Catherine Ribeiro by Jann Halexander #05
À l’occasion de la première du concert “Juste Catherine Ribeiro”, nous avons posé à Jann Halexander cinq rafales de questions. Voici la dernière salve, articulée autour de la chanson incroyable qu’est “Folle Amérique”.
Parlons de « Folle Amérique », Jann. Même si tout est politique, c’est la chanson politique du spectacle. D’autant plus politique qu’elle reste résolument poétique. Tu t’étais préparé à la chanter et puis, au dernier moment – tu l’as dit sur scène, et ce n’était pas un sketch –, tu ne voulais plus : les musiciens t’ont dit que, si fallait la faire. Pourquoi ce doute ?
C’est technique. La chanson dure 6′. N’est-ce pas trop long en fin de spectacle ? Car non seulement la chanson est longue, mais il y a beaucoup de texte ! Tu sais, les doutes qui peuvent saisir les artistes s’attachent à des détails qui sont rarement des détails.
L’accueil qui a été fait à ton interprétation t’a-t-il rassuré ?
Oui, et je veux saluer mes intercesseurs, à la fois les techniciens du théâtre du Gouvernail et les musiciens – Sébastyén Defiolle à la lead guitar et à l’harmonica, Claudio Zaretti à la guitare rythmique, et toi à la guitare et au piano.
C’est rare que l’artiste salue ses side-men au-delà du show et de ses formules convenues… mais reconnais que tu ne voulais pas de ce bis !
Je n’en voulais pas, mais j’étais d’accord pour me laisser porter par le public et les musiciens. Ensemble, ces gens me portent. Peut-être parce que, à d’autres moments, je les porte.
Cette chanson, c’est donc une forme d’équilibre ?
Une façon de rééquilibrer l’ascenseur entre les gens et moi ? Peut-être.
Tu sembles nous guider à un endroit intime – si –, pour ce dernier extrait de la première : au croisement du sentiment
- de légitimité,
- de nécessité et
- d’abandon.
Chanter « Folle Amérique » alors que tu ne souhaitais plus t’y coller, est-ce aussi pour toi une façon de t’abandonner, de dire : « OK, si vous y croyez, alors j’y vais parce que l’inconnu m’amuse » ?
Je suis un artiste de scène. Donc, oui, il y a toujours ce truc de dire : « Chiche, on y va, on sait pas ce qui va se passer mais quelle importance ? » La proposition impromptue, c’est un truc assez inconscient que j’ai au quotidien. Par exemple, en 2011, j’avais choisi de retourner en Afrique du Sud sans envisager où, précisément. Sans calculer. Ça, c’est moi. Me laisser porter par et dans la vie, dans l’art, ailleurs : qu’importe, tant que c’est jouissif et qu’on se sent vivant ?
Paradoxalement, Soleil dans l’ombre, le disque de Catherine Ribeiro sorti en 1982 dont est extrait « Folle Amérique », n’était pas du tout un disque politique. Est-ce aussi ça que tu ressens parfois, quand on essentialise ton travail : tantôt chanteur à texte qui prolonge les cabarets de la rive gauche, tantôt « défenseur de la pseudo-communauté LGBTQIA+, tantôt co-meneur de la communauté d’artistes gabonais luttant contre le pouvoir en place et heureusement parfois, toi ? En clair, te dis-tu parfois, comme chantait Tom Fogerty (pas John : Tom) : « I just want to be me, me, me » [« je veux juste être moi, moi et re-moi derrière »] ?
C’est vrai que je suis engagé de fait. En tant qu’artiste, j’ai pris fait et cause mais je ne suis l’ambassadeur ou le porte-parole de personne. À part le public, opersonne ne me paye pour ce que je dis ou je chante. Ni association ni parti politique ni officine ni fin tech. Je me demande si ça ne m’a pas été reproché. Peut-être qu’on me le reproche toujours et que je n’y prête plus attention. Oh, j’ai conscience que l’on demande aux artistes d’être les porte-parole des pays d’où ils viennent. Combien de fois m’a-t-on demandé si je faisais de la musique gabonaise ! Mais voilà, je suis un artiste, interprète, auteur, compositeur. Pas un ambassadeur. Si peut-être celui de la chanson à texte ou de la chanson poétique. Ça, ça me convient. Pour autant, je ne refuse pas en soi d’être un porte-parole. Quand j’ai l’occasion de faire un discours, je fais un discours. Par exemple, j’ai eu l’occasion d’assister aux obsèques de maître Fabien Méré, décédé fin janvier 2021.
Bref, tu n’es pas si dégagé que tu prétends ?
Ben non, j’ai participé aux marches des fiertés, à certains rendez-vous d’associations LGBT. Et tu sais quoi ? Je l’ai fait et je le referai. Pour autant, je ne suis pas porte-parole. En tant que chanteur, je chante les vies de gens de tout horizon.
