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Ce que je vais dire des Polonais, ça va peut-être pas faire plaisir aux Français, mais j’vais l’dire quand même : les Polonais sont bizarres. Un peu comme les Hongrois. Pensez : l’aéroport de Varsovie est nommé Chopin ; pis, la gare centrale de cette ville est désignée comme la gare Moniuszko. Pour ceux qui en doutent, stipulons que Chopin et Moniuszko sont des musiciens – si, si, des saltimbanques, ce genre de clampins qui coûtent un pognon de dingues et ne sont pas souvent capables de monter des start-up, faut bien l’avouer. Nous autres, Hexagonaux, quand on intitule un aéroport, c’est du nom d’un profiteur assez pleutre pour se planquer en Angleterre quand ça barde tout en se proclamant « général », assez traître pour lâcher l’Algérie française quand des compatriotes s’y font massacrer, et assez gougnafier pour vivre tranquillou dans un château républicain aux frais de la princesse tout en donnant des leçons aux ploucs que nous sommes. Ou alors, à défaut de nommer des aéroports, on rêve d’une civilisation où le sommet de la culture française consisterait à gober du kebab tous les jours pour convenir à une pseudo-ministre prénommée Sibeth. Clairement pas les mêmes connexions, hélas.
Donc, en Pologne, on a encore le bon goût de se souvenir de Stanisław Moniuszko (1819-1872) dont on connaît peut-être un peu, ici, Le Château hanté, un opéra tout à fait croustillant au disque – je l’avais découvert via une parution EMI, en 2003, sous la direction de Jacek Kaspszyk, grâce à une mauvaise critique de Diapason qui donnait envie. Oui, le disque et YouTube nous éclairent. Sur scène, faut pas rêver : à Paris, à part Traviata, Mozart, Carmen et Wagner, ne comptons pas sur des « découvertes » tardives de cette ampleur – la dernière originalité de Bastille, Le Roi Artus, est au tréfonds des oubliettes depuis lurette. Aussi faut-il une production bien polonaise pour proposer à Cyprien Katsaris de graver un florilège associant les quelques pièces écrites par Moniuszko pour piano, ainsi que des transcriptions de ses succès opératiques propulsés sur un pianoforte Bechstein. Pourtant, le prétexte à cet enregistrement est digne de la loufoquerie de l’interprète : il est né le même jour, quoique quelques années plus tard, que Moniuszko. Conforté par cette coïncidence qui lui correspond bien, voici le Franco-Chypriote propulsé rapidement derrière le clavier pour saluer les deux siècles de la naissance du compositeur – tout ce beau linge est né le 5 mai, date de la sortie du disque, c’est dire du reste si cette notule est surannée.


Cyprien Katsaris sur ce site

  • Le grrrand entretien est ici.
  • L’évocation du dernier concert à Gaveau est .
  • Pour se rappeler le concert à Saint-André de l’Europe :
    • le making of, pif ;
    • le souvenir, pof.

  • Pour feuilleter les notules sur d’autres disques du zozo :
    • Zorba et Theodorakis, paf ;
    • les transcriptions du physicien Karol A. Penson, pouf ;
    • le disque avec Christophe Prégardien, badaboum.

Disons-le d’emblée, le titre du disque simplifie un brin son contenu, et c’est dommage. Derrière les Opera songs for piano se dissimulent trois types de musiques :

  • des transcriptions par Moniuszko d’extraits (pas des songs) de ses opéras ;
  • des transcriptions par d’autres extraits d’opéras ou des mélodies de Moniuszko ; et
  • au centre, les rares pièces de Moniuszko originellement griffonnées pour piano.

Le disque s’ouvre par deux transcriptions de Moniuszko depuis son opéra Halka. La Mazurka en Mi part en unisson et tête dans le guidon. Le musicien tente d’associer deux caractéristiques souvent divergentes : le swing et la nuance fortissimo. Grâce à une maîtrise remarquable de sa vieille bécane (un Bechstein D 282 remarquable), il y parvient d’autant mieux que d’autres passages lui permettent de contraster – sans oublier les p’tits ornements qui vont bien et transforment en musique ce que d’aucuns péjorativeraient, hop, sous le terme de musique populaire qui se hausse du col. Au contraire, ici, on ne se hausse pas du col : on profite de la puissance de percussion du pianoforte pour donner du groove avec les moyens de la composition savante. On n’est pas dans la légèreté, certes, so what? Cette pulsation virtuose sans temps mort – même si cette notule paraît un 2 novembre – s’écoute et se déguste al dente avec un air canaille. La Polonaise en Ré issue du même opéra se décapsule itou à l’unisson avant que les deux mains ne s’affairent entre accompagnement nourri, basse thématique et utilisation large de l’ensemble du clavier. La technique de Cyprien Katsaris parvient à faire entendre les différents plans comme si trois ou quatre pianos jouaient indépendamment – écoutée au casque, cette piste est bluffante et surligne l’incroyable qualité de la prise de son non signée, au point de laisser les cliquetis vivants qui font vrai. Entre répétitions, crescendi et circulations du thème, ces cinq petites minutes paraissent vraiment petites.
On change de genre avec la Fantaisie sur Halka de Józef Nowakowski
en sol mineur. Une marche sérieuse multiplie à raison les astuces qui évitent de s’empeser en variant les plaisirs du style :

  • unisson,
  • bariolage,
  • tremblement,
  • libres traits finaux.

