Carlos Zaragoza et Kishin Nagai, “Five verses” (IBS) – 4/5

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Première du disque

 

Voici une histoire sinon de vieux copain du moins de potager – celui

  • que l’on cultive,
  • que l’on habite, et
  • que l’on quitte un jour (pour toujours)

à l’instar d’autres qui plaquent leur arbre comme des saligauds ne sachant pas s’il est encore debout le chêne ou le sapin de son cercueil. Vincent David (que le livret préfère prénommer Vicent) s’est appuyé sur un poème de Juan Ramón Jiménez pour composer …Y…, une pièce placée après

dans le cadre du disque festonnant autour de “musique et poésie”,

D’après son site, Vincent David se considère comme “l’un des saxophonistes-compositeurs le plus reconnu au monde”, c’est pas rien. Son double statut apporte ainsi un contrepoint intéressant à Five Verses, écrit par un pianiste-compositeur. Il s’inspire d'”El viaje definitivo” (“Le dernier voyage”), qui pivote autour du “y”, le “et” espagnol. En gros, le texte raconte que le narrateur s’en ira et quittera son cher potager et cependant les cloches continueront de sonner et le village de vivre et le jardin de fleurir autour du puits blanc, et lui sera seul et sans foyer et sans arbre vert, et les oiseaux continueront de chanter.
En écho phonique au premier vers (“… y yo me iré”), le compositeur crée une cellule de cinq notes : si do mi mi bémol ré, avec, au cœur, le fameux “y”, donc le si, puisque ce qui déchire le poète est moins de partir que de prendre conscience que, quand il sera loin voire mort, ce qui est une façon assez radicale d’être loin, rien ne changera. Le travail sur la conjonction de coordination s’accompagne d’une exigence : il faut préparer le piano avec “des vis, de la pâte à fixe et une anche de saxophone”.
La cellule matricielle est énoncée à l’unisson par le sax soprano et la main droite du piano. Ce guide dans l’oreille, l’auditeur comprend très vite que la note n’est qu’une explicitation du projet musical. Ici,

  • les franges, périphéries, irisations sont aussi importantes que la hauteur,
  • la périphérie presque indéfinissable compte davantage que le son lui-même,
  • le souffle et la résonance habitent davantage la partition que la portée en tant que telle.

Cela fait peut-être écho au poème qui est celui du projet ou de la projection d’un départ définitif. Autrement dit, de même que l’idée n’est qu’une approche – souvent trompeuse – de la réalité, la note est une perception aussi utile que réductrice de la musique.

  • Cordes étouffées ou frottées,
  • claquements de doigts,
  • échos de registres entre les complices pivotant autour du si

côtoient une musique volontiers imitative

  • (trilles d’oiseaux,
  • frémissements éoliens,
  • clapotement de l’eau du puits,
  • prolongement évoquant la permanence du monde même après que nous l’avons quitté à travers
    • la pédalisation,
    • l’inclination pour les ostinato, et
    • la récurrence de la séquence liminaire ).

 

 

La torsion des sons naturels propres au piano et au saxophone semble, elle, se référer au déchirement que suscite cette vision.

  • L’usage du suraigu,
  • les effets de détimbrage et
  • les contrastes entre moments de synchronisation et de désynchronisation

creusent une esthétique de la narration imaginative.

  • Ici, une marche funèbre se pare d’un lyrisme inaccessible (la nostalgie ?) ;
  • çà, la partition s’engonce dans les graves avec une violence secouante (l’effroi ou le désespoir suscité par l’idée de la mort ?) ;
  • là, des récurrences en unisson tentent de prolonger l’instant qui se déforme puis se dérobe (la mise en sons de notre condition éphémère ?).

Partout, Vincent David paraît soucieux et capable de nourrir les fantasmes picturaux de son auditeur en travaillant

  • la granularité du son,
  • la variété des dynamiques et
  • l’intimité de l’énigmatique que scelle une coda en fade out imprévisible.

Le résultat ? Une musique

  • à la fois conceptuelle et incarnée,
  • tâchant de déborder le cadre strict donné par l’utilisation de deux instruments imposés, et
  • capable de captiver celui qui l’écoute par
    • sa puissance cinématographique,
    • sa richesse sonore et
    • sa capacité à associer astucieusement

      • récurrences servant de fil rouge,
      • surgissements réinjectant de l’attention donc de la profondeur d’écoute, et
      • élégance diégétique (le compositeur ne se contente pas de collationner des sons, il raconte une histoire à demi-mots musicaux).

En moins amphigourique, c’est vachement bien fait, d’autant que cette démarche séduisante bénéficie

  • de la souplesse,
  • de la précision et
  • de la conviction

des musiciens que nous retrouverons tantôt dans une dernière pièce avant que nos chemins ne bifurquent…