Cyprien Katsaris joue Papaïoannou, Constantinidis et Levidis, Melism (1/2)
Il est un pendant au racisme curieusement valorisé : ce que nous pourrions appeler le blédisme, entendu comme la vénération du bled d’où l’on vient. Être né quelque part entraîne parfois l’hypertrophie d’un kif ou d’une nostalgie propre à certaines gens du cru, fascinés même par le crottin fait par les chevaux de bois pourvu que ce soit « les leurs ». En musique, ce blédisme a un avantage et un inconvénient. L’inconvénient est qu’il est directement connecté au racisme. Par exemple, seul un Russe pourrait jouer Scriabine, quand les crétins lobotomisés leur en laissaient le loisir – nous évoquions la question, peut-être moins polémique ainsi appliquée, à propos du disque Granados de Myriam Barbaux-Cohen. L’avantage, c’est qu’un autochtone est habilité à dénicher des merveilles de son pays ou, plus largement, de sa culture natale. Alors, pas en France, faut pas exagérer, la France étant un pays exploitant les pauvres colonisés y compris en métropole où les pauvres colonisés sont venus se faire exploiter in memoriam, sans doute ; mais ailleurs, peut-être.
Il faut se réjouir que ce danger, répondant à la mondialisation par la mythification des origines, nourrisse, explique ou serve de prétexte à des projets enthousiasmants. Ici, c’est le meilleur côté du blédisme qui nous est offert par le Franco-Chypriote Cyprien Katsaris, sur lequel les lecteurs coutumiers du site ont dû lire parfois quelques notules au gré de leurs baguenaudages. Grâce
- au musicien courageux (s’investir dans un répertoire rare, d’aucuns jugeront que c’est une perte de temps car d’un retour sur investissement plus que faible),
- au virtuose intrépide (capable de se couler dans des styles différents avec cette apparence de facilité qui n’est jamais étalage neutre ou lisse de technicité insolente) et
- au curieux impénitent (tout en jouant des monstres du répertoire, il s’obstine à dénicher des œuvres et des transcriptions à peu près inconnues du grand public voire de ses pairs)
et grâce au label Melism, le voici porte-voix de compositeurs grecs dont la notoriété hexagonale est, c’est rien de le dire, limitée. En témoigne Yannis Andreou Papaïoannou (1910-1989), dont sont ici présentés les vingt-quatre préludes pour piano, écrits en deux temps entre 1938 et 1939. Avec des titres volontiers debussystes mais sur des formats très serrés, allant de 0’45 à 3’15, ces pièces témoignent de l’attraction pour l’art musical français qui animait le créateur, au point de partir se perfectionner à Paris et à trente-neuf ans auprès d’Arthur Honegger. « La nuit à la campagne » est précédée d’un silence de cinq secondes qui permet à l’auditeur d’inspirer et de se préparer aux découvertes. Sur un balancement lent, harmoniquement riche, la partition, de forme quasi ABA, explore le paysage pianistique
- des graves sombres aux aigus cristallins,
- des accords égrenés ou plaqués,
- des longues phrases aux détachés légers.
« Le matin près de la mer » est en fait le premier prélude à avoir été présenté au public par le compositeur-pianiste. Plus mystérieux, il associe médium têtu et aigus explosifs. Puis la palette se remplit, aspirant vers les aigus (l’horizon) mais restant au contact de la rive par un registre plus grave. « Aquarelle » associe un rythme ternaire à un lead à la main droite. Des secousses toniques évitent toute tentation de mignonnerie pour privilégier l’évocation liquide et ruisselante d’une peinture rapide et délicieusement floue. « Danse » fait sautiller en rond des lutins entre médiums et aigus grâce à une écriture associant
- simplicité apparente,
- trouvailles harmoniques et
- sens de l’évocation presque narrative.
« Clair de lune » hésite joliment entre la stabilité des accords et l’évanescence opaline de
- trilles,
- traits,
- arabesques chantournées,
- formules cycliques,
- échos et
- arpèges.
« In memoriam. Hommage à Ravel » salue Maurice, mort fin 1937, donc fort peu avant la composition des premiers préludes. Le registre grave est évidemment le premier en action. Les registres plus aigus lui font écho dans une sorte de faux fugato où la reprise obsédante du thème fait office de marche funèbre. L’émotion gonfle en une vague triste qui explose puis renaît avant de se suspendre par une inattendue volte majeure. « La brise » frissonne sur le clavier en chapelet de notes et trilles sciemment répétitives et maîtrisées jusque dans l’unisson final (c’est une brise, pas une tempête). « Souvenir » s’agrippe d’abord à la légèreté des aigus avant de monter et descendre au long du clavier sans que l’on sache si la remémoration est joyeuse ou attristante – l’arpège final laisse penser que, l’un dans l’autre, ce retour du passé suscite un doux sourire.
