Claudel-Giroud, « Chemin de la croix », Quantum
Compensons-nous quand nous pensons ?
C’est vrai, parfois, je ne fais pas que des éloges des disques que l’on m’offre. Pascal Vigneron ne le savait sans doute pas quand il m’a remis tantôt deux disques qu’il produit via son label Quantum – et moi-même, j’ignorais qu’il fût le patron de ce label, et quel label avait suscité la chronique mitigée ici évoquée. Donc, oui, c’est vrai, nous avons naguère exprimé notre déception devant le disque Couperin propulsé par le même label, notamment décontenancé que nous étions par la voix d’une des cantatrices, que nous réentendrons bientôt sur un disque Bach du même label – l’occasion de vérifier cette première impression. À l’occasion de cette critique, j’allais jusqu’à recopier, tout en citant ma source, une erreur de Wikipédia (la généalogie de l’organiste remonte à 1841 selon Internet, mais à 1645 dans le livret du disque – à moi qui n’ai pas le culte du sang bleu ou pur, ce détail biographique ne fait ni chaud ni froid, mais on gagne toujours à être un minimum précis).
Et pourtant… (Oui, jusqu’ici, ce n’était que la captatio benevolentiae, nous attaquons à présent le vif dans le sujet, et réciproquement.) (Avec un intermède, quand même, car, ici, critique et métatexte, autrement dit texte qui réfléchit, ça m’arrive, sur la critique, vont souvent de conserve.) (Mais on va finir par en venir au fait, point d’inquiétude.) (Enfin, j’espère.) (Bref.)
Et pourtant, donc, le disque que nous chroniquons aujourd’hui nous enchante. Parce que nous craignons l’ire de cette masse qu’est le syndicaliste et musicien Pascal Vigneron ? Ben non. On a exprimé des déceptions autrement dangereuses pour notre personne, et on n’a pas l’intention d’arrêter : on s’efforce ici d’être le plus honnête possible, pas de se faire des potes ou de taper sur les collègues pour le plaisir pyromaniaque d’incendier. Partant, sera-ce parce que, une fois que l’on a rencontré des « artistes sympa », c’est pas une insulte, on risque fort de devenir leur premier fan ? C’est encore une éventualité dont nous sommes conscients, mais pas sûr qu’elle soit, en l’espèce, pertinente. Les lecteurs qui survolent nos pages de temps en temps savent que nous avons eu l’occasion d’exprimer notre déception à l’égard d’artistes que nous connaissons, apprécions et/ou admirons, suscitant ponctuellement d’aigres mais compréhensibles « droits de réponse ». Nous avons été jusqu’à nous brouiller, malgré nous, avec celui que nous croyions être un de nos plus sûrs amis (apparemment, il a quand même réussi à embaucher des hackers pour faire disparaître la critique de Pluie d’été, répugnant moyen-métrage de Cyril De Gasperis, mais si c’est sa gloire, qu’il en jouisse, youpi – tout le bien que j’ai écrit sur ce talentueux olibrius auparavant reste valable : je n’applaudis presque jamais par amitié, ou avec la pulpe de l’index et de l’auriculaire, à la rigueur).
Alors… (Non, on n’a toujours presque pas parlé du disque, mais on va dire que c’est pour faire monter l’insoutenable suspense. Pour ceux qui en ont marre, voici un essstrait volé à Lorraine magazine, avec l’autorisation de l’artissse.)
Alors, serions-nous enchanté par le nouveau disque de Pascal Vigneron parce que, à l’occasion d’une merdique polémique 2.0 qui l’intriguait sans qu’il souhaitât, ce qui nous plut, y prendre part, j’ai rencontré cette espèce d’escogriffe cultivé, multiple et néanmoins réaliste, qu’est l’organiste du jour ? En fait, autant que nous en puissions juger, non. Juste parce que la composition de Jean Giroud, de nouveau gravée après un premier enregistrement – que nous ignorons – par le grand Philippe Brandeis, nous apparaît, dans cette seconde version, comme une suite de pièces fortes et attachantes interprétée avec goût (mesure des tempi, précision des attaques, sens du son et respirations pour la résonance…).
Peut-on admirer à demi-rai (sans « e ») ?