Direction le très coquet Allegro moderato. Soudain la variation débaroule, et les saucisses s’agitent à la main droite à travers des sextolets de doubles. La main gauche, elle, assure à la fois l’harmonie et le thème au ténor. C’est évidemment pour l’aisance révoltante de l’artiste – oui, révoltante pour tous les pianistes planplans dont nous sommes : franchement, c’est pas du jeu – que l’on attend ce type de passage à la fois hyperconvenu et tellement séduisant par le vertige qu’il procure. Et, non, ce n’est pas réduire le virtuose à un animal de cirque. D’une part, parce que j’aime pas trop l’idée qu’il y ait des animaux dans un cirque, on n’a qu’à y mettre plutôt des virtuoses ; et, d’autre part, parce que cette inhumanité légère des doigts qui pim-pament avec finesse et célérité fait partie du genre de la fantaisie brillante. Partant, on écoute aussi ce type de son pour ne pas capter comment le mec bouge ses chipolatas plus vite que l’on secoue sa propre ombre (surtout si l’on s’appelle Philémon, souligneraient les amateurs de bande dessinée, bref).
La troisième partie bascule en Sol majeur et en 12/8 – idéal pour replacer des arpèges en sextolets de doubles. Un duel d’octaves conduit à la quatrième partie, en 4/4 et sol mineur. Le thème est alors tenu par la main droite, tentée par le majeur, sur un bariolage de la main gauche. La cinquième partie, Moderato « religioso », en Sol, s’ouvre par des tierces à la main droite. Aussitôt, la sixième partie, Allegro, après quatre temps pour prendre – non pas son orignal mais son élan, nuance – zèbre l’espace pour conduire vite fait à une septième partie, Moderato mais fortissimo, en mineur. Le pianiste rend l’effet martial des croches pointées que la vivacité des doubles ne perturbe guère. La septième partie, Allegro moderato, joue l’insouciance. En témoignent les octaves qui sautillent à la main droite.
La huitième partie, entre Fa et ré mineur, s’affiche Largo, mais avec la palanquée de triples croches qui va bien. Le défi est de jouer « marcando e portando la melodia » ainsi que le stipule le texte. Défi relevé ; ce qui permet de passer au niveau 9, un quatre temps qui ressemble à un 12/8, confirmant le projet technique de la pièce puisqu’il se revendique Vivacissimo. Cyprien Katsaris s’en amuse. Il parvient, ainsi que l’exige l’oxymorique spécification fpp (forte puis pianissimo subito), à nuancer pour faire de la musique où d’autres seraient déjà pas mécontents de jouer les notes (9’41). Un finale vraiment à 4/4 permet une conclusion encore plus brillante en arpèges brisés, la performance de l’interprète étant double : d’une part, donner de l’unité à ces miscellanées ; d’autre part, réussir à faire sourdre du joli par-delà le wow.

 

 

Suivent des pièces pour piano de Moniuszko, qui s’éloignent donc du titre aguicheur offert à l’album. La petite Villanelle en Si bémol quoique modulante ne manque pas de charme avec sa main gauche discrètement accompagnatrice et sa dextre pétillante voire malicieuse (1’30). Cela s’écoute avec plaisir et intérêt. La Polka « Wiosenna » expose franchement ses attributs que, à l’occasion toujours neuve, souligne la senestre avec ce rien de retard qui attire l’oreille (0’27, 0’59, 1’20). Une seconde partie avec accords répétés ne dépare pas, en dépit d’une reprise et d’une coda bien codique, et allons donc, dans cette esthétique que l’on pourra sans fard qualifier de charmante. Un Nocturne associe la naïveté de la main droite avec l’air malicieux de la vive main gauche. L’insertion

  • d’harmonies astucieuses (1’43),
  • de prestes volutes de la main droite,
  • de commentaires ternaires et
  • de trilles supérieurement menés

évite tout risque de prompte lassitude. En clair, sous un aspect ultraconvenu, c’est fort bien écrit.
La Villanelle en Ré bémol commence à la main droite seule, associée à la pédale de résonance. Le choix de placer cette pièce à cet endroit du programme est particulièrement malin, car elle ouvre de nouvelles perspectives d’écoute. La modulation centrale ose le chopinisme bien que l’on ne sache point que Stanisław eût jamais rencontré Fryderyka. Surtout, il y a des trouvailles harmoniques que l’interprète rend avec gourmandise, grâce à l’utilisation fine du sustain,comme cet étonnant passage à 2’17 avant une conclusion plus convenue, soit, mais pas moins ravissante dans ses arpèges post-unisson.

