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Un adagio

Avec Pierre-Marie Bonafos. Photo : Jacques Bon.

 

Ce n’est pas d’Albinoni mais c’est un adagio : raison de plus pour investir cette affaire, golden hit de la musique savante du vingtième siècle et plus, donc de lui inventer d’autres possibles !

 

 

Irakly Avaliani, Intégrale Brahms volume 2 (L’art du toucher) – 1/4

Première du disque

 

En foot, on appellerait ça une remontada. En effet, lors du tournoi des Sept fantaisies op. 116, par lequel Irakly Avaliani lance son second volume Brahms, l’équipe des intermezzi, glorifiée par ce disque, s’est d’abord fait bêtement surprendre par la bande des caprices. Menés deux à un, les intermèdes ont d’abord réduit le score avant de se ressaisir en enquillant trois buts coup sur coup. La réalisation scorée par le capriccio en ré mineur s’est révélée trop tardive pour égaliser à quatre partout, mais quel match, mes amis, quel match !
Les passionnés de stats noteront que les intermezzi ont retenu la leçon après avoir senti passer le vent du boulet comme, eût stipulé le professeur Rollin, disent ceux qui ont senti passer le vent du boulet.

  • L’opus 117 les verra réussir le hat trick ;
  • le tournoi à trois du 118 ne les verra pas trembler (4 pour eux, 1 pour l’équipe ballade et 1 pour la team romance) ; et
  • le 119 pliera le match d’entrée, le gang des rhapsodies peinant à régler la mire et ne parvenant à faire trembler les filets qu’une fois, alors que le match était déjà plié.

Reste que le thrill commence non avec un intermède mais avec un caprice en Si bémol, frappé d’une mesure à trois croches et siglé d’un univoque « presto energico ». Irakly Avaliani en souligne la capriciosité – on va s’gêner – en sculptant

  • le halètement des contretemps,
  • le surgissement des surprises (triolets de doubles) et
  • la liberté des foucades (brusque changement de nuances).

La fantaisie se nourrit également

  • des modulations,
  • de la rupture des motifs, et
  • du contraste entre le mystère d’une pédalisation généreuse et la verve des notes répétées.

 

 

Lui répond un intermède en la mineur, andante, à trois noires par mesure. Plus exactement, la mesure à trois temps peut se répartir entre six et huit croches simultanément, puis entre dix doubles croches dans la partie centrale « non troppo presto ». Sous une apparence posée,

  • la friction entre ternaire et binaire,
  • la fougue d’un tempo qui se cabre et
  • l’exploration des différents registres de l’instrument

habitent une interprétation qui sait allier

  • retenue quasi hiératique et saillies sapides,
  • clarté de la construction et effets inattendus,
  • fermeté du toucher et énigmaticité du propos.

Le caprice en sol mineur, « allegro passionato », à deux temps, travaille

  • les unissons,
  • les arpèges,
  • les variations de phrasé.

La partie centrale en Mi bémol renoue avec le plaisir

  • de l’instabilité,
  • de l’ambiguïté et
  • du swing

qui fait infuser ensemble

  • des rythmes contradictoires (binaire et ternaire),
  • des tonalités mutantes (sémillantes modulations) et
  • des mouvements contraires aux deux mains pour la reprise du premier motif.

 

 

Retour au trois temps, cette fois adagio, pour l’intermezzo en Mi. Là encore, au ternaire de la mesure s’ajoute le ternaire des triolets de la main gauche qui étincelle volontiers en se frottant au binaire de la main droite. Par

  • la liberté juste de l’agogique,
  • la délicatesse du toucher et
  • la clarté de la ligne mélodique,

Irakly Avaliani en souligne la dimension

  • suspendue,
  • méditative voire
  • introspective

qui sait éviter toute mignonnitude, itérations comprises. Six croches à la mesure sont au programme de l’intermède en mi mineur, présenté comme un andante « con grazia ed intimissimo sentimento ». Le balancement des deux en deux en mouvements contraires dessine une première partie en pointillés, que tente de déployer une seconde partie plus élégiaque mais bientôt rattrapée par le tropisme liminaire. Les reprises semblent circonscrire l’œuvre, l’enfermant dans l’impossibilité d’un développement satisfaisant – ceci n’a presque rien d’autobiographique, évidemment. De l’œuvre, l’interprète offre une vision pénétrée grâce

  • aux changements d’intensité,
  • à une pédalisation rigoureuse et
  • à une capacité artistique capacité à investir chaque segment sans surjouer le lyrisme ou la sécheresse avant d’aboutir à la plénitude étrangement rassurante de la tierce picarde finale.

 

 

Le second intermède en Mi, « andantino teneramente », explore à nouveau l’inclination brahmsienne pour les ternaires

  • simple (trois noires par mesure),
  • contrarié (triolets de croches contre deux croches) et
  • augmenté (trois triolets fois trois temps pour la partie centrale en sol dièse mineur).

À l’évidence, Irakly Avaliani se pourlèche les babines

  • des suspensions,
  • des modulations et
  • des tensions entre allure décidée et tempo modéré.

C’est avec un allegro agitato à deux temps que le caprice en ré mineur réduit le score pour son équipe (4-3, score final). Voilà l’occasion pour le pianiste de

  • délier les doigts,
  • faire dialoguer les deux mains, et
  • confronter le grondement des doubles croches avec les convulsions de la mélodie.

S’illustre voire se synthétise ici l’inclination de Johannes Brahms pour l’ambiguïté rythmique avec,

  • au début et à la fin, deux temps par mesure, donc un propos binaire ;
  • au centre, en la mineur : deux fois trois croches par mesure, donc un propos binaire et ternaire ;
  • au final, une alternance 2/4 , donc un propos binaire, et 3/8, donc un propos ternaire, et 2/4, donc un propos non seulement binaire mais ultrabinaire puisque majeur.

Le virtuose au clavier se sert de son aisance digitale pour faire musique, c’est-à-dire

  • donner vie au multiple propre au caprice,
  • laisser imaginer le fil rouge brahmsien par-delà les à-coups, et
  • offrir une résonance à une miniature qui respire
    • la tension,
    • l’envie et
    • l’explosivité jusque dans ses échos schumanniens.

En résumé, une appétissante entrée en matière en dépit d’une prise de son de Sébastien et d’Anne-Cécile Noly pour Sonogramme qui, à force de vouloir être nette et sans artifice, paraît parfois plate donc sans la profondeur nécessaire pour donner à kiffer le son, eh oui. Pas de quoi gâcher la fête, mais pas de quoi l’embellir non plus. D’où la question qui suit : en s’habituant à ce parti pris, jouira-t-on mieux des Intermezzi op. 117 ? Le suspense foufou durera a minima jusqu’à la prochaine notule sur ce disque. Partant, à suivre !

 

Métissage, niveau expert

Claudio Zaretti et Jann Halexander lors de l’enregistrement de « À tout hasard », le 30 septembre 2021. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Son dernier album est tunnélisé – et hop – sur un concept : l’ornithorynque. Sur le fond et sur la forme. Lors de la dernière chute de neige francilienne, le chanteur Jann Halexander pétillait en fredonnant sa chanson hommageant (on sent bien qu’on  est passé en 2025, non ?) le mix’n’match. Le résultat ? Une chanson métissée sur le métissage.

  • Sans balabala ministériel (et la prime qui va avec),
  • sans sirop d’érable sur le vivre ensemble (au contraire),
  • sans appel à l’invisibilisation des différences (youpi),

en vrai, donc, mouliné par l’hélice halexandérique, ça donne ça.

 

 

Bien accompagné 34 : église Saint-Eugène-Sainte-Cécile (Paris 9)

Mulk à Saint-Eugène (Paris 9), le 30 décembre 2024. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Expertiser l’organologie dans sa réalité factuelle comme dans sa potentialité virtuelle : telle semble être la problématique – un rien tarabiscotée, soit – de la compagnie de sachants répondant au nom de Sleepy & Partners, spécialisée dans la « granularité sonore », domaine confidentiel où seules quelques personnalités ont accès, mais domaine essentiel puisque, s’il est confidentiel, c’est sans doute qu’il est essentiel. Pour son trente-quatrième mandat, l’entreprise a mandaté Mulk, dont l’expertise de l’orgue de la collégiale de Vernon semble avoir été fructueuse puisque, depuis, il a tâché moyen de revêtir un coquet costume de travail. Jusque-là, ne circulaient que des photos de lui dans le plus simple appareil – ici, on ne parle donc pas de l’orgue, machine complexe s’il en est.
Mais soyons précis : qu’est-ce donc à dire de quoi ça parle à propos de, l’expertise selon Sleepy & Partners ?

