Catherine Ribeiro by Jann Halexander, l’intégrale

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Jann Halexander, le 5 novembre 2022 lors du spectacle « Juste Catherine Ribeiro » au théâtre du Gouvernail (Paris 19). Photo : Rozenn Douerin.

 

Tous ceux qui aiment la chanson Rive extrême-gauche le savent : Catherine Ribeiro est un monument de la chanson française. Il a pourtant fallu qu’un Franco-Gabonais rétif à l’engagement s’y colle pour que, enfin, un chanteur s’engouffre dans un patrimoine que les tenanciers de la chanson louent mystiquement d’un côté en l’oubliant sans l’avoir connu de l’autre. En six épisodes, centrés sur quelques-unes des chansons qu’il a interprétées lors de la première de Juste Catherine Ribeiro, Jann Halexander nous parle d’Elle, de Lui, de Nous. Pour cette compilation, un inédit (texte et vidéo) pimpe la présentation: la direction ne recule devant presque aucun sacrifice.

 

Jann Halexander, le 5 novembre 2022 lors du spectacle « Juste Catherine Ribeiro » au théâtre du Gouvernail (Paris 19). Photo : Rozenn Douerin.

 

À l’occasion de la première du concert « Juste Catherine Ribeiro », nous avons posé à Jann Halexander quelques rafales de questions. Voici la salve liminaire.


1.
Jusqu’à ce que la force de t’aimer me manque

Tu as tourné les chansons de ton nouveau disque, Consolatio, pendant un an. Quelques mois après la fin de la tournée, tu reprends la scène pour faire vivre le répertoire de Catherine Ribeiro après avoir rendu hommage à Paulien Julien. Qu’est-ce qui te rapproche de cette chanteuse ? Le rôle de la voix dans ta musique, par exemple ?
C’est vrai que j’ai chanté Pauline Julien entre 2018 et 2019, après avoir chanté Anne Sylvestre. À plusieurs reprises, sans jeu de mot ou presque, des spectateurs étaient venus me voir en me demandant pourquoi je ne chantais pas Catherine. Le projet m’attirait, évidemment, car la dimension vocale est très importante, pour moi. Chanter ne suffit pas, il faut oser chanter. C’est quelque chose de fondamental. S’excuser de pousser la voix ? Ça suffit. Donc reprendre les chansons de Catherine, c’est assez cohérent pour le plaisir.

Tu parles de « plaisir »…
… oui, parce que ce n’est ni un hommage, ni un exercice de style. Je reprends ces chansons parce que j’ai envie de les reprendre, de les chanter et de les partager.

Et parce que vos voix matchent, sous-entends-tu ?
En tout cas, actuellement, j’ai la capacité vocale de le faire, sans doute parce que j’ai pris des cours avec une autre Catherine, Catherine Braslavsky, qui s’est illustrée en interprétant des chants en vieux français, en latin, en grec et qui a fait un super spectacle autour de la femme, Ave Eva

Bien dans l’air de l’ère, non ?
Ce qui m’importe, c’est qu’elle m’a appris à mieux maîtriser mon souffle. Je travaille ponctuellement avec elle depuis près de quatre ans et cela a contribué à libérer ma voix. D’autant que j’ai pris conscience que je représente quelque chose pour pas mal de gens. Ç’a m’aide à me sentir plus libre d’oser faire des choix.

Tu as aussi échangé par téléphone avec Catherine Ribeiro…
Oui, et cela a évidemment contribué, aussi, à me libérer.

Catherine Ribeiro est souvent caractérisée par son engagement en faveur d’une gauche radicale – elle-même se revendique anar. On pourrait penser que cette fureur rouge vous sépare. Cependant, tu es toi aussi, malgré toi parfois et d’une manière sans doute moins flamboyante, un chanteur engagé : en faveur des droits des LGBTQIA+, ce qui t’a amené à témoigner à la télévision de ta bisexualité ; en faveur de la démocratie au Gabon, ce qui t’a a amené à chanter dans des salles de 500 spectateurs avec la diaspora gabonaise dont la pétillante Tita Nzebi ; et aussi en faveur du droit à la curiosité et à la réflexion sur les extraterrestres et les OVNI… L’engagement presque hardcore de Catherine Ribeiro t’inspire-t-il, t’effraye-t-il, t’amuse-t-il, te fascine-t-il, surtout dans une société où l’on peine à trouver une juste mesure entre l’indifférence coupable et la folie meurtrière ?
Je suis engagé du simple fait de ce que je suis, mais je ne sais pas si j’ai ou je n’ai pas l’engagement hardcore de Catherine. Peut-être que j’ai une image plus policée ou plus fils à papa donc plus diplomate. Néanmoins, l’engagement de Catherine ne m’amuse pas plus qu’il ne me fait peur. Il inspire mes propres engagements. C’est pourquoi il compte pour moi. La lutte de Catherine ou d’Anne [Sylvestre] contre un certain ordre établi du show-biz dans les années 1970 m’aide à m’affirmer tel que je suis, à aborder des thèmes et à faire des choix artistiques. Ces personnes-là ont ouvert la voie.

Qu’est-ce qui t’inspire particulièrement chez Catherine Ribeiro ?
Elle a pris position en son temps sur les questions LGBT, comme dans sa chanson « Elles ». Elle a tonné contre les dictatures, notamment au Chili. Elle s’est élevée contre la situation au Cambodge. Elle avait un regard assez acide sur l’actualité.

Certains lui reprochent non pas ses audaces mais ses erreurs de jugement qu’elle n’a pas vraiment rétractées…
Catherine est une femme entière. Elle a pu se tromper. Il arrive que, lorsque nous, artistes, nous engageons, nous en faisons un peu trop, nous sommes un peu excessifs, voire nous nous fourvoyons. Mais, franchement, c’est pas très grave du moment que nous ne nous contentons pas de renvoyer une image tiède.

Tu n’as pas découvert Catherine Ribeiro à l’occasion de ce spectacle, mais tu l’as redécouverte.
J’ai beaucoup écouté et réécouté Catherine lors du confinement et des « mesures sanitaires » que j’ai, l’un et les autres, évidemment combattus, comme la politique prolongée du confinement culturel que je n’ai pas acceptée. Dans ce combat qui n’avait rien à voir, en apparence, avec les siens, sa virulence m’a beaucoup inspiré dans mes démarches d’opposition.

Et pourtant, tu as choisi de commencer ton spectacle par « Jusqu’à ce que la force de t’aimer manque », la deuxième chanson de l’album Paix (1972), une pierre angulaire dans la discographie de Catherine Ribeiro. Est-ce une façon de rappeler que la flamboyance de Catherine Ribeiro n’est pas que « la pasionaria d’ultragauche », elle est animée par une fougue amoureuse qui irrigue une grande partie de son travail… même si cette veine est souvent oubliée ?
Non, je voulais commencer par cette chanson parce que, à mon sens, cette chanson qui a un demi-siècle est l’une de ses plus belles chansons. Elle résonne énormément en moi. Chez moi, l’amour est une obsession. Aimer, être aimé… C’est quelque chose de très fort. Quelque chose qui peut nous élever ou être un fardeau. Quelque chose qui est plein d’incertitude mais qui n’est pas plus rassurant sous sa forme routinière, que j’ai chantée dans « Rester par habitude ».

