Fin des voyages

Pierre-Marie Bonafos à Saint-André de l’Europe (Paris 8), le 17 septembre 2022. Photo : Rozenn Douerin.
Même le cool a une fin, il faut croire. La preuve, Une histoire du cool, récital donné le 3 novembre en la chapelle Notre-Dame du Val-de-Grâce, invitait aux voyages pour se quitter en mouvement ; et, simplement, ça donnait ceci.
« Cantique » by Estelle Revaz et Facundo Agudin (Neos) – 1/5
A posteriori, le disque de 2015 que nous offre Laurent Worms est devenu « le premier disque d’Estelle Revaz », violoncelliste internationale et désormais députée nationale de la Confédération helvétique (on traduit approximatif). À l’origine, c’est une audace relative du formidable label Neos. Au cœur du projet, Facundo Agudin, chef de l’orchestre Musique des Lumières, qui fonde ce projet sur une commande de concerto pour violoncelle à Andreas Pflüger. À la lecture du livret ésotérico-spécialistique, le titre du disque reste énigmatique, et pourquoi pas ? Reste le disque, sandwichant Ernest Bloch et Andreas Pflüger entre quatre tranches de Max Reger.
Tout se fomente autour de la picturalité puisque les quatre mouvements des Vier Tondichtungen op. 128, composées en 1913, s’inspirent de toiles d’Arnold Böcklin. « Der geigende Eremit » (« L’ermite au violon ») déploie la générosité des cordes en ternaire que rejoignent les bois et le violon soliste. L’orchestre sait accompagner ces fluctuations associant
- sobriété,
- mutations de caractère,
- suspension et
- contrastes.
Entre
- tensions,
- irisations thématiques et
- possibles étouffés,
le mouvement excite paisiblement la curiosité. Le deuxième mouvement, « Im Spel der Wellen » (« Dans le jeu des vagues », selon les traducteurs automatiques), reste un mouvement ternaire, cette fois vivace. Les cordes, dominantes, construisent un swing
- fluant,
- énergique,
- volontiers suspendu et donc
- surprenant.
L’intérêt de l’écoute se fonde sur
- le rendu de la souplesse de la mesure,
- la fragmentation et la cohérence du propos, ainsi que sur
- l’ondulation narrative renforcée par la finesse de l’ensemble, entre collectif et soli (clarinette).
Après cet introit réussi, comment ne point vouloir hâter l’arrivée de la future vedette au violoncelle ?
Pour acheter le disque, c’est par exemple ici.
« Patron », Michel Offerlé (Anamosa, 2024)
De quoi « patron » est-il le nom ? Vénéré ou honni, le « patron » est le fonds de commerce éditorial de Michel Offerlé, « sociologue du politique » émérite de son état. Autant dire que les postures anti, pro, péri, qu’inspire ce concept, l’ex-prof les connaît. C’est l’intérêt essentiel du mini mémo qu’il signe chez Anamosa (112 p., 9 €). L’opuscule vise moins à définir le patronat en général et le patron en particulier qu’à cerner la manière dont ils sont définis voire, partiellement, perçus. Pour comprendre, explicite-t-il, il faut « pénétrer dans le mot et dans la caricature » (12). Pénétrer dans le substrat étymologique conduit à associer la notion de patron avec une « relation d’autorité impliquant l’obéissance », parfois renforcée par la religion ou la posture – ainsi des « figures patronales non patronales » (19) comme le grand chef hospitalier ou d’autres symboles de la puissance financière appliquée à tous les domaines – on pense au « Taulier », ce milliardaire alcoolique aux fines astuces fiscales, dont la mort a longtemps fait les beaux jours de l’église de la Madeleine.
La puissance polémique du terme a contraint les niaiseux à chercher des subterfuges pour mieux enfumer le monde – ainsi du Centre des jeunes patrons devenu le Centre des jeunes dirigeants : fiers d’être patrons, mais bon, un peu chocotteux tout de même… D’autres stratégies de lutte contre « le stigmate patronal » existent, qui incitent à se désigner par d’autres voies – chef (d’entreprise), directeur (général), capitaine (d’industrie), manager ou l’excellent « entrepreneur », par ex. Ces dérivés désignent un monde qui n’inclut évidemment pas les victimes des patrons, aka autoentrepreneurs bien que, ontologiquement, le mec qui sous-loue son matricule pour que le bobo récupère un kebab froid entreposé dans un sac Picard au dos d’un scooter est son propre patron. Le patron a longtemps été, par tradition, la manière de désigner celui qui possède une entreprise. En réalité, le rapport entre capital et patronat est ambigu pour plusieurs raisons.
- Premièrement, en 2020, plus de 4 000 000 d’entreprises étaient immatriculées en France, mais de nombreux patrons ont de nombreuses entreprises, et les autoentrepreneurs sont souvent des victimes des salarieurs déguisés.
- Deuxièmement, un patron n’est pas un patron-employeur : selon la CPME, « il y aurait 1 900 000 de patrons-employeurs », ce qui exclut déjà deux millions de candidats au titre prestigieux et maudit.
- Troisièmement, selon l’INSEE, « 200 000 patrons sont des chefs d’entreprise » (26), ce qui, en divisant le nombre de ce type de patrons par 20, souligne la passionnante fluidité du concept.
