Catherine Ribeiro, « Fenêtre ardente » : la réédition
C’est le dernier disque studio de la Ribeiro. Trente ans après sa parution, par une coïncidence au moins aussi politique que comptable, il débaroule enfin sur les sites de streaming avant, espérons-le, de gagner à nouveau nos gramophones et autres mange-disques. Même si Catherine Ribeiro n’a jamais été qu’en partie cette pasionaria d’extrême-gauche à laquelle on l’a parfois réduite, fût-ce avec sa bénédiction occasionnelle, il n’est pas innocent de rééditer un de ses disques à l’heure où le néolibéralisme cingle les clampins avec une outrance décomplexée qui n’a désormais plus de limite. Du moins – les stéréotypes sont rarement des types avec un Walkman – est-ce ce que l’on imaginait en apprenant la nouvelle. En réalité, Fenêtre ardente n’a rien d’un disque militant réservé
- aux anars nostalgiques,
- aux cocos vieillissants ou
- aux antimacronistes outragés en quête d’un porte-voix authentique, pas d’un connard soumis, casquette sur le cigare, qui réciterait dans les Zénith la vulgate molle d’un PS emperruqué.
Voilà le premier intérêt de cette réédition, qui semble surtout désigner une mise à disposition sur les plateformes de streaming d’un disque qui ne s’y trouvait pas (pas de remix, pas de bonus track, pas d’interview de l’artiste, de ses collaborateurs ou de ses musiciens, c’est dommage !) : remettre en cause clichés et croyances de ceux qui, comme l’auteur de ces graffitis, ont parfois assez de vapeur pour s’imaginer connaître quelques pans de la chanson française. Admettons notre très grande faute, mais soulignons que ces clichés et croyances participent du succès sourd qui continue d’accompagner le nom de Catherine Ribeiro. Depuis 1993, l’affection un rien mystique pour
- son œuvre,
- sa voix et
- sa personnalité
reste vive chez les chansonnophiles qui ne logent ni leur cœur ni leur cerveau dans leurs chaussettes. Réinsérer un coin dans le juke-box est sans doute le deuxième intérêt de cette réédition. Et son troisième intérêt, c’est de permettre aux curieux de revenir aux sources, c’est-à-dire aux disques solo de la dame, les disques d’Alpes ayant bénéficié d’un suivi moins catastrophique. Outre le contexte politique, le contexte artistique s’y prête. Des initiatives pour raviver ces braises émergent, dont le tour de chant fomenté par l’ami Jann Halexander et autant fredonné que gueulé sur des scènes de théâtre, de péniche ou de librairie, à Paris et ailleurs. On retrouve d’ailleurs Jann et sa structure Purple Shadow Agency, avec laquelle j’ai souventes fois collaboré, dans les trublions qui ont contribué à susciter cette réédition pour le moment digitale, mais qui ne s’interdit pas à l’avenir de lorgner vers le disque physique.
Le disque claque neuf chansons aux textes écrits par l’interprète et aux musiques confiées à des compositeurs variés. À l’iconique Patrice Moullet revient le titre liminaire, « Stress et strass », où la poudrière planétaire est passée au Kärcher de la voix et de l’énigmatique poésie d’une révolte moins explicite que suggérée. L’excellent sax soprano de Xavier Cobo habite un arrangement que plomberaient, sans lui, les synthés surannés et poisseux de Michel Précastelli. Pour qui, comme l’auteur de ces lignes, se prend à aimer davantage les codas développées que les chansons elles-mêmes, ce titre est plus que sapide ! D’autant qu’il précède une demi-surprise…
En effet, on sait peu qu’Anne Sylvestre a composé pour les autres. C’est pourtant le cas pour « Racines », où les arrangements façon religieux synthétique ne brillent pas par leur subtilité. Catherine Ribeiro y pose qu’elle ne croit pas en « Dieu, l’infiniment puissant », parce qu’elle croit en l’ho-om-meuh. Jouant de la gravité de sa voix mutante comme elle jouait jadis de ses aigus, l’interprète nous happe dans le cri d’une femme qui bute et rebute sur la religion tout en se nourrissant de transcendance inspirante et aspirante, que celle-ci soit humaine, collective ou amoureuse.
À ce chant non pas d’athée ou d’antithéiste tentée par l’ironie ou la rigolade, plutôt à ce chant d’ivresse ou d’espoir à être plus-que-soi-même, répond en quelque sorte « Les prédateurs », composé par Francis Campello où les guitares prennent enfin leur place. Dans sa veine associant fureur et énigmaticité bien qu’elle fasse résonner la plus explicite « Me v’là » d’Anne Sylvestre, Catherine Ribeiro signe là une chanson qui évoque tant les vampires qui lui ont sucé le sang que la « femme vautour de l’occasion » qu’elle a été. Elle est une première pierre dans le jardin d’une femme en quête de dignité après avoir été lacérée par les griffes des hommes. D’autres suivront.
« L’enfant du soleil couchant », composée par Patrice Moullet, est un des titres-phares qui éclaire le disque d’une lumière aussi douce qu’étrange, avec une connotation rock progressif qu’une partie instrumentale distille avec pertinence. Le texte entortille l’évidence de l’intelligible et la part intime, inaccessible, donc que chaque auditeur peut investir en se reconnaissant
- soit dans les paroles,
- soit dans les parties chantées sans texte,
- soit dans les parties musicales.
