admin

 

Foin de complexe ! Après un « nouveau récital » Bach qui omettait les tubes, dont certains avaient été précédemment gravés, Cyprien Katsaris aborde son récital « Bach l’arrangeur » par l’autoroute du Soleil de l’arrangement bachien : le Concerto en ré mineur BWV 974 qui a sauvé de l’oubli le concerto pour hautbois d’Alessandro Marcello.
Le premier mouvement est attaqué avec un souci de netteté et de précision qui n’exclut pas l’exécution sporadique d’ornements généreux : précision n’est point sècheresse. Le tube du morceau, l’Adagio, est pris avec une souplesse de tempo qui, jusqu’au rubato final, fera grincer les grincheux, ou l’inverse. Les autres admettront que c’est une manière de rendre raison de l’original qui était un concerto où, ma foi, le soliste pouvait bien prendre ses aises, la phalange devant suivre ses voies. Ainsi, ils apprécieront mieux

  • l’équilibre des voix (soliste – accompagnement),
  • le rendu des ornements et
  • la clarté du propos, trille singulièrement détaché (2’46) inclus.

Le Presto en duo est emballé avec l’énergie indispensable.

  • Le travail de doigté,
  • les choix d’articulation,
  • l’aisance technique et
  • le plaisir patent de jouer cette célèbre musique guillerette (quoique en mode mineur, cela ajoute bien sûr au charme)

donnent indéniablement du cachet à cette exécution. L’attention portée aux dialogues dans la dernière reprise (2’45) est un p’tit bonus, en un mot, dont même les grincheux se goinfreront ; et le dernier arpège majeur est la p’tite signature katsarissienne qui va bien.
Les mélomanes préférant les raretés écouteront d’emblée l’arrangement d’un concerto d’un autre Marcello, cette fois prénommé Benedetto. La pièce est transposée de mi mineur à do mineur dans le BWV 981. Dans l’Adagio, Cyprien Katsaris prend soin de laisser respirer le propos, sans jamais surjouer, transformant ce qui pourrait passer pour un matériau étique en une invitation solennelle à la méditation. La délicatesse du toucher happe l’oreille sans merci alors que la tonicité et l’indépendance des voix font leur p’tit effet dans le Vivace. Dès lors, celui-ci ressemble à un exutoire heureux après la retenue de l’adagio. Néanmoins, le pianiste parvient à rendre des tensions internes au mouvement par

  • le legato,
  • les nuances et
  • le fatum du tempo qui évite de s’encombrer de circonvolutions parasites.

Le troisième mouvement, ternaire, n’a même pas droit à une indication de tempo. Le musicien en rend avec goût les deux images : contrastes entre accords (avec l’énigmatique suspension de la dernière séquence) et méditations entre aigus et médium. L’affaire se conclut par un Prestissimo frétillant à souhait.

  • Les nuances remarquables,
  • la conduite de l’agogique (héhé ! ça, ça fait critique musical ou j’m’y connais encore moins que je ne le subodorais),
  • les options de toucher et
  • la fermeté digitale

captent l’oreille par-delà le contenu prédictible d’un texte qui paraîtrait sans attrait épatant n’eût-il séduit le maître des maîtres qui l’arrangea.

 

Cyprien Katsaris, Janis Vakarelis, Hélène Mercier et Ferhan Önder à la salle Gaveau. Photo : Rozenn Douerin.

 

Le livrettiste Christian Torandin pointe que le concerto pour violon en si mineur – arrangé et désormais rangé sous le joli nom de BWV 979 – n’était peut-être pas vraiment de Giuseppe Torelli. En tout cas, il a été choisi par JSB et par CK, c’est pas rien. Structuré en cinq mouvements, il s’ouvre sur un Allegro où Cyprien Katsaris fait feu de tout bois :

  • réflexes de la main gauche fonctionnant comme des ressorts d’oreille,
  • decrescendi-crescendi,
  • accents sur les notes répétées,
  • contrastes d’atmosphère,

cela est joué avec un engagement formidable qui rend gourmande cette partition. Le premier Adagio fait figure d’interlude arpégé avant l’Allegro dont Johann Sebastian Bach retient surtout la folle envie d’aller de l’avant. Il y a

  • de la forme,
  • de l’humour et
  • de l’exigence

dans ce qui pourrait n’être que promenade de routine pour tout autre que le poète Katsaris, maniant

  • le staccato,
  • le legato et, au besoin,
  • la pédale de sustain avec art (oui, même dans un arrangement JSB).