Si, héritier d’une mythologie presque dix-neuvièmiste, le zozo taille patron est celui qui possède l’entreprise qu’il dirige, le patron d’aujourd’hui peut être également le zozo qui se contente de diriger l’entreprise qui l’engage pour cela, bénéficiant de « rémunérations jugées indécentes » selon le « ratio d’équité » qui le voit souvent gagner en un jour ce qu’un grouillot qu’il accuse de profiter des avantages sociaux, de ne pas assez travailler et d’être toujours en arrêt-maladie ou équivalent touchera en quelques siècles, sans les stock-options et les petits arrangements avec la DGIF. Charge à ce type de patron de travailler son « capital social qui densifie, actualise et actualise » les autres capitaux, économique et culturel (31). Mais le patron l’est-il par acquis social ou par fatalité génétique ? En d’autres termes, « faut-il être né dans une famille d’entrepreneurs pour être soi-même patron ? » (37), interroge Michel Offerlé en feignant de ne pas penser au Mythe de l’entrepreneur d’Anthony Galluzzo – il rédige un court ouvrage, pas un essai charnu. Aussi évoque-t-il les phénomènes d’héritage, de déshéritage, de psychologie made in Challenges (« suis-je fait pour être entrepreneur ? ») et de fatalité raciale (mythe révolu de l’Arabe du coin, curieusement non remis en cause alors que suranné, et réalité du patron de kebab).
Surtout, Michel Offerlé souligne la porosité entre les questions posées au patron en particulier et au statut du travailleur en général. D’un côté, les nouvelles déclinaisons d’une nébuleuse patronale fleurant l’anglicisme, entre
- starteupeurs,
- VC et
- business angels ;
de l’autre, une nuée de bullshit jobs où le travail devient « micromission » où l’ultradépendance hésite à s’appeler indépendance ou freedom. Le patron, puisque c’est ce qui nous intéresse ici, peut être
- président,
- DG plus que DJ,
- héritier,
- énarque,
- ingénieur,
- commercial.
Il est en général
- coopté,
- internationaliste et
- mâle cisgenre.
Dans la vie concrète, à un certain stade, il a « plutôt un travail de bureaucrate » et de diplomate (66) éventuellement rythmé par les voyages en jets. Dans les PME, il développe une activité entre « homme-orchestre et chef d’orchestre ». Mais, plus il brasse du lourd, le patron, c’est celui qui « sait faire faire » et celui qui
- influence en usant de son statut pour brasser de l’air et augmenter sa propre surface médiatique,
- s’enivre de quiet politics (78) propices à faire aboutir ses desseins petits ou grands, et
- recourir à des organisations aux lamento connus, parmi lesquels
- « Laissez-nous faire,
- trop de charges,
- trop d’État,
- trop de paperasses et de contrôles » (80).
Dans la cité, les patrons « sont majoritairement à droite, voire de droite, et votent à droite » (82). Ils jouent volontiers une improbable carte appelée désintéressement
- (fondation,
- mécénat,
- sponsoring local)
qui n’est rien d’autre qu’un mélange de publicité à vocation fiscale et de rançon payée à l’acceptabilité plus ou moins locale. Autant dire que les patrons sont des composants parfois grossièrement implicités mais pas moins essentiels de la politique en général et de la politique économique donc aussi culturelle en particulier. À l’instar d’un Benoît Bazin, DG de Saint-Gobain, alignant un temps plus de 6 millions d’euros de revenus par an selon des sources comme celle-ci, les patrons sont des gens qui ont le sans-gêne décomplexé permettant de signaler, du haut de leurs palaces, qu’ils n’aiment pas « les discriminations sociales » ou « le manque de reconnaissance pour les enseignants ». Et sans faire bravo des fesses, évidemment, c’est là toute la performance.
En conclusion, si le patron reste un concept souvent raillé par les défenseurs desdits patrons (lesquels ont évidemment les moyens de s’en payer…), les gros et gras patrons sont surtout, par essence,
- des pollueurs (plus de 10 000 tonnes de CO2 pour Bernard Arnault en 2018, soit dix fois plus qu’un clampin hexagonal moyen),
- des empoisonneurs et
- des exploiteurs.
On peut toujours chercher dans la sociologie une échappatoire à l’évidence et à la rage qu’elle suscite légitimement ou devrait susciter. On peut même commencer – comme c’est le cas ici – un livre sur le patronat par « merci » et le finir par « rêver », on ne risque pas de trouver une légitimation aux méfaits d’une figure moins stéréotypée qu’il n’y paraît et contre laquelle il serait heureux que quelque chose se grippât.
Verena Tönjes et Daria Tudor, « Songs of the clown » (Solo musica) – 4/6
Un récital fomenté autour de compositeurs peu connus n’est pas tenu pour autant d’exclure les stars de sa discipline ! Verena Tönjes et Daria Tudor l’assument en glissant le « Klops-Lied » (« chanson des boulettes de viande ») de Kurt Weill dans sa set-list. Originellement écrite vers 1927 pour voix, deux piccolos et basson, autour d’un texte « traditionnel berlinois » dont le sens est réservé aux germanophones, la pièce assume pleinement son ADN canaille et cabaret.