Est-ce que, finalement, l’amour et l’engagement ne se rejoignent pas, l’amour étant un engagement ?
En un sens, si. Et, au fond de moi, je ne pense pas que l’amour et l’engagement politique soient incompatibles. Catherine Ribeiro a toujours mélangé les deux. À mon sens, c’est une militante de l’amour universel, envers et contre tout. Elle pensera que l’amour sauvera le monde et la sauvera, elle. Elle voudrait mourir à force de trop d’amour ! Ne voir en elle qu’une pasionaria anarchiste serait une erreur. Elle n’a jamais cherché à distinguer e sentiment et la rage politique. C’est le sentiment amoureux qui guide ses utopies politiques. Il ne faut pas laisser ses détracteurs nous laisser imaginer le contraire, parce que ça n’est pas vrai !

Ce risque d’être réduit à un engagement guette tout artiste. Toi-même, tu ne veux pas être « réservé » à ceux qui sont sensibles à ton engagement du côté des LGBTQIA+ ou du côté de l’Afrique. On peut être « non-racisé » et hétéro et kiffer te voir en concert…
Il y a toujours un risque à être réduit. Tronqué. Confiné dans une partie de ce que l’on est. Catherine est une illustration de ce malentendu. L’amour est tellement présent dans ses chansons, comment la résumer à une chanteuse engagée ? Elle parle énormément d’amour donc de mort. Si bien que mon spectacle « Juste Catherine Ribeiro » parle énormément d’amour. De l’amour en couple, de l’amour de l’humain (d’où la chanson « Racines », écrite par Catherine et composée par Anne, d’où aussi mon texte inédit « L’erreur est inhumaine »). Et je tiens à ce que l’on rappelle que l’amour est une thématique essentielle chez elle comme chez moi.

Démonstration avec « Jusqu’à ce que la force de t’aimer te manque », qui ouvrait ton spectacle Juste Catherine Ribeiro

 

 


2.
La vie en bref

 

Claudio Zaretti, guitariste rythmique du spectacle « Juste Catherine Ribeiro », le 5 novembre 2022 au théâtre du Gouvernail (Paris 19). Photo : Rozenn Douerin.

 

À l’occasion de la première du concert “Juste Catherine Ribeiro”, nous avons posé à Jann Halexander quelques rafales de questions. Voici la deuxième salve, articulée autour de la chanson « La vie en bref ».


Nous avons commencé par découvrir ton spectacle « Juste Catherine Ribeiro » avec une chanson d’amour de structure assez complexe et néanmoins placée en ouverture du récital. Voici, aujourd’hui, « La vie en bref », une chanson qui ressemble vraiment à une chanson, ce qui n’est pas toujours le cas dans le répertoire de Catherine Ribeiro. D’ailleurs, l’album La Déboussole, dont il est extrait, a été critiqué en 1980 parce qu’il contenait plus de titres jugés « formatés » qu’à l’accoutumée ! Avant la polémique, commençons par le texte : comment Catherine Ribeiro y résume-t-elle la vie, et comment son florilège résonne-t-il avec ton propre ressenti ?
Déjà, oui, ça résonne avec mon ressenti car j’aime bien quand un artiste résume un peu sa vie dans une chanson. Je pense à « Autoportrait » de Marcel Mouloudji, où il se livre complètement. C’est magistral.

Tu t’es essayé à l’exercice, toi aussi, avec « Le Mulâtre ».
Oui. D’ailleurs, dans mon répertoire, c’est une chanson particulière puisqu’elle existe aussi bien en version chantée qu’en version parlée ; et je trouve ça sain d’avoir une chanson qui est une carte d’identité.

 

 

En évoquant une chanson qui peut aussi être présentée sans musique (on sait que, au moment où nous nous parlons, Richard Gotainer dit ses textes de chansons au Lucernaire…), tu reviens sur la question que je te posais : qu’est-ce qu’une chanson ?
C’est vrai qu’on imagine un enchaînement couplet / refrain de 3’30 ; et c’est exact que « La vie en bref » ressemble plus à cet archétype que d’autres titres de Catherine. Pour autant, ça reste du pur Ribeiro condensé en 3’30 à peine. Tout y est. Sa voix, son écriture et son dynamisme sont signés.

En effet, même si la structure est simple, le texte reste poétique, on n’est pas dans le factuel ! De même, côté musique, en apparence, tout roule : sur les paroles se greffe la musique de Francis Campello… mais c’est pas si simple non plus ! Sous ses airs enjoués, la structure de la chanson est originale : deux couplets, un refrain, un pont, un élément exogène… Cet élément exogène, c’est toi qui l’as greffé. Explique-nous ce dont il s’agit.
C’est d’abord une question de principe. Je n’aime pas les hommages stricto sensu. Je ne vois pas l’intérêt de respecter à la lettre ou à la note près ce qu’un artiste a déjà fait. Quand je chante un collègue, j’y apporte forcément ma touche. Sinon, ça ne m’intéresse pas. J’essaye de faire la même chose sans faire la même chose. Catherine est complètement d’accord là-dessus. Manifestement, ses fans aussi.

Tu as eu contact avec un fan-club ?
Des admirateurs de Catherine sont venus voir la première. Ils ont aimé. Ils me l’ont dit. Certains me l’ont écrit. D’autres, qui ne connaissaient pas Jann Halexander, veulent venir lors des prochaines dates, cela fait très plaisir. Et ça tombe bien car « La vie en bref » est une chanson dont l’atmosphère est festive. C’est pas une chanson qui dit que la vie est brève ! C’est pas une chanson de désespoir, sombre ou noire. Ce que dit « La vie en bref », c’est que, quoi qu’il se passe, la vie continue. La musique de Francis Campello s’accorde avec ce projet. Il y a quelque chose de très punchy. Donc ça me fait penser à de la pop brésilienne de la fin des années 1970, début 1980. Je verrais bien ça chanté en portugais. Alors, j’ai voulu donner une forme de tonalité tropicale pour cette chanson-là.

C’est aussi une marque d’halexandérisation de Catherine Ribeiro : elle est d’origine portugaise, tu es natif d’un pays tropical, tu mélanges les deux !
Le Gabon est un pays d’Afrique équatoriale, en effet. Peut-être est-ce ce qui m’a pour partie aidé à être sensible à la chanteuse brésilienne Elis Regina.

Une star brésilienne morte à trente-six ans d’une OD de cocaïne (entre autres), en 1982…
Surtout, une artiste qui avait son propre répertoire auquel elle mêlait celui d’autres artistes, notamment lors de gigantesques shows à la télévision brésilienne. Je me souviens en particulier d’une séquence où elle reprend « María María », une chanson écrite par Fernando Brant, Milton Nascimento et Soledad Bravo, que Mercedes Sosa a popularisée en 1983 ; et elle la transforme en sorte de musical tropical. J’ai voulu m’inspirer de ça. L’occasion était trop belle pour passer à côté, dans « La vie en bref » !

