Charlotte Isenmann Quartet, Sunside, 22 février 2023 (2/2)
On avait quitté le quartet après le premier set narré ici avec une question : les quatre jeunes jazzmen d’un niveau remarquable allaient-ils oser s’encanailler lors de la seconde partie ? L’affaire commence bien : le quatuor est devenu trio. Charlotte Isenmann, la meneuse de revue, a disparu. Sur « Not sad anymore », une composition ternaire du pianiste Pierre-Louis Le Roux, soucieux de rassurer Brad Mehldau qui lui intimait « Don’t be sad », la vedette du combo manque mais ne manque pas. C’est astucieux : l’éphémère changement de configuration varie les couleurs et permet d’explorer d’autres possibles sous-jacents à la formation.
- Maîtrise de l’exposition,
- solide contrebasse,
- sûreté de la geste improvisée…
… et retour de Charlotte Isenmann pour « Poggy », un titre écrit par Emilian Ducret, à la batterie. Rythme ternaire toujours, mais plus saccadé (presque attendu, pour un rythmicien !), sur lequel s’envole la flûte dans un éclair d’euphorie que prolonge un solo de piano ensoleillé. Charlotte Isenmann creuse cette dynamique, entre
- traits,
- tenues et
- rebonds joyeusement inattendus
avant qu’Emilian Ducret ne s’autorise un break plutôt qu’un solo. Judicieusement préparé par un prélude, « For Jan » de Kenny Wheeler (et Norma Winstone) prolonge l’étude du mouvement à trois temps avec une valse que Charlotte Isenmann impulse sur deux octaves. Le dialogue entre piano et contrebasse est fin. Le toucher de Pierre-Louis Le Roux y fait merveille. Si l’on croit sentir – mais peut-être s’enkyste-t-on dans une opinion virant à la pénible fixette – une sagesse élégante et parfois limitante, on ne peut que saluer la maîtrise
- des codes,
- de la richesse harmonique et
- des possibles instrumentaux,
les deux aspects n’étant pas contradictoires puisque l’envie de bien jouer, fort compréhensible, limite la prise de risque ou la curiosité pour les chemins de traverse. À l’occasion d’un premier passage dans l’une des mecques – ceci n’est pas de l’écriture inclusive – parisiennes du jazz, rien de choquant, admettons-le, les jeunes futurs pros devant, ab initio, bien faire leur job. Le solo de contrebasse n’en séduit pas moins par sa tonicité et sa motricité roborative, même si la doublure envahissante de l’instrument par la voix pourra, au choix, intéresser car étoffant la personnalité du musicien ou paraître quelque peu superfétatoire.
Un swing à l’ancienne est solidement rendu par l’équipe autour d’un Dave Brubeck, d’abord en trio puis en quartet. Cette énergie irrigue le solo de Pierre-Louis Le Roux. Certes, la fièvre du moment n’oblige pas cet ex-pianiste classique à jeter sa gourme de premier de la classe pour mettre le feu mais, s’il refuse le vertige, le musicien roué accepte l’ondulation des boucles et communique sa sérénité rayonnante aux spectateurs. Puisque jouer ensemble, c’est lancer des balles, Charlotte Isenmann saisit le projectile au bond et poursuit dans une veine similaire, associant
- le sérieux des traits limpides,
- la justesse dans les idées et
- le désir de mêler diverses astuces d’improvisation…
… même si on connut la demoiselle plus fofolle quand elle improvisait en solo avec sa pédale de loop et ses propositions çà et là bruitistes.
Le socle de ces quatre-là reste une maîtrise instrumentale assez ancrée dans leur pratique pour ne jamais être brandie telle une garantie de qualité musicale, ce qu’elle ne saurait être, n’étant pas une fin mais une condition sine qua non. En témoigne le nouveau thème écrit par le batteur et marqué par une certaine instabilité rythmique pour le moins gouleyante. Le solo de Gabriel Sauzay se fond dans ce désir presque dansant, et se révèle à la fois mélodieux et solidement enraciné dans le groove. À son tour, la flûte se saisit du thème déchiqueté. Elle en rejette la radicalité potentielle pour mieux flatter sa musicalité. Emilian Ducret y va, enfin, de son solo où trois qualités sautent aux esgourdes :
- franchise,
- variété sonore et
- tonicité.