- L’arrangement valorise la fringante tonicité du piano,
- la voix reporte son expressivité dans
- le détrempage,
- les inflexions,
- la gestion du son et
- l’étalonnage des intensités, tandis que
- les breaks animent sans relâche la miniature jusqu’à l’ultime suspension.
S’ensuit « Ich bin so unmusukalisch », un air dont le texte (incompréhensible pour nous, donc) a été coécrit avec Erich Meder par le compositeur Alexander Steinbrecher. Grâce à un contraste saisissant, l’œuvre introduit un peu d’comédie musicale jazzy dans le tour de chant. Le jeu sur
- la justesse,
- le swing et
- les couleurs de la voix
est merveilleusement servi par
- l’écriture parfaite d’efficacité,
- la souplesse de l’incarnation dont témoigne Verena Tönjes, et
- l’excellence tant technique que musicale de Daria Tudor.
On retrouve alors deux Nonsense Rhymes and Pictures op. 42 de Margaret Ruthven Lang. Après « The young lady of Lucca », « The lady of Riga », connu pour avoir été recueilli par William S. Baring-Gould, raconte l’histoire de cette nénette de Riga qui, tout sourire, chevauchait un tigre ; quand ils reviennent de balade, la nana est à l’intérieur, et c’est le tigre qui sourit. L’introduction pianistique dure la moitié de la miniature, préfigurant les deux mi-temps du récit. Margaret Ruthven Lang n’hésite pas à renforcer la dimension drolatiquement dramatique en envoyant Verena Tönjes plonger dans les tréfonds de son mezzo (« with the lady insiiiiiiiide ») jusqu’aux éclats de son soprano (« on the face of the tigeeeeeeeer »).
Si cette juste vengeance de la faune sauvage n’a pas fait sourire l’auditeur, il y a peu de chance que l’histoire du vieil homme du cap Horn (le limerick suivant, signé Edward Lear)
- ne déride son visage,
- n’active ses zygomatiques, voire
- ne le pousse à pouffer, et non l’inverse.
Le thrill est simple : le vieux aurait aimé ne pas être né. Donc il s’asseoit et finit par mourir de désespoir.
- Musique funèbre,
- ton déclamatoire,
- accompagnement sobre,
- miniature resserrée :
tout se passe comme si, loin de se gausser du personnage, la compositrice nous incitait à y reconnaître ou une part de nous-même, ou une image de la sagesse. C’est alors que les musiciennes nous invitent à basculer du côté officiel de la clownerie avec une chanson d’Ethel Smyth, désormais plus célèbre pour avoir été une suffragette enragée que pour avoir être la première compositrice à voir l’un de ses opéras joué au Met. Nous basculerons avec elle dans la dimension clownesque de ce monde à l’occasion de la prochaine notule sur ce disque, nous réjouissant à l’avance de poursuivre l’exploration d’un répertoire chamarré et palpitant tant par la qualité de son contenu que par l’agencement des découvertes qu’il nous propose.
Balmino, « Les saisons à l’envers » – 1/2
Alors que les Victoires de la Musique s’apprêtent à nous rappeler à quel point la chanson française
- officielle,
- validée,
- subventionnée et
- primée
n’est plus, pour l’essentiel, qu’un étrange conglomérat fonctionnant en circuit vaseux pour produire un gros tas
- de débilité putréfiante,
- de nullité effarante et
- d’insultes assumées à ceux qui ne logent pas leur cerveau que dans leurs chaussettes, selon l’expression de Reinhard-Frederik Mey, ou dans les avis de « critiques » téléramo-radio-francesques, donc de répéteurs de communiqués de presse aimant à interviouver les artisss dans les bars des palaces parisiens,
il est heureux que des chanteurs déjà blanchis sous le harnais de la scène et du disque poursuivent leur chemin en empruntant les sentiers du crowdfunding et de la fière indépendance qui, s’ils sont parfois empruntés par des autoproclamés artistes sans
- personnalité,
- savoir-faire ni
- talent,
sont devenus des passages presque obligés pour des fredonneurs à l’audience certes plus confidentielle que les vedettes en plastique, mais aux productions incomparablement plus
- vibrantes,
- stimulantes et
- requinquantes
pour celui qui aime la chanson avec
- du texte,
- de la musique et
- du vivant.
D’où notre plaisir de recevoir le nouveau disque de Balmino, Les Saisons à l’envers, réalisé par Julien Jussey – un disque à l’ancienne avec, ô joie ! paroles dans le livret (qui aurait certes gagné à être relu plus attentivement), ce qui inscrit le travail dans
- une tradition honorable,
- le respect de l’auditeur et
- une logique justifiant pour partie le disque physique (la présence d’une traduction pouvant par exemple çà faire goûter un passage en langue africaine pour ce qu’il signifie et non seulement pour l’exotisme qu’il évoque au non-initié).
À peine la galette insérée dans notre mange-disque préféré, on est heureux d’avoir modestement participé à l’aventure qui a conduit à l’enregistrement de ce projet. Il y a du Bertrand Cantat dans la rugosité de la voix plus diseuse que chantante qui nous accueille à l’orée du bilingue « N de l’amour ». Durant plus de six minutes, Balmino – guitariste autodidacte revendiqué, jadis chanteur de Khaban devenu acteur – installe dans sa chanson un système de résonances faisant écho à
- un sentiment,
- un vécu,
- une disparition.
