Christian Chamorel, église Saint-Julien-le-pauvre, 28 octobre 2021
Voici quatre ans presque jour pour jour que Christian Chamorel a commencé d’être familier des lecteurs sporadiques de ce site. Entre concerts, disques et happenings mendelssohniens, il est devenu un personnage récurrent de la saga, et nous sommes heureux de saluer son retour parisien. Alors que le remplissage des salles de spectacle, profanes ou sacrées, est une catastrophe à l’échelle parisienne, le pianiste suisse n’a certes pas à rougir de son succès au cœur de la capitale. Sans blinder l’église, un public réactif et attentif est présent et impatient d’ouïr le programme tripartite que l’artiste a manigancé. On en profite pour regretter l’absence de programme proprement dit : pour un billet à vingt euros donnant droit à une chaise d’église en placement libre, c’est un brin léger – et point de chanson sur l’écologie, puisque flyers oui-oui, programme non-non.
L’interprète ouvre le bal par son grand kif, le soi-disant divin Mozart. Son choix s’est porté sur la sonate KV 333 dont l’Allegro initial est joué sans peur de l’oxymoron, puisqu’il associe la précision de doigts toniques à une pédale généreuse, seule à même d’arbitrer avec l’acoustique compliquée du lieu. Passionné par ce qu’il joue et féru d’échanges (l’artiste est finement actif sur les réseaux sociaux), Christian Chamorel en témoigne en valorisant le système de questions-réponses que nourrit la main droite. À ceux qui persisteraient à juger que cette musique honnêtement troussée fleure néanmoins quelque peu la naphtaline, le musicien répond en la jouant avec un mélange de rigueur nécessaire et de souplesse bien tempérée, par exemple dans
- la dilatation sporadique du tempo,
- l’utilisation à bon escient de la respiration, et
- le détachement d’un motif ou d’une envolée sémillante.
L’Andante cantabile complète le tableau en proposant balancement et bariolage entraînant. L’interprète déjoue le risque d’emphase ou de solennité pesante en ouvrant l’espace par un investissement personnel et ciblé de la métrique. L’espace musical semble s’ouvrir grâce au travail minutieux sur les nuances et le legato. L’Allegretto grazioso rondade à foison sous forme de couplet-refrain. Chamorel y sculpte Mozart à coups d’accents donc de silences. Cette mise en rythme du mouvement anime la déclinaison du thème obsessionnel que le musicien veille à éclairer différemment à chaque évocation grâce à des attentions spécifiques :
- tonicité affirmée,
- nuances renouvelées,
- attaques plus intenses, etc.
Le résultat nous laisse partagé entre l’incapacité de l’œuvre à nous émouvoir et l’évidence qu’elle n’est certes pas déplacée sous les doigts d’un grand pianiste de 2021.
Après Mozart, Christian Chamorel prend le temps de présenter la Fantaisie op. 28 de Felix Bartholdy Mendelssohn qu’il s’apprête à confronter – et que l’on peut, comme il ne le signale pas en direct, retrouver sur son disque Mendelssohn, paru chez Calliope en 2020 (pour l’acheter, c’est par exemple ici ; pour l’écouter en entier, c’est là ; et pour découvrir la Fantaisie spécifiquement, rendez-vous sur cet hyperlien). Le mouvement « con molto agitato » mixe d’entrée tempête et pompe, ce qui représente bien le compositeur et n’indiffère sans doute pas son serviteur. Comme l’exige le concept de fantaisie, l’écriture fracturée juxtapose des moments fort distincts. L’interprète se goberge effrontément du va-et-vient entre
- les atmosphères bigarrées,
- les phases de tension et de détente, ainsi que
- les séquences puissantes et les passages dentellifères (bah, pourquoi pas ?).
Il pousse la finalisation jusqu’à jouer avec la pédale de sustain pour créer de subtiles harmoniques à la fin du mouvement. Le deuxième temps, bref, de cette « sonate écossaise » est indiqué « Allegro con moto » et tente de jubiler, comme en témoignent
- les segments énergiques,
- les rebonds des notes répétées et
- le souci de conserver sans cesse l’allant du morceau.
Le Presto final ne manque pas d’efficacité sonore ni digitale. Par-delà l’exploit technique, Christian Chamorel veille donc à faire respirer respirer la partition en volume (gestion des décibels) et en espace (travail avec le silence pour laisser vivre la musique dans l’église derrière le bruit des marteaux). Dans cette perspective, l’artiste s’en donne à cœur joie.