 

Le projet d’une expertise granulaire est d’abord de jauger la sonorité du son en tant qu’il est son et non dans sa finalisation englobante,

 

nous a-t-il confié, pour expliciter (pensait-il) sa démarche, avec cet air mystérieux propre aux experts en général et aux organologues en particulier. Le Merklin désormais confié au sieur Vincent Rigot, ouï tantôt en récital, est un majestueux instrument au buffet conçu sur mesure pour l’église et aux claviers augmentés pour sa transformation d’orgue d’exposition en orgue d’église. Son Excellence l’Expert Mulk a écouté et testé presque religieusement et sans exclusivité

  • les jeux de fonds,
  • les jeux solistes,
  • le crescendo,
  • la joie du laïc apportant une missive à monsieur le titulaire (« ha, vous n’êtes pas lui ? / – Non, c’est moi »)
  • les différences d’accord des anches consubstantielles au genre de l’orgue,
  • les facéties secrètes que seuls les initiés du grade de titulaire peuvent connaître,
  • la voix des mystiques tentant une prière commune alors que le chapelet est encore loin,
  • la raison d’être du très curieux manque de cuillère I/II,
  • le suspense créé par le crantage des registres, et
  • le ressenti acoustique depuis la tribune.

 

Mulk à Saint-Eugène (Paris 9), le 30 décembre 2024. Photo : Bertrand Ferrier.

 

L’absolue exigence d’indépendance du gredin n’est pas allée jusqu’à l’obliger à refuser un first drink en compagnie du titulaire après l’effort, « mais seulement à des fins de complémentation d’enquête », a-t-il stipulé en sirotant la minable arnaque du « Bistro de la banque », cet éloge – assumé – du shrinking réduisant la pinte à 45 cl (y a pas de petits profits chez les gredins vu que, au bout de dix arnaques, t’as gagné une pinte, ça vaut la peine de l’assumer). L’atmosphère locale semblait aussi l’inspirer quand, peu après qu’il a goûté sa blonde, en TBTH, un couple à l’accent plus snob que prout-prout est venu rapporter deux chaises au bistrotier

 

sans doute prélevées en toute innocence par des jeunes souhaitant passer un moment paisible dans notre cité.

 

Sa Majesté l’Expert a soupiré et détourné la tête. Par la vitrine, il a constaté, rassuré, que, malgré les personnages grotesques qui peuplent notre quotidien (nous, ça va, on est normalses, mais les gens, pardon), le monde continuait à préparer son passage vers 2025, année alors en gestation ; et il en a déduit, pragmatique, que, comme l’orgue, le réel n’est pas ailleurs : il est simplement multiple. Resterait à savoir multiple de combien, mais cela n’entre pas dans le champ de son expertise, hélas. Allez, patron, apportez la petite sœur. Non, pas pour moi, pour Mulk, évidemment ! Quoique…


Retrouvez les aventures de Sleepy & Partners…

  1. … aux grandes orgues de la collégiale de Montmorency.
  2. … à l’église Saint-Marcel (Paris 13).
  3. … à l’église Sainte-Marie-Madeleine de Domont.
  4. … à l’église Saint-Martin de Groslay.
  5. … à l’église Saint-Louis de Vincennes.
  6. … à l’église Saint-Joseph d’Enghien-les-Bains.
  7. … sur l’orgue provisoire loué par Notre-Dame de Vincennes.
  8. … aux grandes orgues de la cathédrale de Gap.
  9. … aux grandes orgues de Sainte-Julienne de Namur puis de la cathédrale de Namur.
  10. … à l’église Notre-Dame de Beauchamp.
  11. … sur l’harmonium du temple protestant du Saint-Esprit (Paris 8).
  12. … à l’église de Taverny et à l’église de Bessancourt.
  13. … à l’église du Raincy.
  14. … à l’église de Notre-Dame du Rosaire.
  15. … aux grandes orgues de l’église Sainte-Marie des Batignolles (Paris 17).
  16. … aux grandes orgues de la chapelle du Val-de-Grâce (Paris 5).
  17. … aux grandes orgues de la basilique d’Argenteuil.
  18. … sur l’orgue Cattin de Notre-Dame de Vincennes.
  19. … sur l’orgue Mutin-Cavaillé-Coll de Saint-Georges de la Villette (Paris 19).
  20. … sur l’orgue Merklin de Saint-Dominique (Paris 14), une fois ou deux.
  21. … sur l’orgue Delmotte de Saint-André de l’Europe (Paris 8).
  22. … aux grandes orgues de la collégiale Saint-Jean de Pézenas.
  23. … aux orgues de l’Immaculée Conception (Paris 12).
  24. … sur l’orgue de l’église Sainte-Claire (Paris 19).
  25. … sur l’orgue de l’église Saint-Denis de Gerstheim.
  26. … sur l’orgue de l’église Saint-Saturnin de Nogent-sur-Marne.
  27. … sur l’orgue de Bécon-les-Bruyères.
  28. … sur l’orgue de Saint-Serge d’Angers.
  29. … sur l’orgue de la chapelle Ozanam (Paris 17).
  30. … sur l’orgue de la collégiale Notre-Dame de Vernon.
  31. … sur l’orgue du temple du Saint-Esprit (Paris 8).
  32. … aux deux orgues de la Madeleine (Paris 8).
  33. … sur l’orgue de la basilique Notre-Dame du Perpétuel Secours (Paris 11).

 

Le quatrième prélude et demi enfin révélé

Pierre-Marie Bonafos au studio Rêve le jour (Drancy), devant le micro de Réjean Mourlevat en 2019, pendant l’enregistrement de « 44 ou presque ». Photo : Bertrand Ferrier.

 

C’est un exercice que nous avons inventé pour notre récital Une histoire du cool, en la chapelle du Val-de-Grâce (Paris 5) : revisiter quatre golden hits de la musique classique, que ce soit

  • en débordant librement le thème,
  • en réinvestissant la grille d’accords,
  • en extrayant juste un sample sur lequel improviser,
  • en augmentant la mélodie par la paraphrase, etc.

À ce moment du concert, le sort est tombé sur Frédéric Chopin, et le jeu a donné ce qui suit.

 

 

Irakly Avaliani, Intégrale Brahms volume 1 (L’art du toucher) – L’intégrale

Première du disque

 

Bientôt paraîtront en feuilleton les quatre chroniques sur le second volume de l’intégrale Brahms par Irakly Avaliani. À cette occasion, nous rassemblons en un seul article, augmenté de vidéos complémentaires, le décalogue – paru entre le 11 avril et le 15 mai 2024 – qui racontait le premier volume de cette intégrale !

 

1.
Première ballade en ré mineur

 

Été 1854. Johannes Brahms est sous le charme de Clara Schumann, nous glisse-t-on. Pourtant, d’autres storytellings accompagnent les Ballades opus 10, composées à cette époque. Ainsi, elles seraient le fruit d’un compositeur en ébullition après avoir traversé l’Italie. Plus singulièrement et sans contre-indication avec les contextualisations précédentes, elles illustreraient un recueil (Stimmen der Worker in Liedern, autrement dit Voix des travailleurs en chanson, bien que la traduction pudique habituelle évoque la « Voix des peuples ») de Johann Gottfried von Herder, accessoirement frère de loge de Johann Wolfgang von Goethe. C’est une tradition dans la ballade romantique que d’associer une pièce à un texte. Alors,

  • sentiments difficilement bridés pour la femme du protecteur ?
  • surcroît d’énergie accumulé dans une Italie qui ne peut que nous faire fantasmer ?
  • musique programmatique issue d’un recueil de 1779 et particulièrement d’“Edward », un poème déjà musiqué par Franz Schubert, où un fils explique à sa mère qu’il a tué son géniteur à cause d’elle ?

Dans un livret singulier et stimulant qui n’est donc pas fourni avec le disque mais disponible ici, Catherine David affirme qu’on s’en tampiponne le bibobéchon. Pour cette gourmande,

 

si la preuve du pudding, c’est qu’on le mange, la preuve de la musique, c’est qu’on l’aime

 

pas qu’on la

  • comprend,
  • sous-titre ou
  • décrypte.

À titre personnel, je ne suis pas certain d’aimer le pudding ni la musique en général ; néanmoins, ce disque, enregistré en 2007 et publié en 2011 est une joyeuse occasion de fissurer un peu notre méconnaissance d’Irakly Avaliani, croisé à la salle Cortot et découvert via ses années soviétiques – hyperliens ci-dessous. Le Steinway est accordé par Jean-Michel Daudon, le son est signé Sébastien et Anne-Cécile Noly, et la pochette offre un détail d’une œuvre de Masha S., épouse du pianiste croisée ici. Certes, ces noms semblent ne rien apporter à la connaissance et à l’appréciation de Brahms ou de son interprète. Toutefois, ils se réfèrent à des individus sans qui pas de disque ; donc, comme les présentes notules ne sont pas limitées en signes, citer les collaborateurs de la star ne nous paraît pas indigne. Les monomaniaques de Brahms qui s’impatientent, et c’est leur droit, n’auront qu’à sauter à pieds joints jusqu’au prochain paragraphe, d’autant que celui-ci est terminé – hop, c’est parti.

 

 

La Première ballade en ré mineur, floquée « andante », commence sur un swing presque schubertien, avec

  • groove des appogiatures,
  • tempo clairement marqué, ce qui permet au compositeur de le suspendre (noires ou blanches pointées créant manière de suspense) et
  • stabilité des unissons à trois ou quatre octaves qui posent et, en quelque sorte, incarnent le rythme.