On y goûte
- le temps laissé au temps et à la part musicale de la chanson,
- les astuces grâce auxquelles le chanteur-auteur-compositeur s’approprie l’idée que le temps gagné comme le temps perdu se disloque mais ne revient jamais
- (durée,
- délais,
- échos,
- floutages,
- coda sciemment trop longue où le langage disparaît…), et
- cette délicatesse avec laquelle l’ACI
- évoque sans raconter,
- esquisse sans vraiment chanter,
- expose sans, et c’est heureux, en dire assez.
« Ce qu’il entend n’a pas de prix » revendique une esthétique très différente, lorgnant cette fois du côté de la pop avec programmation et sons saturés, glissants, frisant la signature Indochine new gen. La voix prend ses quartiers au pays d’une raucité proche, par certaines inflexions, d’un certain Bernard Lavilliers. Nicolas Moumbounou apporte pour sa part un écho bilingue pour évoquer l’exil des Congolais. Le texte francophone creuse la veine habile qui consiste à susciter des images en évitant d’expliciter ; et la construction de la chanson est assez riche pour garder à la fois l’énergie de la variété et l’art de la longue coda répétant en boucle le titre mystérieux de la chanson.
« Du bout de quel silence », musiqué par Nicolas Mondon, contraste à nouveau en revendiquant la simplicité
- de la percussivité du piano,
- de la cyclicité de la grille et
- de la proximité des parophonies (« raffut » suscitant « rafiot », « quel bâbord » entraînant « quel d’abord », etc.)
pour évoquer à demi-mots le tourbillon de l’amour. La voix
- dit,
- feule,
- traîne,
- crie.
La longue coda évite le solo brillant d’une gratte déchirante qu’exigerait le stéréotype. Pourtant, la musique
- respire,
- se déploie et
- se prolonge.
Efficace et convaincant. « Ni le vent moqueur » tourne casaque une fois de plus en partant sur une ambiance latine volontiers acoustique. Derrière ses
- balancements rythmiques,
- maracas évocatrices et
- mélismes vocaux frisant la marque de fabrique de Stéphane Eicher,
la chanson
- s’affiche dans une structure conventionnelle (C / C / R / C / R),
- s’habille d’un ensemble de cordes habilement arrangé par le maître d’œuvre,
- festonne autour d’un texte qui aurait assurément inspiré un Alain Bashung (« si je glisse ta Kétamine dans mon tajine / je finirai compressé au bout du rouleau sans printemps »).
Aux esgourdes d’un auditeur drogué à la chanson Rive gauche depuis environ mille ans, cette liberté verbale revendiquée pourrait passer pour un signe escagassant de facilité niaiseuse. En réalité, Balmino parvient à tisser
- des ambiguïtés,
- des frictions,
- des harmoniques
qui, sans « faire sens » de manière univoque, comme l’espèrerait presque le narrateur de la chanson, savent être
- charmeuses,
- intrigantes et
- en cohérence avec l’atmosphère
- globale, néanmoins
- polymorphe et
- riche de secousses
- globale, néanmoins
du disque, évoquant ainsi, toutes proportions gardées, les presque récentes réussites d’un JP Morgan. Bref, pour l’instant, c’est vachement bien. Voici donc venu le moment de faire une pause afin d’installer un suspense un peu foufou avant notre prochaine chronique sur le sujet, en espérant que ce teasing ne fasse pas plouf : la seconde partie du disque est-elle de la même eau ?
On pourra retrouver l’artiste en trio à la Maison pour tous des Rancy (Lyon 3), le 23 janvier, à 20 h 30.
Irakly Avaliani, Intégrale Brahms volume 2 (L’art du toucher) – 4/4
C’est une étrangeté dont on ne doute pas qu’elle a fait sourire l’interprète : terminer le volume consacré aux intermezzi par une rhapsodie. Cependant, force est de reconnaître que le genre peu codifié qu’est l’intermède constitue l’essentiel du dernier opus exclusivement pianistique de Johannes Brahms, les Quatre pièces pour piano op. 119, composées en 1893 et présentées par leur créateur comme les « berceuses de [s]a souffrance ».
L’intermède en si mineur est un adagio ternaire dont Irakly Avaliani rend
- la délicatesse,
- les grâces chromatiques et
- le charme particulier qu’offrent les nuances douces.
Une envie de sortir de ce carcan résigné s’exprime par
- l’utilisation d’octaves,
- l’ouverture au forte, et
- l’emballement des triolets de la main gauche,
mais le retour du thème liminaire que même les triolets attirent irrésistiblement vers le grave dissipe le suspense. Même le bruit parasite capté à 3’30 ne peut dissiper la férocité tragique de cette chape – fût-elle de plumes – posée sur notre existence.
L’intermède en mi (toujours) mineur est un andantino un poco agitato (toujours) ternaire. Entre l’oscillation rythmique et le choix du mode, la palette semble clairement définie. Comme on dit en musicologie, je crois, on ne devrait pas mourir de rire. Pourtant, frappent d’emblée
- la tonicité des intervalles répétés,
- la liberté associant rigueur et suspension de la dictature métronomique, ainsi que
- l’aspiration commune à l’aérien qu’évoquent les échanges entre les deux mains.