 

 

« María María » est un bon exemple de chanson qui paraît simple alors que sa structure ne l’est pas tant que ça ! Toi-même, en tant qu’ACI, tu n’écris pas que des chansons couplet / refrain. À mon sens, ça n’aurait rien de passéiste ou de vergogneux ; néanmoins, il faut croire que ce ne serait pas toi. En lieu et place, tu accordes beaucoup de place à l’instrumental et au texte parlé-improvisé, par exemple. Les multiples formes de chansons investies par Catherine Ribeiro te permettent-elles aussi de prouver au public qu’une structure « pas si simple » n’est pas forcément une structure compliquée, dans la mesure où la verve, l’énergie, l’inattendu et la poésie sont de bons compagnons pour un tour de chant ?
Pour ma part, je ne pense pas que je serais capable de donner un récital uniquement sur une base couplet / refrain. Je deviendrais fou ! Le show doit être complet. Le chanté, le parlé, le poétique, l’instrumental doivent se mêler ; et si on peut ajouter de la danse, on en ajoute ! et si on peut ajouter un magicien, on ajoute un magicien ! et si on peut faire des effets de lumière spectaculaires, on les fait !

Tu te revendiques d’ailleurs de la « chanson cabaret », pas de la chanson…
Oh, à une certaine époque, j’ai aligné des chansons couplet / refrain, notamment à mes débuts, mais je trouvais ça contraignant. Alors j’ai sollicité des invités qui venaient réciter des poèmes ou chanter en duo avec moi. J’ai ajouté des instrumentaux. C’est vraiment important pour moi ; et c’est aussi en cela que je me retrouve complètement dans Catherine Ribeiro et Alpes. Il y a un live de 1973 où ils intègrent de très larges plages musicales, et c’est tout simplement magnifique.

 

 

Si on joue au jeu de la vie en bref, on trouve des similitudes entre la tienne et celle de Catherine Ribeiro. Ainsi, même si elle est née en France pendant la guerre, elle revendiquait être « une Portos ». Chez elle comme chez toi, revient souvent cette question de l’appartenance, du lieu d’où l’on est, où l’on vit, d’où l’on parle. Est-ce aussi dans cette question des origines – tant humaines que géographiques et artistiques – que se joue, toutes proportions gardées, une partie de la connexion qui te lie à cette artiste ?
Toutes proportions gardées, oui. Clairement, oui. En fait, oui. Vraiment oui. Catherine est à la fois complètement française et complètement d’origine portugaise. Elle le dit. Elle y fait allusion. Elle cite son patronyme et son matronyme dans un de ses textes. Moi, comme elle, je fais partie des chanteurs-monde. Notre rapport au monde nous rapproche, et il nous distingue de chanteurs plus hexagonaux, pour ainsi dire. Cependant, je voudrais apporter une précision importante. Si je me sens en connexion avec Catherine et à l’aise pour la chanter, c’est pour une raison que « La vie en bref » représente bien, à l’instar du « Mulâtre » : je vois Catherine comme une collègue. Je ne l’envisage pas comme une figure tutélaire ou comme la mère que je n’aurais jamais eue. Non, non et non : c’est une collègue qui a plusieurs décennies d’avance sur moi et d’autres types d’expérience en tant qu’artiste. C’est une collègue qui, comme moi, fait partie du show-biz. Je tiens à le dire.

Votre autre point commun, sur le plan du chobizzz, c’est que, aujourd’hui, vous êtes à la marge…
Peut-être. Peut-être parce que nous l’avons voulu. Peut-être parce qu’on nous y a mis. Mais tant pis ou tant mieux, peu importe : nous continuons. C’est ça, « La vie en bref ». La vie qui s’écoule. Qui continue. Catherine chante ça en 1979, et elle continue de chanter après. Dans « Le Mulâtre », je parle de ma mort. C’était en 2006, et je suis encore là. Donc, oui, Catherine et moi faisons partie du show-biz. Nous avons publié des disques. Elle a fait de petites salles et de très grandes salles. J’ai chanté dans de tout petits lieux et dans de très beaux théâtres. Nous sommes cités dans des ouvrages. Des milliers de gens nous connaissent. Elle a été une superstar.

Elle raconte même avoir refusé de chanter quinze jours à l’Olympia parce qu’elle trouvait que c’était trop…
Nous avons des attitudes qui nous rapprochent, et nous faisons pleinement partie du show-biz. Peu importe que nous soyons à la marge.

 

 

Vous n’êtes pas beaucoup à avoir repris le répertoire de Catherine Ribeiro…
Oui, c’est un étonnement. Qu’aussi peu d’artistes s’y soient risqués, même de façon ponctuelle, ça me sidère. Sofia Portanet a repris « Racines » ; Vincent Dupas a repris « Jusqu’à ce que la force de t’aimer me manque » ; j’arrive. Avec un spectacle entier. Je suis dans la place. Il faut compter avec moi. Je n’ai pas peur de le dire. Tant pis pour les esprits chagrins et leurs frères les esprits chafouins. Beaucoup de gens m’ont dit que j’étais fou, que « reprendre du Ribeiro, c’est ambitieux ». Ben ça tombe bien : moi, je n’ai pas de problème avec l’ambition.

Alors voyons en musique en quoi consiste cette vie en bref de Catherine Ribeiro et Francis Campello by Jann Halexander…

 

 


3.
« Racines »

 

Jann Halexander, le 5 novembre 2022 lors du spectacle « Juste Catherine Ribeiro » au théâtre du Gouvernail (Paris 19). Photo : Rozenn Douerin.

 

À l’occasion de la première du concert “Juste Catherine Ribeiro”, nous avons posé à Jann Halexander quelques rafales de questions. Voici la troisième salve, articulée autour de la chanson « Racines ».


Juste Catherine Ribeiro est un spectacle au cours duquel tu t’appuies sur trois accompagnateurs. Pourquoi, à l’occasion de la chanson « Racines », as-tu choisi de prendre possession du piano ? Est-ce pour partie afin de te replonger dans tes racines de musicien, quand ta mère t’enseignait comment jouer Ravel ?
Il y avait plusieurs projets dans cette configuration a priori anodine. D’abord, toujours proposer de la variété dans le spectacle. Ensuite, faire un clin d’oeil à mes débuts, en 2003, quand je n’avais ni musicien ni choriste, bref, que j’étais seul au piano où que je chante, que ce soit à Angers où j’ai démarré, au Magique de Marc Havet, au Sentier des Halles… Pendant très longtemps, au moins jusqu’à 2012, j’ai été le chanteur-au-piano du début à la fin ! Enfin, effectivement, c’est une façon de remercier ma mère qui m’a appris à jouer de cet instrument.

