Céline Faucher, « Qui a peur de Pauline Julien ? », El Clan Destino, 8 avril 2019

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Photo : Bertrand Ferrier

Il faut venir au Clan Destino pour le lieu, le patron, les empanadas paraît-il (« mais aujourd’hui, c’est lundi, j’en ai pas fait »), la pratique au moins sporadique de l’entrée libre qui accessibilise – si, si – la culture et, éventuellement, la programmation. Le soir où nous découvrons cette salle aussi excentrée qu’excentrique, nous sommes pourtant venu avant tout pour entendre le répertoire de Pauline Julien chanté par une Québécoise, en l’espèce Céline Faucher, la chouchoute des Salons d’Ima Rose. Actuellement en tournée dans l’Hexagone, elle a débarqué avec trois spectacles :

  • « Féminine(s) », une collection de chansons propulsées par des femmes, qui a enthousiasmé Jean Dubois ;
  • « Gens du Québec » qui la conduira à Aubenas le 11 avril ; et
  • « Qui a peur de Pauline Julien ? », qui vivait sa dernière parisienne le 8 avril.

Or, ce qui nous attend n’est pas un récital comme un autre, plutôt une excursion pédagogique, sorte de conférence chantée qui explore chronologiquement les vingt premières années de chanson de feue l’ex-comédienne. Peut-être les limites chronologiques et le projet didactique auraient-ils gagné à être spécifiées d’emblée ? L’artiste choisit de commencer a capella avec du Léo Ferré dans le texte (« Dans tes bras, c’est bien plus beau / quand il y a la mer et les chevaux »). Patrick Laviosa, son pianiste, la rejoint pour la célèbre « Chanson de Bilbao » écrite par Boris Vian pour Yves Montand. Prolongeant le « on a honte de la musique pour son fric » qui anime le dernier couplet, l’interprète enchaîne sur la « Chanson du capitalisme » brechtienne, puis gaule le noyer en puisant dans « Une noix » célébrée par Charles Trenet. On regrette alors une amplification insuffisante qui bride tant le plaisir de l’auditeur que l’expression du pianiste, intelligemment soucieux de ne pas couvrir sa commanditaire.

Décor du Clan Destino (aperçu). Photo : Rozenn Douerin.

Feu le pompeux Charles Aznavour intervient ensuite en clamant : « Je ne peux pas rentrer chez moi / car mon passé y est déjà. » Signe de la diversité du répertoire, l’excellente « Chanson du pharmacien » de Félix Leclerc efface notre ire devant celui qui était devenu une impatientante caricature de momie. Elle apporte son énergie noire que tempère « La marquise Coton », dont l’interprétation par Renée Claude reste la référence. Céline Faucher, elle, n’a rien d’une Renée Claude ou d’une Catherine Sauvage… ou d’une Pauline Julien. Elle ne cherche certes pas à imiter ces diseuses en voulant imprimer sa marque sur ce qu’elle chante. Appuyée sur une voix et une diction solides, elle préfère se mettre au service des chansons, de manière quasi neutre, effaçant, avec humilité, l’interprétation personnalisée derrière la fredonnerie interprétée.
Faute de pédagogie sur le projet du récital, on s’étonne que, après sept chansons, on en soit toujours à l’exploration du premier vinyle de Pauline Julien, mais  le rare « Ton nom [ou non] est de bronze et dentelle » de Claude Gauthier nous rassérène… avant que son contraire, le tube des « Feuilles mortes » version Serge Gainsbourg, chanté à deux voix avec Patrick Laviosa, reprenne le chemin des tubes. La déploration façon Gilbert Bécaud se prolonge avec « Quand l’amour est mort (on ne voit plus rien) », et avec l’avertissement de Jacques Brel qui fête ses quatre-vingt-dix ans puisque, on le sait : « On n’oublie rien de rien, on s’habitue, c’est tout ». Les redoutables harmonisations descendantes peuvent sembler ce soir perfectibles – spécificité du spectacle vivant ou de l’oreille imparfaite de l’auditeur, ouf.