Le segment suivant ajoute du ternaire au ternaire en laissant filer des triolets pour enrichir le thème premier. Dans ces mesures officieusement à 9/8, Irakly Avaliani substitue l’insaisissabilité de l’élément liquide au rêve aérien susmentionné avant de se tourner vers la gravité tellurique pour le troisième segment. Profonde, ancrée dans l’élément terrestre, gronde la basse. Pourtant, le premier motif, modifié, revienne comme si rien ou presque ne s’était passé – évoquant, peut-être, le peu de prise que nous avons sur les mutations de l’existence ou notre incapacité à saisir la globalité du tableau où nous évoluons, un événement en chassant un autre sans que nous n’en tirions les conséquences.
C’est alors qu’un ritendo paraît mimer la découverte d’une autre perspective, et nous voici dans un Andante grazioso en Mi, majeur, cette fois.
- Balancement des arpèges graves ascendants et du rythme pointé,
- netteté de la complémentarité entre mélodie et accompagnement, et
- usage malin d’outils interprétatifs qui donnent sens et chair à une partition
- (pédalisation,
- phrasés,
- nuances,
- agogique, etc.)
glissent un soleil « doux et tendre » dans les oreilles de l’auditeur. Hélas, ce qui aurait pu finir dans la lumière retrouve en concentré la première partie mineure. On en perçoit avec densité
- les tensions,
- les « silences inquiétants qui précèdent les rêves » dont parlait le philosophe musicologue Jean-Jacques Goldman, et
- cette expression musicale d’une forme de « vanitas, vanitatum et omnia vanitas » que l’on croit deviner en constatant que les emportements forte finissent toujours par s’engoncer dans le pianissimo,
la coda majeure semblant résigner à ne considérer la joie que comme un souvenir révolu.
Son dernier intermède, très court, Johannes Brahms l’a écrit en Ut (majeur, cette fois, mais toujours ternaire) et l’a voulu « grazioso e giocoso ». Presque incongru dans la pénombre qui nimbait jusqu’à présent le cycle, cette fête pétillante n’en a pas moins sa face obscure que laissent subodorer
- la cyclicité de l’écriture, certes joyeuse mais pouvant aussi évoquer la vanité du recommencement, nous ramenant toujours au même point,
- l’énoncé de la mélodie (presque) systématiquement accompagnée d’accords, l’harmonie empêchant alors sciemment la ligne supérieure de s’envoler en liberté, et
- des modulations entraînant l’œuvre sur des voies bien plus rocailleuses et chaotiques que ne l’annonçaient les premières mesures.
Le finale tente de clore l’affaire avec brio, et il le fait. Néanmoins, comme pour l’intermède en mi mineur, demeure un soupçon d’acidité dans l’affirmation positive qui conclut cet intermède ultime. Irakly Avaliani se révèle très convaincant dans sa manière de restituer les deux aspects – parfois séparés, parfois contaminés l’un par l’autre – de la pièce.
Le dernier numéro du recueil est une double exception : c’est une rhapsodie (en Mi bémol) et un morceau binaire noté « Allegro risoluto ». Et, pour être résolu, il est résolu, l’allegro que plaque le musicien.
- Valorisation de la ligne mélodique,
- clarté de l’harmonisation à main droite, et
- bondissements des octaves à main gauche
électrisent l’incipit.
- De grands mouvements de nuances,
- des fulgurances digitales, et
- un plaisir patent de broyer de l’ivoire après avoir essentiellement caressé le clavier lors des trois premières pièces
Une transition en fade out conduit à un passage où
- structure binaire et triolets de croches,
- tonalité et
- caractère
semblent hésiter, préparant avec rouerie l’arrivée du passage en La bémol par un accord de cette tonalité mais avec une base de mi bémol, tonalité que nous quittons. Cet art de l’oscillation ajoute au charme de la rhapsodie, consistant à coller entre eux des segments plus ou moins divers et plus ou moins fondus les uns dans les autres. Ici, la gravité conduit à un grazioso
- qui suspend dans des blanches dolce la légèreté apparente
- (nuance piano,
- octaves arpégées,
- appogiatures),
- dont le crescendo aboutit souvent à un piano feutré, chanson désormais connue, et
- dont la tranquillité tonale finit à son tour par se brouiller pour permuter en ut mineur.
Avec un art qui efface une performance technique d’une grande habileté, Irakly Avaliani conduit cette partition prenante avec la fausse naïveté de celui qui ne saurait pas ce qui va se passer… mais qui en sait assez pour faire résonner plus précisément
- la note,
- l’harmonie ou
- le silence
qui fait pivot. Or, voici que
- les triolets reviennent se frotter au binaire ;
- les paluches du musicien investissent à nouveau l’ensemble des registres de l’instrument ;
- le crescendo tonique accouche une fois de plus non pas d’une souris (dommage, c’est mignon, une souris, un lapin aussi, c’est mignon, soit, reste qu’une souris, ça a aussi un sacré charme) mais d’un pianissimo sautillant au point de se passer totalement de pédale de sustain.
Chemin faisant, comme on se réjouit d’ouïr une voix particulièrement sapide, l’auditeur s’ébaubit d’un toucher habile à narrer en étant tour à tour
- égal,
- transitionnel et
- décidé.