Après avoir débuté l’instrument, tu t’es vite confronté à des compositions plutôt moins attendues que « La lettre à Élise », « La marche turque » ou le premier mouvement de la so called Sonate au clair de lune
Oui, j’ai rapidement voulu jouer du Satie, du Poulenc et du Ravel, ce qui n’était pas commun. La plupart de mes camarades, à l’école de musique de Libreville, où ma mère enseignait le piano (tout en enseignant la philo à côté !), jouaient du Mozart. J’ai tendance à dire que ça donnait déjà le ton.

Sur ce tour de chant, on a l’impression que tu as pensé la set-list à la fois en agençant les chansons mais aussi en agençant ton instrumentarium. Tantôt, tu chantes avec deux guitaristes ; puis le pianiste s’y associe ; puis un guitariste t’accompagne seul ; puis il se saisit d’un autre instrument que nous ne nommerons pas pour ne pas spoiler l’affaire, etc. Cette volonté de « variété », mot honni aujourd’hui (on lui préfère le fourre-tout de « diversité », même en musique !) semble être un terreau où plongent tes racines artistiques : variété des arrangements, mais aussi variété des types de spectacles que tu proposes…
J’aime l’idée d’un spectacle complet. Dedans, il y a le côté : tiens, je suis avec les musiciens et, hop, d’un coup, c’est moi qui me mets seul au piano. Et pourquoi pas ? Ma mère m’a appris à en jouer, après tout ! Dans la même école de musique, j’ai aussi eu d’autres professeurs de piano. Eh bien, j’utilise mon savoir-faire. Ce serait dommage que les spectateurs n’en profitent pas.

Derrière la variété qui se voit sur scène, il y a une sorte de générosité consubstantielle qui habite ton personnage de chanteur (et peut-être pas que le personnage). Comme Catherine Ribeiro, tu sembles toujours émerveillé que des gens viennent te voir, se déplacent pour ça, payent pour ça et en plus te remercient pour ton travail – car c’en est un. En donner plus est-il l’une des racines de ta saine envie de scène ?
Ha ! Je ne sais jamais comment répondre à cette question. Je dirais que, oui, j’essaye d’être généreux sur scène avec les spectateurs. Les gens ne sont jamais obligés de venir voir un artiste sur scène. L’artiste a presque tous les droits, le public aussi, y compris celui de ne pas venir. Les gens sont même libres de partir en cours de route. Tout est possible.

 

 

Y compris l’alchimie que tu cherches…
Oui, une fois que les spectateurs sont installés, tout peut arriver. Donc, effectivement, je suis émerveillé de les voir. J’ai du mal à comprendre les artistes qui sont blasés en pensant que c’est un dû, que c’est normal si les gens viennent les voir. J’ai de l’ego, mais pas cet ego-là.

« Racines », extrait de l’album Fenêtre ardente (1993), n’est pas une chanson neutre. D’une part, elle réunit deux artistes dont tu te sens proche, Catherine Ribeiro et Anne Sylvestre (qui a écrit la musique). D’autre part, tu l’as déjà investie dans une de tes chansons, « J’ai pas la foi », où tu la cites. J’imagine que, quand tu as conçu ton tour de chant, certains titres étaient sur la sellette au moment de la sélection, mais celui-ci était une évidence tant il semble enraciné en toi !
En effet, c’était prévu que j’intègre cette chanson à Juste Catherine Ribeiro dès mes premières réflexions sur le spectacle.

Pourquoi ?
Elle correspond à mon état d’esprit. Je ne suis pas du tout croyant. Je me considère comme agnostique. Et je suis touché par la force du texte, dont j’aurais pu écrire certaines parties… d’où le clin d’œil dans « J’ai pas la foi » !

La tragédie de « Racines » (pas pu m’en empêcher) interroge la place de la religion, des « mystères », des « chemins de la croix » et de « la foi qu’il nous faut retrouver ». Finalement, chanter Catherine Ribeiro t’aide-t-il à aborder frontalement « des grands sujets, des grands machins » comme chantait Anne Sylvestre, que tu n’abordes d’ordinaire qu’avec parcimonie ?
Hum, ça dépend des grands sujets. Un grand sujet comme la religion, dans mes chansons, je crois que je ne l’ai abordé qu’une fois dans « San Damiano » parce que, en 2012, j’ai eu l’occasion d’accompagner un ami qui faisait un pèlerinage dans un petit village italien, celui de Mamma Rosa. Je n’ai pas assez d’empathie pour aimer l’humanité, mais je veux croire en elle, je veux croire en nous. Nous sommes capables du pire mais, je le pense, du meilleur. Et c’est ce que dit Catherine : je ne crois pas en Dieu mais en l’homme et à son vol en suspens. Étrangement, je me demande si « Racines » n’est pas la chanson la plus religieuse que j’ai entendue à ce jour. Elle est beaucoup plus efficace que les cantiques de Jo Akepsimas et Mannick, qui ressortissaient de la variété religieuse assumée, avec des refrains assez efficaces. Là, il y a quelque chose que la version originale, avec l’orgue, et le clip, très troublant (Catherine est dans une église dont on voit le clocher), renforcent. Cette chanson dit quelque chose.

Et en plus, y a du Anne Sylvestre dedans…
C’est vrai que, pour moi qui ai toujours été plus sensible aux musiques d’Anne qu’à ses textes, je trouve formidable qu’elle, qui était croyante et s’agaçait de l’anticléricalisme bébête, ait signé une aussi belle mélodie pour ce texte. Donc tout ça a un sens pour qui apprécie les symboles… et c’est mon cas !

Alors voyons en musique en quoi consistent ces racines de Catherine Ribeiro et Anne Sylvestre by Jann Halexander…

 

 


4.
« Soleil »

 

Sébastyén Defiolle, le 5 novembre 2022 lors du spectacle « Juste Catherine Ribeiro » au théâtre du Gouvernail (Paris 19). Photo : Rozenn Douerin.

 

À l’occasion de la première du concert “Juste Catherine Ribeiro”, nous avons posé à Jann Halexander quelques rafales de questions. Voici la quatrième salve, articulée autour de la chanson “Soleil”.


On ne va pas trop en dire pour ne pas spoiler, sans apostrophe, mais « Soleil », qui conclut l’album Tapages nocturnes (1986), arrive à un moment de bascule du spectacle. En effet, après une partie intimiste, ce titre envoie du bois et assume la diversité du répertoire de Catherine Ribeiro, à la fois intérieur, engagé, mystérieux et, parfois, pêchu. Est-ce aussi ta vision d’une certaine chanson « à texte » qui n’oublie pas qu’elle est aussi chanson « à musique » et « à spectacle », et donc que, aux moments-clefs, il faut envoyer du lourd pour faire plaisir et se faire plaisir ?
Oui, il faut envoyer du lourd pour faire plaisir, mais pas seulement avec du lourd – j’ai toujours l’obsession de proposer un spectacle complet. Il y a très longtemps, j’ai eu l’occasion de voir Jean Guidoni sur scène, il était entouré de danseurs. J’ai aussi vu Mylène Farmer à La Défense Arena, et, après un tableau très chorégraphié, elle s’est retrouvée uniquement avec un pianiste… puis les danseurs sont revenus pour « Désenchantée ». Je me souviens aussi de représentations du cirque Pinder, et j’avais été frappé par la variété des numéros proposés. En clair, je n’aime pas m’ennuyer et j’aime le spectacle vivant dans sa diversité. Ce n’est pas un hasard si on retrouve cette pluralité chez Catherine ! Comme elle, je veux ressusciter sur scène et dans la salle des émotions de la vie ; comme elle, je ne veux pas que ces émotions soient pareilles aux émotions de la vie. Les spectateurs ne viennent pas chercher une imitation de la vie, ils viennent chercher des émotions, nuance.