Un Grave transitionne, et hop, avec la liberté

  • des trilles,
  • des effets d’attente et
  • des arpèges katsarissiens,

vers un Andante bariolant en, c’est original, 3/2. L’interprète en rend avec art le balancement qui conduit à l’Adagio feignant le sérieux d’un mouvement soudain interrompu pour aboutir à un Allegro à deux temps. Il sera sans doute beaucoup reproché au pianiste, déjà parce que c’est bien de reprocher des trucs à des pianistes, mais pas de prendre Torelli par-dessus la cuisse. Il y a

  • une folie,
  • une acuité et
  • une honnêteté

qui subliment ce qui est surtout une invention à deux voix. Cette foi du Franco-Chypriote dans ce qu’il interprète plus qu’il ne le joue est susceptible d’éblouir celui qui écoute par-delà la partition, grâce

  • à la férocité des doubles croches,
  • aux unissons roboratifs et
  • aux accents emballants.

Le concerto en Si bémol BWV 982 – capté en 2000, comme l’arrangement suivant – est adapté du premier numéro du premier opus, ouf, du prince Johann Ernst de Saxe-Weimar – les musicologues, langues de pute comme tout un chacun en dépit de leur titre, postulent que, si JSB a transcrit cette pièce, c’est sans doute parce que le compositeur lui avait commandé les arrangements des seize concerti pour clavecin dans lequel, allègre, pioche comme une tête du même nom Cyprien Katsaris. Ce dernier, loin de s’en tenir au snobisme en vigueur qui voit dans ces quelques pages une « musique d’amateur », ce qui serait vilain, prend le premier mouvement très au sérieux, avec

  • la tonicité digitale,
  • les contrastes et
  • une science des decrescendicrescendi toujours bluffante.

L’Adagio est joué délicatement sans sombrer dans des maniérismes de grandes fragiles : en témoignent l’attention aux liaisons (écoutez le détaché de la basse à 1’22 !) et cette nuance que le musicien sait si bien tirer de son piano – le piano. L’Allegro enchaîné se lance sous la forme aussitôt abandonnée d’un fugato.

  • Des accents (donc du groove),
  • des staccati et
  • la claire vision des possibles recelés par une partition souvent méprisée

embrasent ce très beau moment. L’Allegro ternaire qui conclut la fête est de la même eau, si habilement filtrée par l’artiste (écoutez la façon de poser le sol aigu à 0’35, qui clouerait le bec à ceux qui ne verraient dans cette proposition qu’un aimable divertissement dépourvu d’enjeux artistiques). Carrément un chouette moment !

 

Cyprien Katsaris en répétition à l’église Saint-André de l’Europe (Paris 8). Photo : Bertrand Ferrier

 

Le concerto en sol mineur BWV 983 est l’objet de presque tous les fantasmes. Presque, ai-je stipulé. Comme on n’en connaît pas l’original, certains supputent que Bach aurait, tout simplement, arrangé Bach. En d’autres termes, JSB aurait glissé une œuvre originale au milieu de ses transcriptions. Comme il y a peu de choses que Jojo Seb nous révèle le fin mot de l’histoire à l’occasion de sa prochaine interviouve, acceptons-en l’augure et, sans souci de la marque, lançons-nous dans son écoute.
Le rigoureux premier mouvement souligne avec force la poésie de la régularité, très bachienne pour le coup : c’est métronomique et, cependant, à l’intérieur de ce carcan, donc grâce à ce carcan, la musique sourd

  • des respirations,
  • des articulations et
  • des nuances (écoutez par exemple le vertigineux piano subito à 0’32) (certes, je sais que je pourrais mettre n’importe quel repère, mais bon, j’en mets un vrai, c’est aussi pour ça que je grattouille ces lignes).

Après que le toucher de Cyprien Katsaris nous a éblouis, l’on espère encore plus : qu’il nous émeuve dans l’Adagio dont les abords sentent plus le do mineur que le sol mineur. L’heure est à la retenue, judicieusement non nimbée de sustain. L’émotion se joue, précisément, dans

  • le refus du pathos,
  • les effets d’attente et
  • la marche qui avance sans regret ni remords.

L’Allegro en 12/8 répond à cette suspension par un duo associant légèreté et allant lié

  • au staccato,
  • aux accents et
  • à la restitution du texte (groupement de trois doubles et croches pointées).

La musicalité fleurit sur le terreau

  • du respect de la partition,
  • de la science narrative qui transforme un propos en apparence banal en tension vitale, et
  • des trouvailles interprétatives tel cet effet d’attente particulièrement bien mené à 1’02.

