Cyprien Katsaris joue Papaïoannou, Constantinidis et Levidis, Melism (2/2)
Après avoir découvert l’intégrale des 24 préludes pour piano (AKI 51) de Yannis Andreou Papaïannou, c’est avec une curiosité aiguisée que nous nous apprêtons à écouter les deux dernières œuvres au programme du nouveau disque Melism de Cyprien Katsaris…
… à commencer par les Huit danses des îles grecques de Yannis Constantinidis (1903-1984), composées en 1954. Francophile et phone mais profondément lié à l’école allemande, le compositeur a connu le succès avec cette suite pour piano, bientôt arrangée pour deux pianos, ainsi qu’avec ses compositions allant de la chanson pour Nana Mouskouri aux opérettes composées à la file. Il a parfois été comparé à Béla Bartók pour sa capacité à arranger le répertoire folklorique (il fut un temps où l’appellation était si peu honteuse qu’il n’était point besoin de lui substituer des euphémismes du type « populaire ») à la sauce savante.
La fête commence avec un Allegretto con grazia (Syrtos, 2/4). L’énoncé et le développement du thème sont
- superbement harmonisés,
- saupoudrés d’ornementations frémissantes et
- agrémentés de marqueurs rythmiques tonifiant la miniature.
Cykladitikos décompose son 5/4 en trois et deux temps. Cet aspect faussement bancal est traité avec une inventivité joyeuse convoquant
- exploitation des différents registres donc des différentes dynamiques,
- contrastes,
- breaks et
- nuances.
Karsilamas, Allegretto, ose le 9/8 réparti en cinq plus quatre battements. La valse à neuf temps se déploie selon un mode AB qui n’obère rien
- de la virtuosité,
- du dynamisme ni
- de la cohérence
apportés par l’interprète-athlète. Zervodegios roditikos revient au bon vieux 2/4. Articulée sur une structure AB+coda, la simplicité frontale de la pièce se pare avec bonheur d’un accompagnement travaillant
- la résonance,
- l’articulation et
- la caractérisation des différents moments.
Kalymnos enrichit le 7/8, déjà pas simple, en associant un 3/8 à un 2/4. Sur un bariolage presque liquide se répartit un thème appuyé contre une harmonisation sobre de la main gauche. Le toucher magnétique de Cyprien Katsaris charme l’oreille en profitant
- du talent et du travail du musicien, mais aussi
- de l’écrin de Saint-Marcel, mythique église parisienne d’enregistrement,
- d’un Bechstein D-282 réglé aux petits oignons par Hugues Gavrel
- ainsi que d’une captation bluffante de précision et d’équilibre.
Karpathos exploite à nouveau le 5/4 en 3+2, de façon Allegretto vivo e con spirito. Le thème énoncé, un accompagnement le sertit ; un second motif le prolonge, le développement les écartèle sur le clavier avec un mélange de clarté et de légèreté pour le moins coquet. Zeimbekikos, Rhodes fomente un 9/4 réparti en 2+2+2+2+3 joué Moderato. La main droite aux doigts bondissants et prompts à triller est bientôt secondée par sa consœur.
- L’énergie,
- la tonicité et
- les revirements d’atmosphère
alimentent le ressassement thématique jusqu’à l’apaisement de la coda. Pentozalis en Crète conclut le tour de danses sur un 2/4.
- Notes bondissantes et obstinées,
- nuances et dynamiques,
- modulations et mutations de registres
animent ce brillant parcours insulaire. Y fascinent
- l’inventivité savante de l’arrangeur fascine,
- la capacité d’airs résolument simples à s’intégrer dans un écrin résolument plus complexe, et
- l’art de l’interprète pour restituer à la fois
- la vitalité originelle,
- l’exigence de virtuosité et
- la jubilation fragmentée d’une musicalité mouvante et toujours séduisante.
Dimtry Levidis (ou Lèvidis en français, puisqu’il a été naturalisé) a vécu de 1886 à 1951. Un peu célèbre pour avoir été le premier à dégainer une composition incluant des ondes Martenot, il a été célébré dans le temps par les valeureux orchestres parisiens qui jouaient ses compositions orchestrales. Sa Sonate opus 16 date de 1908 et s’avance en huit mouvements pour huit minutes (Natalia Miroshnikova est moins prompte dans la version disponible sur YouTube). Cyprien Katsaris adopte une approche presque clinique : pas d’affèterie dans le Moderato poetico liminaire.
- Les trilles,
- les effets d’accélération, pas plus que
- les contrastes de nuances
ne surjouent pas le romantisme revendiqué dans le titre. Pour autant l’interprète ne néglige point
- les octaves ultra-expressives,
- la précision des traits ni
- la gestion de la tension entre pédale de sustain et digitalité.
L’animation quasi lisztienne qui secoue par saccades la partition au mitan, flirtant néanmoins avec des pas de danse très 1900, permet au musicien de démontrer sa virtuosité empreinte d’un souci permanent de musique qui consiste, par exemple, à
- faire ressortir le thème en étageant l’accompagnement,
- organiser les voix grâce à une main très sûre,
- guider l’auditeur dans ces huit minutes riches où le ressassement du thème ne met pas l’œuvre, et c’est heureux, à l’abri des foucades, etc.
Impétuosité, lyrisme et échos des grands compositeurs romantiques se mêlent dans ce qui, sans se réduire à un exercice de style « in einem Teil » [d’un bloc], témoigne
- de la connaissance sûre des codes du passé par un musicien de vingt-deux ans,
- de sa foi dans leur efficience et
- de son désir de prolonger, fût-ce en tanguant un peu, les plaisirs d’antan devenus – cela ajoute à leur charme – des plaisirs coupables.
Le disque ne finit donc pas sur la pièce la plus significative, la plus grecque ou la plus bouleversante. Toutefois, il permet de valoriser une sonate qui capte l’attention
- en proposant un style différent des précédentes propositions (après le post-Debussy et le post-Bartók voici, pour schématiser, le post-Liszt),
- en confortant la richesse du patrimoine gréco-français méconnu et
- en illustrant la puissance protéiforme d’un interprète qu’aucun défi ne semble effrayer.
Avec cette nouvelle production, l’inarrêtable Cyprien Katsaris prouve une fois de plus que, aussi fou que cela semble, sa seule présence sur une pochette de disque garantit un programme original, fouillé, malin et séduisant. Impressionnant et jubilatoire.
Pour acheter le disque, c’est, par ex., ici.