La synthèse des motifs caractéristiques de l’œuvre signale l’arrivée d’une coda puissante, entre
- ternaire et binaire,
- majeur et mineur (anti-tierce picarde, nous voici !),
- triomphe et inquiétude.
Voici donc la conclusion magistrale d’une lecture des Klavierstücke
- attentive au texte mais pas didactique,
- personnelle mais pas extravagante,
- savante mais jamais froide.
De la belle et bonne musique joliment propulsée, et que l’on peut écouter intégralement en cliquant sur cet hyperlien.
Retrouver les précédents épisodes ?
Ici, l’opus 116.
Là, l’opus 117.
Et re-là, mais pas le même, l’opus 118.
Yury Revich, « Beyond the Seasons », Salle Cortot, 10 janvier 2025 – 2/2

Yuri Revich et Guillaume Vincent à la salle Cortot (Paris 8), le 10 janvier 2025. Photo : Rozenn Douerin.
Après les deux premières surprises ménagées par la première partie, la seconde mi-temps du concert parisien de Yuri Revich en propose d’emblée deux nouvelles. D’une part, pas d’entracte, la demi-heure de retard liminaire ayant sans doute contraint à cette accélération. Ensuite, point de Premier prélude de Yuri Revich pour lancer le bal, mais la Pavane de Gabriel Fauré. On y apprécie
- l’allant et la netteté du piano, derrière lequel se trouve cette fois Guillaume Vincent,
- la chaleur et la polymorphie sonore du violon, ainsi que
- l’étrangeté de l’idée qui consiste à ajouter une danseuse – en l’espèce Audrey Freeman – au duo,
même si l’intérêt de l’initiative nous échappe, les mouvements gracieux de la svelte dame ayant plutôt tendance à nous distraire de la musique qu’à nous ébaubir. Placé en sandwich, le Premier prélude de Yuri Revich, originellement pour violon et orchestre, n’est donc plus un prélude, mais un interlude. C’est curieux car il assume son titre avec une mise en place progressive de la dynamique musicale. Bientôt, il prend la bretelle qui conduit à l’autoroute du motorisme et, selon la stratégie coutumière au violoniste, fait permuter les rôles du soliste et de l’accompagnement. Des attaques de virtuosité visant à produire de grands effets secouent la cellule matricielle répétée à l’envi.
Après que le soliste a causé en anglais (propos à peu près inintelligibles quand on a posé ses fesses au balcon), voici les dernières saisons de la soirée : les Estaciones porteñas d’Astor Piazzolla. Dès l’été, mouvement composé en 1965 (contrairement aux autres, datant de 1969-1970) pour un tout autre propos, le compositeur et ses porte-voix – violon, violoncelle, piano – nous partagent une partition brillante où le rythme s’enrichit de multiples possibles :
- accents,
- contrastes,
- différenciation des attaques et
- énergie des contretemps.
En contrepoint, le lyrisme fait assaut de ses charmes, auxquels Krzystof Michalski ajoutent ceux d’un violoncelle affriolant :
- tenues langoureuses,
- savoureux effets d’attente,
- suspensions précieuses.
Bien qu’il n’ait été formé que quelques jours auparavant, le trio parvient à démontrer une riche expressivité musicale, grâce à son sens
- du tempo,
- du phrasé,
- de la nuance et
- de l’écoute réciproque.

Audrey Freeman, Yuri Revich, Krzysztof Michalski et Tristan Pfaff à la salle Cortot (Paris 8), le 10 janvier 2025. Photo : Rozenn Douerin.
Salués par des applaudissements inopportuns mais enthousiastes, Yuri Revich et ses comparses attaquent l’automne en confirmant leur patent désir de faire musique ensemble.
- Le violoncelle donne aux sanglots longs de la saison sa langueur à la fois monotone et particulière ;
- le solo du violon en dévoile quelques mystères supplémentaires ; et
- le piano apporte sa pulsation, implacable mais mutante.
Pendant les applaudissements, Chouchou, la jeune Antillaise traînée ici par un presque vieux qui nous jouxte, décroche définitivement – ils avaient prévu de s’esquiver à l’entracte. Buenos Aires, c’est pas son truc. Heureusement, ses SMS et ses messages WhatsApp la captivent totalement au moment où, sur scène, Guillaume Vincent s’empare d’un solo de piano
- habilement pédalisé,
- nuancé et
- posé.
La réponse du violon sait allier délicatesse et rigueur, tandis qu’une marche harmonique descendante donne presque un faux air de « Folia » à la coda. De son côté Chouchou suçote bruyamment des bonbons en secouant son sac à main. Encore heureux qu’elle n’a plus qu’une saison à subir ! Le printemps fait fleurir dans la partition
- énergie,
- permutations rythmiques et
- changements d’atmosphère.
On y goûte
- çà un solo de violoncelle accompagné par le piano,
- là une reprise du thème orné par le violon et, pour finir,
- un regain de vivacité qui permet à Yuri Revich de mettre de la pétillance dans les yeux de ses fans.
Chouchou et son monsieur s’empressent de décarrer avant le encore pourtant généreux qu’offrent Yuri Revich et Guillaume Vincent. La rhapsodie sur les grands airs de Carmen permet d’apprécier une dernière fois la virtuosité impressionnante de la vedette et l’élégance assurée du piano de Guillaume Vincent. Le triomphe que fait aux artistes la salle pleine (moins Chouchou et son presque vieux, donc) témoigne de l’efficacité du projet Revich !
