Carlos Zaragoza et Kishin Nagai, “Five verses” (IBS) – 2/5

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Première du disque

 

Sera-ce le compositeur grâce auquel la musique presque récente est censée paraître supportable ? Après le disque fascinant de Rachel Koblyakov qui circonvenait ses auditeurs éventuellement frileux en glissant une sonate de Paul Hindemith avant des œuvres plus proches de nous mais pas forcément des auditeurs de Radio Classique, voici que Carlos Zaragoza et Kishin Nagai font succéder une sonate de Paul Hindemith à un cycle de mélodies d’André Caplet avant d’entrer dans l’autre vif du sujet – trois pièces créées sur mesure par des compositeurs sempervivens.
Certes, comme pour Caplet, le titre est mensonger : la sonate n’est pas plus écrite pour saxophone alto que Le Vieux Coffret, même si les saxophonistes l’ont souventes fois fréquentée. Elle est destinée au pichotte, mot qui désigne, comme chacun sait, cet étrange instrument qu’est le saxhorn alto. Mettons cette entourloupe sur le compte de la simplification, et passons au meilleur moment du projet : l’écoute.

 

 

L’affaire s’ouvre par un bref prélude oxymorique car intitulé “ruhig bewegt” soit “tranquillement agité”. Le compositeur y associe

  • un balancement inquiétant en 6/4,
  • une mélodie difficile à cerner et
  • une harmonie complexe qui ne se résout pas à trancher en faveur d’une tonalité d’attache.

L’attention est alors captée par

  • les effets d’écho qui relient les complices,
  • les entraves qui modèrent les tentatives d’envolées du saxophone, et
  • le travail sur le souffle auquel s’attache Carlos Zaragoza
    • (tenues,
    • nuances,
    • vibrato modéré).

 

 

Le deuxième mouvement, en 2/2, est “vif” et contiendrait, selon le livret, une séquence en morse faisant allusion à la devise d’un peintre de la Renaissance nous apprenant que “personne ne peut tout savoir”. Kishin Nagai y déploie quelques-unes de ses qualités de pianiste accompagnateur :

  • variété des couleurs,
  • écoute du partenaire pour répondre dans la même dynamique d’intonation, et
  • science du toucher lui permettant de passer d’une réplique de soutien à une intervention incisive relançant le discours.

Le mouvement devient tour à tour

  • sautillant,
  • grinçant et
  • mystérieux quand surgissent les épisodiques mesures à cinq temps (le moment morse, sans doute).

De la sorte,

  • la variété rythmique,
  • la richesse harmonique et
  • l’inventivité musicale (quelle partition pour piano !)

mettent en valeur

  • la précision des interprètes,
  • leur capacité à jouer ensemble et non juste en même temps, ce qui n’est pourtant déjà pas si simple, ainsi que
  • l’art du compositeur à exploiter les possibilités du duo
    • (synchronisation,
    • soli,
    • voies divergentes, etc.).

Dire que l’on s’en pourlèche les babines auriculaires, et hop, est une litote. Une curieuse litote, je le concède, mais une litote.

 

 

Le troisième mouvement est indiqué “très lent”. Il est composé de quatorze mesures, pas une de plus – sinon, j’aurais écrit “quinze”, très probablement. Le dialogue entre saxophone et piano est notamment marqué par

  • des séquences de trois notes aisément caractérisables quoique égrenées selon un rythme variable,
  • un contrechant par lequel le clavier tâche d’habiller cet intermède volontiers disjoint, et
  • un dernier accord de Mi bémol qui surprend après deux minutes énigmatiques et suspendues.

 

 

Le quatrième mouvement s’ouvre sur un poème censé être récité par les musiciens. On peut regretter que le duo n’en propose pas un arrangement conforme à la version pour saxophone, puisque le texte s’attarde au premier chef sur la puissance évocatrice de la sonnerie du cor – instrument auquel était originellement dédié la sonate – pour nos âmes fatiguées, à quoi le pianiste répond :

 

L’ancien n’est pas bon sous prétexte qu’il n’est plus,
pas plus que le nouveau est délectable parce que nous le vivons ;
nul n’a éprouvé de joie surpassant
ce qu’il peut éprouver ou comprendre vraiment.
Voici ton devoir, par-delà la confusion, la précipitation et le brouhaha :
saisir ce qui dure, saisir le calme, saisir le profond,
et le dénicher encore afin de le conserver et de le chérir.

 

En réalité, les musiciens ignorent purement et simplement cette partie parlée pour laisser Kishin Nagai se ruer sur la danse à 9/16. Défaut de maîtrise de la langue allemande ? Bah, une traduction dans la langue de chacun des artistes aurait pu se justifier, et justifier elle-même la présence de la sonate dans un disque revendiquant d’associer poésie et musique.  On aurait néanmoins mauvaise grâce de bouder ce moment explosif et sautillant. En effet,

  • énergie,
  • swing,
  • nuances et
  • attention au phrasé

animent une gigue – aussi survitaminée que les photographies de Jean-Baptiste Millot – avec

  • efficience stylistique,
  • maîtrise technique et
  • sens du groove.

Surfant sur la nonchalance souvent caractéristique du saxophone alto, Carlos Zaragoza rejoint son compère pour une valse lente à 6/8 que Paul Hindemith finit par superposer avec la danse de Saint-Guy initiale.

  • Brio de la composition,
  • chaleur surplombante du bois,
  • virtuosité tonique du clavier

concluent avec art cette préparation aux trois étapes que nous aborderons prochainement, à commencer par une création d’Orlando Bass qui a donné son nom au disque, Five verses.