Constance Taillard joue Mozart (Soupir éditions, 2/2)
Après une sonate de chauffe susceptible de conforter le snobisme d’un qui douterait de la génialitude de Mozart, Constance Taillard a su réveiller notre curiosité avec les toniques Douze variations K.265/300 et la Sonate K.533/594, aux variations de couleur convaincantes, l’ensemble étant notulé ici. C’est une forme plus rare dans l’œuvre pianistique de WAM qui décapsule la seconde partie du disque : une Suite en Ut, inachevée (le livret ayant interverti les deux pièces, ce n’est pas la Sonate en Fa qui restait in-finie mais bien cette pièce-ci, j’aime donner des leçons de musicologie aux gens qui savent, ça fait genre, ouais, cette chronique, c’est du sérieux, on croirait la liste des gens qui reçoivent la Légion d’Honneur).
L’Ouverture est presque parodique tant elle correspond à un genre codifié. Dans la première partie, les accords solennels répétés s’énoncent dans un tempo mesuré que contrebalancent des triolets de triples croches et rythme pointés ; dans la seconde, une fugue prise allègrement tonitrue sans faiblir et sans exclure de petites attentions musicales
- (arpège à 2’30,
- changement de clavier à 2’36,
- clarification du discours à 2’54…)
laissant respirer l’auditeur jusqu’aux accords répétés finaux.
L’allemande qui suit opte pour un ut mineur que quelques secondes (les intervalles, pas les mini-minutes) font dissoner joliment – sans oxymoron et sans duretez, la vie manque souvent de saveur. Le tempo est un judicieux compromis entre la retenue propre à cette danse et l’allant nécessaire pour garder le groove. Constance Taillard parvient à rendre évidents tout en fondant au même creuset les multiples façons d’aménager l’espace sonore de la mesure, par-delà la mélodie et l’harmonisation. Parmi ces stratégies de dynamisation,
- les arpèges,
- les faux arpèges (accords énoncés par des doubles croches) et
- la polyphonie animant les rythmes pointés, au soprano et à la basse, par la réponse à l’alto ou au ténor.
La délicatesse de la copie de Gottfried Silbermann de 1735 par Frédéric Bal et Anthony Sidey (1995) ravit particulièrement dans ce mouvement. La tonalité de la courante finissant le travail (la sarabande n’ayant point été terminée) est une synthèse des deux premières : elle revient au majeur liminaire en gardant les trois bémols à l’armature. Cette conclusion forcée – faute de sarabande – en Mi bémol est abordée avec détermination mais sans courir. Une fois de plus,
- la clarté du discours,
- l’indépendance des voix et
- l’honnêteté d’un groove régulier mais point indifférent
flattent l’oreille. En laissant la résonance finale s’éteindre peu ou prou d’elle-même, comme une préfiguration de ce qui ne suivra pas, Joël Perrot permet aux harmoniques de résonner joliment avant de mourir – cette musique du silence illustrant peut-être le destin des humains fréquentables puisqu’il en reste quelques-uns, paraît-il.
Les Neuf variations sur « Lison dormait » K. 264 concluent ce parcours. Cette série de variations s’inspire d’une mélodie tirée de Julie, un opéra de Nicolas-Alexandre Dezède, comme chacun sait, laquelle raconte l’art de draguer une bergère endormie ou, allez savoir, l’art de dormir pour bien se faire baiser (la bouche, voyons) par son galant tout en jouant ensuite les offusquées – ha ! comment ne pas aimer cela ? Retour en Ut pour le thème de cette bergerade.
- Simplicité,
- ritendo rieur qui va bien,
- trilles dynamisants
caractérisent l’exposition : malgré qu’on en ait, tout sonne aguichant.
Les doubles croches à la main droite déferlent sur la première variation. Dès la deuxième, la main gauche n’est pas en reste, faisant briller les qualités de la musicienne, associant rigueur et esprit (retards, appogiatures pour la reprise, respirations dynamisant les traits en leur insufflant un nouvel élan). La troisième variation envoie la main droite sautiller sous le regard sciemment basique de sa consœur. La quatrième exige d’abord de la main gauche un goût immodéré pour le bariolage puis, tandis qu’elle part à la chasse, la main droite roucoule en trillant avant que les rôles ne s’échangent.
Le traditionnel passage en mineur pour la variation médiane est une précieuse bouffée d’air dont Constance Taillard rend les malices harmoniques, chromatiques et rythmiques. La sixième variation fait danser les octaves sous la main droite. L’esbroufe technique d’un claviériste-paon qui fait la roue est assumée par la claveciniste qui fait briller la pulsation de sa main gauche dans la septième variation, d’abord en octaves, en bariolages ensuite. Pour ménager une dernière variation à effet, le compositeur introduit un adagio pour le huitième épisode ; toutefois, la musicienne excelle dans le rendu de l’impatience, avec ces doigts qui piaffent comme l’indiquent notamment
- l’abondance de l’ornementation,
- l’opposition ternaire / binaire, fort savoureuse,
- les notes répétées,
- les trilles,
- les effets de rubato et
- les traits de la main droite puis de sa partenaire qui ajoutent à la sauce des triples croches pointées.
Les deux coquins – la Lison et son Colin – s’étant émus puis aimés sans oser franchir le Rubicon, la pudeur ayant cédé à la tentation et au désir, un peu comme cette dame au régime depuis qu’elle va au club de gym et qui, acceptant par politesse une pistache, finit par engloutir le paquet à l’apéro, la dernière variation promet des étincelles. Pour l’occasion, Mozart augmente le tempo et réduit la mesure : nous voilà désormais en 3/8 et non plus en 2/4.
Et, de fait, ça étincelle sans prendre le soin de feindre l’élégance. On a compris que les amants avaient d’autres préoccupations désormais.
- Bariolages et octaves motoriques,
- développements contrariés,
- accords répétés,
- grande cadence jusqu’à la coda triomphale et apaisée à la fois.
De quoi dissiper les doutes : oui, parfois (souvent, dans la culture), s’intéresser à ce qui ne semble pas intéressant est pétillant. Voilà de quoi, aussi, éveiller la mauvaise foi si touchante du chroniqueur : finalement, peut-être n’avais-je pas choisi d’écouter ce disque par envie de nourrir ma méfiance à l’endroit de Mozart et du clavecin. Peut-être, grâce à mon extrême intelligence, à mon intuition surdéveloppée et à mon instinct confinant, il faut l’admettre, au génie, avais-je senti qu’il y avait là de quoi redonner ce que, nous autres, mélomanes, experts sachants et musicologues, cherchons quand nous écoutons un disque ou allons au concert : le smile et la pépêche. Malgré nos réserves sur la première sonate (qui, par conséquent, déploie un spectre plus large de l’écriture mozartienne), c’est cet effet joyeux et dynamisant que procure le présent disque. Aussi le déconseillons-nous, avec une vigueur confinant à la brutalité, aux ronchonchons de tout bord. Les autres peuvent acquérir l’objet par exemple ici.