Verena Tönjes et Daria Tudor, « Songs of the clown » (Solo musica) – 3/6
De l’intrigant, du mystérieux, de l’amusant, soit ; en revanche, rien de difficile à raconter
- le plaisir,
- la surprise ou
- le saisissement
que l’on éprouve à écouter telle œuvre ou tel interprète. Toutefois, il peut y avoir quelque chose de frustrant à devoir se contenter d’un survol faute de disposer d’éléments indispensables pour savourer pleinement la musique. En l’espèce, goûter la mise en mélodie des poèmes d’Ursel Renate Hirt par Eduard Künneke aurait assurément eu plus de sens si nous avions eu accès aux textes avec leur traduction. Hélas, Solo musica nous prive de ce plaisir, et une rapide séance de seurfe – le projet est glamour, mais Dieu que le mot est vilain – sur Internet ne nous a pas permis d’assouvir notre curiosité. Nous rendrons donc compte de cette découverte à l’aveugle mais pas à la sourde.
Les Pierrot-Lieder s’ouvrent par « Pierrots Brief ». Sur un joli balancement du piano, la voix de Venera Tönjes trouve une expressivité qui fait son miel d’une écriture attentive aux variations
- de registre,
- d’intensité et
- de degrés de tension.
La science
- de la mélodie,
- de l’harmonisation et
- de l’écriture vocale (le compositeur a notamment signé moult opéras, opérettes et singspiele)
que possède Eduard Künneke achève de séduire dès le premier numéro. « Pierrot denkt nach » semble suspendre le récit sur un ton mélancolique.
- Mélismes,
- simplicité apparente de l’accompagnement et
- droiture du souffle
caractérisent la première partie, mais le compositeur ne se prive pas de secouer cette torpeur délicieuse avec subtilité.
- Modulations,
- contrechant cyclique,
- large spectre de nuances :
tout séduit. « Pierrots Liebesschmerzen » est le plus long des cinq lieder semble narrer l’insaisissabilité de l’amour, bonheur profond parfois et, parfois itou, douleur structurelle. L’oscillation entre les deux pôles est superbement rendue par
- la précision,
- la diversité et
- l’assurance
des touchers de Daria Tudor. La cantatrice ne s’en laisse pas remonter. On se laisse volontiers envoûté par sa voix
- colorée,
- polymorphe et
- riche dans l’ensemble des registres sollicités.
L’écriture éblouit. Sous la plume d’Eduard Künneke, le piano sait être
- soutien utile,
- acteur des mutations et
- amplificateur d’émotions.
La voix
- se déploie ici,
- se fragmente çà et
- se pose là.
Brillant. Pour « messieurs et mesdames » (en français dans le texte…), « Pierrots Spiel » semble revendiquer le jeu du titre comme source
- de bondissements,
- de rythmicité et
- d’inattendu.
Avec une acuité dont témoignent
- les passages synchrones parfaitement exécutés,
- les breaks brusques ou progressifs, et
- l’impression permanente qu’il n’y a ici nulle virtuosité, juste de l’évidence,
les interprètes parviennent à y instiller
- du swing,
- du groove et
- un mélange de dynamisme et de narrativité.
« Pierrot Schläft » conclut le cycle sur le sommeil du personnage principal. La pulsation posée du piano trouve un écho dans la voix faussement voilée de Verena Tönjes. Le mélange
- d’arabesques,
- de notes répétées et
- d’inflexions tonales
entretient le plaisir éprouvé jusqu’à présent. La sapidité
- de l’écriture,
- de l’interprétation, et
- de la musicalité qui sourd tant de la partition que de l’attention avec laquelle celle-ci est incarnée
nous fait presque oublier la frustration de ne comprendre goutte aux textes. D’autant que, pour un mélomane inculte comme votre serviteur, découvrir, après Max Kowalski et Margaret Ruthven Lang (que nous retrouverons bientôt), un compositeur de cette trempe est une grande joie qui augure du meilleur pour la suite du voyage clownesque… à partager dans une prochaine notule.
…

Bertrand Ferrier et Pierre-Marie Bonafos, le 3 novembre 2024, en la chapelle Notre-Dame du Val-de Grâce (Paris 5). Photo : Rozenn Douerin.
La vidéo infra capture en toute discrétion une émotion particulière : celle de la conclusion d’un récital au Val-de-Grâce, lieu dont on oublie presque le prestige tant Hervé Désarbre, titulaire de l’orgue et chef des festivités musicales, vous fait sentir en liberté pour la conception du concert. Proposer une histoire du cool dans un établissement militaire aurait pu paraître irrévérencieux (ça l’était, de toute façon), mais le patron des saisons sonores du coin a senti que le projet était moins de fanfaronner que d’explorer cette étrange notion d’un cool synonyme de
- « en vogue »,
- « détendu » ou
- « dans un sentiment à base de tranquillade ».
Exactement le contraire
- de l’agitation censée être propre à notre époque,
- du brouhaha devenu critère positif et discriminant sur les réseaux sociaux, ainsi que
- de la vaine agitation dont nous devons faire preuve pour justifier notre existence et essayer d’oublier que nous allons mourir.
