dans l’intérêt supérieur de tous, qu’elle ne devienne jamais vedette… surtout si elle est bien la créatrice de cette magnifique chanson.
Racines géographiques obligent, Cyprien Katsaris enchaîne sur une « très courte pièce de Yannis Constantinidis”, extraite des Huit danses des îles grecques arrangées et classicisées par le susnommé autour d’harmonies et de rythmes rares (5/4, 7/8, 9/4) associant tradition folklorique et réinvestissement savant. Le cycle a été enregistré à l’été 2020 pour le label Melism sur un piano Bechstein, dans l’inévitable église évangélique Saint-Marcel de Paris. Parmi les transcriptions de Karol A. Penson, commentées tantôt, l’interprète a choisi les « Recuerdos de la Alhambra » d’après Fernando Tárrega. Ce tube permet aussi de rendre raison de la précision des marteaux du Bechstein du jour, ultra sollicités par les notes répétées sous lesquelles la main gauche glisse sa mélopée, et sur lesquelles le registre aigu fait écho, à l’octave, à la mélodie. Les connaisseurs en profitent pour sourire en entendant cliqueter les ongles trop longs de l’artiste, caractéristique souvent audible dans ses enregistrements.

 

 

 

 

Compositeur pour Jeanne Manson mais aussi relation de György Cziffra, pédagogue et fondateur d’une association aidant de jeunes musiciens de l’Est, Michel Sogny a aussi signé de nombreuses Études, dont l’une « dans le style hongrois » est familière au soliste. Les doigts précis et prompts de Cyprien Katsaris font sonner jazzy ce qui risquerait de sembler languissant puis didactiquement virtuose chez d’autres. Cette petite virgule musicale pourrait servir de point d’orgue… n’eût été l’envie irrépressible du Franco-Chypriote d’improviser sur les « Chariots de feu » et la « Conquête du Paradis » de son quasi compatriote Vangelis, manière brillante de terminer en mêlant

  • circulation des œuvres (entre pièces écrites, transcrites et improvisées à partir de thèmes écrits, etc.),
  • genres (culture classique et bandes originales pour cinéma) et
  • publics tant populaires qu’autoproclamés fins mélomanes.

Bien ouèj, maestro !