Cyprien Katsaris joue Bach (1/2, Piano 21)
Inédits ou fonds de tiroir ? En éditant des « unpublished recordings » de 1994 et 2000 sur son label, Cyprien Katsaris assume le risque d’une telle question. Certains, qui verront dans cette publication une étrangeté, accepteraient avec dévotion un même témoignage venant d’une vedette dont les doigts commencent à rouiller. Or, l’intérêt du double disque ici proposé est sans doute que l’interprète n’est certes pas en bout de course. Jury international recherché, propulseur de récitals acclamés, pédagogue passé à l’ère du distanciel pendant les facéties sanitaires, enregistreur perpétuel de nouveautés – après son exceptionnel coffret Beethoven, le voici derechef sur toutes les platines dignes de ce nom avec sa box Saint-Saëns, dont nous rendrons compte tantôt.
Faute d’être dans la confidence, nous ignorons pourquoi les bandes ici pressées n’ont pas été exploitées auparavant – ce sera le premier compliment de la présente recension. Elles regroupent des enregistrements captés par Andreas Stange sur un Steinway D réglé par Michael Kempter en la Friedrich-Ebert Halle de Hambourg, en 1994, ainsi que des suppléments saisis en studio, à Sandhausen, par Ralf Kobinger sur un Steinway D préparé par Thomas Gärtner. Les deux disques sont thématisés. D’abord, un « nouveau récital » Bach, collage malin de pistes non encore exploitées ; ensuite, un disque intitulé « Bach l’arrangeur », qui donnerait envie d’un troisième disque intitulé « Bach arrangé »… n’existât-il sous le titre « Bach transcriptions », disponible toujours chez Piano 21.
Si le premier disque – c’est lui qui nous intéresse aujourd’hui – s’intitule « Nouveau récital Bach« , c’est que l’interprète avait déjà publié un « Récital Bach » agrémenté de « World premiere recordings ». Bien que l’on associe plus volontiers Cyprien Katsaris à la virtuosité échevelée et à l’improvisation diabolique, le musicien et le Kantor de Leipzig sont de vieux compagnons de route – le premier a, par exemple, gravé cinq concerti avec un orchestre luxembourgeois et une exploration du versant italien de la montagne Bach. Au reste, il n’y a point opposition entre ces trois éléments – la virtuosité, l’improvisation et l’habitude :
- il faut des doigts pour jouer Bach,
- il faut un instinct créatif pour faire chanter ses œuvres (choix des tempi, des respirations, des ornements, etc.), et
- il faut avoir assez fréquenté les pièces si diverses grattées par JSB pour que, d’un enregistrement, en jaillisse le suc.
Or, à l’ère du ressassement sur la disparition du disque, qui plus est classique, et alors que quelques rageux continuent d’expliquer que Bach ne se peut jouer que sur « instrument d’époque » (on se demande pourquoi ils n’exigent pas que soit portée en prime la perruque qui va bien), l’ambition de publier un double disque autour du seigneur de la musique savante réjouit forcément. Elle résonne avec les projets de Piano 21 qui, dans leur ensemble, ressortissent
- d’une énergie audacieuse,
- d’une productivité roborative ainsi que
- d’une foi en la musique et dans la curiosité des mélomanes.
Nom d’un petit bonhomme, reconnaissons que cette manière audacieuse de rabrouer les mauvais coucheurs procure une grande joie au mélomane curieux.
Le nouveau récital s’ouvre sur la fantaisie et fugue en do mineur BWV 960. Ce diptyque, que l’on date généralement des alentours de 1728, est notamment connu car
- c’est le dernier exemple du binôme écrit par JSB,
- sa fugue est inachevée, et
- Ferrucio Busoni en a proposé un remix curieux en important un adagio et en achevant la fugue à sa façon – finir ou ne pas finir l’infini, débat connu sur plusieurs pièces dont le redoutable Contrapunctus XIV.