Cette assise solide laisse néanmoins entrevoir un trouble qui, au-delà du mode mineur donc sombre, se trouble de nuances presque inquiétantes, bien qu’Irakly Avaliani ne soit pas

  • un ripolineur de contrastes,
  • un amoureux du sursaut,
  • un combattant du changement flashy,

quand l’intensité s’engonce dans le murmure du pianissimo ou le fade-out de la résonance. En effet, derrière la gravité du propos que transcrit l’interprète, le mystère ne va pas tarder à s’épaissir en déchiquetant à la fois la régularité du tempo, brisé par deux « Poco più mosso » puis un « Allegro ma non troppo », mais aussi la stabilité du mode, qui bascule presque brusquement vers la relative majeure. Sans perdre sa métrique, la partition s’éclaire

  • de triolets répétitifs,
  • de la confrontation entre binaire de la mélodie dans les graves et ternaire des triolets martiaux,
  • de modulations étonnantes,
  • de nuances dopées par un ample crescendo et
  • d’un élargissement des registres convoqués par le compositeur.

Le retour en ré mineur fusionne les deux sections en utilisant la première tonalité tout en conservant, de la section en majeur,

  • le tempo,
  • le ternaire et
  • les nuances fortissimi .

Irakly Avaliani démontre sa maîtrise instrumentale dans le decrescendo qui conduit à une nouvelle synthèse : cette fois,

  • on garde
    • le ré mineur et
    • les triolets, mais
  • on revient
    • à la mélodie liminaire et
    • aux nuances douces qui ouvraient la ballade.

Grâce à son mix’n’match à la fois complexe dans sa composition et simple dans sa compréhension, l’œuvre est, jusqu’à sa fin suspendue, une leçon de développement habile qui exige, plus qu’une virtuosité digitale, une hauteur de vue qui ne fait certes pas défaut à l’interprète.

 

2.
Deuxième ballade en Ré

 

Irakly Avaliani le 18 mars 2024 à la salle Cortot. Photo : Rozenn Douerin.

 

Après une première ballade jouée avec profondeur, voici la deuxième, toujours andante, toujours en ré mais, cette fois, en majeur. « Espressivo e dolce », elle s’ouvre sur un triple balancement.

  • Oscillation des contretemps pulsés par la main gauche,
  • flux mélodique et reflux au sein du même segment,
  • charme du mineur nostalgique et force du majeur

marquent la première page de l’œuvre, que renverse un Allegro non troppo deux fois plus rapide. D’un seul coup d’un seul, le piano est envahi par

  • de doubles octaves répétées,
  • des modulations tournoyantes et
  • l’ exaspération du ternaire qui rue dans le cadre martial imposé au propos…

jusqu’à l’emporter. Synthèse entre la tentation du si mineur et la persistance du mode majeur, fusion entre la continuité rythmique et l’inclination vers le ternaire, un moment en Si et 6/4 permet à Irakly Avaliani de pratiquer à découvert sa passion pour « l’art du toucher ». En moins de trois minutes, celui-ci a été changé trois fois :

  • d’abord « dolce »,
  • il est devenu « ben marcato » et
  • se retrouve à présent « molto staccato e leggiero ».

À ces indications générales s’ajoute le respect de la dynamique, ici plantée dans le registre grave.

  • Aux appogiatures de la main droite, impulsant un groove discret,
  • s’opposent et la pédale de si et
  • l’ostinato inversé de la main gauche (en clair ou presque quand la main droite monte, la senestre descend).

Un sas de décompression voit la main droite prise dans des accords tenus tandis que sa consœur retrouve le marcato précédent pour préparer la bascule vers le si mineur. Irakly Avaliani a donc  raison d’axer son interprétation moins sur

  • l’émotion des nuances,
  • la labilité d’un lyrisme insaisissable ou
  • l’invention d’une unité uniformisante qui se déroberait,

que sur

  • le rythme,
  • l’attaque et
  • la précision du tempo

indispensable pour fixer les conditions du groove. [Pour écouter la deuxième ballade dans la vidéo ci-dessous, aller directement à 4’36.]

 

 

Musiciens et mélomanes savent, même si subvertir les frontières est une tentation à laquelle nombre d’interprètes peinent à résister, que

  • pas de contretemps sans temps,
  • pas de changement de beat sans netteté du beat,
  • pas d’efficacité des mutations sans démarcation nette de caractère.

Se dévoile alors la structure en symétrie axiale de la ballade avec

  • une partie A douce en contretemps,
  • une partie B rythmique à double tempo,
  • une partie C ternaire en staccato, axe de la composition, puis
  • le retour de la partie B, et
  • la clôture sur la partie A.

Ce schéma est indicatif donc faux, car il ne rend pas raison de l’évolution du discours. Une fois que tous les mouvements ont été énoncés, chacun, tout en gardant sa spécificité reconnaissable, est piqueté par celui qui l’a précédé. En effet, la partie B2 s’acoquine avec le plaisir ternaire de C ; et la partie A2, passionnément, se laisse griser par le Si – majeur d’abord, mineur ensuite – car elle a besoin d’une coda pour dissoudre dans le Ré initial, les arpèges et accords de la coda rappelant eux aussi les tenues qui concluaient la partie C. Dès lors, l’art d’Irakly Avaliani consiste moins à éclairer ces mutations de façon professorale (écouter, c’est pas prendre un cours, c’est – as far as we’re concerned – espérer vibrer avec

  • le compositeur,
  • son porte-voix et
  • le moment présent)

qu’à

  • caractériser chaque ingrédient,
  • mélanger ces couleurs et
  • laisser l’auditeur jouir de ce mix à mesure que les trois types de sonorités
    • se côtoient,
    • s’influencent mais
    • ne s’écrasent pas les unes sous les autres.

Cette attention portée aux échos et aux mouvements du matériau musical est d’autant plus appropriée que les quatre ballades sont pensées dans une profonde cyclicité. Les tonalités se répondent,

  • du ré
    • (mineur pour la première,
    • majeur pour la deuxième) au
  • si
    • (mineur pour la troisième, donc faisant écho aux deux dièses de la deuxième,
    • majeur pour la quatrième).

De même, les indications de tempo sont significatives, même si, on l’a vu, elles sont relatives car bousculées dans chaque ballade : on trouve

  • deux Andante,
  • un Allegro marqué « Intermezzo », et
  • une synthèse pour la dernière ballade, à nouveau Andante mais, cette fois, « con motto ».

L’écoute de la troisième ballade sera donc l’objet curieux de notre prochaine notule.

 

3.
Troisième ballade en si mineur

 

Irakly Avaliani le 18 mars 2024 à la salle Cortot. Photo : Rozenn Douerin.

 

Après une première ballade profonde, une deuxième synthétique, voici la troisième des quatre œuvres composant l’opus 10 de Johannes Brahms, à la fois ballade et « intermezzo ». Plus brève pièce du quatuor, elle précède la plus longue – de loin : 3’30 contre 10′. Dans le précédent épisode, nous avons montré comment, par le jeu

  • des tonalités,
  • des modes et
  • des tempi,

le compositeur a organisé ces quatre pièces en un tout cohérent, et comment, par son interprétation, Irakly Avaliani semblait en avoir tenu compte – même si nous en avons fractionné le compte-rendu pour éviter d’infliger de trop longues notules aux curieux qui nous font l’amitié de feuilleter cet espace. La troisième ballade en si mineur et 6/8 (donc à la fois ternaire et binaire puisqu’elle peut contenir deux groupes de doubles croches par mesure) est ouvertement allegro, ce que les précédentes n’étaient que par interstices. D’emblée, le pianiste travaille le contraste et la complémentarité entre

  • tonicité,
  • accent et
  • rythme.

La tonicité, c’est la capacité de rebondir à partir d’un appui. L’accent, c’est l’effet qui oriente l’écoute soit vers le temps, soit vers le contretemps. Le rythme, c’est la régularité dont le respect permet

  • de faire sourdre un balancement (notamment en ternaire),
  • d’assurer la dynamique (notamment en binaire) et
  • de laisser émerger le groove,

ce dernier étant entendu comme la capacité du musicien à irriguer la régularité de la partition avec une irrégularité intrinsèque, suscitée grâce aux effets d’attente, à la tonicité et aux accents. Tout se tient ! Ceci est certes inscrit dans la composition elle-même, mais il incombe à l’interprète d’en rendre la magie grâce à son art du toucher.
Or, sous les doigts d’Irakly Avaliani, les marteaux deviennent des pois mexicains : ça jaillit, ça pivote, ça cavalcade et s’engouffre sous le buffet du salon avant de réapparaître quand on pensait, presque soulagé, l’affaire emmaillotée dans la poussière sale et collante du temps qui passe. Une telle énergie traduit le travail brahmsien consistant, dans ce premier segment, à associer

  • ascensions légères,
  • fusées descendantes parallèles et
  • débordements de la mesure
    • (octaves accentuées sur la deuxième croche,
    • séries de deux croches répétées de part et d’autre de la barre,
    • appui grave sur le dernier temps de la mesure).

 

 

Surtout, le compositeur mêle les astuces

  • de l’itération qui permet à l’auditeur de se reconnaître (répétition
  • des motifs clairement identifiables,
  • des enchaînements entre les sections et
  • du texte, grâce à la reprise) avec
  • celles du mystère
    • (fragmentation du propos,
    • suspension du développement,
    • absence de ligne uniformisante).

Signe que quelque chose de pas net se trame,

  • la tonalité de Si se substitue à celle de si mineur,
  • le rythme balancé se clarifie nettement et
  • le propos se concentre dans l’aigu et le médium.