Photo : Rozenn Douerin

Il faut attendre la douzième chanson (« Mon mari est parti » d’Anne Sylvestre) pour s’aventurer dans le deuxième disque, résolument féminin, de Pauline Julien. L’admiration de l’interprète pour l’interprète, ha-ha ou presque, la conduit à d’amoureuses approximations (« connaîtrions-nous Léo Ferré sans Pauline Julien ? », sérieux, en France, carrément). Rien qui ne l’empêche de faufiler « Est-ce ainsi que les hommes vivent ? », accolé au « J’entends, j’entends » par lequel Jean Ferrat, entre autres, a contribué, lui aussi, à populariser Louis Aragon moyennant un rémunérateur soutien du PC. La première partie du spectacle se clôt avec une inclination québécoise : « Le rendez-vous » de Gilles Vigneault et Claude Léveillée (avec son refrain si typique en A, E/G#, G, A) et le tube « Jack Monoloy » si vigneaultique, dont les deux complices rendent avec plaisir les ruptures de rythme et le dynamisme.
Après cette seizième chanson, la pause, qui surprend le patron (« Je ne savais pas qu’il y avait un entracte »), se dissout sur l’air du « Cinématographe » puis du « Ne vous mariez pas » de Boris Vian. Autant dire que Céline Faucher a choisi d’accélérer le tempo, ce qui est très appréciable au moment de deviner ce qui se passe « Dans la tête des hommes » selon Raymond Lévesque. Le répertoire de cet auteur-compositeur est l’opportunité pour l’interprète d’esquisser la crise d’octobre 1970 à travers « Bozo-les-culottes », bien que la chanson remonte à 1966. La chanteuse paraît osciller entre sa spontanéité joyeuse et son désir de suivre les notes jetées sur son cahier – au point de perdre aussi, à plusieurs reprises, son pianiste qui ne sait à quelle chanson se vouer. Pas de quoi empêcher les deux acolytes d’interpréter « L’homme de ma vie » de Clémence Desrochers (« Si nous devenons bons amis, je t’amènerai le dimanche […] rencontrer l’homme de ma vie »), avant de filer vers Georges Dor et sa « Chanson difficile ».

Piano, ombre et lumière au Clan Destino. Tableau : Bertrand Ferrier.

C’est un double tube qui marque le dernier tiers-temps du concert. Premier tube des chanteurs avec du texte dedans, « La Manic » dont on garde en tête de mémoire l’interprétation de Jean-Marie Vivier. Un utile aparté historique explique alors le titre du spectacle, en évoquant l’article « Who’s afraid of Pauline Julien? » suite au tollé suscité en 1979 par l’interprétation, en anglais, crime, de « La Manic » par la chanteuse, en Ontario. Point de tollé, en revanche, pour le second tube de la soirée, « Suzanne », traduit et condensé par Gilbert Langevin, qui tuile l’arrivée dans les années 1970, cette époque utopique où l’on rêvait, ou feignait de rêver, à un « monde où il n’y aurait plus d’étranger » même pour celle qui, chante-t-elle, est « née à Trois-Rivières ».
Fin du spectacle évolutif et co-construit avec Jean-Paul Liégeois : « Une sorcière comme les autres » d’Anne Sylvestre, manière de boucler avec légèreté le cycle 1951-1971 couvert par ce répertoire en construction, curieux, varié, engagé sans niaiserie, volontaire sans fanatisme, féministe et ouvert sans œillères, bref, plaisant-mais-pas-que.

Photo : Bertrand Ferrier

En conclusion, Céline Faucher s’adresse aux amateurs (même si le public est essentiellement féminin, ce soir, mais la connerie inclusive jamais ne nous a effleuré – s’il avait fallu lécher le fion du consensus, sans doute eût-on trouvé des projets plus excitants ou rentables) d’authentique. Pas l’authentique québécois pour Hexagonal, avec accent surdimensionné, chemise à carreaux et cabane à sucre à tous les étages. Non, l’authentique de Céline Faucher est celui de l’interprète, qui n’est pas un inter-prêtre : il n’est pas au centre de ce qu’il n’a pas écrit. Juste un médiateur, un valorisateur, un passeur. Dès lors, même si le live suscite quelques décalages, la prestation du jour s’appuie sur quatre qualités :

  • la construction d’un récital pédagogique ;
  • des textes globalement sus sur le bout des rognures ;
  • un souci de sobriété qui sied à l’interprétation de celle qui fut, surtout, une interprète ;
  • une sporadique spontanéité fort bienvenue, dont témoigne la relation avec le pianiste.

Ceux qui aiment les personnalités plus affirmées ou plus radicales pourront rester sur leur faim tant l’artiste tient à demeurer en retrait devant celle qu’elle incarne – on est loin d’une Mama Béa chantant Ferré ou à une Sauvage bouffant ses covers avec une fringale communicative, pour suggérer un extrême opposé. Ceux qui s’attendent à un récital « Pauline Julien » tout court seront désarçonnés devant le principe respectueux et rigide de la chronologie… et la découpe en deux mi-temps du répertoire, dont une partie ne sera pas valorisée. Cela ne les empêchera pas d’admettre les qualités du projet présenté ce soir-là, parussent-elles trop sages et sérieuses tant pour rendre raison des emballements de Pauline Julien que pour enthousiasmer ces fines bouches. Remettre le répertoire de Pauline Julien aux esgourdes du jouer, et faire de son spectacle une question de goût, comme l’interprétation viscérale et totalement personnalisée de Pauline Julien par Jann Halexander proposait un autre versant : sera-ce pas un excellent prétexte pour aller écouter, en direct, des artistes capables de nous désarçonner et de décentrer notre attente tout en propulsant, à leur main, un répertoire aussi passionnant que chargé d’histoires ?