« Miss A. J. Eccentric », marqué « Andante con moto » commence avec une solennité franche du collier mais non sans nuance. Rien d’extravagant dans la musique, mais de la légèreté mimée par
- les aigus,
- le passage sporadique de thèmes façon musical et
- la tentation d’un langage parfois jazzy
jusque dans les accents et les retards subtilement arythmiques ménagés par l’interprète. « Le lac » est également très tourné vers les clapotis aigus. La surface étale de l’eau se dessine entre
- balancement,
- reflets paisibles et
- quelques éclaboussures rompant la monotonie.
« Tziganiana » prolonge peut-être l’hommage ravélien. Le prélude prend le temps de chercher son mode et sa voie… qu’il développe dans le registre aigu avant de le laisser parcourir le clavier. On saluera le toucher de l’interprète, capable de
- poser des accords d’une discrétion bluffante,
- claquer des traits ébouriffants et
- guider l’oreille dans les divers méandres d’une partition captivante.
Sur un format plus resserré, « Les oiseaux aquatiques » volettent avec des duos réglés au cordeau vite suspendus avant que l’idée musicale ne vire au répétitif. Certes, « La bayadère », dernier prélude de la première livraison, n’est guère indienne ; qu’importe ! Son aura est portée par un climat relevant plus de la transe que de la danse, grâce à un motif lancinant maintenu par la main gauche. Le compositeur, excellemment servi par son porte-voix, varie pourtant les climats via
- les harmonies,
- les associations de registres et
- les nuances.
Pour une fois, « Sérénité » n’est point ennui. Plusieurs motifs se concatènent, semblant suggérer que la sérénité n’est point repos mais capacité à gérer émotions et à-coups avec un recul surplombant qui n’empêche pas d’enregistrer les soubresauts de la vie avec un détachement de sismographe. « Le Christ est ressuscité », feat. un sample traditionnel « connu de tous les Grecs », précise le livret, associe graves du tombeau et aigus du Ciel, entre lesquels se débattent les hommes du médium entre leurs émotions, leurs incompréhensions et, parfois, leur foi. « La vallée des peupliers » présente une main droite presque improvisante sur un accompagnement posé sur des basses solides sinon régulières. Dans la vallée, on entend
- les cloches qui sonnent,
- le vent qui soufflette, et même
- la vie qui s’attarde et trébuche doucement, sans sens prédéfini – semble-t-il – mais non sans jolies couleurs.
« Nuit translucide » pose sur une basse fatale des silhouettes ombrées dans les aigus et les médiums. Quelques formes apparaissent, se précipitent, s’enfuient cependant que passe le temps en cycle de six notes… qui s’accélèrent soudain comme il arrive aux heures de se hâter. Les motifs cycliques finissent par devenir prépondérants, laissant entendre que, dans notre monde, translucide ou non, nocturne ou diurne, Saturne a beau porter un joli nom, il reste un dieu fort inquiétant. « L’amazone », seul prélude siglé « Allegro vivo ma leggiero », bondit sans faiblir mais pas sans frémir avec virtuosité durant 0’45. « La fée » est beaucoup plus nonchalante que la guerrière malgré un déluge de notes coulant comme des paillettes sur le pelage d’une licorne. Le compositeur et son interprète évacuent cependant l’aspect programmatique lié au titre pour se concentrer sur le mystère de ces créatures, traduit par
- la fluidité des traits,
- l’absence de thème clairement unificateur et
- la suspension finale qui se dérobe à toute résolution.
« Crépuscule dans la forêt » s’ouvre sur une monodie bientôt revêtue de quartes sveltes puis d’un accompagnement presque complet. Une quasi reprise plus tard, des dissonances nébuleuses floutent les arbres derrière l’obscurité grandissante. Après cette pièce d’une minute et demie, s’enchaînent quatre préludes de moins d’une minute. « La neige » tombe des cimes sur un sol médium. Le paysage – toujours identique, toujours différent – change à mesure qu’elle s’accumoncelle jusqu’au dérapage accéléré final. « Poisson d’or » file, avec un sillage que la pédale de sustain sait dessiner. Çà et là, Cyprien Katsaris ajuste la vitesse pour que la musique surpasse l’exigence de virtuosité. « le ruisseau » clapote paisiblement dans les aigus et le médium, enrichi d’une voix tantôt à gauche, tantôt à droite, la pièce s’achevant sur une suspension laissant à dessein l’auditeur sur sa faim – il s’agit d’un prélude , que diable. La dernière mise en bouche s’intitule « La nageuse ». Elle file, la dame, avec un allant que finit par contrôler souplement l’interprète après que la folle course s’est enfin arrêtée.
En conclusion, même si la brièveté des derniers préludes préfère l’accumulation des évocations à leur alternance avec des œuvres plus conséquentes, assumant l’éventuelle déception de celui qui écouterait de bout en bout, voilà un recueil superbe : c’est joli, c’est varié, c’est finement écrit et c’est exécuté avec une sensibilité qui, pour un peu, réussirait à gommer la difficulté technique hérissant maintes pièces du puzzle. Une découverte intense et sapide !
À suivre !
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