Tu interprètes vraiment « Folle Amérique ». C’est-à-dire que tu chantes vraiment la chanson, tu ne fais pas exprès de chanter n’importe quoi (à l’époque des covers de gougnafiers, faut le préciser) ; tu t’investis dans son exécution ; et, en même temps, comme sporadiquement au cours du spectacle, tu te l’appropries, tu la personnalises. Serait-ce pas manière de « synthèse du spectacle de reprises selon Jann Halexander » que cette coda offerte au public du Gouvernail pour la première ?
Évidemment, je tiens à la personnalisation. Sur scène ou dans mes disques, j’ai interprété nombre de chanteurs comme Francis Lemarque, Jean-Pierre Réginal, Jehan Jonas, Anne Sylvestre comme chacun sait, le répertoire de Pauline Julien, Brel et Barbara un tout p’tit peu à l’occasion d’une date en Belgique, Nicolas Duclos, Clémence Savelli, Mylène Farmer (que j’aime beaucoup !), Juliette Gréco et même du Bertrand Ferrier, une fois ! Je ne le fais que quand j’ai envie. L’envie, ça va au-delà de la motivation. J’ai besoin de ça. D’avoir l’envie de chanter, et de chanter pour le plaisir… et pour m’inscrire dans le patrimoine.
Tu fais partie des chanteurs qui ont conscience de s’inscrire dans l’histoire de la chanson, non pas comme si c’était une décoration mais comme quelque chose de vital : il y a une histoire de la chanson, qui se vit en apportant du nouveau mais aussi en assumant le passé qui nous parle.
En effet, à ceci près que j’ai également conscience que, quand je serai mort ou si je cesse de chanter pendant quelque temps, je serai vite oublié. En attendant, m’inscrire dans le patrimoine de la chanson francophone, c’est important.
D’autant que tu le disais tantôt, tu n’as pas de fausse pudeur ou de timidité feinte même quand tu t’appropries des chansons portées par des grands noms – et je ne parle pas que de Bertrand Ferrier…
Non, je ne me sens pas intimidé. C’est peut-être ce qui me permet de personnaliser – pas de trahir, de personnaliser – mes interprétations des chansons des autres. J’ai énormément de respect pour chaque artiste, mort ou vivant, mais je les considère comme des collègues. Et je crois que ma démarche est saine. Mylène Farmer est une collègue parmi d’autres, par exemple. C’est vrai que nous n’avons pas les mêmes années d’expérience. C’est vrai que le show-biz ne nous a pas forcément classés dans la même catégorie. C’est vrai que nous ne naviguons pas dans les mêmes eaux et réseaux. Et alors ? Les autres chanteurs restent des collègues. Quand je chante Anne Sylvestre ou Catherine Ribeiro, dont le succès a été immense, je ne chante pas la chanteuse au succès immense : je chante la femme, l’artiste, la collègue. Je ne suis pas le disciple de celles qui sont devenues, pour partie malgré elles, des icônes.
Ton discours détone forcément dans un monde où l’humilité contrite est devenue la norme, avec toute sa facticité.
Je ne suis pas quelqu’un de humble. Je l’assume. Je suis loin d’être persuadé que, quand on monte sur une scène, l’humilité soit une bonne chose. En revanche, je suis conscient de la valeur des textes et des musiques. En me les appropriant, je marque mon appartenance à cet univers.
Il y a longtemps eu une tradition de chanson, en France : la chanson était d’abord faite pour être chantée, parfois longtemps, longtemps, longtemps après que les poètes ont disparu…
En tant que chanteur de métier, je m’inscris un peu dans cette tradition. Peu importe que les artistes réagissent ou non. Quand j’ai repris une chanson de Michèle Bernard, elle n’a pas réagi. Peut-être n’en avait-elle rien à foutre, mais ce n’est pas grave puisque je ne la chante pas pour être en lien avec elle, je la chante parce que j’ai besoin de la chanter. À l’inverse, j’ai repris « Jeanne Hébuterne » de Véronique Pestel et elle avait apprécié. Et, parfois, au-delà du plaisir, je reprends à cause des thématiques. Si j’estime qu’un artiste a épuisé un sujet, pourquoi ne pas s’inscrire dans le patrimoine plutôt qu’essayer d’en rajouter ?
Jann, le 5 novembre (c’est déjà loin), c’était la première ! D’autres projets t’attendent. Des reprises du spectacle de reprises, d’autres idées aussi. Lesquels ?
D’abord, en effet, reprendre le spectacles de reprises. Dans cette perspective, avec les musiciens, nous venons de reprendre le travail. Le 2 décembre à Triel-sur-Seine, sur La Péniche où, en mai, j’ai déjà chanté mon spectacle Du Gabon à la Russie, puis à nouveau au théâtre du Gouvernail le 5 décembre. D’autres dates se profilent pour l’année prochaine.
Mais il n’y a pas que Juste Catherine Ribeiro dans ta tête…
Non, je continue le spectacle Urgence de vous, du Gabon à la Russie. Et, en 2023, je vais fêter mes 20 ans de chanson avec un spectacle parisien dans une salle inattendue, comme j’aime, avec d’autres dates en province. Ces trois projets en parallèle, c’est beaucoup de travail, d’interrogations, de doutes, sur le fil du rasoir, dans la complexité donc beaucoup de bonheur à se sentir vivant en faisant ça.