Le retour de l’ultra grave prépare

  • d’abord le rappel du premier segment en si mineur,
  • ensuite sa submersion par le mode majeur (cela constituera un pont avec la dernière ballade puisque la tonalité de Si majeur caractérisera le quatrième numéro de l’opus), et
  • enfin le dernier mot laissé au mystère (tenues double pianissimo, discours épuré, insaisissabilité de l’appogiature finale qui contraste avec la durée des accords).

Rendre conjointement

  • la vivacité,
  • la diversité et
  • l’ambigu mystère

de la troisième ballade : défi de taille, exécutant à la hauteur !

 

4.
Quatrième ballade en Si

 

Dernier des quatre sommets de l’opus 10, la quatrième ballade, la plus majestueuse avec ses dix minutes au compteur, s’avance andante con moto en 3/4 et en Si. Enfin, pas vraiment en Si immédiatement : plutôt par un si mineur 6 qui capte l’oreille par le battement harmonique suscité d’entrée (même si le montage, comme pour chaque piste, est étrangement raté par l’équipe de Sonogramme, la quatrième ballade commençant à la fin de la piste 3).

  • Tranquillité,
  • balancement et
  • clarté de la marche chromatique descendante

se dévoilent grâce à sur un toucher expressif qui sait laisser respirer la mesure sans s’enkyster dans des effets mélodramatiques surjoués. La deuxième partie, plus lente travaille le swing

  • en basculant dans l’intimité du ré dièse mineur, id est en s’éloignant de la sérénité rassurante du mode majeur pour gagner en inquiétude légère ce qu’elle abandonne en confort bourgeois,
  • en associant une main droite en 18/8 et une main gauche en 6/4 (frottant donc le ternaire au binaire) et
  • en insérant la ligne mélodique à l’alto, soit au milieu de l’accompagnement, avec l’interdiction faite à l’interprète de « trop marquer la mélodie » sans doute pour renforcer l’effet d’embrassement souhaité par le compositeur.

S’ouvre alors une méditation hypnotique entre médiums et graves qu’Irakly Avaliani transforme presque en trio pour instruments indépendants, aux sons spécifiques, avec

  • triolets presque imperceptibles et pourtant précieux,
  • lead délicatement tiré des cordes et
  • marche résolue de la senestre.

Ainsi happé, l’auditeur vit au plus près

  • les frottements harmoniques,
  • les nuances resserrées donc d’autant plus efficaces, et
  • l’hésitation qui conduit à la dernière modulation.

Le retour du premier motif

  • (même structure,
  • même mesure,
  • même tempo,
  • même tonalité),

pimpé par des doubles croches revigorantes, s’efface bientôt devant une nouvelle idée, plus posée, qui semble approfondir la méditation. Le musicien sait en rendre

  • la majesté incarnée par les octaves solennelles de la main gauche,
  • la profondeur que le legato offre aux accords de la main droite, mais aussi
  • la fragilité discrète que symbolisent
    • les quarts de soupir aérant le discours,
    • les contretemps enjambant la mesure ou en détournant la logique, et
    • les glissements harmoniques qui galvanisent la mélodie et, peu à peu, conduisent à l’accord de Fa # permettant le pivot vers la tonalité de si mineur.

Car Johannes Brahms reprend alors le deuxième motif, celui qui associait binaire et ternaire, toujours en mineur mais dans une autre tonalité qui fait écho à la troisième ballade. Ainsi se confirme, jusqu’à l’extinction et la tierce picarde finale, la fonction synthétique de ce quatrième volet de l’opus 10, comme si le compositeur regroupait dans une même œuvre les ingrédients qu’il a malaxés dans les précédents numéros

  • (binaire / ternaire,
  • mineur / majeur,
  • unité / forme composite, etc.).

Le résultat n’est pas magistral, ce serait didactique ou pédant : c’est simplement, oui, simplement superbe et prenant.

 

5.
Huit caprices et intermèdes opus 76

 

Après l’opus 10 et ses quatre ballades, voici venu le temps de l’opus 76 et ses huit pièces pour piano, mêlant à part égale mais sans alternance systématique caprices et intermèdes. On connaît le contexte : c’est l’œuvre avec laquelle Johannes Brahms revient à l’écriture pour piano après une pause. Les lointaines ballades s’inspiraient officiellement d’un poème ? Les « pièces » se soumettront à un régime antiprogrammatique sévère.

  • Pas de titre catchy au programme,
  • pas de grande promenade par temps gris sur la plage du destin alors que les étoiles dessinent un horizon mystérieux,
  • pas de floraison printanière des petits lapins dans les sous-bois de la forêt de Montmorency que nimbe un parfum d’amour ténu,
  • non, pas d’épithète sexy, de mot-clef vendeur ou de concept clairement identifiable dont le compositeur se proposerait de transposer le suc fantasmatique en flux sonore.

Rien que des titres génériques auxquels la musique va donner

  • chair,
  • vibration et
  • affriolance – et hop.

L’ensemble constitue un cheval de bataille souvent attelé par Irakly Avaliani : nous avions entendu sonner ses sabots sur la scène de la salle Cortot, à l’occasion du retour triomphal du musicien sur les planches parisiennes.

 

 

Le Premier caprice, en fa dièse mineur (pas d’inquiétude pour les curieux : l’audio de la vidéo supra commence vers 0’10, ce sera aussi le cas de la suivante), égrène six doubles à la mesure dans un esprit plus qu’un tempo « un poco agitato ». Grâce à

  • la clarté et la différenciation des touchers,
  • la science du crescendo millimétré, et grâce à
  • la maîtrise de l’indispensable binôme rigueur métronomique – léger décalage qui fait
    • respirer,
    • haleter ou
    • basculer la musique,

le pianiste emporte aussitôt l’auditeur avec lui.

  • La pédalisation toujours juste
    • (aura mais pas brouillon,
    • résonance mais pas flou,
    • liant mais pas confusion),
  • l’élégance de l’agogique,
  • l’équilibre des voix

se jouent des difficultés,

  • créant des liens entre les différentes atmosphères,
  • éclairant avec spécificité chaque segment,
  • diffusant une sérénité si peu capricieuse

que la résolution majeure de ces ébats paraît curieusement logique et non plaquée.

 

 

Le formidable Deuxième caprice en si mineur, en 2/4 et siglé « Allegretto non troppo », s’ouvre sur des doubles croches sautillantes qu’accompagnent une marche chromatique descendante propulsée par une main gauche bondissante. La prise de son, proche de la table, rend justice à la technique du musicien en associant habilement

  • l’acidulé du détaché paraissant survoler les touches,
  • le crémeux de la main gauche bien enfoncée dans le clavier et pourtant toute en réflexes, ainsi que
  • la conduite très sûre d’un propos simple d’apparence mais bourré d’astuces
    • rythmiques (ainsi des appogiatures et des rythmes pointés qui cassent l’uniformité des séries de doubles croches),
    • phrastiques (ainsi des deux en deux qui font palpiter la mélodie et des arpèges qui relancent l’articulation sur le premier temps) et
    • pianistiques (ainsi de la pédalisation, à la fois strictement contradictoire a priori avec le pétillement de la dextre et absolument indispensable pour respecter le texte et le groove de la senestre).

Ce moment d’une délicatesse délicieuse, et vice et versa, permet aussi à Irakly Avaliani de dégainer sa spécialité : l’irisation des nuances dans un petit spectre contenu entre piano et mezzo forte. L’oscillation ainsi obtenue n’oblige pas à tendre l’oreille pour ne rien rater des intensités légèrement mutantes mais conduit l’écoutant – y compris quand il est, comme l’auteur de ces lignes, un gros lourdaud qui aime les spectres étendus et, dans d’autres domaines, la fureur bruitiste du metal ou des explorations électro d’un Nicolas Horvath, par exemple – à mieux apprécier la musicalité subtile qui émane de ces micro-mutations, donc à davantage jouir

  • du toucher,
  • du phrasé et, par voie de conséquence,
  • de la musique de Johannes Brahms.

Tout ceci, comme de coutume sur ce carnet de notules, ne ressortit pas d’un exercice verbeux d’admiration, tâchant d’encenser platement l’interprète comme on flatte la croupe d’une vache (j’imagine que ça doit être sympa de discuter avec une vache, verbalement et tactilement, la question n’est pas là), mais tente de mettre des mots sur notre étonnement, au sens étymologique du terme, devant la capacité du musicien à nous happer dans

  • une partition,
  • un recueil,
  • un univers

qui le passionnent – et ce, d’autant plus que ces subtilités nous avaient pour partie échappé lors de la version en concert.

  • Les modulations,
  • les évolutions de couleurs plus que de caractères,
  • les à-coups rythmiques dans la régularité
    • (appogiatures,
    • quintolets,
    • agogique)

participent de l’impression d’une interprétation – tant pis pour l’oxymoronintime et néanmoins impressionnante qui efface la technique derrière une poésie époustouflante jusqu’à la tierce picarde finale. D’accord, mille fois d’accord, ça fait beaucoup d’épithètes, mais je n’allège pas la formulation car une telle saturation traduit probablement notre enthousiasme et notre hâte de découvrir les intermezzi suivants, agencés de manière savante. En effet, si les huit pièces pour piano op. 76 de Johannes Brahms formaient un poème, ses huit épisodes seraient des vers aux rimes tour à tour plates (AABB) puis embrassées (ABBA), avec

  • A désignant les caprices et
  • B les intermèdes.

