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« Cantique » by Estelle Revaz et Facundo Agudin (Neos) – 3/5

Première du disque

 

Intitulé Cantique ou le transfert de la matière d’inspiration, le premier disque d’Estelle Revaz, paru en 2015, s’articulait autour des « œuvres inspirées par des peintures d’artistes suisses ». Cette unité n’est qu’une façade (on n’a pas bien compris en quoi Schelomo d’Ernest Bloch rentrait, même de biais, dans la boîte annoncée), mais Andreas Pflüger s’est plié à la contrainte avec Pitture, le concerto que Facundo Agudin, à la tête de l’orchestre Musique des lumières (dont le slogan est « ceci n’est pas un orchestre »), lui a commandé sur mesure pour sa protégée. Chacun de ses six mouvements s’inspire d’une toile locale.
Première toile sur la platine, La Confiture aux péchés de Louis Soutter, « un dessin sombre et énigmatique », résume le compositeur. La musique suit donc ces directions. Elle associe

  • les graves de l’orchestre,
  • la résonance des percussions et
  • la fougue d’un archet rugueux qui entraîne avec lui la phalange qui l’accompagne.

Ça grouille, ça tangue, ça jaillit. La palette

  • sonore,
  • rythmique et
  • virtuose

revendique un spectre chromatique déclinant généreusement de nombreuses nuances de sombre et de sanguin.

 

 

Porté par l’expressivité d’une Estelle Revaz enflammée, le savoir-faire d’Andreas Pflüger est évident : l’orchestre

  • évoque,
  • dialogue avec la soliste,
  • se confronte avec elle

dans un va-et-vient entre

  • défis,
  • provocations,
  • indifférences et
  • furieuse confusion.

La deuxième toile de l’exposition bénéficie d’un titre tout à fait pimpant, puisqu’il s’agit du double portrait de Skt. Adolf-Broggahr-Chatzli-Stok und Skt. Adolf-Krohn-Prinzen d’Adolf Wölfli, « dont on perçoit la trace de la schizophrénie ». Le compositeur s’attache donc à inventer une musique

  • de la fracture dans l’unité,
  • de l’apaisement comme lien entre deux épisodes survoltés, et
  • de l’agitation dans l’aspiration à un impossible accomplissement.

L’instrumentarium sollicité est à nouveau très vaste.

  • Un trait de harpe lance l’évocation du tableau ;
  • la caisse claire se greffe sur cet élan ; et
  • le violoncelle entame un dialogue souvent houleux avec
    • clarinette,
    • percussions et
    • échos entre pupitres.

 

 

Andreas Pflüger travaille la pâte orchestrale jusqu’à parvenir à une émulsion sur laquelle surfe l’énergique violoncelle d’Estelle Revaz.

  • À-coups versus régularité,
  • brusques piani versus fortissimi,
  • graves inquiétants versus médium de l’attente et aigu de l’explosion

se confrontent avec une gourmandise frémissante, et hop.

  • Doubles cordes,
  • pizzicati,
  • archet lyrique ou volcanique

se déploient dans un mouvement heurté qui s’achève sur un glissando du violoncelle plongeant dans les abîmes. Virage à 180° avec  Amor am Lebensbrunnen de Giovanni Segantini, dont le compositeur loue la « palette transparente aux tonalités impressionnistes » ! Avec lui, le troisième mouvement de Pitture se pare

  • d’aigus enjôleurs,
  • de trilles évocatrices et
  • d’un violoncelle au lyrisme à la fois affirmé et raffiné.

 

 

Pour autant, l’écriture ne se satisfait jamais d’une joliesse détendue.

  • Des contrastes et des fondus déconstruisent ou infléchissent le récit qui semble se profiler ;
  • des ruptures nettes ou intérieures déchirent l’évidence et pimentent l’élégance,
  • des ondulations animent un propos polymorphe dont les passages tendres ne tardent point à se laisser absorber par ce qui ressemble fort à manière d’inquiétude qui paraît consubstantielle à l’avènement de la musique.

Tout se passe comme si, fort d’un métier roué d’orchestrateur, le compositeur se méfiait d’une certaine facilité cinématographique et s’amusait à la dissiper dès qu’elle risque de séduire l’auditeur. En refusant l’univocité,

  • il substitue l’intérêt de l’écoute à la satisfaction sucrée (non que celle-ci soit, en soi, infréquentable, heureusement !),
  • il stimule la curiosité au lieu de satisfaire ce que, dans ses Entretiens avec le professeur Y, Céline aurait appelé « la tentation du chromo », et
  • il irise les épanchements en les parant
    • d’éclats,
    • de reflets et
    • de sequins sonores

assez inattendus pour captiver l’oreille, jusqu’au fade out soliste qui conclut le mouvement. De quoi mettre en appétit pour les trois tableaux suivants, qui feront l’objet d’une prochaine notule !