Avant le BWV 966, Cyprien tient à nous faire ouïr un extrait de la Troisième partita de Johann Adam Reincken. Une rareté extraite de l’Hortus musicus du compositeur… et arrangée par Egon Petri à des fins, suppute-t-on, didactiques : l’idée est de montrer l’apport de Bach par rapport à cette réduction pratique d’un texte pour deux violons, viole de gambe et basse continue.
S’ensuit un infléchissement du disque : après les concerti, une sonate en Do dite BWV 966 inspirée, on l’a compris, de Reincken. Le prélude danse sur la code raide entre fausse improvisation et partition écrite. Un toucher sublime et une prise de son extraordinaire d’Andreas Stange rendent avec une acuité impressionnante cette ambiguïté géniale. S’ensuit une puissante fugue que Cyprien Katsaris prend avec cette aisance presque rageuse qui rend l’exercice à trois voix aussi palpitant qu’un thriller. Le rendu, superlatif, n’est donc pas réservé aux experts, c’est-à-dire aux prétendus experts, ou aux mélomanes, c’est-à-dire aux mélomanes. Il happera quiconque est prêt à prêter ses esgourdes. C’est

  • brillant sans esbroufe,
  • solide sans rigidité,
  • vivant sans niaiserie.

En bref, c’est formidable, la dernière note brève incluse. L’Adagio suivant sert d’interlude avant l’Allegro enchaîné. Le musicien en souligne néanmoins les lignes de crête saisissantes. Le bref Allegro réinsère de l’énergie, détaché à l’appui, travaillant de surcroît l’ambiguïté modale d’une harmonisation qui conte volontiers fleurette au mode mineur. L’Allemande conclusive manque sans doute d’intérêt textuel, mais elle donne largement prise aux musiciens pour sculpter leur interprétation :

  • choix des liaisons,
  • options d’ornement,
  • décisions de délitation – allons-y, c’est pas mon père – du tempo (1’34 ou 2’36),
  • accents et
  • direction de la ligne de basse.

Le présent enregistrement le démontre !

 

Cyprien Katsaris en répétition dans son studio. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Le disque sur Bach l’arrangeur s’achève avec ironie par le concerto pour orgue en la mineur BWV 593. Cette œuvre chérie des organistes résulte de la transcription d’un concerto d’Antonio Vivaldi (RV 522). Ce que propose Cyprien Katsaris est la transcription de cette transcription effectuée pour son instrument par le compositeur et pianiste russe Samouïl Ievguenievitch Feinberg. En concluant son album sur cette captation datant de l’an 2000, l’artiste suggère que les transcriptions ouvrent des possibles à des partitions d’autant qu’un arrangeur peut, à nouveau, arranger l’arrangement, etc.
L’Allegro initial est virtuose à souhait, c’est-à-dire techniquement complexe avec ses octaves qui se défient, mais point extravagant. Porté par un tempo à la fois allant et serein, l’exécutant cisèle particulièrement

  • les effets d’écho entre les voix,
  • les différences d’atmosphère selon les parties orchestrales ou solistes, et, surtout,
  • le swing puissant que le piano fait découvrir à ceux qui n’ont en tête que la solennité de l’orgue (écoutez les accents à 1’13 !).

Les mains se croisent pour travailler l’ensemble des registres du clavier ; les liaisons et détachés sont soignés ; la musicalité est tenue (ainsi du léger retard qui donne du souffle à la phrase, par ex. à 3’20). En opposition, l’Adagio avance sur des œufs, comme construisant le discours à mesure que les mesures défilent. Cyprien Katsaris anime cette dentelle entre pianissimo et mezzo forte.

  • La polyphonie claire,
  • les changements de couleur et
  • les cinquante miroitements d’une même nuance (piano)

habillent l’apparente simplicité du mouvement dans une robe ma foi assez hypnotisante. L’Allegro final renoue, évidemment avec le brio que rehaussent

  • accents,
  • virtuosité alla russe et
  • franchise du toucher.

Le musicien n’hésite pas à impulser des tempi plus rapides ; les rebonds de notes propres au piano (1’08) fusent ; vertige ou ivresse guette ! On est décidément plus proche de Vivaldi que de Bach, fureurs à trois portées incluses. La transcription est réussie au plus haut point, en ce qu’elle ne se contente pas de contenir les trois parties organistiques pour les seules deux mimines du pianiste. Au contraire, elle cherche à entendre le travail de Bach avec le cerveau d’un pianiste virtuose. Ce n’est sans doute pas toujours fidèle à la lettre et encore moins à l’esprit, mais c’est proprement soufflant car l’arrangement devient œuvre.
En cela, la version Feinberg de la BWV 593,

  • portée çà par la digitalité d’un Rachmaninov,
  • là par des accents de poésie lisztienne (2’23)
  • qu’elle confronte à des harmonisations vivaldiennes
  • et à une synthèse bachienne,

résume le sens de ce disque qui voit dans l’arrangement non pas le remix d’un sample sympa, projet louable en soi, mais l’appropriation créatrice où la personnalité du compositeur rend hommage à la partition transcrite. En somme, l’art l’emporte sur l’artisanat. On ne saurait finir sur un autre compliment, saluant en miroir le travail de l’artiste Cyprien valorisé par le label artisanal de Katsaris.


Pour retrouver nos graffitis sur Cyprien Katsaris, c’est ici.
Pour acheter le double album, c’est, par exemple, .