Nous voici arrivé à la seconde partie des rimes plates, donc aux deux premiers intermezzi dont le premier s’avance en La bémol, affublé d’indications presque précises : il doit être à la fois gracieux et expressif.

 

 

Pour ce faire, le compositeur munit l’interprète d’une mallette à outils dont il doit savoir se servir. Parmi ces ustensiles,

  • le staccato de l’accompagnement,
  • les arpèges allégeant certains intervalles et accords,
  • des contretemps rebondissants,
  • une concentration du propos sur la droite du clavier, plus naturellement froufroutante que la section grave, et
  • des nuances contenues aux alentours du piano.

Assurément, Irakly Avaliani est un bon bricoleur brahmsologique, d’autant que sa pédalisation, enveloppante mais aérée comme l’exige la partition, caresse l’oreille. Ensuite, dans une partie B, l’air de rien, le rythme s’enrichit :

  • triolets dans une mesure binaire,
  • contretemps et
  • appogiatures mordant sur la mesure pour lancer les temps forts

contribuent à développer le propos. Enfin, dans une brève reprise des deux parties,

  • l’élargissement du spectre des aigus,
  • manière de synthèse et
  • mesure alanguie cédant au ternaire

enrubannent cette virgule musicale glissée avec délicatesse par les doigts d’Irakly Avaliani.

 

 

Le deuxième intermède monte d’un ton et se retrouve en Si bémol majeur, toujours « grazioso » mais, cette fois, « allegretto ». Ici, le balancement et la fluidité s’imposent grâce

  • au partage des rôles (lead au soprano, accompagnement aux autres voix),
  • à la collaboration entre la pédale d’alto à contretemps et le swing de la main gauche qu’elle complète, et
  • à l’hésitation tonale qui lance le morceau sur un F7 et s’amuse ensuite à masquer la dominante de Si bémol en multipliant les fausses pistes
    • (si et mi naturels,
    • sol dièse / la bémol,
    • pédale de sol à la basse laissant croire à une tonalité de sol mineur).

Dans cet étrange confort inconfortable (confort car très mélodieux, inconfortable car joliment instable), on goûte

  • la finesse du legato,
  • la netteté de la mécanique au sein de la mesure et
  • l’art d’Irakly Avaliani d’habiter la douceur pianistique en appliquant

    • nuances appropriées,
    • agogique habile car contenue, et
    • ductilité des piani, si l’on entend par « ductilité », terme chéri des critiques musicaux parce que c’est pas très clair ce qu’est-ce que ça veut dire, la capacité d’une matière à résister à l’étirement, en l’espèce
      • à changer de couleur sans changer de nature,
      • à paraître cohérente sans sembler stagnante, et
      • à garder la douceur d’une surface étale sans se soustraire au charme des irisations.

Nulle modulation ne parvient à perturber le calme de l’intermède. Mieux, celle qui ouvre la dernière partie semble entretenir cet apaisement joyeux en nourrissant la simplicité de l’œuvre ou, plutôt, la rassérénante apparence de simplicité qui sourd de la maîtrise du clavier par l’interprète

  • (égalité de toucher sur l’ensemble des registres,
  • conception d’ensemble du phrasé et non volonté didactique d’éclairer chaque partie,
  • capacité presque magique de faire sonner la mélodie sans étouffer l’accompagnement au swing indispensable).

Or, après quatre pièces bien rangées (les caprices d’un côté, les intermèdes de l’autre), tout s’mélange pour la seconde mi-temps du match : d’abord un caprice, puis deux intermèdes, et enfin un dernier caprice. Le caprice en do dièse mineur et en 6/8 (à l’heure où nous écrivons ces lignes, la pièce n’est pas disponible sur la play-list YouTube reprenant le disque) est indiqué « agitato, ma non troppo presto ». En effet, c’est bien l’agitation qu’en traduit le pianiste en distinguant

  • le rythme des noires qui guident la ligne mélodique,
  • le motorisme des croches au grondement chromatique,
  • le groove des basses opposant au ternaire de la main droite le binaire de la main gauche (trois noires à dextre, deux appuis à senestre) et
  • l’aspect tourmenté de la musicalité
    • (minicrescendi-decrescendi,
    • concentration des registres dans le médium grave renforçant l’efficacité des notes plus aiguës,
    • surgissement des contretemps « sostenuto » puis des doubles croches à l’alto…).

Tout cela est à la fois

  • très net et pas clair,
  • précis et remuant,
  • cadré et débordant,

bref, agité.

  • La colère des octaves graves,
  • le ressassement et la répétition, ainsi que
  • la confrontation des mesures binaires et ternaires

conduisent le morceau à développer vraiment un caractère capricieux qui fait tour à tour

  • tonner,
  • murmurer,
  • tanguer,
  • hésiter,
  • s’ébrouer,
  • s’emporter puis
  • exploser (chose rare chez ce musicien !)

le piano. Dans cette atmosphère orageuse, Irakly Avaliani fait valoir

  • son intériorité musicale aux piani caractéristiques,
  • son intégrité interprétative privilégiant la lettre de la partition à sa réinterprétation sous couvert d’émotion artistique, et
  • la solidité de sa vision musicale qui lui permet de dessiner une continuité derrière la rhapsodie sans écraser les contrastes.

 

 

L’intermezzo en La, « andante con moto » comme la quatrième ballade, est affiché à 2/4 mais prolonge la tension précédente entre trois temps et deux fois un temps et demi. Cette fois, Johannes Brahms associe

  • le 6/8 des triolets au 4/8 de la basse, puis
  • le 3/4 de la main droite au 2/4 de la main gauche, et enfin
  • un peu des deux modèles ensemble, sinon, c’eût été trop simple.

Les reprises permettent de se goberger

  • de l’étrange balancement,
  • du rythme volontiers dissocié,
  • de l’association entre clarté de l’articulation et onctuosité de la pédalisation, ainsi que
  • du spectre des nuances allant du piano au mezzo forte.

La modulation en fa dièse mineur poursuit cette association entre binaire et ternaire jusqu’à ce que la reprise sans transition du motif liminaire nous ramène

  • au soleil du majeur,
  • aux irisations du chromatisme grave et
  • aux mystères d’un apaisement sous forme de résolution que l’on doit appeler sérénité…

et que la coda et sa fin brève ne sous-titreront pas. Le binôme qui clôt, comme la Veuve ou presque, l’opus 76 de Johannes Brahms est constitué d’un intermède et un caprice. Le premier nommé n’est certes pas une mince affaire à jouer puisqu’il est « moderato » et « semplice ». A priori,

  • peu de virtuosité surhumaine à attendre,
  • peu d’effets wow soufflants à craindre pour les permanentes violettes des mamies de cinquante ans émues car elles viennent d’apprendre que l’adjointe à la culture et aux finances de madame la maire est elle aussi présente dans la salle des fêtes du casino (si, c’est celle qui nous a serré la main, l’autre jour,
  • peu de traits mitraillettes qui font s’entreregarder les spectateurs sur l’air du « mazette ! le zigue l’a bien descendu ».

 

 

Même la tonalité de la mineur est accessible au premier amateur de lignes de gling et de glang, c’est dire… Pour capter les brava du mélomane, il va donc falloir chercher ailleurs, respectant ainsi la division schématique du recueil entre intermèdes plutôt paisibles et caprices potentiellement survoltés. Le prélude annonce un esprit balancé

  • (demi-mesure pour commencer qui lance le propos,
  • rythme pointé,
  • contre-temps)

que ne contredit pas le premier motif, tout en lui ajoutant une autre caractéristique : la répétition entêtante. La tentation d’un écart

  • (modulation,
  • marche chromatique descendante,
  • dilatation de la mesure qui passe de C barré à 3/2)

fait presque trembler le bourgeois à lorgnon qui sommeille en nous et se réveille parfois, mais il peut retourner ronfler car force reste à l’ordre qui se rétablit – la reprise est donc moins inquiétante pour les amateurs

  • de la rigueur,
  • des rangs d’oignon et
  • de la paix des ménages.

Irakly Avaliani parvient néanmoins à captiver l’oreille en sachant éclairer l’intermède avec

  • un phrasé subtil,
  • une note légèrement plus sonore,
  • une respiration sciemment un rien trop longue

que compense une parfaite maîtrise du tempo par ailleurs. La coda confirme le charme d’une œuvre associant

  • plaisir presque lascif du swing,
  • gourmandise régressive de la répétition et
  • gracilité juvénile des nuances médianes

au pays desquelles l’interprète a sans doute été promu citoyen d’honneur.

 

 

« Grazioso ed un poco vivace », le caprice final risque une mesure à 6/4 et une écriture opposant deux débiteuses de croches : la main gauche et la main droite. Johannes Brahms s’empare du ternaire non point pour bercer l’auditeur mais pour le secouer.