Pour acheter le disque, c’est par exemple ici.
Pour voir Estelle Revaz en concert, c’est ce dimanche à Paris et à prix d’or .

 

L’Or du Rhin, Bastille, 29 janvier 2025 – 1/2

Le Walhallah, palais des dieux (détail), selon Rebecca Ringst, le 29 janvier 2025 sur la scène de l’Opéra Bastille (Paris 11). Photo : Rozenn Douerin.

 

Rarement l’on est sorti aussi consterné d’un spectacle. Attention ! À Bastille, on le sait,

  • la mise en scène calamiteuse,
  • les décors daubés du cul,
  • les costumes effarants de nullito-banalité et
  • les inutilités faisant opéra moderne (vidéos et « personnages muets » ajoutés par le metteur en scène)

sont une tradition désormais bien tristement sédimentée, à laquelle s’ajoute souvent la sauce LGBTQIA+ dégenrant les personnages ou plaquant sur le récit des esthétiques queer ou trans. Cependant, l’on continue de fréquenter ce lieu pour

  • la musique,
  • l’orchestre et
  • le plateau vocal,

dont on essaye de se persuader que, malgré les parasites visuels, c’est l’essentiel. Cette époque serait-elle révolue ? La première de la nouvelle production de L’Or du Rhin, en présence d’autres parasites habituels – dont Jack Lang, paradant à la sortie faute sans doute d’avoir pu partir à l’entracte, vu qu’il n’y en a pas, dans cet opéra – et avec le sponsoring de Bertrand Ferrier (pas moi, on l’aura compris), déçoit aussi au niveau musical. C’est un choc.

 

*

 

Le prologue de la première scène nous permet de profiter d’une vidéo sublime de pieds aux ongles mal vernis filmés dans l’eau par Sarah Derendinger. On frissonne devant ce qui était peut-être un projet de visuel pour le Club Med refusé par les propriétaires de la marque. Nous ne voyons pas d’autre explication. Sur scène, Alberich (Brian Mulligan), le nain dragueur, se tient à cour, premier de cordée avec des tas de cordes dans le dos. Il lève puis ouvre les bras. J’aime autant vous dire que l’émotion est déjà au top du zénith du climax. Bien que le son paraisse assourdi depuis le milieu jardin du premier balcon, on veut se laisser séduire par les couleurs de l’orchestre, familier de l’œuvre.

  • Les piani des cuivres sont jolis,
  • le crescendo est fluide,
  • le bref fortissimo est maîtrisé.

Le festival commence.

  • Vachement super pensée au niveau de la réflexion et de l’intelligence subliminales comme un tube de Gandhi Alimasi Djuna, la vidéo montre à présent un coffre-fort pour symboliser l’or du Rhin.
  • Les ondines apparaissent avec la classe attendue des filles du Rhin :
    • combinaisons de plongée qu’elles finiront par ouvrir pour laisser se profiler leur poitrine (ça part d’un bon sentiment, mais était-ce vraiment nécessaire ?),
    • palmes qu’elles ôteront parce que, ben, on sait pas, et
    • bouteille d’oxygène contre laquelle elles se résoudront à se balancer, façon autiste, quand elles auront perdu.
  • Le texte peut déjà aller se faire enculer (« Où t’enfuis-tu ? » gémit Alberich en tenant Woglinde, bien tanquée sur son fessier).

 

Margarita Polonskaya (Woglinde), Isabel Signoret (Wellgunde) et Katarina Magiera (Flosshilde) aux saluts de « L’Or du Rhin », le 29 janvier 2025 à l’Opéra Bastille (Paris 11). Costumes : Ingo Krügler. Photo : Rozenn Douerin.

 

En dépit de leur costume, les filles font leur impossible pour incarner leur personnage tout en travaillant en trio (on note singulièrement le plaisir de jouer qui émane d’Isabel Signoret en Wellgunde). Le rideau, type protège-douche Casto XXL, qui masque un peu le fond scène est arraché et emporté par Alberich – lequel récupère donc cette ordure, hein. Après leur câlin à la bouteille d’oxygène, Margarita Polonskaya, Katharina Magiera et leur collègue débarrassent le plancher, le trésor du Rhin en moins. Parce que, oui, autant le préciser presque d’emblée, ainsi que le laisse augurer ce quatuor liminaire, l’opéra national n’engage presque jamais d’artistes français. Brian Mulligan est états-unien ; Margarita Polonskaya est russe ; Katharina Magiera est allemande ; et Isabel Signoret est portoricaine. Ce soir-là, même parmi les francophones – espèce déjà rare – invités sur scène, pas un n’est né sous le signe de l’Hexagone.

  • Florent Mbia est membre de la troupe lyrique locale, très implanté à Paris… et camerounais,
  • Ève-Maud Hubeaux est suisse, et
  • Marie-Nicole Lemieux est canadienne.