 

 

Une série de Quatre bagatelles en mode majeur s’enquille. La première frétille en La, interprétée avec le même soin (retenu in extremis du fa# aigu à 0’38) que s’il s’agissait d’œuvres majeures et hyperconnues – très cohérent avec le bonhomme, capable d’interpréter avec la même fougue des incongruités formidables et les absolus standards de son répertoire. La Bagatelle en en Si bémol énonce posément son thème en octaves aigus, avec une reprise où l’exécutant, sans faire son malin, enrichit le texte d’un ritendo fort délicat (0’20, que l’on retrouvera avec joie à 0’58). La Bagatelle en Do (0’25 effectives et non 2’29 comme l’affirme la set-list, ha-ha ! on est dans la place de l’attention aux détails, ou bien ?) secoue la barque en bariolant avec vigueur. La Bagatelle en Sol propose en une minute deux parties avec reprise de la partie A et brève coda, où la main gauche ajoute un peu de punch aux circonvolutions mimi tout pleins de la main droite : miniature tout à fait pimpante. Une Mazurka en Ré remet un peu de tonicité dans ce monde élégant. L’artiste la saupoudre d’élégance en réussissant à nuancer et à dispatcher le discours par-delà les pédales d’accords répétés.
Avant de revenir aux piécettes de Moniuszko, Cyprien Katsaris propose, histoire de conforter le titre bancal du disque, deux brèves transcriptions. La première, La Fileuse, écrite par Nicolai von Wilm, est une spectaculaire diversion pianistique autour d’un thème sans autre intérêt que la virtuosité qui le sertit – et, donc, l’écriture qui permet cette exploitation bien pensée. La seconde, L’Alouette, remixée par Eugèn de Westh, dont la piètre notice biobiblio dit surtout (un Français a-t-il relu cette partie ? presque sûr que non, dommage) : « Absence d’éléments biographiques détaillés. » Si, ça vaut une mention, vu que c’est un peu comme si on publiait cette notule en stipulant : « Absence d’écoute à la hauteur du projet » sauf que, nous, c’est gratuit. (Sérieux, Institut Chopin, t’abuses : l’objet-disque est joliment réalisé, bien pensé, agréable pour le mélomane – économiser un bon traducteur, c’est un brin regrettable.) Cette fois, on est dans le ternaire et l’émotif, le thème passant de droite à gauche, exigeant du pianiste une redoutable dextérité avant même que les arpèges et la coda décoiffante ne s’en mêlent.

 

 

Trois œuvres de Moniuszko prennent le relais.

  • D’abord, une Polonaise en Mi bémol se propose, avec ses reprises salonnardes, c’est pô une insulte, que l’artiste tente de pimper grâce à des ritendi précieux.
  • Ensuite, la Polka « Daniel » en La (La bémol, dit curieusement la version polonaise, soulignant l’approximation dans le peaufinage du livret) met un peu d’énergie dans tout ça sans trop secouer le cocotier. Le musicien parvient à conserver son enthousiasme en rendant les différentes parties et tonalités de la pièce.
  • Enfin, la Valse en Mi bémol mineur [p. 5 du cyberfichier joint] (six bémols, c’est abuser : un dièse eût suffi), avec sa partie centrale en Si, garde la fraîcheur de son côté sépia, grâce à l’interprétation pleine de verve de Cyprien Katsaris.

Retour à l’opéra avec un air du Radeau transcrit par Władysław Krogulski. Très chopinien, cet air nostalgique oscille entre mineur et majeur sans exiger du panaiste une virtuosité inadaptée à la sentimentalité du propos. Le musicien, qui a déjà prouvé ce qu’il n’avait pas besoin de prouver, sait exécuter cette page avec la juste humilité qui sied. Avec la « transcription-fantaisie » du Cosaque par Wilhelm Krüger, on franchit un step dans le projet. Le rewriter s’accorde 6’25 pour reprendre un thème connu à l’époque et faire briller son interprète. Le vrai thème « qui fait cosaque » débute vers 1′ et laisse augurer d’une lente accélération vers une exacerbation démente des p’tites chipolatas. Désormais, l’astuce consiste donc à tenir en haleine l’auditeur. À coups de variations maîtrisées, le paraphraseur et son serviteur derrière l’ivoire s’en donnent à cœur joie pour batifoler autour d’un motif assez basique pour permettre bien des développements et inventions où les petits doigts font leur taf de sprinteurs… mais pas que, car il faut des accords afin que vibrent les octaves et les hésitations entre majeur et mineur jusqu’à la brève accélération finale.
Une transcription puis une paraphrase de Dumka s’ensuivent. La brève transcription de Michał Marian Biernacki est jouée avec délicatesse, entre mineur et majeur. La paraphrase de Henryk Melcer-Szczawínski commence sur des faux airs de Grieg. On y apprécie le sens du ritendo élégant qu’y déploie Cyprien Katsaris – y a pas que la virtuosité exubérante, dans l’art. À la réexposition du thème, la paraphrase joue sur un savoureux mélange : la mélodie, en trois temps, est énoncée par des croches tandis que l’accompagnement se fait en triolets. Le thème circule à l’alto et au soprano. Quelques accords enrichissent les harmonies. Puis la mélodie revient au suraigu sur un accompagnement ultragrave qui se met à gronder jusqu’à éteindre cette dernière exposition. Voilà qui se révèle fort sémillant.