  • Suspensions,
  • relances pointées,
  • accents sur les temps faibles et
  • escamotage des premiers temps grâce aux notes liées

figurent manière de halètement et permettent à l’interprète de nous saisir dans ses rets avec une efficacité digne d’un pêcheur de haute volée.

  • Mélodie en pointillés,
  • riche instabilité harmonique et
  • contrastes d’intensité

construisent le mystère captivant de cette course-poursuite moins vertigineuse que vaguement inquiétante.

  • L’élargissement des registres convoqués,
  • les accélérations
    • (densification du nombre de notes par mesure,
    • accords de dm7 traversant le clavier vers le grave,
    • tempo hâté sous l’effet d’un moment « appassionato »…) et
  • les choix de nuances, portés par de grands crescendi et decrescendi et par des piani subito

font bouillonner le clavier. Néanmoins, le petit plus avalianique pourrait bien résider dans sa capacité à être chou et chèvre presque simultanément. Son jeu sait être incandescent puis, comme si de rien n’était, s’apaiser et n’être plus qu’un peu de vent sur un voile de tulle légèrement froissé, à l’instar de ce caprice censé être en Ut-mais-c’est-plus-compliqué. De même, on s’ébaubit devant le mélange entre

  • respect du texte,
  • liberté et
  • musicalité,

qui sont sans doute trois synonymes ou presque au top niveau de la musique. C’est du moins ce que semble subodorer Irakly Avaliani qui nous propose, pour terminer son premier volume Brahms, les deux rhapsodies opus 79.

 

6.
Deux rhapsodies opus 79

 

Elles auraient dû s’appeler Klavierstücke, mais c’était compter sans la pression de la dédicataire à laquelle Johannes Brahms a fini par céder – l’opus 79 rassemblera donc deux rhapsodies. La première, en si mineur, est annoncée « agitato » et, en effet, c’est le sentiment que parvient à nous transmettre Irakly Avaliani grâce à

  • un tempo sans concession,
  • des accents qui s’assument et
  • une puissance de rebond sur les octaves de la main gauche qui groove grave.

L’interprétation réfute cependant l’incandescence univoque.

  • Les modulations,
  • les détachés percutants,
  • les octaves toniques,
  • les effets de pédalisation,
  • les différenciations de nuances voire même
  • une reprise pas inscrite sur toutes les partitions mais pas moins efficace

énergisent, et hop, plus qu’ils n’écrasent cette composition bousculante, re-hop. Le pianiste en profite pour investir pleinement le projet a posteriori rhapsodique sans perdre de vue l’exigence liminaire d’agitation jusqu’au mouvement central en Si, « moins agité ».

 

 

  • Légèreté du bariolage,
  • effervescence des croches et
  • joie des irisations chromatiques

transcendent l’idée réductrice d’une forme sonate dissimulée (mouvements vif – lent – vif). Le retour de l’agitation initiale n’en est pas moins parfaitement tendue, associant

  • la réjouissance du déjà-ouï,
  • la virulence du ressassement et
  • le frottement entre ce dynamisme et le mode mineur qui structure le projet.

Les variations

  • de couleur,
  • de toucher et
  • d’humeur

sont rendues avec

  • fougue,
  • précision et
  • inventivité

par Irakly Avaliani, laissant augurer d’un finale en fanfare avec la seconde rhapsodie, annoncée « molto passionato » !
« Ultra passionné, mais pas trop joyeux » : presque tout Brahms ne serait-il pas dans l’indication ouvrant la Rhapsodie en sol mineur ? Officiellement siglé à quatre noires par mesure, la partition donne cependant du grain à moudre à l’interprète en associant ce projet binaire à une réalité également ternaire avec douze croches par mesure. Irakly Avaliani s’appuie sur cet indice de tourments pour caractériser les différents moments en choisissant pour chacun

  • le toucher,
  • le phrasé et
  • les nuances

exigés par le premier segment de la rhapsodie. Ainsi résonnent

  • la fermeté sans concession orientant le discours liminaire,
  • les staccati bondissants articulant le dialogue entre les deux mains (octaves mains gauches) et
  • le leagto presque lyrique enveloppé d’un piano subito (octaves main droite).

Johannes Brahms travaille la spécificité de chaque registre de l’instrument et secoue ces teintes, y compris en recourant notamment

  • à l’astuce de la reprise qui permet d’offrir un nouveau tour de grand huit à l’auditeur,
  • au plaisir de la modulation tonale et modale et à
  • l’art de l’irisation qui consiste à utiliser un même motif en le présentant différemment à la lumière pour en révéler des
    • aspects,
    • couleurs et
    • formes insoupçonnés.

 

 

Au centre du clavier, un ostinato inquiétant finit par irriter les deux mains sans provoquer l’explosion attendue (ce qui le rend encore plus inquiétant). Aussi le compositeur réexpose-t-il le segment premier comme pour y chercher une solution. Cela ne dissout point pour autant l’ostinato, et le piano semble en prendre acte dans une conclusion brève et agacée.

  • Moins spectaculaire,
  • moins démonstratif et
  • moins, disons-le, rhapsodique,

ce dernier numéro de l’opus 79 ? Sans doute, et peut-être est-ce la raison pour laquelle Johannes Brahms rechignait à désigner les deux pièces uniment comme des « rhapsodies ». Irakly Avaliani ne manque pas pour autant de montrer ce qu’un musicien peut faire avec ses petits marteaux :

  • cogner, bien sûr,
  • chanter,
  • questionner,
  • chercher,
  • renoncer,
  • confronter,
  • suspendre,

suscitant des émotions rhapsodiques, elles, chez l’auditeur, parmi lesquelles

  • la surprise,
  • la tension,
  • la sérénité,
  • l’énergie,
  • la rêverie,
  • l’étonnement et, in fine,
  • le plaisir

qui, comme l’écrivait Claude Debussy et comme nous aimons à le rappeler, devrait être, nonobstant certaines déclarations tourmentées de grands acteurs du monde musical, l’une des principales finalités de la musique. En cela, la seconde rhapsodie est une habile conclusion pour ce disque, paru il y a treize ans, qui nous a captivé de bout en bout !


Pour écouter Brahms par Avaliani en vrac mais gratuitement, c’est par exemple ici.
Pour acheter le disque, difficile, sauf si l’on est prêt à dépenser 70 € hors frais de port sur Amazon.
Pour retrouver d’autres chroniques sur Irakly Avaliani, cliquer .
Pour réserver en vue du concert Beethoven avec lequel Irakly Avaliani fêtera ses 75 ans dont 65 de carrière, le 27 janvier 2024, c’est re-.

 

The times, they are a-continuin’

Photo : Rozenn Douerin

 

Une année s’en va, une année s’en vient. Ici, on pleure la mort d’un semblable ; là, on fête la naissance d’un enfant. Quant à nous, nous voulons nous entêter à célébrer la vie, à chanter la vie, à danser la vie (malgré notre titre de pire danseur de l’univers, confirmé de millésime en millésime) tant que nous sommes au moins un peu vivant.
Ceux qui veulent préparer leur mort peuvent toujours cliquer ici ; les autres et les mêmes peuvent aussi se réjouir des nouvelles notes de musique qui apparaissent obstinément « dans cette grande partition que l’on appelle la vie », comme le chante Jann Halexander avec ce mélange d’intensité intérieure et d’apparent détachement constitutif de son style. Selon la coutume, j’espère pour chaque curieux qui me fait l’honneur de feuilleter ces pages – quotidiennement ou au détour d’un heureux hasard – une année intense avec de la joie dedans !

 

 

Elvin Hoxha Ganiyev joue les sonates pour violon d’Eugène Ysaÿe (Solo musica) – 6/6

Quatrième du disque

 

C’est sur l’allegro giusto non troppo vivo de la sixième sonate en Mi que le violoniste azerbaïdjanais Elvin Hoxha Ganiyev conclut son cycle Eugène Ysaÿe ; et le moins que l’on puisse dire est que ça déménage !

  • Anacrouse,
  • trilles,
  • appogiatures,
  • accords explosifs,
  • intervalles mutants,
  • traits virtuoses avec leurs gruppetti inégaux,
  • sforzendi et
  • silences brutaux ajoutant de la secousse aux cahots en suspendant le récit

saisissent l’auditeur en dépit d’une curiosité de montage à la neuvième seconde (parfois, il convient de laisser croire que l’on a vraiment écouté le disque, c’est le jeu…). Les difficultés techniques n’empêchent point le jeune interprète de laisser poindre un lyrisme étonnant, enflammé par l’utilisation de l’ensemble des registres, du fa double dièse grave aux suraigus qui, s’ils n’étaient pas écrits une octave en dessous, nécessiteraient l’ajout d’une dizaine de traits par-delà la portée ! Eugène Ysaÿe sait aussi recourir à des changements de tempo nets ou larvés, permettant à l’instrumentiste d’exprimer d’autres émotions,

  • çà contemplatives,
  • là presque lascives,
  • ailleurs comme surprises par l’attente ainsi créée.

