Carlos Zaragoza et Kishin Nagai, “Five verses” (IBS) – 3/5
Voilà ! Avec Five verses d’Orlando Bass (œuvre audible en concert ce 16 juillet à la Chapelle des pénitents de Gap par Joonatan Rautiola au sax et Cyrille Lehn au piano), nous entrons dans
- le cœur battant,
- le money time et
- le momentum
du disque élaboré par Carlos Zaragoza en compagnie de Kishin Nagai qui aspire à associer – clairement donc mystérieusement – poésie et musique à travers des créations. Après
- un cycle de mélodies d’André Caplet chantées par le saxophone et
- une sonate de Paul Hindemith dont le lien avec la poésie était d’autant moins clair que le texte devant être lu par les musiciens avait été omis,
le morceau à cinq faces qui donne son titre à l’album s’emberlificote autour d’extraits de sonnets shakespeariens ayant inspiré cinq miniatures au compositeur.
Plus de quatre siècles après leur première publication, l’ensemble matriciel est toujours auréolé d’un triple parfum de scandale :
- d’abord, l’ouvrage, rassemblant des poèmes intimes, a été officiellement publié sans l’accord de l’auteur ;
- ensuite, la version princeps est dédiée à un « grand seigneur », selon Pierre Jean Jouve, qui aurait donc été l’amant secret de William ;
- enfin, les 144 poèmes expriment des transports érotiques tant à l’endroit d’un homme (pour l’essentiel) que d’une femme, bigre !
Pour travailler cette matière de manière signifiante, il faut du toupet et une culture bien spécifique. Or, quoique Français (nul ne peut avoir que des qualités), Orlando Bass est aussi Britannique et, par le prénom, fils shakespearien de Roland des bois dans Comme il vous plaira. Aussi cette masse textuelle qui paraît souvent souvent plutôt hermétique à une intelligence hexagonale moyenne a-t-elle, pour lui, sens et beauté.
Son choix se porte d’abord sur le sonnet XXXVII, où l’amoureux se lamente de sa vile condition et s’en réjouit car elle lui permet de vivre à travers la valeur et la droiture de son chéri – attention, dans cette notule, ça va résumer sec. Des accords quasi clustériques, et hop, du piano émerge la voix du saxophone. Une interprétation un rien littéralisante, à laquelle invite la référence à un poème en particulier, observerait
- le poète-piano engoncé dans sa disgrâce,
- le chéri-saxophone
- briller en planant au-dessus,
- élever en attirant le poète-piano vers les aigus et les nuances plus fortes,
- accepter les différences qui singularisent chacun des amants, puis
- les deux amants fusionner dans un fade-out où se mêlent résonance et souffle.
(Certes, d’un point de vue esthétique, dans cette notule, on pourrait se passer d’une vidéo de temps en temps ; mais les audios ne sont pas si simples à dénicher sur YouTube – alors, pour ceux qui n’auraient pas encore acheté le disque, tant pis pour l’esthétique et tant mieux pour la musique et les curieux !)
Le sonnet XXXIII est un poème météorologique. Le narrateur s’y désespère de ces nuages qui cachent le visage aimé (nuages à la fois réels et symbolisés par tout ce qui nous empêche d’être avec nos petits cœurs d’amour), les « soleils du monde » pouvant se ternir quand le « soleil du ciel » lui-même ternit. Cette fois, les petites saucisses de Kishin Nagai courent promptement sur le clavier. En rapprochant texte et musique, on croit entendre
- le grouillement des nuages-piano d’où émerge puis où se replonge le soleil-saxophone,
- le jeu de cache-cache rythmique auquel s’adonnent les partenaires-adversaires et
- la course à l’abîme dans lesquels courent les trois associés
- (main gauche remontant vers le médium,
- main droite y descendant,
- saxophone se laissant aspirer par cette nuée).
Le sonnet LXVI cherche en l’amour un médicament contre la pulsion de mort. Le poète en a ras la courge des trahisons, des jugements stupides, de la puissance du Mal face au Bien, de sorte qu’il passerait volontiers l’arme à gauche, n’eût été son souci de ne pas laisser seul celui qu’il aime. Un lamento du saxophone s’entrelace avec la reprise du sujet par le piano en duo puis en trio.
- Dans cette pièce tonale, comme pour acter l’évidence qu’il y a quelque chose de pourri au Royaume des hommes, on entend la communauté de lassitude exprimée par les deux instruments ;
- dans les effets d’harmonie et d’écho fugato (on sait combien Orlando Bass aime réinvestir l’exercice redoutable de la fugue qu’il connaît si bien), on entend l’art un rien vicieux de l’amour qui nous pousse à continuer malgré cette fffatigue que nourrissent encore et encore les injustices et la bêtise ;
- dans les mutations de registre, on entend la tension qui nous fait ramper entre les graves qui nous attirent vers nos graves et les aigus qui nous exaltent puisque love music for a while shall all our cares beguile ;
- dans l’accélération dissonante qui constitue la dernière partie du mouvement, on entend la capacité hypnotisante de cette contradiction entre Eros et Thanatos de nous pousser vers l’avant jusqu’à ce que plus rien.