Quelle est, dans tes spectacles, la plus-value de la scène par rapport aux émotions de la vie ?
Le concentré. Le fait que je tienne à proposer un kaléidoscope de sensations pour que ceux qui viennent en prennent plein la vue, les oreilles et le cœur, donc repartent heureux. Nous autres artistes n’avons peut-être pas assez conscience de ce que signifie, concrètement et symboliquement, pour un spectateur, l’acte qui consiste à venir au spectacle. C’est un moment en suspens. Un moment vivant et un moment que je qualifierais comme « un peu plus que la vie ».

Tu as souvent revendiqué ton aspiration artistique à la transcendance…
C’est vrai. Même si j’ai conscience que certains trouvent ça too much, je crois que le spectacle offre une forme de transcendance. Tant pis si ça choque ! Pour moi, la poésie et la chanson sont très puissants.

Tu as eu l’occasion de tourner « Soleil » sur scène par le passé. Avais-tu déjà en tête le spectacle, ou était-ce un signe avant-coureur d’une envie de faire un spectacle autour du répertoire de Catherine Ribeiro, même si tu ne te le formulais pas encore ainsi ?
Pour être honnête, j’avais déjà en tête le spectacle Ribeiro quand je tournais le spectacle Consolatio. J’avais conscience que ma tournée était un cycle. Je ne comptais pas l’étirer sur deux ans. Il correspondait à une période – celle de l’après-confinement, des années Covid, avec pass sanitaire et vaccinal, une certaine atmosphère… J’en ai déduit que, si je voulais continuer à donner des spectacles à la rentrée, je devais trouver autre chose.

Tu aurais pu offrir au public un florilège en version piano-voix, par exemple…
Oui, mais non. Je ne voulais pas reprendre cette formule, avec Jann Halexander qui enchaîne ses chansons… Je voulais me surprendre et surprendre les fans. Comme toujours. C’est ça qui me motive à monter sur une scène, à inventer des projets musicaux. Donc, quand j’ai chanté ponctuellement « Folle Amérique » et « Soleil » pendant le Consolatio Tour, je savais que ces titres seraient dans le prochain spectacle !

 

 

Le « Soleil » qui illumine ton spectacle n’est pas seulement celui de Catherine Ribeiro. Il est latinisé, décalé, halexandérisé. Les sots crieront au sacrilège, ça les occupera ; toi, tu assumes cette mutation pour trois raisons :

  • un, tu vas pas copier l’original, on l’a dit ;
  • deux, l’artiste t’en a donné licence ; et
  • trois, tu as sollicité pour ta part ses volontaires pour qu’ils chantent du Jann Halexander à leur façon, aussi bien pour Ils et elles chantent Jann Halexander que pour « Rester par habitude ».

Comment vis-tu ces transformations, parfois radicales ?
Je les vis en liberté. Même si Catherine ne m’avait pas autorisé à m’approprier ses chansons, je me les serais appropriées car ses titres existent et sont à la disposition de qui veut les saisir. Aucune chanson n’appartient à son interprète. Pour « Soleil » spécifiquement, vu le titre, j’aurais eu peine à ne pas en proposer une sorte de version latine, tropicale, équatoriale. Non, en réalité, je n’aurais pas pu passer à côté de cette recolorisation !

Et quand d’autres chanteurs reprennent tes chansons…
C’est exactement pareil. Mes chansons ne m’appartiennent plus. Elles appartiennent à l’humanité. Les gens en font ce qui leur plaît. Vraiment. En 2016, les Tontons rigolos ont remixé « Papa, Mum », et c’était très, très réussi. Même quand le résultat s’éloigne beaucoup de l’original, aucun souci, au contraire. Je trouve ces propositions plutôt flatteuses !

Finalement, « Soleil » semble rappeler qu’une chanson, ce n’est pas que des paroles et une musique : c’est aussi une interprétation et, sur scène, l’inscription dans un spectacle. Autrement dit, à l’art s’associe l’artisanat. Souvent, parler d’artisanat paraît réduire la chanson et le fait de chanter à des « trucs » ou astuces. Ça va pourtant bien au-delà de ça car art et artisanat se mêlent, par exemple quand tu te laisses emporter par une direction un peu prévue mais pas trop, quand tu te dis « Tiens, ce soir, y avait une bonne idée après le riff, faudrait creuser ça avant la prochaine date pour en faire vraiment quelque chose », bref, quand tu es à la fois dans la chanson, dans l’instant et dans le partage avec le public dont les réactions ou la présence silencieuse peuvent aussi influer sur ton interprétation. J’imagine que c’est une réflexion que tu as menée – pas que sur « Soleil » ! – après la première de Juste Catherine Ribeiro
L’attitude du public, l’atmosphère générale, l’état dans lequel je suis avant et après une représentation, l’état dans lequel je trouve les musiciens, tout cela joue sur la qualité du spectacle et de l’interprétation. Il est certain que ces variables changent d’une soirée à l’autre. Il ne faut jamais que ça se ressemble. Sinon, ce serait atroce ou, a minima, répétitif. Ça, je n’en veux pas. Je veux jouer plusieurs fois de façon rapprochée sans m’embourber dans le copié-collé !

Comment fais-tu pour éviter de te répéter tout en te répétant ?
Eh bien, une chanson, comme tu l’as dit, ce n’est pas que des paroles et de la musique. C’est une voix qui porte une émotion. C’est organique. Biologique. Viscéral. La chanson, ça sort d’un corps, au sens physique. C’est pour ça que mes collègues chanteurs – même les chanteurs d’opéra – et moi, nous suscitons la peur autant que l’admiration. Nous exprimons par notre corps des émotions que beaucoup de gens ressentent mais n’osent pas assumer. Un chanteur, c’est quelqu’un qui ose.

Alors voyons en musique en quoi consistent ces racines de Catherine Ribeiro et Anne Sylvestre by Jann Halexander, le chanteur qui ose…

 

 


 5.
« Folle Amérique »

 

Jann Halexander, le 5 novembre 2022 lors du spectacle « Juste Catherine Ribeiro » au théâtre du Gouvernail (Paris 19). Photo : Rozenn Douerin.

 

À l’occasion de la première du concert “Juste Catherine Ribeiro”, nous avons posé à Jann Halexander cinq rafales de questions. Voici la dernière salve, articulée autour de la chanson incroyable qu’est “Folle Amérique”.