Pour autant, à l’instar de ce que l’on avait noté dans les sonates précédentes, les accalmies sont relatives. En effet, la langue principale parlée dans ces mesures à deux temps reste la triple croche, pimentée fréquemment par des triolets et par le dialecte de la quadruple croche. Cette énergie qui ne demande qu’à jaillir est un rien gâchée – comme nous l’avons regretté dans de précédentes notules – par la prise de son d’Ole Bunke. Celle-ci ne cache rien des respirations de l’artiste, ce qui, par moments, est gênant pas seulement parce que c’est un bruit parasite mais aussi parce que c’est un spoiler de ce qui va se passer (une grande inspiration indiquant un changement de caractère imminent, de l’intime à l’exubérant ou vice-versa). À l’auditeur de se laisser néanmoins emporter par ces mouvements qu’animent

  • intranquillité sourde,
  • à-coups bouillonnants,
  • manière de cyclothymie et
  • incapacité de la verve ysaÿque à trouver l’apaisement.

 

Détail significatif de la partition de la sixième sonate d’Eugène Ysaÿe

 

En s’abandonnant à ce grand huit trépidant, il profitera de l’écriture

  • inventive et tournoyante,
  • foisonnante et remuante,
  • rugueuse et fulgurante

d’Eugène Ysaÿe qu’Elvin Hoxha Ganiyev rend avec

  • verve,
  • attention à l’intention autant qu’à la lettre, et
  • musicalité.

Vers le mitan de la sonate, une partie allegretto poco scherzando prend des allures de deuxième mouvement – d’autant qu’elle est précédée par une bonne mesure de silence. Un rythme de habanera tente de se mettre en place, transpercé par

  • des traits,
  • des silences,
  • des contretemps,
  • des suspensions,

et finalement vaincu par une cadence aussi brève que brillante, laquelle débaroule sur l’allegro reprenant le tempo primo. Nous revoici sur les montagnes russes (que nous n’avions pas vraiment quittées) d’une sonate qui finit en boulet de canon ce qu’elle a traversé dans une traînée de poudre. C’est

  • spectaculaire,
  • haletant et
  • joyeusement épuisant,

même pour l’auditeur ! Par bonheur, Elvin Hoxha Ganiyev rend raison de cette sonate et du cycle dans son ensemble avec

  • une technique formidable,
  • une sensibilité évidente et
  • une envie d’explorer les limites de son violon

qui combleront les amateurs de sensation forte et feront bien fermer leur clapet à ceux qui marmonnent encore qu’ils détestent la musique classique parce que c’est du mou – les mêmes, sans doute, chougnent que cette musique est

  • trop pour les Blancs (fi),
  • trop pour les riches (beurk), bref,
  • trop exclusive et dépassée (voilà) :

tous les clichés sont bons quand on est con. Oh, certes, cette tartine dans leur mouille est un effet collatéral du travail ébouriffant de presque 80′ qu’un virtuose survolté a enregistré en à peine trois jours, il y a moins d’un an, mais elle nous réjouit aussi !


Pour découvrir le disque, c’est ici.
Cliquer sur les hyperliens pour retrouver les notules sur
la sonate 1,
la sonate 2,
la sonate 3
,
la sonate 4 et
la sonate 5.

 

Fruits de la vigne – À côté 2022 du domaine Charvin

Photo : Bertrand Ferrier

 

Connu pour ses châteauneuf-du-pape, le domaine de Laurent Charvin produit aussi des vins d’appellation moins prestigieuses. On suppose que, parce que ses parcelles ressortissant de l’IGP d’Orange jouxtent ou quasi les vedettes maison, il a brandé le vin que nous allons goûter – disponible sur Internet pour 10 € hors frais de port – sous la marque « À côté » (ou sera-ce parce que, avec du merlot inside, le jus passe à côté de la plaque ou des chartes en vigueur pour telle appellation plus froufoutante ?).

  • La solide teneur en alcool, alors que tant de vignerons cherchent le 12,5° pour ne point effaroucher les vierges ayant la dalle en pente précautionneuse,
  • la réputation de l’agriculteur, engagé dans une production moins chargée en pschitt-pschitteries que certains malins de l’agro-industrie, et même
  • l’étiquette travaillée mais plus rustique qu’enfarinée dans une élégance design qui fleurerait mauvais le vélocipédiste parisien arborant
    • casque très cher mais faussement vintage,
    • réflecteurs aux normes européennes sur un gilet pas jaune floqué #jerespectelaloietlesfdoetvous?, et
    • sentiment d’être gravement victime de stigmatisation rappelant les pires heures nauséabondes de notre Histoire quand un simple piéton, plouc par excellence puisqu’il n’est pas même doté d’une trottinette électrique alors qu’on en trouve de très bien pour moins de deux mille euros, l’invite à aller se faire bien emphysiquer – sauf s’il aime ça – en lui refusant la priorité sur un trottoir alors qu’il est père de famille et qu’il a voté pour chaque élection depuis ses dix-huit ans – sauf une fois, d’accord, ça va, on boit une tisane au miel du Tibet et on arrête le caca nerveux – parce qu’il était en voyage d’intégration à Courche (c’est dingue, quand même, les ennemis de la mobilité douce alors que
      • le réchauffement climatique,
      • la difficulté de trouver une forêt dans Paris pour enlacer des arbres afin de se reconnecter à son moi naturel et, surtout,
      • l’antimacronisme primaire, populiste, facho-complotiste et déconnecté de la réalité des entreprises créant de l’emploi, cette tare française encouragée par l’extrême-gauche et qui met en fragilité le logiciel de la République, puisse Manuel Valls, grand serviteur de l’État et de la Catalogne et d’Israël, merde, s’il en est, y mettre un terme),

inspirent plutôt confiance, d’autant que la quille est conseillée par le presque petit jeune du duo de Mes accords mets vins, repère qui nous sert de dealer pour les occasions belles ou, simplement, joyeuses, ce qui n’est ni contradictoire, ni si pire, on en conviendra.
La robe du vin non filtré (on connaît le grrrrand débat entre autoproclamés spécialistes experts sachants sur « le risque » de ce non-filtrage) est

  • souple voire mouvante,
  • spectrale (au sens où elle n’est certes pas uniforme – idéal pour ceux qui, mauvais citoyens ou zozos instruits par l’expérience, n’ont pas un amour spontané pour le costume unique) et
  • ouverte, allant du rose type cerise au sirop jusqu’au grenat intense en fond de puits.

Le nez est

  • franc,
  • costaud et
  • intrigant.

On croit y déceler, pêle-mêle,

  • du café,
  • de la terre,
  • un zeste de fruit rouge (cassis ? fraise ?) et
  • une pincée de cannelle – mélange étrange et réussi.

La bouche est

  • puissante sans être rugueuse,
  • joyeusement amère sans être grinçante,
  • à la lisière d’une astringence audacieuse, dans une première approche, sans toutefois s’y complaire.

Le mariage avec une ballotine de faisan pistachée, eh oui, est une comédie en trois actes.

  • Acte I : la douceur du mets met (haha) en valeur la robustesse du vin.
  • Acte II : les saveurs liquides et solides semblent se révéler au contact les unes des autres.
  • Acte III : comme il arrive entre gens de bonne compagnie, l’harmonie se construit par le dialogue. Les résonances du vin s’amplifient quand on sirote une lichette après avoir grignoté un bout. À l’inverse, manger après avoir suçoté une larme du nectar
    • souligne les finesses du plat,
    • rehausse sa sapidité et
    • sertit la pistache qui s’y lovait.

Comme disent les poètes que nous aimons citer en fin de critique viticole : « Super. » Bah, s’ils ne le disent pas, en la circonstance, ils devraient.

 

Vincent Rigot, église Saint-Eugène, 25 décembre 2024

Détail de la rosace de l’église Saint-Eugène Sainte-Cécile (Paris 9), le 25 décembre 2024. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Seconde paroisse traditionnaliste de Paris après le célèbre squat du cinquième arrondissement, Saint-Eugène Sainte-Cécile n’est pas réputée pour ses concerts. D’ailleurs, même en ce jour de Noël, le P. Julien Durodier, curé de la paroisse qui assistera au show, ce qui est ou un fait rarissime pour un concert d’orgue parisien, ou une manière de surveiller s’il ne se trame rien de diabolique, ou les deux, prévient : ce concert « n’est pas un concert selon l’esprit du monde ». Comprenez : applauses interdits. Il n’est pas non plus le signe d’un retournement de tendance. Le prochain récital est prévu pour le jour de Pâques, ça laisse du mou. On peut évidemment regretter cette rareté car le majestueux orgue Merklin de trois claviers a bonne presse, et son nouveau titulaire, le sieur Vincent Rigot, ne rechigne pas à fomenter des programmes singuliers qu’il propulse avec cette aisance technique qui permet (sans que le lien soit obligatoire, hélas) aux artistes de transformer à peu près n’importe quelle note en musique.
En présentant la première série d’œuvres, l’interprète rappelle que le genre topique du « noël à l’orgue » est fondé sur la forme du thème et variations. Il commence donc par un offertoire sur Joseph est bien marié d’Alexandre Guilmant qui, lui, ne suit pas cette tradition. Un peu de malice dans un monde propice aux

  • carcans,
  • interdits et
  • autres limitations de toute sorte

ne nuit pas souvent. Idéalement adaptée aux sonorités d’un Merklin, par

  • la largeur d’intensités sollicitée,
  • le type de sons induit et
  • la logique historique (le compositeur a vécu de 1837 à 1911, l’orgue date de 1856),

la pièce, joyeuse et joliment écrite,

  • libère son énergie sans renoncer à la clarté,
  • assume le goût de Guilmant pour les forte mais en différenciant chaque voix,
  • associe passages mélodiques et ensembles quasi orchestraux

de manière très convaincante. La version du « Noël suisse » de Claude Balbastre permet d’apprécier la fine compréhension de l’œuvre par l’organiste. On savoure notamment le soin apporté

  • à l’ornementation,
  • à la conduite du rythme pointé et
  • à la registration.