Le sonnet XII, que le livret semble avoir brièvement eu l’intention de traduire, fait partie de la première section du recueil où, en gros, William incite son chéri à procréer afin que sa beauté, forcément passagère, perdure sur Terre à travers sa descendance. C’est le propos précis de ce poème où l’auteur contemple
- le jour devenir nuit,
- la violette se faner,
- la barbe blanchir et s’embroussailler,
avant de conclure que seule une saillie peut préserver la beauté de la faux du Temps. Dans ce mouvement en arche, on entend
- le battement de l’horloge et la puissance destructrice du temps qui s’amplifie à l’instar des intervalles qui s’élargissent ;
- le souffle presque inaudible de cette évidence qui devient pourtant aussi évident qu’une alarme précédant l’explosion ;
- l’effacement progressif de la multiphonie jusqu’à la disparition du son ;
- l’inéluctabilité de la disparition exprimée par la régularité rythmique qui n’est pas seulement celle, concrète, du temps qui passe jusqu’à ce que plus de temps, mais aussi celle, symbolique, de la fatalité qui nous conduit
- à la décrépitude (si nous en avons le temps),
- à la déréliction (si ça se passe mal) et
- à la mort (ici, pas de conditions à remplir).
Avec le sonnet LXIV, on ne finit point dans la joie et la bonne humeur, ce qui est un signe d’honnêteté : après tout, la mort est rarement source de joie et de bonne humeur, surtout la sienne. Dans ce texte, le poète constate que
- se ternissent les plus belles richesses,
- s’ensevelissent les gloires passées,
- s’écroulent les plus beaux bâtiments,
- se dérobe ce que l’on croyait acquis ;
aussi n’a-t-il aucun doute : son amour suivra la même voie ; et le voici contraint de pleurer de jouir d’un tel amour car cette possession va consubstantiellement avec la crainte de se le voir enlever. Comme disait Ricet Barrier du glas, « eh ben ouais, c’est vachement pas gai ». (Heureusement qu’il s’agit du dernier sonnet, les résumés commencent à devenir plus longs que le texte original, c’est très inquiétant ou presque.)
Dans ce climax synthétique soulignant que, au-delà du mythe et du soufre de bon aloi, les sonnets de Shakespeare ne sont pas qu’une œuvre érotique mais une méditation plus universelle sur ce que l’amour et le désir révèlent et de notre grandeur quand nous sommes élevés, et de notre finitude quand nous prenons conscience de notre humanité, on entend simultanément
- l’urgence de vivre et le danger qui approche que suggèrent les notes répétées courant d’un partenaire à l’autre ;
- l’évidence de l’inéluctabilité du processus et nos risibles tentatives de fuite que suggère l’exploration de différents registres ;
- l’effet d’entraînement et d’effarement que suggèrent les segments parallèles descendants, comme si chacun essayait de se rattraper à l’autre et ne faisait qu’accélérer la chute de tous ;
- la pulsion de vie liée à la dynamique et au tempo, et la dégringolade mortelle qu’expriment tant les traits pianistiques que les halètements saxophoniques, et hop ;
- la violence du constat fataliste devenu certitude désespérée et le plaisir triste qui consiste à le remâcher sans cesse, via les
- itérations,
- répétitions,
- réexpositions et
- analepses au goût de refrain ;
- l’acceptation du tragique de notre condition et la révolte qu’elle peut susciter parfois, que laisse deviner l’explosion qui secoue l’ostinato au tiers du parcours ; et
- la trilogie psychique associant
- le désespoir intérieur, lisse donc d’autant plus prompt à nous engoncer dans sa vase, que figure peut-être le perpetuum mobile,
- le chaos qu’il suscite en nous lorsque nous nous laissons aller à être lucides et que paraissent esquisser accents et contretemps, et même
- le soulagement que peut représenter la Fin, marquée par les coups de canon de la coda.
Ainsi s’achève une partition
- passionnante,
- imagée,
- vibrante,
- créative,
- agencée avec art et
- tirant le meilleur à la fois du piano qu’Orlando Bass maîtrise à la perfection et du saxophone pour lequel il a beaucoup écrit donc sur lequel il a sûrement beaucoup échangé avec ses interprètes.
Pas de doute :
- la précision d’exécution,
- le souci d’expressivité et
- la polychromie du rendu
valorisent tant le compositeur que les interprètes, à l’évidence tout à leur affaire dans cette musique de haute couture. Hâte de découvrir les deux dernières propositions, à commencer par celle de Vicent David – à retrouver sur ces pages presque bientôt.