 

 

La transcription de la mélodie Kwiatek (Une fleur) par Bernhard Wolff – on pourrait signaler qu’il manque une parenthèse dans la set-list intérieure, histoire de convaincre les lecteurs agacés que seuls les détails nous passionnent, mais bon – offre, après une introduction solennelle, l’énoncé du thème rendu avec souplesse par l’interprète – il vaut mieux car cette double mélodie sera répétée deux fois avant la coda : ainsi fagotée par le styliste Katsaris, la pièce est mimi tout plein. La transcription de Znasz-li ten kraj? (Connais-tu le pays ?) par re-Henryk Melcer-Szczawínski, en 12/8 et Fa# donc avec six altérations à la clef – truc de crâneur, carrément – pose, dans le grave, la mélodie sur un accompagnement rythmique en croche qui s’ancre sur une basse solide. La tentation du La évacuée, un léger crescendo parcourt la pièce aux accents nostalgiques. La reprise du thème en octaves aigus précède l’échange de bons procédés entre mains droite et gauche. Une accélération concentrant les deux pattounettes dans l’aigu propose une modulation qui se résout dans une dernière présentation du thème avec effets d’écho entre aigu et médium. Voilà une transcription habilement troussée.
La transcription de Pieśń wieczorna (Chant du soir) par Maurycy Dietrich s’ouvre sur une introduction arpégée qui lance le balancement ternaire de la mélodie. Des oscillations agrémenteront la reprise, permettant au musicien de rappeler que tricotage digital et sens de la nuance ne sont point contradictoires. La transcription de la Mazurka en la mineur du Manoir hanté par Stanisław Moniuszko en personne clôture le disque. La tonicité, le sens de la respiration dansante et l’art du réflexe aux deux mains s’imposent dès les premiers accords. Une deuxième façon d’aborder le thème débarque mezza voce autour de 2′. Des regains de vigueur parcourent sporadiquement une partition qui semble hésiter à s’interrompre. Une modulation à 3’50 lui insuffle une nouvelle vitalité, portée par les aigus. Une dernière exposition du thème nous amène tranquillement vers la coda où, sous les doigts solides de l’interprète, pétillent trilles, traits, accords octaviés, accents, ultime accélération et bon gros unissons conclusifs.

 

 

En conclusion, il faut passer outre le titre à la fois réducteur et trompeur plaqué au fronton de ce disque : ceci n’est que très peu un disque d’airs d’opéra – il est curieux que l’éditeur ait songé à un tel écrasement. En effet, la variété des pièces proposées contribue, au contraire, à son intérêt sur la longueur (1 h 17′ !). Une fois cette entourloupe pointée, il convient de se réjouir d’un disque qui s’écoute avec encore plus d’allégresse qu’il ne s’entend. Y repère-t-on des clichés ? des conventions ? du déjà-vu ? Ma foi, oui, par palanquées ! Et cela contribue à l’idée katsarissienne que, « si certaines pièces (…) étaient jouées en bis partout dans le monde, elles deviendraient des tubes. » La dimension stéréotypée de maintes pistes valorise les qualités des compositions ici jouées, dans la mesure où elle rappelle que, avec un matériau en soi très simple, on peut susciter de très belles choses grâce à :

  • une mélodie façon ear worm,
  • une harmonisation bien trouvée,
  • une écriture bien troussée,

à condition que l’interprétation soit au niveau.
On l’aura compris, les ploum-ploums et les tacatacs de Cyprien Katsaris sont à la hauteur de l’enjeu, faisant de ce disque un moment plus qu’agréable : joyeux.


Pour écouter le disque en vrac mais quasi en intégrale, c’est ici.
Pour l’acheter, c’est çà.
Et pour voir à Paris l’hurluberlu dans un concert de transcriptions, c’est .