Le duo « Chantons, je vous prie, Noël hautement » de Jean-François Dandrieu rappelle, dans son apparente modestie que, en réjouissant l’auditeur par son allant et l’écho qu’il donne à un thème potentiellement familier, ces thème et variations visent à valoriser

  • l’inventivité du compositeur (ben oui, quand même),
  • la dextérité de l’interprète et
  • la richesse de l’orgue sur lequel ils sont joués, chaque variation étant en général confiée à des registres différents.

En choisissant cette pièce sciemment dépouillée, Vincent Rigot démontre son sens éprouvé de la composition d’un récital, art qui incite à ventiler les différentes nécessités que sont, entre autres,

  • la variété,
  • l’effet waouh et
  • le plaisir de la familiarité.

(Oui, l’ennui profond peut aussi être un but de concertiste, mais nous allons rarement voir de notre propre chef des concerts aspirant au soporifique.) En l’espèce, la modestie du noël de Dandrieu n’empêche nullement le concertiste d’en souligner les qualités qui, fors la thématique de circonstance, justifient son interprétation cette après-midi-là, parmi lesquelles

  • la légèreté,
  • le swing et
  • les contrastes.

 

Agrandissez le cliché en cliquant dessus et comprenez que, le 25 décembre 2024, en l’église Saint-Eugène Sainte-Cécile, Vincent Rigot n’était pas venu pour rigoler, c’est compris ? Photo : Bertrand Ferrier.

 

Difficile d’entendre les représentations habituelles de Noël dans la pastorale de César Franck ! Reste que, dans « pastorale », il y a un peu de cette tradition des pasteurs, forcément bons, qui viennent voir le petit Jésus, alors… L’œuvre est surtout l’occasion de continuer la mise en valeur de l’orgue. On se délecte des

  • fonds d’une richesse formidable,
  • des anches pertinentes… en attendant
  • les ondulants.

Vincent Rigot séduit par

  • son traitement de la spécificité de chaque moment,
  • sa manière de rendre au discours une liberté frôlant parfois le babillage, et
  • par sa registration qui distribue subtilement la parole entre claviers et pédale.

Conformément à son personnage public, l’interprète n’en rajoute jamais, au contraire. Sa maîtrise de l’œuvre et de l’orgue donne une impression de

  • simplicité,
  • fluidité et
  • naturel

qui

  • clarifie la polyphonie,
  • tuile les différents segments et
  • esquive tout risque de dramatisation romantisante, par exemple pendant l’orage, passage convenu de la pastorale ici incarné par le « quasi allegretto ».

Après un faux noël sans variation, le titulaire goes back to basics avec « Quand Dieu naquit à Noël » de Louis-Claude Daquin. Il encense la virtuosité du morceau en rappelant, évidemment sans aucune allusion autobiographique, que Louis-Claude attirait des foultitudes dans l’église. Les prospects venaient entendre un organiste phénoménal, ce que le clergé appréciait très modérément. Dans cette pièce manualiter, le zozo qu’est structurellement – aucun connaisseur du personnage ne me contredira – Vincent Rigot ne se contente pas de faire scintiller son aisance digitale. Il

  • cisèle la netteté de l’énoncé (fût-il noyé sous des monceaux de doubles croches),
  • nous réjouit de registrations contrastées (chapeau à la personne qui assiste le musicien !) et, pour donner sens au texte monothématique mais profus,
  • met en action une science réjouissante de
    • la respiration, de
    • l’acoustique, élément essentiel quand on joue de l’orgue (d’où la difficulté de kiffer la vibe à la Philharmonie ou, pire, à Radio-France), et de
    • l’agogique.

Le chœur de voix humaines ou de nonnes signé Louis James Alfred Lefébure-Wély, s’il n’a pas lui non plus grand-chose de noëlique (mais jouer du LJALW en ce lieu n’est pas innocent !), montre le compositeur à son meilleur. Au programme,

  • mélodie catchy,
  • simplicité de la narration et
  • petites trouvailles harmoniques.

Au reste, Vincent Rigot assume la diversité de son programme sans s’excuser ou se justifier. Il

  • n’a pas de vergogne mal placée à jouer une musique ancrée dans les particularités d’une époque et le succès d’un créateur parfois honni par les sucrées qui décident des limites de cette dégueulasserie qui s’appelle le bon goût et qui n’est que le goût de ceux qui pensent être en légitimité de décider pour les autres (c’est ça, comme les critiques musicaux, mais moi c’est pas pareil, évidemment),
  • ne cherche pas à la valoriser par des effets m’as-tu-vu contre-indiqués et, au contraire,
  • en déploie la douceur sucrée :

bien joué !

 

 

Le choc Dupré – un type humainement controversé mais un compositeur souvent diablement efficace – n’en est que plus salutaire. Voici que, en 1923, Marcel, ce chouchou d’un ponte de Rolls Royce, publie ce qui va devenir l’un de ses plus grands tubes : les Variations sur un noël. Le noël ? « Noël nouvelet ». L’œuvre ? Un grand machin spectaculaire de virtuosité, constitué

  • d’un thème,
  • de dix variations redoutables dont un fugato, et
  • d’un finale pyrotechnique.

Le thème est revivifié manualiter par une harmonisation fouillée, qui rend singulier le commun. La première variation permet de savourer

  • basse et dessus de trompette avec
  • accompagnement perpétuel à deux voix et
  • pédale en mouvement proche de la walking bass.

La deuxième variation, ternaire, offre une plongée palpitante dans les fonds du Merklin local. La troisième variation articule un canon à l’octave entre les fonds de 8 de la senestre et la pédale de 8, le tout arbitré par une voix céleste (bonjour, ondulants, vous voilà donc !). La quatrième envoie le thème à la pédale pendant qu’une harmonisation chromatique pimpe sa réexposition.
À côté de nous, une vieille se met à murmurer très fort des prières (ou sa liste de courses, for what I care) quand, à sa tribune, Vincent Rigot s’attaque à la cinquième variation, « vivace » et officiellement à six croches par mesure (en réalité, surtout à dix-huit doubles par mesure). De ces triolets aux tremplins chromatiques, l’artiste fait une valse brillante où les doigts pétaradent avec gourmandise. La sixième variation complique le projet de canon en en proposant à la quarte et à la quinte. Ce trio impressionnant tant, cette après-midi, il semble facile, est dopé par une anche de pédale redoutablement efficace.
La septième variation, vivace, s’appuie sur de brillantes appogiatures pour

  • sautiller,
  • staccater et
  • électriser

le thème. La huitième variation associe

  • thème sur voix humaine à la main droite,
  • bouillonnement en quintolets de double croches à la main gauche et
  • thème à la pédale.

L’écriture, à la fois évidente et d’une étrange richesse harmonique, comme l’interprétation qui ne faseye pas, sont brillantissimes. La neuvième variation ose une valse à flonflons qui honore le caractère populaire des noëls organistiques… tout en rappelant l’exigence technique du concept d’organiste :

  • je comprends ce qui est écrit,
  • je sais le jouer, et
  • je suis en capacité de le registrer de façon optimale au vu de l’orgue que je joue.

La dixième variation est un fameux fugato sur les mixtures. Pas de quoi désarçonner Vincent Rigot :

  • tonicité du tempo,
  • audaces de la registration,
  • évidence virtuose,

tout élargit le « noël nouvelet », qui passe de noël populaire à prétexte augmenté, c’est-à-dire

  • hommage à la tradition,
  • renouvellement du genre et
  • optimisation du concept en fonction des orgues et des organistes en puissance.

En plaçant ce thème et variations en fin de bal, Vincent Rigot propose une synthèse particulièrement bienvenue de ce qu’est un noël à l’orgue. Mais l’affaire n’est pas encore conclue ! Le presto final associe

  • thème à la pédale,
  • accompagnement (mineur puis majeur) aux deux mains,
  • accélération et ralentissement du débit.

C’est

  • scintillant,
  • musical et
  • spirituel.

Quelle première in situ pour le nouveau titulaire… qui avait dû bien taffer dans les 24 h précédentes et à qui il restait quelques cérémonies pour bien bosser après ! L’ensemble de sa prestation est pourtant

  • d’une parfaite exigence musicale,
  • d’une haute vision artistique, et
  • d’un clair souci de donner du kif aux auditeurs.

Ce 25 décembre, dans le foyer qu’il vient d’investir, le migrant des grandes tribunes parisiennes (Saint-Louis des Invalides, Saint-Louis-en-l’Île, le squat intégriste du cinquième arrondissement et Saint-Roch figurent au CV de celui qui ne compte pas ses premiers prix du CNSMDP sur les doigts d’une main) a démontré

  • l’adéquation entre sa personnalité,
  • l’orgue qu’il joue et
  • le lieu qui l’accueille.

Bravo à lui !