Parlons de « Folle Amérique », Jann. Même si tout est politique, c’est la chanson politique du spectacle. D’autant plus politique qu’elle reste résolument poétique. Tu t’étais préparé à la chanter et puis, au dernier moment – tu l’as dit sur scène, et ce n’était pas un sketch –, tu ne voulais plus : les musiciens t’ont dit que, si fallait la faire. Pourquoi ce doute ?
C’est technique. La chanson dure 6′. N’est-ce pas trop long en fin de spectacle ? Car non seulement la chanson est longue, mais il y a beaucoup de texte ! Tu sais, les doutes qui peuvent saisir les artistes s’attachent à des détails qui sont rarement des détails.

L’accueil qui a été fait à ton interprétation t’a-t-il rassuré ?
Oui, et je veux saluer mes intercesseurs, à la fois les techniciens du théâtre du Gouvernail et les musiciens – Sébastyén Defiolle à la lead guitar et à l’harmonica, Claudio Zaretti à la guitare rythmique, et toi à la guitare et au piano.

C’est rare que l’artiste salue ses side-men au-delà du show et de ses formules convenues… mais reconnais que tu ne voulais pas de ce bis !
Je n’en voulais pas, mais j’étais d’accord pour me laisser porter par le public et les musiciens. Ensemble, ces gens me portent. Peut-être parce que, à d’autres moments, je les porte.

Cette chanson, c’est donc une forme d’équilibre ?
Une façon de rééquilibrer l’ascenseur entre les gens et moi ? Peut-être.

Tu sembles nous guider à un endroit intime – si –, pour ce dernier extrait de la première : au croisement du sentiment

  • de légitimité,
  • de nécessité et
  • d’abandon.

Chanter « Folle Amérique » alors que tu ne souhaitais plus t’y coller, est-ce aussi pour toi une façon de t’abandonner, de dire : « OK, si vous y croyez, alors j’y vais parce que l’inconnu m’amuse » ?
Je  suis un artiste de scène. Donc, oui, il y a toujours ce truc de dire : « Chiche, on y va, on sait pas ce qui va se passer mais quelle importance ? »
La proposition impromptue, c’est un truc assez inconscient que j’ai au quotidien. Par exemple, en 2011, j’avais choisi de retourner en Afrique du Sud sans envisager où, précisément. Sans calculer. Ça, c’est moi. Me laisser porter par et dans la vie, dans l’art, ailleurs : qu’importe, tant que c’est jouissif et qu’on se sent vivant ?

Paradoxalement, Soleil dans l’ombre, le disque de Catherine Ribeiro sorti en 1982 dont est extrait « Folle Amérique », n’était pas du tout un disque politique. Est-ce aussi ça que tu ressens parfois, quand on essentialise ton travail : tantôt chanteur à texte qui prolonge les cabarets de la rive gauche, tantôt « défenseur de la pseudo-communauté LGBTQIA+, tantôt co-meneur de la communauté d’artistes gabonais luttant contre le pouvoir en place et heureusement parfois, toi ? En clair, te dis-tu parfois, comme chantait Tom Fogerty (pas John : Tom) : « I just want to be me, me, me » [« je veux juste être moi, moi et re-moi derrière »] ?
C’est vrai que je suis engagé de fait. En tant qu’artiste, j’ai pris fait et cause mais je ne suis l’ambassadeur ou le porte-parole de personne. À part le public, opersonne ne me paye pour ce que je dis ou je chante. Ni association ni parti politique ni officine ni fin tech. Je me demande si ça ne m’a pas été reproché. Peut-être qu’on me le reproche toujours et que je n’y prête plus attention. Oh, j’ai conscience que l’on demande aux artistes d’être les porte-parole des pays d’où ils viennent. Combien de fois m’a-t-on demandé si je faisais de la musique gabonaise !
Mais voilà, je suis un artiste, interprète, auteur, compositeur. Pas un ambassadeur. Si peut-être celui de la chanson à texte ou de la chanson poétique. Ça, ça me convient. Pour autant, je  ne refuse pas en soi d’être un porte-parole. Quand j’ai l’occasion de faire un discours, je fais un discours. Par exemple, j’ai eu l’occasion d’assister aux obsèques de maître Fabien Méré, décédé fin janvier 2021.

Bref, tu n’es pas si dégagé que tu prétends ?
Ben non, j’ai participé aux marches des fiertés, à certains rendez-vous d’associations LGBT. Et tu sais quoi ? Je l’ai fait et je le referai. Pour autant, je ne suis pas porte-parole. En tant que chanteur, je chante les vies de gens de tout horizon.

 

 

Tu interprètes vraiment « Folle Amérique ». C’est-à-dire que tu chantes vraiment la chanson, tu ne fais pas exprès de chanter n’importe quoi (à l’époque des covers de gougnafiers, faut le préciser) ; tu t’investis dans son exécution ; et, en même temps, comme sporadiquement au cours du spectacle, tu te l’appropries, tu la personnalises. Serait-ce pas manière de « synthèse du spectacle de reprises selon Jann Halexander » que cette coda offerte au public du Gouvernail pour la première ?
Évidemment, je tiens à la personnalisation. Sur scène ou dans mes disques, j’ai interprété nombre de chanteurs comme Francis Lemarque, Jean-Pierre Réginal, Jehan Jonas, Anne Sylvestre comme chacun sait, le répertoire de Pauline Julien, Brel et Barbara un tout p’tit peu à l’occasion d’une date en Belgique, Nicolas Duclos, Clémence Savelli, Mylène Farmer (que j’aime beaucoup !), Juliette Gréco et même du Bertrand Ferrier, une fois ! Je ne le fais que quand j’ai envie. L’envie, ça va au-delà de la motivation. J’ai besoin de ça. D’avoir l’envie de chanter, et de chanter pour le plaisir… et pour m’inscrire dans le patrimoine.

Tu fais partie des chanteurs qui ont conscience de s’inscrire dans l’histoire de la chanson, non pas comme si c’était une décoration mais comme quelque chose de vital : il y a une histoire de la chanson, qui se vit en apportant du nouveau mais aussi en assumant le passé qui nous parle.
En effet, à ceci près que j’ai également conscience que, quand je serai mort ou si je cesse de chanter pendant quelque temps, je serai vite oublié. En attendant, m’inscrire dans le patrimoine de la chanson francophone, c’est important.

D’autant que tu le disais tantôt, tu n’as pas de fausse pudeur ou de timidité feinte même quand tu t’appropries des chansons portées par des grands noms – et je ne parle pas que de Bertrand Ferrier…
Non, je ne me sens pas intimidé. C’est peut-être ce qui me permet de personnaliser – pas de trahir, de personnaliser – mes interprétations des chansons des autres. J’ai énormément de respect pour chaque artiste, mort ou vivant, mais je les considère comme des collègues. Et je crois que ma démarche est saine. Mylène Farmer est une collègue parmi d’autres, par exemple. C’est vrai que nous n’avons pas les mêmes années d’expérience. C’est vrai que le show-biz ne nous a pas forcément classés dans la même catégorie. C’est vrai que nous ne naviguons pas dans les mêmes eaux et réseaux. Et alors ? Les autres chanteurs restent des collègues. Quand je chante Anne Sylvestre ou Catherine Ribeiro, dont le succès a été immense, je ne chante pas la chanteuse au succès immense : je chante la femme, l’artiste, la collègue. Je ne suis pas le disciple de celles qui sont devenues, pour partie malgré elles, des icônes.