« Do or do not », enchaîné, offre une belle unité du duo flûte + contrebasse. Le solo de piano, léger, vibre d’une énergie qui pousse vers le haut et s’abreuve à une virtuosité toujours artistique. Le solo de flûte semble se focaliser sur une méditation harmonique articulée autour
- de gammes,
- d’envolées dans le registre aigu et
- de contrastes n’hésitant pas à frotter.
Le solo de contrebasse vient se fondre à la flûte pour la reprise du thème bientôt soutenue par Pierre-Louis Le Roux. Le travail est bien fait. Tant pis pour celui qui s’étonnerait que le regard circule aussi peu entre les partenaires : la musique, elle, circule. C’est évidemment l’essentiel.
La fin du set approchant, c’est le moment de glisser « Criss Cross », un thème de Thelonious Monk qui fonctionne sur
- les sauts,
- les chromatismes et
- le morcellement.
En s’inspirant du roi de la dissonance, Charlotte Isenmann explore
- le demi-ton efficace,
- le contre-rythme optimal et
- le souffle seyant au propos.
Le discours s’efforce de faire fruit de toute graine voire de tout grain. Aussi apprécie-t-on que le travail s’attache aussi bien à donner vivacité et vitalité
- à la mélodie,
- à l’harmonie et
- au son lui-même.
Pierre-Louis Le Roux s’enfonce avec gourmandise dans la quête de la note juste, donc de la friction induite par
- les intervalles,
- les accents et
- les phrasés.
Emilian Ducret prend sa suite, démontrant son souci de transformer sa machine percutante en boîte à musique via une exploration spectrale de ce qu’il lui est donné de sculpter, notamment
- les sonorités,
- les rythmes,
- les intensités,
- les mutations de tempi,
- les contrastes de caractère et
- la virtuosité des touchers.
Après un prélude renouant avec le duo flûte et contrebasse qui rappelle évidemment la célèbre version associant Dave Holland et Steve Coleman, la flûte se saxophonisant dans l’ouïe des aficionados, l’heure des regrets ambigus a sonné : le quartet de Charlotte Isenmann se lance dans « Little one, I’ll miss you », un titre ternaire comme pour boucler une seconde partie très marquée par ce balancement. Pour la dernière tune, la patronne s’empare de son solo avec la volonté de partir en quête
- d’évanescence,
- d’envol et
- de liberté.
Pierre-Louis Le Roux profite du contraste entre cette jolie chanson de Bucky Green et Abbey Lincoln et le thème précédent, bien moins pop. Ici, la mélodie – réputée écrite à l’origine dans cette stupide tonalité de la bémol mineur – ne craint pas l’efficacité
- du swing,
- de la descente chromatique (F7 et Bb après F#m et B) ni
- de la trouvaille géniale donc simple qui fait d’un thème un earworm en puissance (l’enchaînement de Gb7 sur Abm, à la troisième mesure, est garanti super efficace).
Le pianiste a l’intelligence de ne pas écraser cette efficacité sous un étalage de virtuosité. En effet, à ce stade du concert, on a bien compris qu’il savait jouer. Il n’a plus besoin de démontrer qu’il n’est pas un nobody, euphémisme. On peut juste profiter de ce que sa technique lui permet de musiquer. C’est malin, adapté et fin. Pour conclure la tournée des soli, Gabriel Sauzay, en dépit de sa tendance à doubler à la voix son récit instrumental dont on admet qu’elle a pu, parfois, dans notre liberté snob de spectateur, nous impatienter, arrache un dernier beau solo à son instrument,
- la puissance,
- la tonicité et
- l’inventivité de sa main droite
s’associant à son savoir-faire et à sa maîtrise de l’exercice.
Ainsi s’achève la belle prestation de ce jeune quartet qui maîtrise son sujet et devrait, par la suite, s’ouvrir des perspectives encore plus personnelles s’il se laisse tenter par l’axiome – un peu bizarre et pourtant souvent juste – selon lequel, parfois, quand ceux qui jouent très bien jouent moins bien, ils jouent encore mieux. À moins que, loin d’un projet de lâcher-prise, ces quatre esprits s’inventent d’autres spécificités marquantes qui leur seront propres et, peut-être, plus naturelles ? Le fait est que, en espérant que leur aventure collective n’en soit qu’à ses débuts, nous sortons de la boîte avec la hâte de les réentendre dans quelque temps, quand leur relation aura encore maturé, c’est encore plus chic que mûri, ce me semble. Il n’est sans doute pas d’indice plus solide que cet empressement pour en déduire que, même pour un non-jazzologue, le concert fut savoureux !