Alors, pour le dernier morceau de cool inscrit sur le programme, ne restait qu’une solution : suspendre, une dernière fois,
- le temps,
- le cœur,
- l’esprit,
et partager cet intervalle avec le public des saisons val-de-grâciennes, toujours nombreux et chaleureux. Puisse cette musique résonner de la gratitude des musiciens envers
- l’organisateur,
- les puissances accueillantes et
- les spectateurs incroyablement avides des expériences que leur offre Hervé Désarbre.
Le moment vécu était
- grand,
- chouette et
- cool.
Etc.
Irakly Avaliani, Intégrale Brahms volume 2 (L’art du toucher) – 3/4
Composées en 1893, les six pièces pour piano op. 118 associent quatre intermezzi, une ballade et une romance. Le premier intermède, un allegro « non assai ma molto appassionato » est officiellement en la mineur mais le masque bien. Irakly Avaliani en rend l’énergie grâce
- à la clarté des octaves pointillant – et hop – une mélodie,
- au grondement des croches rugueuses,
- à la maîtrise d’un tempo tempétueux, et
- à l’alternance des nuances éclairant à la fois le discours et les reprises jusqu’à la tierce picarde conclusive.
Le deuxième intermezzo semble rebondir sur ce La conclusif, mais change l’esprit (andante teneramente, cette fois) et la métrique (ternaire contre binaire).
- La qualité du toucher profite autant au lead qu’à l’accompagnement ;
- la précision de la pédalisation contribue à créer une atmosphère très spécifique ; et
- le sens du tempo, entre rigueur et souplesse épousant la logique musicale, emporte à la fois
- l’adhésion,
- la satisfaction et
- l’intérêt de l’auditeur.
Avec ses triolets à la main gauche, la section centrale ajoute du ternaire au ternaire, en le faisant frotter contre un énoncé binaire (deux croches contre un triolet). Le pianiste transforme cet entre-deux en quelque sorte intermédiaire en un froufroutement
- limpide et non insipide,
- diaphane et non confite en gnangnantise,
- saisissante et non réduite à une mignonnerie bien troussée.
La tentation de la modulation marque la bascule vers la seconde partie de la pièce : après le rappel du deuxième motif revient le premier, parcouru de frissons
- (mutations du tempo,
- miroitement des nuances et
- changements de caractère dont Irakly Avaliani sait rendre autant la profonde continuité que les délicieuses ruptures).
La ballade en sol mineur, allegro energico, revient à une battue à deux temps.
- Tonicité de la main droite,
- assurance de la basse,
- fermeté des nuances forte :
on se délecte jusqu’à la transition vers la partie en Si qui contraste par sa délicatesse heureusement animée par le grondement arpégé de la main gauche. Arrivé à ce point du parcours, il nous faut faire demi-tour. Aussi repassons-nous par le paysage revigorant croisé au début de la promenade. L’énergie et le beau crescendo que nous réserve l’interprète ragaillardissent ; la fin una corda surprend et séduit.
L’intermède en fa mineur est un allegretto un poco agitato. Il associe le binaire de la battue à deux temps et le ternaire des triolets qui l’accompagnent. Iralkly Avaliani fait son miel de cette tension mutante en construisant la finesse
- du toucher,
- de l’agogique,
- des nuances et
- de la construction d’un récit ABA.
On apprécie l’impressionnant tuilage entre les phases
- d’attente,
- de friction et
- de rugissement
jusqu’à l’aboutissement avec la provocante tierce picarde. La romance en Fa poursuit le dialogue entre binaire et ternaire en affichant une mesure à 6/4, associant deux mesures ternaires (3/4 + 3/4) de façon, donc, binaire. C’est bien l’histoire de la pièce, hésitant – eût dit le versificateur – entre
- le balancement,
- le sursaut et
- l’enjambement.
La modulation « allegretto grazioso » en Ré ajoute de la liberté dans l’air musical.
- Appogiatures,
- trilles,
- triolets
se balancent sur une fausse barcarolle fomentée par la main gauche, avant que le thème initial n’y mette bon ordre. Romance, oui, mais point trop n’en faut, m’enfin ! Les six pièces s’achèvent sur le plus long intermède au programme, inscrit dans cette saleté de tonalité de mi bémol mineur. Au programme, ambiance doublement ternaire (3/8 à la mesure, sextolets de triples croches à gauche) et contraste entre allant et tempo officiellement « andante, largo e mesto ». Irakly Avaliani y trouve ressource pour fomenter une cohérence de jeu associant
- certitude,
- mystère et
- magie des permutations de registres.
Les divagations de la main gauche restent longtemps dans une teinte sépia du plus bel effet, avec
- souplesse de la diction,
- exactitude de l’énonciation et
- certitude de la direction que l’ensemble prend.
Pourtant, la secousse de la partie centrale remet en cause toutes les certitudes mignardes. L’interprète fait sonner les doubles octaves avec une vigueur qui prend toute sa force quand elle s’efface dans le retour du sépia liminaire. Magistral et parfait pour donner envie d’ouïr au plus vite l’opus 119, qui sera l’objet d’une prochaine notule – ô teasing ! quand tu nous tiens !
Retrouver les précédents épisodes ?
Ici, l’opus 116.
Là, l’opus 117.