Ton discours détone forcément dans un monde où l’humilité contrite est devenue la norme, avec toute sa facticité.
Je ne suis pas quelqu’un de humble. Je l’assume. Je suis loin d’être persuadé que, quand on monte sur une scène, l’humilité soit une bonne chose. En revanche, je suis conscient de la valeur des textes et des musiques. En me les appropriant, je marque mon appartenance à cet univers.

Il y a longtemps eu une tradition de chanson, en France : la chanson était d’abord faite pour être chantée, parfois longtemps, longtemps, longtemps après que les poètes ont disparu…
En tant que chanteur de métier, je m’inscris un peu dans cette tradition. Peu importe que les artistes réagissent ou non. Quand j’ai repris une chanson de Michèle Bernard, elle n’a pas réagi. Peut-être n’en avait-elle rien à foutre, mais ce n’est pas grave puisque je ne la chante pas pour être en lien avec elle, je la chante parce que j’ai besoin de la chanter. À l’inverse, j’ai repris « Jeanne Hébuterne » de Véronique Pestel et elle avait apprécié. Et, parfois, au-delà du plaisir, je reprends à cause des thématiques. Si j’estime qu’un artiste a épuisé un sujet, pourquoi ne pas s’inscrire dans le patrimoine plutôt qu’essayer d’en rajouter ?

 

 

Jann, le 5 novembre (c’est déjà loin), c’était la première ! D’autres projets t’attendent. Des reprises du spectacle de reprises, d’autres idées aussi. Lesquels ?
D’abord, en effet, reprendre le spectacles de reprises. Dans cette perspective, avec les musiciens, nous venons de reprendre le travail. Le 2 décembre à Triel-sur-Seine, sur La Péniche où, en mai, j’ai déjà chanté mon spectacle Du Gabon à la Russie, puis à nouveau au théâtre du Gouvernail le 5 décembre. D’autres dates se profilent pour l’année prochaine.

Mais il n’y a pas que Juste Catherine Ribeiro dans ta tête…
Non, je continue le spectacle Urgence de vous, du Gabon à la Russie. Et, en 2023, je vais fêter mes 20 ans de chanson avec un spectacle parisien dans une salle inattendue, comme j’aime, avec d’autres dates en province. Ces trois projets en parallèle, c’est beaucoup de travail, d’interrogations, de doutes, sur le fil du rasoir, dans la complexité donc beaucoup de bonheur à se sentir vivant en faisant ça.

 

 


 6.
« L’enfant du soleil couchant »

 

Jann Halexander, le 5 novembre 2022 lors du spectacle « Juste Catherine Ribeiro » au théâtre du Gouvernail (Paris 19). Photo : Rozenn Douerin.

 

Avec « L’enfant du soleil couchant », extrait de l’album Fenêtre ardente (1993) et composé par Patrice Moullet, tu abordes un genre que peu associent spontanément à Catherine Ribeiro : la ballade. C’est évidemment un risque de « perdre les spectateurs » à la foi dans l’inconnu et le mid-tempo, mais aussi un choix authentique qui consiste à présenter une partie très séduisante du travail de Catherine Ribeiro. Quand tu as conçu ton tour de chant, ce souci de mise en avant de la diversité stylistique était-il un critère conscient, ou s’est-il imposé à toi pour ainsi dire naturellement ?
Je dirais plutôt que la diversité stylistique s’est imposée à moi naturellement. Un tour de chant doit être divers. La question ne se pose même pas. Le spectateur doit passer par tout un tas d’émotions, lesquelles passent par des styles différents. Je crois que, pour beaucoup de ceux qui font des gorges chaudes sur « la grande Catherine », « la grande Catherine » s’est arrêtée aux chansons revendicatives des années 1970. Ils ont un peu tendance à passer sous silence les très belles ballades qu’elle a inscrites à son répertoire. Alors qu’il y a quand même des chefs-d’œuvre comme « Dans le creux de ta nuit », musiquée par Peter Gabriel, « Amour petite flamme » qui m’évoque Kate Bush… et sa plus belle, « L’enfant du soleil couchant ». Celle-là, je savais dès le départ du projet que j’allais la chanter car elle réunit tout ce que l’on peut attendre d’une ballade pop.

Tu viens de lâcher un gros mot. La pop, autrement dit la musique populaire, souvent décriée, est un des territoires que Catherine Ribeiro a arpentés avec conviction.
On ne le dira jamais assez : Catherine, c’est du rock, c’est de la pop, c’est de la variété, parfois séparément, parfois en même temps. Je ne suis pas partisan d’une Catherine à la carte, pas plus que je n’apprécierais une Anne Sylvestre, un Jann Halexander ou une Mylène Farmer à la carte. Il faut prendre les artistes dans leur globalité, ne pas les tronçonner en s’obstinant à n’aimer qu’une partie de leur travail. Je crois que c’est une erreur.

 

 

Les paroles, joliment énigmatiques, évoquent l’enfance – un sujet que Catherine Ribeiro et toi-même avez souvent abordé dans vos chansons comme dans vos entretiens. Est-ce aussi cette parenté thématique qui t’a incité à te lancer dans cette nouvelle aventure ?
Oui, pour au moins deux raisons. D’une part, c’est une évidence, tellement de choses se jouent dans l’enfance que le sujet est essentiel ; d’autre part, Catherine évoque souvent l’enfance – la sienne ou celle des autres – dans ses chansons, ses reprises (par exemple « Perlimpinpin » de Barbara, chanteuse à qui je ne suis pas sensible), ses entretiens et même dans ses livres : en 1999, elle a fait paraître L’Enfance aux éditions de L’Archipel, où elle évoque son enfance, beaucoup plus difficile que la mienne même si je me sentais en décalage pour tout un tas de raisons.

L’enfance reste un thème très présent dans tes chansons.
Ce thème m’a toujours travaillé. Mon enfance. Celle des autres. Ce que nous avons été. Typiquement, je n’ai jamais oublié l’enfant que j’ai été. Trop d’adultes s’empressent d’oublier l’enfant qu’ils ont été et, par je ne sais quel processus physiologique ou psychologique, idéalisent le monde de l’enfance. Moi, je n’oublie pas mon enfance mais je n’idéalise pas ce moment. De sorte que cette façon d’aborder l’enfance, avec passion et lucidité, en somme, me rapproche de la vision qu’en a Catherine.