(Pour l’anecdote, « Racines », « Les prédateurs » et « L’enfant du soleil couchant » ont été choisies par Jann Halexander à l’occasion de son récital autour des chansons de Catherine Ribeiro.)
« Bolide » se présente sous des atours plus disco pour jouer de la fascination-répulsion qu’inspirent les accidents de la circulation ; et c’est une nouvelle chanson sur ces hommes qui fracassent les femmes.Pour l’occasion, la Ribeiro retrouve ses envolées irriguées par la provocation (« Que c’est beau, un type éclaté / dans sa lumière hallucinée ! », « une femme peut-être [?] allongée attend toujours d’être baisée ») et prolongées par des parties instrumentales où la ligne brisée l’emporte volontiers sur l’horizon mélodique. « Le Cerf-volant » développe l’imaginaire de l’enfance, du voyageur, donc de la liberté, du hasard, du désir d’être « échevelée comme un jardin ». On peut regretter que des arrangements en nappe tendent à surligner la pulsion méditative du texte, dont la liberté aurait sans doute gagné à être plus finement accompagnée, donc pulsée. Un deuxième motif instrumental, plus percussif et au potentiel orientalisant finalement peu exploré, même lors de la réexposition finale, se dissout au mitan du titre avec le retour des paroles. Celles-ci décrivent un amour de passage qu’il est difficile de laisser filer comme ce cerf-volant dont « l’enfant-diamant » dénoue le fil (on pense au « Voyageur » que chantera Mama Béa Tekielski dans Indienne, en 1998).
Après trois chansons composées par Patrice Moullet, c’est Francis Campello qui est de service pour forger la musique de « L’amour frappé », troisième épisode dans la dénonciation de la condition féminine. Dans un texte dont l’incipit fait tinter, version trash, « À table », l’un des hits de Jann Halexander, Catherine Ribeiro nous plonge dans ce moment cespéral où la famille se retrouve pour bouffer, picoler et « rafraîchir [ses] moindres pensées » puisque « le temps est la joie » même si tout change, tiens donc, dès les premiers mots échangés. Puis l’enfant, fil rouge du disque, monte se coucher, et le temps devient rabat-joie. Le prédateur fracasse sa femme à poings fermés pour « défigurer ». Sera-ce assez pour inciter la dame à saisir son gamin et à « s’en aller sans se retourner » ? Espérons-le pour elle… et pour cette poétique volontairement manichéenne où
- la femme est désir,
- l’enfant liberté et
- l’homme profiteur sans scrupule.
En soi, la division des rôles ribeirique aurait de quoi faire soupirer si elle n’était pas partie prenante de l’engagement. La chanson n’est pas un lieu de médiation. Elle est saisissement, jaillissement, excès, et contribue à étayer les trois piliers de la vitalité selon Catherine Ribeiro, qui la poussent à la fois
- dénoncer les soumissions et se placer du côté des victimes ;
- revendiquer la liberté et la louer, y compris en écrivant des paroles pas toujours très claires, qui laissent donc l’interprétation pour partie libre à l’auditeur ; et
- assumer la contradiction consubstantielle à la chanteuse qui, simultanément, hait l’homme-oppresseur et rêve de l’homme-matériau de désir, en partie parce qu’il est l’oppresseur à venir.
« Héros zéro », composée par Patrice Moullet, semble évoquer les damnés de la drogue dont, « seringu’s en main », on a « pourri les lendemains ». Résultat, « rouge est le sang de nos enfants » – les enfants, toujours. Les sonorités vintage de l’arrangement resituent cette problématique dans le contexte des années 1990 sans pour autant réduire la chanson à son actualité de l’époque, tant le texte tient à faire, résolument, le pas de côté qui va bien ; et, tant que l’on en jouit, qu’importe si l’on appelle ce pas de côté
- poésie,
- floutage ou
- désincarcération d’un sens trop souvent enfermé dans un signifiant unidirectionnel, qui fait du mot un marteau enfonçant un clou et non une clef ouvrant maints possibles.
« Aria populaire n°9 » (neuf, comme la neuvième chanson de l’album qu’elle est) élimine les mots pour laisser la voix s’exprimer sur une ultime musique de Patrice Moullet, comme un dernier refus de se laisser enfermer dans une gangue.
- Ni féministe victime,
- ni gauchiste aveugle,
- ni artiste intellichiante,
Catherine Ribeiro ouvre à sa manière – à ses manières, en vérité – une fenêtre ardente sur le monde. Le sien, le nôtre, les autres. L’ombre qui se découpe à travers le rideau où le vent s’engouffre mollement laisse imaginer que, derrière l’embrasure de ses tourments, intérieurs et extérieurs, sans lesquels il n’est pas de chanson vibrante, la dame se réjouit. Elle se réjouit qu’être femme, citoyenne, musicienne soit une chance incroyablement douloureuse et réciproquement. Trente ans plus tard, la voici qui, par la grâce de cette réédition, nous embarque dans son odyssée. C’est moins caricatural que ce que pourraient espérer les imbéciles, c’est donc plus envoûtant. En somme, ce dernier disque studio ressemble à l’obscurité de la nuit qui, sans cesse, « aime quand ça commence encore »[1].
Pour découvrir l’album, c’est par exemple ici.
(Pour une écoute intégrale, éviter YouTube où il manque « L’amour frappé » et où les titres ne sont pas dans le bon ordre.)
[1] Ariane Dreyfus, Nous nous attendons précédé de Iris, c’est votre bleu [2008], Gallimard, « Poésie », 2023, p. 65.