L’excellent disque dont il est question aujourd’hui semble avoir été enregistré autour du live du 14 avril 2017, qui réunissait Pascal Vigneron et Brigitte Fossey, sans doute pour suivre le vrai chemin de Croix. Il y a donc quelque audace éditoriale à publier ce disque forcément « trop tard » pour une adéquation entre temps liturgique et propos de l’enregistrement. Comme si le temps long de l’exploitation primait sur l’urgence de la rentabilisation (le sponsoring aidant, peut-être, et prouvant son intérêt par-delà l’aspect pécuniaire immédiat) ; ou comme si le label souhaitait décontextualiser l’œuvre, l’annoncer à temps et à contre-temps, soulignant de la sorte qu’il s’agit d’art et non juste d’une bande-son fonctionnelle destinée au Vendredi saint – après tout, on peut apprécier la finesse d’une Pietà même après Pâques, non ?
La dernière réalisation de Quantum – on en a mis, du temps, pour arriver exclusivement au sujet, mais là, impossible de reculer, ouf – associe le texte du « Chemin de la croix » de Paul Claudel et les « illustrations pour orgue » de Jean Giroud, interprétées sur l’instrument Schwenkedel / Koenig de la cathédrale de Toul. Nombreux, certes, sont les organistes qui ont fricoté avec le texte claudélien et tricoté des improvisations, parfois mises en disque, pour accompagner cette évocation frappante de l’auteur de la demi-paire de souliers satinés. Néanmoins, rares sont les compositeurs du vingtième siècle qui se sont risqués à fixer sur partition un chemin accompagnant les (encore) quatorze stations.
Avouons-le, et pas que pour montrer que nous sommes peu soucieux de flatter benoîtement, l’interprétation volontiers sentimentale sinon grandiloquente de Brigitte Fossey, collaboratrice habituelle du musicien, nous laisse sur le bord du chemin. Plutôt que l’hasardeuse diction du « il vaut mieux être sur la croix que deux sous », station 9, ou « le grain était grugé », station 10, on la préfère tekielskienne sur la station de Simon, la deuxième chute de Jésus ou l’étrange silence après le « tabernacle » de la station 13. Quel dommage, selon nous, que ce ton saisi par des ruptures a priori inappropriées et cependant dénué d’affect ne parcoure pas l’ensemble de la lecture ! Le drame est déjà dans le texte ; il ne nous semblait point utile d’en rajouter…
La partie organistique, elle, est une révélation pour nous. Les pièces, d’une durée oscillant entre moins d’une minute et deux cents secondes environ, séduisent immédiatement, d’autant que l’orgue semble fabriqué pour l’œuvre, ce qui est faux (le premier enregistrement de cette pièce de Jean Giroud fut réalisé, lui, sur un orgue Michel Giroud). C’est dire le talent de l’ex-trompettiste converti aux charmes vénéneux de la Grosse Bête à tuyaux : il rend avec sensibilité la richesse des harmonies par une harmonisation juste et merveilleusement captée par [on n’a pas trouvé le nom de l’ingé son sur le livret, peut-être un signe de modestie de l’organiste s’il a supervisé cette affaire aussi ?].
L’heure grée est-elle proche du regret ?
En dépit de notre enthousiasme, on peut pointer quelques regrets, en sus de la partie parlée, comme cette triple absence : absence de composition de l’orgue – que l’on peut néanmoins retrouver ici, p. 25 (incitation à contacter l’artiste pour se procurer la belle et riche brochure qu’il a publiée sur ce grand instrument – pour les coordonnées, voir l’image supra ?) ; absence de précision sur les registrations choisies ; et absence de séparation de plages entre texte parlé et musique (poser que chaque station fait unité, texte et musique, argument intelligible, conduirait cependant à affirmer qu’une symphonie en trois mouvements doit être enregistrée en une seule plage, ce qui, par analogie, le fragilise un tantinet). Ces regrets sont, finalement, broutilles. Voici ce qui compte : la musique saisit, secoue, fascine.
Entre à-plats puissants ou retenus, renforcés par une pédale grondante, jeux d’anches parfaitement accordés qui semblent interroger dans le lointain l’improbabilité de ce qu’ils décrivent, jeux solistes touchés avec grâce et assortis à l’accompagnement, éclatements transcendants d’un tutti jamais criard, ces « illustrations » de Jean Giroud et leur mise en valeur par l’éclectique Pascal Vigneron nous captent. Qu’un peu du grisbi collectionné par la SNCF et quelque « société de gestion de fonds » serve à financer de telles merveilles ne nous réconcilie pas avec tel mécène que nous sponsorisons tous les jours en empruntant les voies ferrées pour aller travailler ; mais qu’un olibrius ait réussi à convaincre ces financeurs de soutenir un projet excellent, avant de l’exécuter excellemment lui-même, cela mérite le respect. Chapeau au mec qui a osé, bravo à l’artiste qui a réussi, et bonne écoute aux lecteurs curieux : aussi loin que nous sommes concerné, ça vaut le coût et le coup d’oreille.