Le premier mouvement explose d’énergie dès la fantaisie, jouissant
- de l’allant du tempo plus résolu que précipité,
- des ornements soignés, et
- du travail sur l’alternance entre détaché et legato.
Chez beaucoup d’autres artistes, on se fracasserait la tête contre le marbre en constatant que la reprise est faite. La capacité de Cyprien Katsaris à donner vie à une resucée détone. On le croyait tonique ? Le voici précis, facétieux, prévenant, défenseur des mutations chromatiques qui structurent cet éloge du croisement de mains. L’interprétation justifie pleinement, s’il en était besoin, l’usage du piano pour cette pièce qui ignorait – ou feignait d’ignorer – que, tantôt, l’évolution de la technique instrumentale sublimerait son exécution.
- Nuances,
- clarté de l’articulation et
- science de la polyphonie
opèrent à merveille sur le grand piano. Certains ritendi dans la seconde reprise ne semblent-ils pas totalement idiomatiques ? Ne jouons point les gardiens du temple offusqués (pléonasme) : joliment tournés, ils donnent de l’épaisseur à la reprise, et ils traduisent les possibles d’une partition en en dévoilant d’autres espaces interprétatifs. La seconde partie du premier mouvement poursuit l’habile association entre rythme, délicatesse et contrastes. La vigueur résolue ne quitte jamais le maître… sauf pour chatouiller l’oreille par un éclairage différent qui ajoute çà du chatoiement et du soyeux à l’ivresse du brio sans forfanterie (4′), là des accents quasi jazzy (4’46) qui font grouver la bête de manière pour le moins inattendue.
La fugue chromatique à trois voix est enlevée avec une douceur magistrale qui n’exclut pas l’insistance sur les temps
- (accents,
- légers retards,
- piano subito…).
Ces astuces allègent le hiératisme du genre et revêtent la fugue d’une musicalité parfois masquée sous la rigueur de la forme. Ainsi, Cyprien Katsaris happe l’auditeur par la manière qu’il a d’interpréter le texte – un détaché, une résonance, et bien sûr un silence signifiant puisque, au bout de cette plage, il n’y a ni la mer, ni les pavés, mais le mystère du non-écrit.
Extraite des sept toccatas pour clavecin, réputées écrites autour de 1710, la BWV 912 en Ré secoue l’auditeur en quatre mouvements inégaux. Un prélude presto permet à l’artiste de chauffer les saucisses avant de passer au grill de l’Allegro. L’interprète le fait sautiller en flattant la forme questions – réponses. L’écriture sied au piano tant l’usage de registres multiples permet de colorer diversement le flot discursif. Cyprien Katsaris n’hésite pas à cligner de l’œil en direction de l’auditeur avec ses fausses hésitations qui remettent du gaz dans son moteur (1’04).
L’Adagio offre l’occasion de goûter à un usage raisonné de la pédale. Sans se presser et sans traîner cependant, l’interprète prélude avec la liberté quasi rubato nécessaire pour rendre raison de l’incipit du mouvement… jusqu’à l’arrivée du sujet. Aussi goûte-t-on le soin que manifeste le pianiste pour travailler
- tant le hors-sujet (un peu comme quand une chanteuse de r’n’b secoue ses tétons en proférant des sons avant de se mettre à brailler, mais dans une version passionnante) que
- le sujet (l’énoncé de la mélodie principale) et
- le lien presque paradoxal entre l’apparente quête de mélodie et la mélodie elle-même – paradoxal au sens où la mélodie est à la fois incluse dans sa recherche et absente d’elle, puisqu’elle n’arrivera qu’au terme du prologue.
(Mais non, pas d’inquiétude, ça va aussi bien que possible. Ce nonobstant, écrire tout de go que « Cyprien Katsaris, en savant improvisateur, est un as de la germination”, pas sûr que c’eût été très clair. Donc j’ai louvoyé, voilà tout. Tant pis si ça n’est pas beaucoup moins obscur.)