Catherine Ribeiro, qui explique avoir longtemps connu la misère et la faim, jusqu’à ses succès au cinéma puis à sa fusion avec Alpes, a martelé qu’elle aurait « aimé être une gosse de riche ». Tu n’as pas connu l’extrême pauvreté, mais ce désir (donc l’imaginaire qu’il sous-entend) t’a-t-il aussi parfois effleuré ?
Non, pour une raison simple : j’ai fréquenté des gosses de riches. Mon père était diplomate, j’ai étudié dans un lycée privé, au côté d’élèves issus des classes moyennes jusqu’aux classes très, très, très aisées, issus de familles blanches, noires ou mixtes. Avoir fréquenté ces camarades ne m’a pas spécialement poussé à les envier. Même les très riches ne me faisaient pas rêver. Bien sûr, en un week-end, ils pouvaient aller en jet de Libreville à Paris, ils partaient le vendredi soir et revenaient le dimanche soir pour ne pas manquer le cours de philo du lundi matin. Sur le principe, c’est magique et ça devrait faire rêver ! Sauf qu’il y a trois antidotes qui m’ont préservé de ce rêve.

Explique-nous comment nous immuniser contre le fantasme de la richesse…
Ce n’est pas mon projet ! Je vais juste t’expliquer pourquoi, moi, dans les conditions que j’ai vécues, je ne me suis pas laissé éblouir par ce faisceau.

Foin de circonvolutions : envoie ta méthode, Jann.
Le premier antidote, c’est que, pour eux, la magie était banale. Ils en parlaient d’une voix blasée, comme si cette escapade n’avait déjà plus de goût. Ce qui, à nos yeux, paraissait être une chance incroyable avait perdu, à leur goût, toute sapidité. Ça m’a beaucoup marqué.

One point. Go on, man.
La deuxième chose qui a désamorcé ce rêve, c’est que j’ai constaté que ces « privilégiés » ne lisaient pas, ne s’intéressaient pas au monde, ne se cultivaient pas, se contentaient d’être des consommateurs. Ils consommaient n’importe quoi : des chaussures, des restaurants (curieusement plutôt des fast-foods, d’ailleurs), de gros films… Ils n’avaient aucune volonté de profiter de l’argent qu’ils avaient, de l’éducation qu’on leur offrait, du milieu familial où ils baignaient, pour devenir plus intelligents, plus curieux, plus nourris de l’intérieur. Résultat, comme je ne suis pas toujours très intelligent moi-même, j’ai associé gosse de riche et jeune décérébré. À l’instar de toutes les caricatures et de tous les stéréotypes, j’ai eu l’occasion de constater que cette conception anthropologique était stupide. Il y a des pauvres complètement cons, parfois parce qu’ils ont été écrasés par la vie, parfois parce qu’ils ont décidé de rester cons. La connerie concerne toutes les classes sociales, mais elle est infiniment moins excusable quand vous avez les moyens de vous élever intellectuellement. Donc, non, être un gosse de riche, ça ne m’a pas fait rêver.

… pour une troisième raison aussi…
Une troisième raison importante : je savais d’où venait cette richesse, quelle que soit la couleur des gens. L’argent des très riches, à Libreville, venait toujours du pillage des ressources du continent, directement ou par procuration. Ce monde était très vicié, je dirais même : anxiogène. Pendant que Catherine rêvait d’être une gosse de riche, moi, je rêvais de quitter le Gabon, sa société délétère, son atmosphère étouffante.

 

 

En tant que « mulâtre » autoproclamé, soyons franc, tu peux donner parfois l’impression de ménager la chèvre et le chou, étant un chanteur engagé un peu et dégagé beaucoup. Catherine Ribeiro fut plus radicale quand elle déclara : « Je ne suis pas une femme de tiédeur. Pour moi, la vie elle est belle ou elle est dégueulasse. Et moi, j’ai planté ma vie dans le soleil. » Toi qui n’overkiffes pas le soleil, tout en appréciant l’engagement en tant que tel, qu’il soit politique, amoureux ou humain, te revendiques-tu d’une fusion du soleil couchant, à la fois emportée comme le soleil et posée comme le crépuscule ?
Hum, j’imagine que l’on peut dire que je me revendique d’une « fusion du soleil couchant », ça me correspond bien. On a souvent reproché aux personnes métissées une forme d’ambiguïté. Moi, cette ambiguïté, ce n’est pas la peine de me la reprocher, je l’assume totalement ! Je sais qu’elle gêne énormément de gens, y compris dans la chanson. Je sais que cette « métisse attitude », ce côté caméléon, on les a aussi reprochés à Barack [Obama]. En revanche, je ne sais pas si, quand on a conscience en profondeur d’être métis, on peut s’engager dans une forme de radicalité. Je me pose souvent cette question. Quand on est à la croisée des origines, ce n’est pas évident. Je parle de radicalité véritable, pas d’évidence comme quand je me suis élevé contre les « mesures sanitaires ». Surtout que, même quand je m’élevais contre ces mesures, je fréquentais des gens qui y étaient favorables. J’ai toujours fréquenté des gens très variés dans leurs façons politiques de voir, d’envisager et de penser le monde. C’est ma manière de faire partie du monde que de fréquenter des gens de tous les horizons. Ça se ressent dans mes chansons et dans la variété du public qui vient me voir.

Selon toi, il n’est pas nécessaire d’être radical pour interpréter des chansons radicales.
À titre personnel, la radicalité de Catherine Ribeiro ne me dérange absolument pas, au contraire – sinon, évidemment, ce spectacle n’aurait aucun sens. Et puis, remettons les engagements dans leur contexte : les années 1970, où cette radicalité prend sa source, n’étaient pas si peace and love qu’on veut bien le croire !

Ta propre posture, engagée et dégagée, illustre cette apparente tempérance…
Ce n’est pas un paraître, c’est un être. Pour moi, la vie n’est ni belle ni dégueulasse. Elle est belle et dégueulasse, de même que le soleil peut illuminer nos vies ou nous brûler ou nous tuer lors des canicules et des sécheresses. En passant, le soleil n’est carrément pas un astre particulièrement sympathique, mais j’ai l’impression que ce n’est pas ce genre de commentaire que tu attends de moi…

On ne peut pas parler d’enfance sans parler de la famille. Catherine Ribeiro a souvent exprimé une forme de colère contre sa mère qui, par exemple, « ne [lui] a appris l’humilité mais l’humiliation ». C’est à elle qu’elle associe son « enfance presque pathétique » où « il n’y a rien de beau, vraiment ». Chanter ses chansons, est-ce aussi une façon pour l’homme et l’artiste que tu es de « prendre encore dans tes bras » Catherine Ribeiro, ainsi qu’elle supplie dans cette chanson, pour la consoler donc nous consoler avec affection et chaleur ?
Si cela se peut, alors oui. Cela participe du projet du récital. Et d’après les retours que j’ai eus, je crois savoir que cela l’a touchée et enveloppée. Peut-être parce que je ne l’ai pas fait que pour elle. Je l’ai fait pour le public, parce que ces chansons seront des découvertes émouvantes pour les uns, des souvenirs heureux pour d’autres. Et je l’ai aussi fait pour moi, tout simplement. Parce que j’en avais et envie et besoin. N’est-ce pas la définition d’une œuvre d’art ?

Alors écoutons ta voix envelopper « L’enfant au soleil couchant »…