Carlos Zaragoza et Kishin Nagai, “Five verses” (IBS) – 5/5

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Première du disque

 

Quand on se voit commander une pièce pour un examen final permettant d’obtenir un prix du CNSMDP, non seulement il ne faut pas hésiter à en demander beaucoup à l’interprète, mais c’est même une obligation absolue. Pourtant, régulièrement, des musiciens férus de musique contemporaine viennent puiser dans ces partitions à peu près injouables pour garnir leur récital – ainsi d’Orlando Bass avec le monstrueux diptyque “Passacaille et fugue” de Michel Merlet, cas évoqué tantôt ici. Luis Naón, nommé professeur de “composition et nouvelles technologies” au CNSMDP à trente ans, s’est donc lâché dans cette pièce où Kishin Nagai n’est pas invité puisque la partition, à l’écriture précise, associe saxophone soprano et “sons fixés” (la personne chargée de l’électronique ne semble pas avoir été nommée sur l’enregistrement, peut-être était-ce simplement une bande-son confiée à l’ingénieur du disque). Notons que la pièce est régulièrement investie par d’autres interprètes – on peut écouter ici une version alternative par Géraud Étrillard, et même se rendre en jet privé au Japon pour écouter Koji Yamamoto l’interpréter en concert au Gotanda Cultural Center Music Hall de Tokyo ce 22 août 2024.
L’œuvre, explique le compositeur, est inspirée non pas d’un poème comme l’aurait exigé le principe général du disque, mais, en sus d’un rêve, d’un texte où Jorge Luis Borges valorise la relativité du temps et sa concentration dans un point particulier appelé “aleph temporel”. Publiée chez Gérard Billaudot dans la collection d’un certain Vincent David évoqué tantôt, elle s’articule en cinq parties où le saxophoniste dialogue avec plusieurs saxophones, un Tubax (sorte de sax contrebasse) et des claviers enregistrés. La bande semble émerger du néant qu’elle décrit ensuite, associée à un saxophone aux intensités variées.

  • Le mélange des sons réels et enregistrés (sans doute encore plus saisissants sur un enregistrement qu’en concert !),
  • l’entrelacement des parties et
  • les effets
    • d’écho,
    • de diffraction,
    • de mutation,

suggèrent un espace nouveau que l’oreille est invitée à découvrir tandis que le cerveau incite l’œil à l’imaginer.

  • Bribes,
  • brisures,
  • sons
    • tenus,
    • détrempés,
    • bruitistes

attisent ce suspense d’une découverte toujours glissante.

  • La quête des cimes suraigües que la technique repousse toujours,
  • l’invention de percussions multiples,
  • la précision des synchronisations entre orchestre virtuel et soliste

ne cessent de happer l’auditeur, gommant presque la virtuosité de gymnaste instrumental exigée du musicien

  • (souffle,
  • rythme,
  • justesse,
  • célérité,
  • sonorité,
  • intentions).

 

 

Tout se passe comme si le compositeur travaillait à l’émergence d’un possible aussitôt métamorphosé par d’autres possibles qui lui ressemblent et ne le contredisent pas, se contentant – c’est pire – d’interroger

  • l’ontologie de l’évidence,
  • la substance du perceptible et
  • la réalité de l’étant.

En témoignent

  • trilles,
  • glissendi,
  • notes
    • répétées,
    • déformées,
    • trahies,
    • percutées par les “sons fixés”,

semblant dénoncer l’évidence du chemin que l’on suit comme s’il était le chemin, alors qu’il n’est que notre chemin : d’autres chemins ont déjà bifurqué, qui existent autant que le nôtre, avec la même violente évidence que porte la précision exigée par la partition. Peu importe que nous nous focalisions sur le saxophone live, celui-ci n’est qu’une voie insérée dans un espace qui le dépasse et nous surpasse. Car c’est bien cette notion d’espace qui s’impose, plutôt que ses concurrentes et parfois complices que sont

  • l’événement donc le sursaut,
  • la narration donc l’arc diégétique,
  • la tension donc la dynamique qui, selon la logique kantienne, nous permettrait de nous “orienter dans la pensée” à l’aide de critères universels ou quasi.

L’œuvre de Luis Naón, par-delà sa fonctionnalité démonstrative, nous reconnecte à une forme de liberté précieuse pour le mélomane. Elle offre un panel

  • de musicalité,
  • de bruitisme et
  • d’insaisissabilité produite par
    • la profusion
      • (confrontation,
      • fluctuation,
      • mutation),
    • la confusion (synchronisation) et
    • la diffusion (rapprochement du vivant et du fixé).

Carlos Zaragoza y déploie une expressivité rigoureuse qui clôt ce disque

  • bi-goût (première partie plus consonante, seconde partie plus frissonnante),
  • pensé (mais avec souplesse) et
  • passionnant dans sa diversité

avec art et gourmandise. Merci à Orlando Bass pour la découverte !


Pour acheter le disque, c’est par exemple ici.
Pour retrouver les précédents épisodes, c’est ci-dessous.
1. Le Vieux Coffret d’André Caplet
2. Sonate de Paul Hindemith
3. Five verses d’Orlando Bass
4. …Y… de Vincent David