Le postlude de l’adagio conclut cette forme en arche par un nouveau moment quasi improvisé, direction la fugue finale à six doubles croches par mesure. La virtuosité, l’énergie, la musicalité et la franchise concluent avec puissance cette toccata fort captivante, brève coda à quatre temps incluse. Profitons-en pour saluer au passage la qualité du montage, qui laisse respirer l’auditeur un nombre de secondes suffisant avant de se jeter dans le morceau suivant.
Le prélude-fantaisie en la mineur BWV 922, supposé avoir été composé dans les années 1710 mais parfois attribué à Johann Tobias Krebs, faut bien s’occuper, commence en tourbillonnant. Séduisent notamment
- la sûreté des doigts,
- la souplesse de tempo et
- la capacité à animer les passages a priori répétitifs sans pour autant les dénaturer – l’irritation produite par l’itération crée la tension dramatique nécessaire à nourrir l’intérêt.
Après un prélude et un mouvement interrogatif, le troisième segment, constitué d’une descente chromatique, s’annonce plus affirmatif. Toutefois, Cyprien Katsaris teinte sa cyclicité de contrastes plus palpitants en déployant des options réversibles – si, si – telles que :
- nuances brusques ou progressives,
- complicité ou disjonction des deux mains, et
- respect strict du tempo ou dilatation réfléchie de la mesure.
Une coda mystérieuse fait office de péroraison qu’une tierce picarde presque inattendue tâche de laisser l’auditeur sur une note – haha – un brin optimiste.
S’ensuit l’Aria variata alla maniera italiana BWV 989 en la mineur. Rappelant le goût de l’interprète pour le versant italianisant de Johann Sebastian Bach, cette proposition (composée elle aussi autour de 1710) est parfois considérée comme une mini-Variations Goldberg. L’œuvre comprend un thème et dix variations. Le cadre est énoncé posément. Attaques et ornements – essentiels dans ce type de musique – sont particulièrement soignés. Les reprises sont l’occasion de varier l’exposé d’une même séquence. Ainsi, dans la Variation I, le legato fait place au détaché lors du bis ; dans les II et III, le piano succède au forte sans que ne se perde l’esprit risoluto initial, etc.
Le pianiste veille à valoriser les caractéristiques de chaque variation. Dans la II, on goûte l’association entre triolets à droite et walking bass à gauche est bien rendue. On savoure l’effet d’écho dans la III, le swing des contretemps dans la IV, l’allégresse sans chichi de la V. La VI, marquée andante, prend allure de pause aux allures de minuetto à quatre temps. La légèreté du toucher y fait merveille, quand la VII met en branle une force qui va, portée par le déséquilibre seyant d’une mesure à 12/8 (Cyprien Katsaris profite de la dernière reprise pour enrichir le texte avec une variante tout à fait heureuse).
Retour au sérieux avec la VIII, tamponnée Allegro. Associant
- questions et réponses,
- lectures piano et forte,
- doigts solides puis pétillants,
cette variation contraste utilement avec l’avant-dernière – un duo presque entièrement constitué de doubles croches qui va son chemin sans omettre de se nuancer pour renforcer l’ivresse joyeuse de la pièce. La dernière variation clôt la pièce sur une forme quasi ABA puisque le tempo, l’esprit et la lettre la construisent comme une sorte de décalque upgradé du thème. Loin d’en bâcler l’exécution, l’interprète en cisèle les détails en valorisant la dernière exposition du thème…. jusqu’à l’arpège katsarissien qui clôt solennellement ce voyage en manière d’Italie.
Exception dans ce disque, la Suite en Mi BWV 1006a a été enregistrée en 2000 et non en 1994 comme le reste. Sa présence sur ce disque et non sur le second, consacré à « Bach arrangeur » est sans doute ce que le musicologue Francis Cabrel appellerait une question d’équilibre car, en réalité, l’original des sept mouvements, d’une durée de vingt minutes environ, est constitué par la Troisième partita pour violon seul, écrite vers 1720. La version BWV 1006a est une transcription que Johann Sebastian Bach destinait originellement au luth. Cette spécificité ne s’entend guère dans la présente version où Cyprien Katsaris déploie son évidente virtuosité pour rendre raison du tube de la suite, le Preludio, cette fusée d’énergie qu’il a choisi de piloter pendant 3′ délicieuses et revigorantes.
