Camille Henrot, « Days are Dogs », Palais de Tokyo, 8 novembre 2017
Il y a comme une triple proposition transverse, ici. Celle d’une Française new-yorkisée, la même-pas-quadragénaire Camille Henrot, qui intitule son exposition parisienne Days are Dogs. Celle d’une commissaire, Daria de Beauvais, qui pose le cadre (l’expo égrène les jours de la semaine et leurs origines étymologico-mythologiques) et l’explose aussitôt en confrontant à ce formatage « les conventions, les émotions et la liberté » des individus « de manière ludique ». Et celle d’une chrono-logique spéculaire (on visite les salles les unes après les autres, si si, mais on peut aussi boucler la visite par une reprise de la première salle) qui se raccroche aux fils rouges offerts au visiteur (sodomie multiple d’animaux ; courbes sensuelles et frises faussement directionnelles ; détournement, déchirure ou accumulation d’objets ; collages de sorties Internet luxueuses ou résolument cheap…). Tout se passe comme si le lissage de l’espace-temps, en tant que temps de l’espace, suffisait à provoquer le vertige du visiteur dans une normalité déréalisée.
Concrètement, Camille Henrot s’amuse à manipuler le regard et l’attention. Les œuvres s’interpénètrent, les matières se questionnent, les arts (sculpture, collage, photo, vidéo, peinture, installation) se chicotent, les significations se brouillent en messages trop profus, les artistes s’entrechoquent, perdant le spectateur dans un dédale mouvementé où l’inscription de l’art dans la réalité tend, paradoxalement, à l’affoler et la rendre floue. Ainsi, à une citation d’Ernst Bloch répondent des ruades conclusives de Jacob Bromberg ou les fureurs de David Horvitz. D’autres facéties de jeunzartiss s’interposent, déchirant des jeans et exposant des clopes dans des collages faussement lissés, sous les signatures de Maria Loboda, Nancy Lupo, Samara Scott et d’Avery Singer (l’exposition n’est pas une monographie de Camille Henriot mais une « carte blanche »). Faute de pannonceaux, le visiteur est censé se fier aux plans fournis à l’entrée pour déterminer de qui est quoi. C’est sans doute pétillant pour un architecte ; pour un zozo lambda comme Bibi, c’est assez fécal.
Il sourd de cet aveuglement kaléidoscopique une déréliction de l’appropriation. L’art quitte l’univers muséal pour devenir pure subjectivité. La cohérence de l’exposition ne précède pas le regard du visiteur : c’est lui qui, de la diversité des pièces d’art ou de monnaie présentées, est appelé à interroger la possibilité d’une unité, donc d’un sens.
Dès lors, de qui, le film porno « amateur » agrémenté de taches noires sur fond de musique cool, « déconseillé aux moins de 16 ans » mais carrément explicite (si, une bite allant et venant dans une chatte, même si c’est peut-être de l’art, c’est surtout du cochon) ? De qui, les chemins de pièces de monnaie collées au sol, navigant entre d’obscurs hommages à la Bretagne d’Ys ? De qui, les vidéos sur ordinateur portable, les messages sur téléphones variés, les piles d’exemplaires du Monde, les peintures infinies où les membres se dérobent, les films parfois primés à la Biennale de Venise où des crabes meurent pendant que défilent des pages Wikipedia ? L’absence d’indications autour des pièces laisse supputer que peu importe. Le brouillage homme – animal, créateur – visiteur, artiste – artiste se présente comme art lui-même.
Quelques éléments de langage peuvent néanmoins déployer le verbe cognitif dans le champ intérieur du décontenancement, susceptible d’être suscité par une immersion dans ce type de proposition semi-conceptuelle. Des bribes sont donc glissées aux visiteurs afin qu’ils se les approprient et les confrontent à l’actualisation graphique ou matérielle du projet liminaire. Quelques sous-titres ? Soit. Gourmands.
« L’art est composition et recomposition d’œuvres en archipel », « le film mêle des images d’avdentistes, de scènes de cuisines, de surf et d’analyses médicales », « l’espace privé est au cœur de l’installation », « l’oiseau se penche au-dessus d’une soucoupe en forme de pleine lune pour siroter du whisky », « l’assemblage de Samara Scott sédimente les reliquats de l’hier et les signes annonciateurs d’un demain », « la confiance enfantine dans l’autorité impressionnelle de la technologie est éminemment déceptive », « Young Satyr Turning to Look at His Tail est doublement phallique et doublement tronqué », « dans la circulation des objets, la quête de l’origine révèle sa motivation », « le refus du dualisme qui a gouverné la civilisation occidentale imbrique la fragilité de la conscience de soi et de l’existence à deux », « le poète Jacob Bromberg a graffité des vers sur les rampes d’escalier », etc.
Faut-il savoir pour voir ça ? Peut-être pas. Mais si tu ne veux pas bêtement rigoler ton insensibilité aussi inculte qu’agacée devant chaque pièce qui te donne l’impression d’un méchant foutage de goule, tâcher de percevoir le projet derrière la réalisation, voilà sans doute un préalable intéressant.
Palais de Tokyo (Paris 16). Jusqu’au 7 janvier 2018. Rens. ici.