- Sforzendi,
- crescendi parfaits,
- pianissimi subito,
rien ne lui échappe, et surtout pas la capacité de faire gronder la main gauche pour mieux éclairer la ligne virtuose de la main droite quand d’autres grignoteraient les virevoltures (essayons) de la dextre au profit des fureurs de la senestre. Cela est concocté avec une aisance déconcertante qui rend ce plat de résistance sapide et même gouleyant.
L’affaire se conclut sur la petite demi-heure exigée par les sept Fantaisies op. 116 de Johannes Brahms. Pour présenter le concept, il attire l’attention sur deux points :
- Brahms, ce n’est pas que des pièces automnales ; et
- « les fantaisies sont remarquables car la base de leur édifice, dont même le mélomane ne se doute pas, c’est l’économie de moyens. »
Économie de moyens compositionnels, peut-être, mais certes pas techniques. Un pianiste doté de moyens moyens restera rapidement à quai. Ce n’est pas seulement une question de célérité – le capriccio liminaire exige en revanche autorité et capacité à assurer la continuité du propos en dépit de nombreux breaks, avant que la fête aux octaves n’active la joie d’une virtuosité fantaisiste. En regard, le premier intermezzo fait désébullitionner, et hop, la sauce et permet d’apprécier le pianiste non point dans une autre veine mais dans une approche complémentaire de son art, où la virtuosité sert la musique après que la musique a servi la virtuosité ; et ce, jusqu’à l’extinction, l’un des sommets de l’art brahmsien.
Le deuxième capriccio remet en branle les petites saucisses. La pièce oscille entre désir d’explosion et tentation de se poser davantage. De cette bipolarité, Christian Chamorel se pourlèche les phalanges et parvient à montrer avec autant de conviction
- les deux pôles en tant que tels,
- la tension que leur opposition suscite et
- l’unité profonde qui cimente l’œuvre.
Après la virtuosité secouée dont vibrait le capriccio numéro deux, le deuxième intermezzo pose les choses. Il oblige la main droite à aller chercher les profondeurs du clavier en survolant sa consœur tout en ciselant les aigus. Nocturne ou méditation, la pièce prend ce soir une présence et une ampleur patentes sous les doigts d’un pianiste capable d’en donner à percevoir les pleins et les déliés, les cavalcades d’un matin de Noël le taedium vitae d’un dimanche après-midi n’en finissant pas de finir. Le troisième intermezzo se balance, ternaire et inquiet. L’interprète n’hésite ni à le suspendre, ni à mettre à nu le questionnement qui le parcourt. Cohabitent inquiétude et aspiration à la sérénité. Les nuances médianes – mais non pastel – rendent cet intermède à tout le moins affriolant.
Le quatrième intermezzo s’affirme plus solide, avec son mode majeur ostentatoire et ses modulations autoritaires. Après qu’un motif reconnaissable a été énoncé, une partie centrale se dégage. Grâce à une grande clarté de jeu, Christian Chamorel crée le lien entre les itérations du thème premier et les volutes qui s’en échappent. L’arpège final conclut en beauté une interprétation pénétrée. S’en vient alors le dernier capriccio, comme émulsifié. Malgré l’agitation, le virtuose veille à souligner les lignes de crête et les différentes formes de tension qui subliment cet exercice de brio, notamment grâce aux
- nuances,
- accentuations,
- foucades rythmiques et
- suspensions à suspense.
Deux bis concluent le show. D’abord une cochonnerie, selon les termes du compositeur : la première des trois études op. 104, qui prouve, explique l’interprète, que « Mendelssohn s’est planté sur toute la ligne par rapport à son auto-évaluation » d’autant qu’il s’agit du tube chéri du musicien suisse. En dépit de la pyrotechnie à grand spectacle offerte par cette pièce, Christian Chamorel fait fi des paillettes : sa virtuosité éclatante et sa musicalité réconfortante ne font qu’un. Devant l’enthousiasme du public, il accepte de revenir glisser la Romance sans parole op. 30 n°1, andante et expressive ainsi qu’il sied. Le récital s’achève en douceur et en intériorité, un riche accompagnement se balançant comme une escarpolette dans la nuit vide d’une fin d’été, tandis qu’une mélodie nous accompagne longtemps, longtemps après que le poète a disparu de scène.
En conclusion, un beau moment, dense, varié, pensé et ramassé, où la musique prime sur l’exhibition, où la technique est un tremplin pour l’émotion et où les inclinations de l’interprète l’emportent sur les facilités des programmes convenus sans négliger d’embarquer le public dans le monde de l’artiste. La chaleur des longs applaudissements finaux résumait, assurément, l’essentiel de cette longue critique.