Le Loure, en 6/4, pointe avec grâce les deux caractéristiques du genre – son côté dansant et sa dimension rustique.
- Ornementation personnelle,
- élégance du toucher qui n’éteint pas le swing indispensable,
- absence de pédale de sustain qui permet de profiter de la dimension saccadée sans lisser les passages entre les notes ni fondre l’harmonisation parfois audacieuse (ainsi, l’accord de Mi est plusieurs fois enrichi d’un do qui vient frotter contre le si de la mélodie, surtout quand il est à la base)
contribuent à la réussite de la piste (de danse, bien sûr). La bien connue Gavotte en rondeau, dont Rachmaninoff a proposé une transcription parmi deux autres mouvements qu’il a élus, est aussi sertie d’une simplicité que le pianiste sait faire étinceler (écoutez le contraste subito à 1’32 !) sans la surjouer. La distance entre les possibles du piano et les moyens instrumentaux limités ici exigés participe du charme au même titre que le sens du contretemps (2’20) dont l’artiste se montre un grand maître. Les menuets ne dérogent pas à cette ligne de conduite prêtant attention aux détails, ces petits rien qui font de grands tout, en veillant à laisser la possibilité de danser aux auditeurs atteints d’un reliquat de danse de Saint-Guy et disposant d’un peu de place en leur chaumine. La bourrée s’agite plus, aidée par une basse dont les premiers temps claquent joliment quand cela sied. La gigue poursuit jusqu’à l’épuisement l’envie de farandole qui saisit obligatoirement celui qui écoute la Suite dans la version qu’en offre Cyprien Katsaris. C’est sémillant.
Le disque s’achève sur un quart d’heure de fugues autour de thèmes signé d’un contemporain de JSB appelé Tomaso Albinoni, qui a beaucoup composé hors l’Adagio qui porte indûment sa griffe. La BWV 946 en Do bénéficie de la clarté polyphonique que seul un grand pianiste sait instiller en faisant dialoguer les quatre voix – donc pas en se contentant, ce qui est déjà bien, de ne laisser émerger que l’itération du sujet. La BWV 950 en La, plus ambitieuse, part sur les chapeaux de roue et s’illustre notamment à travers
- l’attention indispensable aux contrastes entre détaché et legato,
- le spectre de nuances envisageable entre forte et mezzopiano, et
- la variation des touchers accessible sur l’instrument à marteau, du dolcissimo en mode ASMR du piano (2’35) à la tonicité du forgeron bien tempéré (3’44).
La solide BWV 951 en si mineur termine le disque sur une note de douceur qui jure avec la manière Katsaris de finir ses récitals, après moult bis, sur du scintillant. Ici,
- la rigueur répond à la caricature,
- la polyphonie au simplisme,
- l’exigence au show-off attendu voire espéré.
L’entrée et la conduite des voix sont remarquables ; les transitions sont pensées ; les différents moments apparaissent à la fois caractérisés et liés.
En conclusion, un disque d’une grande tenue, même si la construction du « new recital » étonne : sans doute serait-on sorti plus ébouriffé après la BWV 1006a qu’après les sérieuses fugues finales. On peine à croire que ce choix de l’artiste vise à annoncer son nouvel assagissement. Sans doute le plaisir de surprendre l’auditeur gourmand de pyrotechnie a-t-il primé cette fois-ci… à moins qu’il s’agisse d’une stratégie déceptive visant à donner envie de passer de suite au second disque du coffret. Dans les deux cas, pas de stress : en temps et en heure, on ira goûter ce « Bach l’arrangeur » !
Pour retrouver nos graffitis sur Cyprien Katsaris, c’est ici.
Pour acheter le double album, c’est, par exemple, là.