Carlos Zaragoza et Kishin Nagai, « Five verses » (IBS) – 1/5
Projet original, donc bizarre, Five verses (cinq couplets) rassemble cinq œuvres interprétées par le saxophoniste Carlos Zaragoza et le pianiste Kishin Nagai. Le pitch ne nous paraît pas super, super clair : il s’agirait de rappeler par l’exemple combien musique et poésie sont liées, quitte à supprimer le texte du Vieux coffret d’André Caplet pour confier la partie vocale au sax alto. Le programme n’en demeure pas moins intrigant, associant
- la musique moderne
- d’André Caplet et
- de Paul Hindemith à
- la musique contemporaine
- d’Orlando Bass,
- de Vicent David et
- de Luis Naón.
Le premier couplet du disque est constitué de quatre chansons ici confiées au sax alto, sur des textes de Rémy de Gourmont. « Songe » évoque ce rêve d’amant d’habiter un autre monde et un autre amour avec l’être aimé car « les jours d’amour sont doux quand la vie est un songe ». Dès les premières mesures, portées par un pianiste offrant une musicalité plus intériorisée qu’extravertie (ce qui est parfaitement aligné avec son rôle d’accompagnateur), on goûte l’art d’André Caplet pour
- l’arythmie,
- l’harmonie
- riche,
- sapide et
- souvent inattendue, ainsi que pour
- la capacité à créer un espace sonore où dialoguent avec une grande fluidité
- notes,
- résonances et
- silences
Carlas Zaragoza ne cherche pas à faire oublier l’origine vocale de la partition – impossible, tant la ligne est typique d’une certaine mélodie alla francese. Au contraire, il
- se glisse dans la logique du chant,
- semble parfois s’amuser à imiter la voix humaine
- (vibrato spécifique,
- attaques feulées,
- fade out des tenues), et
- travaille le spectre chromatique disponible sur ce bois cuivré qu’est le saxophone.
Le jeu net de Kishin Nagai montre que poésie et flou niaiseux sont deux concepts fort différents. Point
- d’excès de pédalisation,
- d’agogique sirupeuse ou
- de métrique trop rigide :
le texte bien compris se suffit à lui-même !
Dans « Berceuse », l’amant n’a qu’un conseil pour sa chérie, qu’elle chante, rêve, rie ou pleure : « Viens vers moi », et plutôt tout contre moi. La partition laisse battre
- l’émotion,
- l’espoir et
- la vibration de l’amour
grâce
- à un rythme souple,
- à un La bémol volontiers modulant, et
- à la lascivité des échanges entre lead et accompagnement, finement entrelacés.
Carlos Zaragoza soigne
- ses attaques,
- son phrasé,
- ses nuances
tandis que Kishin Nagai veille à se glisser dans les changements d’atmosphère ménagés par une partition d’une remarquable plasticité… très éloignée de la fadeur somnolente que pourrait laisser craindre le titre !
« In una selva oscura » est un hymne au printemps que le poète veut transformer en « une forêt obscure » afin que les deux lovers soient oubliés du monde et n’y pensent seulement plus. André Caplet y déploie son art
- du rythme irrégulier et de l’harmonie pivotante,
- du surgissement et de sa résorption, ainsi que
- de la précision des notations et de la souplesse exigée des interprètes.
Dès lors, c’est moins le saxophone-voix qui attire l’attention que le piano-monde de Kishin Nagai. Bien qu’il soit toujours soucieux d’être au service du soliste plutôt que d’être servi par lui, la troisième chanson l’oblige à sortir avec virtuosité de sa juste réserve pour déclencher le souffle du printemps, susciter manière d’intranquillité heureuse et distribuer une émotion polymorphe.
- L’exactitude des synchronisations,
- l’habileté des transitions tuilées ou soudaines, et
- la belle capacité à associer la constance placide du saxophone à la versatilité passionnante du piano
contribuent à l’intérêt de cette proposition qui prolonge sa dimension arborée avec « Forêt ».
Dans un morceau « bien lent », l’amant demande au bois de se souvenir des amoureux dont il abrita sentiments langoureux et désirs débordants. Le saxophone y exprime avec science un mélange saisissant
- de langueur,
- de nostalgie et
- d’abandon.
Le piano se caméléonise, et hop, pour devenir tour à tour, notamment,
- sobre pour laisser monter la supplication à l’esprit des bois,
- ruisselant pour mimer l’émotion contemplative qui anime le désir fleurissant,
- onirique pour commenter le brouillage des espèces
- (la forêt étant un interlocuteur comme un autre,
- la sève printanière animant les pulsions érotiques de ceux qui la devinent monter dans les plantes, et
- la couleur des feuilles ou des écorces n’étant rien d’autre que la couleur des rêves).
Certes, à l’issue de ces quatre rounds, nous ne sommes pas tout à fait convaincu de la pertinence de subtiliser ces pièces vocales pour les saxophoniser tant certains idiomatismes (notes répétées, par exemple) sonnent un rien plaqué dans cette version. Néanmoins, quelle joie de pouvoir profiter d’une partition d’une richesse saisissante, où les complices font montre
- d’un capiteux catalogue de nuances,
- d’un beau panel de couleurs (intentions, mutations, suspensions),
- d’une évidente aisance technique indispensable pour procurer à l’auditeur les frissons qu’il attend, et
- d’une complémentarité attentive qui laisse augurer du meilleur pour la suite d’un disque original !
À suivre…
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