Cité de la musique, 14 janvier 2014
Excitant programme que celui présenté par l’Ensemble intercontemporain le 11 janvier à Amsterdam et ce 14 janvier à Paris.
La première partie s’ouvre sur la Piccola musica notturna (7′) de Luigi Dallapicola. La composition, destinée à un petit ensemble (flûte / hautbois / clarinette, violon / alto / violoncelle, célesta et harpe) répond à son titre et à sa distribution. Tout est élégance, délicatesse, légèreté et discrétion. Cette jolie mise en bouche prélude à la création française, en présence du compositeur, d’Un minimum de monde visible (20′), signée Yves Chauris (né en 1980), et destinée à un ensemble de vingt-quatre musiciens dont trois percussionnistes. Faisons abstraction d’une note d’intention du compositeur, qui promet une « diffraction » allant « d’une cohabitation fragile jusqu’à son phagocytage » via « un discours imparable et corrosif » ; et plongeons plutôt dans cette proposition, qui commence par une évocation de l’inframusique (frottements, sons plutôt que notes, effets percussifs des cordes). Les instruments sont traités à rebours : la harpiste utilise des accessoires pour torturer ses cordes, le contrebassiste travaille son instrument à l’envers, le percussionniste use de l’archet dont la violoniste n’a pas toujours l’usage. Après cette première séquence stimulante, la pièce nous paraît s’enliser dans une sorte d’à-plat sonore que le compositeur lui-même hésite à assumer, proposant sporadiquement des micro-événements (rugissements du petit orchestre, claquement des percussions, questions-réponses quasi instantanées puis en ordre inversé), comme pour anticiper sur l’attention en voie d’effilochage. Vers le dernier quart, l’œuvre connaît – enfin – un pic d’activités avec des traits stéréo des deux percussionnistes, avant de s’apaiser en offrant un minimum de monde sonore. Malgré la direction précise de Pablo Heras-Casaldo et la collaboration attentive des musiciens, la pièce n’a pas sonné, à nos oreilles, avec assez de densité, de surprises et de séductions harmoniques pour nous emballer par-delà les clichés attendus, dont la déchirure de papier semble devenu un hit.
La première partie se termine par le Lied der Waldtaube (12′) d’Arnold Schönberg, pour mezzo et orchestre de chambre (feat trois clarinettes quand même), extrait des Gurrelieder. En vedette, la diva Susan Graham, souvent présentée comme la twin ou la BFF de la Fleming – elle est la seule guest des Guilty Pleasures, dernier disque de la superstar. De fait, la mezzo envoie d’emblée un timbre chaud et gorgé de graves pour célébrer la mort d’une femme kiffée par un dieu et butée par une reine. La tension de l’artiste (hésitant entre le par cœur et la partition sécurisante) sert, curieusement, le propos, car la voix s’envole avec gourmandise dans les aigus et s’enfonce, ténébreuse, dans les profondeurs de son registre très étendu. Si certains médiums de passage peuvent paraître un brin « avalés », cela n’est que chipotage négligeable : cette interprétation majestueuse rend pleinement raison de cette partition, et notre seul regret est que le chef, qui a pourtant déjà sévi dans le répertoire opératique, ne musèle pas un brin son excellent orchestre pour mieux laisser sonner la voix de Susan Graham.
Après la pause caviar – champagne millésimé (pour les veinards), retour vers le futur du passé avec une pièce de 1957, la Serenata n°2 (12′) de Bruno Maderna. La pièce s’esquisse aux sons des flûtes (la flûtiste jongle longtemps entre sa flûte et le piccolo), avant de s’ouvrir à l’ensemble de l’orchestre au cours de variations brèves, enchaînées et palpitantes car mettant pleinement en valeur l’orchestre – jusque dans la jazzification swinguée de la harpe. L’œuvre, tonifiante, sert de curieuse introduction à la transcription des Lieder eines fahrenden Gesellen (25′) de Gustav Mahler, pour mezzo et orchestre de chambre. L’œuvre, magnifique, unit une écriture dense et sombre à un texte naïf et romantique du compositeur himself (sur le thème : « Je voudrais être étendu sur la noire civière / sans pouvoir jamais rouvrir les yeux », une ambiance idéale pour mezzo !). Le résultat hésite entre la beauté mélodique et la noirceur orchestrale, le tout parcouru de brefs moments d’une gaieté réjouissante. Les contrastes d’humeur sont rendus avec grâce par l’orchestre ; et la mezzo est au diapason, passant subtilement du murmure au cri du cœur, en passant par la désespérance grondée, le bonheur sautillant, le doute déchirant… La voix est idéale, riche, maîtrisée. Le titilleur soupçonnera, à de très rares endroits, un petit abus de consonnes pour faciliter telle fin de phrase ; mais c’est vétille (je sais, mais j’aime bien). L’évidence de l’art lyrique de Susan Graham s’impose : c’est techniquement superbe et musicalement « superlatif », selon le mot à la mode.
En conclusion, un programme passionnant par sa diversité (genres, importance des pièces, effectifs en jeu), servi par des musiciens caméléons, un chef précis et une chanteuse de très haute volée… qui s’excusera même, auprès des fans venus l’attendre à la sortie, d’avoir pris le temps de se changer et de saluer ses amis. À l’américaine.