Charlotte Isenmann Quartet, Sunside, 22 février 2023 (1/2)
Bien qu’elle semble tout à fait réelle, Charlotte Isenmann est une fille de synthèse. Née de la rencontre entre un batteur de jazz et une artiste lyrique, elle a réussi à fusionner les prédispositions génético-culturelles qui lui étaient allouées en devenant flûtiste de jazz. La flûte pour la vocalité humaine ; le genre de musique peut-être par atavisme et inclination – par destin, peut-être aussi. Sa carrière s’annonce sous les meilleurs auspices : alors qu’elle s’apprête à monter sur la scène du Sunside avec le quartet qu’elle a fomenté, elle est en lice pour intégrer le CNSMDP – plus que quelques écrits et, inch’Allalalalah, le tour sera joué.
Devant un public où se mêlent habitués, famille et copains des conservatoires, c’est « Bondy », son titre-fétiche, qu’elle a choisi pour ouvrir le premier set. Le thème est idéalement taillé pour faire briller le mélange de douceur et de synchronicité que les compères semblent vouloir préempter comme marque de fabrique. Douceur, heureusement, n’est point gnagnantise. Lors de l’exposé liminaire, la tension monte et les contretemps claquent.
Pierre-Louis Le Roux, au piano, se voit octroyer le premier solo de la soirée. Pas de grande prise de risque au programme, mais, avec le soutien pertinent du collègue batteur, déjà un savoir-faire assuré, qu’illumine un sourire constant – c’est devenu rare, alors qu’un musicien qui admet sur scène qu’il kiffe le moment, c’est pas forcément désagréable pour le public ! Gabriel Sauzay, à la contrebasse, nous fait une Glenn Gould en chantant ses notes presque aussi fort qu’il les expulse de la grande carcasse claquant sous ses doigts. La flûte vient sporadiquement titiller l’ample ogre à cordes, créant un fil rouge pertinent dans l’art de contraster et de varier les atmosphères sans perdre l’auditeur entre cahots et éclats de lumière.
« Cubism » de Kurt Rosenwinkel valorise le duo flûte-contrebasse. Pierre-Louis Le Roux propose ensuite un solo axé sur des loops énergisantes, tandis que les quatre zozos veillent à jouer ensemble et non côte à côte, tant dans les traits à l’unisson que dans le son tout court. « Behind the storm”, écrit par le pianiste, creuse cette veine avec un riff d’accompagnement quasi minimaliste précédant l’arrivée de la flûte, à l’unisson avec la main droite. Son solo retarde, malicieux, le moment où les doigts vont se délier, créant une intensité croissante certes archétypale mais fort bien menée et harmoniquement nourrie. En réponse, le solo de Charlotte Isenmann va gratter ailleurs des harmonies plus râpeuses, que le pianiste sertit en assourdissant manuellement les cordes. La patronne du quartet varie les registres et les astuces (attaques, phrasé, répétitions…) avant de conduire son petit monde à la reprise du thème – des extraits de ces trois premiers thèmes sont proposés dans la vidéo infra.
Sonny Rollins et son « Airegine » (anagramme de Nigeria, précise la flûtiste, et pourquoi pas ?) électrisent l’atmosphère grâce à l’arrivée d’un swing riche de possibles, auquel Gabriel Sauzay rend justice. Ces jeunes musiciens ont beau revendiquer une écriture moins ouvertement catchy, ils savent aussi jouer le répertoire. Portée par la pulsation harcelante de la contrebasse, le solo de flûte libère l’assistance qui s’autorise enfin à clap-clapper en fin de performance. Émoustillé en dépit d’un quant-à-soi impeccable, Pierre-Louis Le Roux se lance alors dans une improvisation tonique en dialogue avec Charlotte Isenmann et Emilian Ducret, sans omettre de placer quelques synchros piano / flûte qui traduisent un travail certain en commun.
Une composition du contrebassiste (lui-même fils d’un saxophoniste de jazz), ça s’introduit forcément par un solo de contrebasse. Celui qui nous est glissé dans les esgourdes pique agréablement l’oreille par le jeu des dissonances. L’arrivée du duo piano + flûte pourrait paraître déjà ouïe si, de fait, déjà ouïe, elle ne donnait une de ses couleurs au quartet. De même, les soli pourraient parfois donner l’impression qu’ils manquent de construction d’ensemble, de cohérence narrative et de tension globale si leur apparente fragmentation ne permettait aux qualités des musiciens de miroiter sous différents angles dans un même souffle. Chaque membre du quartet démontre qu’il a développé une technique instrumentale solide et une belle science harmonique sans être ostentatoire, tout en conservant la fraîcheur du jeune âge.
Charlotte Isenmann prévient alors le public : sa composition suivante, « Free jazz”, affublée d’une « spéciale dédicace à l’Alsace”, va être « un peu plus dure à écouter”. On y retrouve les synchros piano / flûte associées à une certaine liberté dans la succession des couleurs. Le thème et la structure permettent aux musiciens de communier dans une même énergie. Tout juste regrette-t-on que, comme Pierre-Louis Le Roux frôlant parfois la percussivité sans y céder tout à fait, ces artistes déjà expérimentés ne s’autorisent guère à lâcher la rampe du joliment réalisé, ne laissant filer que quelques moments de folie très tempérée. Reste le résultat – en l’espèce une oscillation fort bien menée.
Petit coup d’œil au cellulaire pour vérifier si on a le temps de partager les « Gazouillements d’oiseaux » écrits par le pianiste – on l’a. Après avoir taquiné des codes minimalistes, Pierre-Louis Le Roux décapsule le morceau dans un pétillement plutôt gymnopédique. Une façon douce et maîtrisée de conclure un premier set solide et ambivalent, donc stimulant. En effet, la présence polie de compositions de chaque membre – en sus de l’indispensable standard et d’une reprise rare – induit un manque d’unité, de direction, de personnalité voire d’acidulé du quartet ; mais elle permet aussi d’offrir une diversité d’inspirations plaisante. De même, la maîtrise instrumentale très sûre de jeunes musiciens en formation pousse parfois à interroger la frontière entre rigueur et raideur, comme si, à force de jouer propre et bien, ce qui n’est pas un défaut en soi, le doit-on préciser ? ils s’interdisaient les embardées indispensables
- à une créativité de l’instant,
- à un jaillissement du possible,
- à une ébriété de l’idée qui explose plutôt qu’à une quête sérieuse et un peu sage de la bonne note.
Affaire de goût : pour ma part, j’aime dans le jazz ce moment où la technique, le savoir-faire et la science
- ouvrent une brèche,
- fissurent une évidence,
- descellent pour un temps la statue du bon goût et du joliment tourné.
C’est peut-être ce qui m’a manqué dans cette mi-temps. Le quartet envoie son bois, les musiciens connaissent leur affaire, la set-list est intelligemment pensée ; or, tout se passe comme si ces qualités paraissaient corseter pour partie la pulsion créatrice qui bat, c’est une évidence, dans ces brillants compères. Dès lors, les fines bouches pourront en conclure que ce n’est pas encore super quoique ce soit déjà excellent ; les gourmands, eux, auront hâte de découvrir le second set où, à n’en pas douter, le quartet de Charlotte Isenmann devrait oser davantage après s’être rassuré lors d’une première partie de bonne facture ; et il est probable que les deux avis ne soient, en réalité, pas assez contradictoires pour que la gourmandise n’embarque pas tout le monde dans un même désir de goûter davantage de plats gonflés à souhait.
À suivre !