Évidemment, puiser dans des viviers multiples des artistes est nécessaire et sans doute sain. Toutefois, à ce niveau de mépris pour les artistes autochtones, alors que l’État français subventionne largement les productions, on peut se demander s’il ne serait pas temps de signer la fin de la récré et d’exiger que soit, enfin, donnée aux meilleurs artistes lyriques de notre nation une chance de rencontrer le public de l’Opéra national de la capitale.

 

*

 

Pour la deuxième scène du Rheingold, apparaît un immense canapé pour lequel on s’attend à entendre tomber des baffles : « 70 % de réduction et 32 % en plus jusqu’à lundi chez Poltrone Sofa, solo divani di qualità ». Sous deux couvertures de survie (problème de budget, sans doute, ou désir de pousser le mauvais goût au max du curseur) ronflent Wotan, costume noir, et son épouse Fricka, surrobe en léopard et petite tenue dessous. Vue sa posture improbable, le metteur en scène semble laisser supposer que la très sage Fricka s’en est pris une bonne la veille, ce qui n’a évidemment aucun sens. Quand la sage femme, sans trait d’union, réveille le dieu volage, la crainte saisit le public : dès « Der Wonne seligen Saal », le déséquilibre entre Iain Paterson et l’orchestre est flagrant. Ce n’est pas que l’orchestre est trop fort, c’est peut-être que Wotan a été casté au mieux du possible mais pas au mieux du rôle, en dépit de sa recherche de musicalité. De son côté, on sent Ève-Maud Hubeaux prête à exploser (Fricka est une femme en colère contre son mari et sans doute contre elle-même), mais la mise en scène la renvoie dans les cordes en la contraignant à s’agiter de façon grotesque et fatigante pour elle, probablement, et pour le public, c’est évident. La voici qui

  • jette des pommes de jeunesse éternelle autour d’elle (Jack Lang doit être emballé),
  • se transforme en tapis de sol,
  • multiplie simagrées faciales et physiques sur le canapé, et
  • finit par être culbutée façon quickie quand arrive Freia (Eliza Boom).

La fête ô combien festive est gâchée quand les géants qui ont construit le palais des dieux pètent des portes (on ne sait pas pourquoi, c’est donc très intense, tu penses) pour réclamer d’être payés, c’est-à-dire qu’on leur cède ladite Freia. Dans le rôle des géants,

  • Mika Kares incarne Fafner dans un costume digne de JR, chapeau et veste à franges couleur diarrhée inclus ;
  • Kwangchul Youn, géant comme je suis champion du monde des lourds en MMA, est un Fasolt – mauvaise pioche pour lui : Fafner aura plus de travail au fil du festival scénique – en costard-cravate (à ce stade, on peut presque parler de costard-crevette) façon représentant de commerce arrivant au Campanile ou au Buffalo Grill de La Ferté-sous-Jouarre.

On n’est là qu’au début du sublime, mais l’institution où se déroule la représentation tient à préciser fièrement que « l’ensemble des décors et costumes de la production a été réalisé par les ateliers de l’Opéra national de Paris ». Wow, that’s made in France for you anyway!
Pour défendre la pauvre Freia et ses bottines vert moche, personnage qui passera plus de temps traîné dans des bâches-poubelles qu’à la verticale, apparaissent

  • Froh (Matthew Cairns), déguisé en Jésus avec tunique large et barbouze, et
  • Donner (Florent Mbia), pour lequel le costumier a abandonné toute dignité en lui ordonnant de chausser lunettes de sun et infâme casquette.

 

Mika Kares (Fafner) et Kwangchul Youn (Fasolt) aux saluts de « L’Or du Rhin », le 29 janvier 2025 à l’Opéra Bastille (Paris 11). Costumes : Ingo Krügler. Photo : Rozenn Douerin.

 

Qu’importe, ici, le but semble être de cracher sur l’œuvre wagnérienne, qui blinde pourtant l’Opéra de Paris dès qu’elle est programmée :

  • sous la direction de Pablo Heras-Casaldo, l’orchestre est réduit à un statut de faire-valoir contraire à la partition
    • (peu de contrastes,
    • pas de tensions,
    • plutôt un robinet d’eau tiédasse que
      • des oscillations,
      • des relations avec les chanteurs qui devraient associer
        • caresses,
        • bourrades,
        • triomphe et
        • défi, et
      • des geysers incontrôlables quoique contrôlés) ;
  • le texte continue d’être bafoué (comment Wotan peut-il parler du « bois de [s]a lance » en maniant une tringle à rideaux métallique ?) ; et
  • les chanteurs subissent une mise en scène qui les contraint à jouer comme des acteurs perdus dans une sitcom d’AB Production, période fin de règne.

Quand Loge – presque aussi attendu que Tartuffe en d’autres lieux – arrive, il porte

  • costume noir,
  • T-shirt,
  • casquette et
  • lunettes de soleil.

Franchement, on avait hâte de découvrir l’incipit de ce nouveau Ring, de vibrer à l’ambition de la partition et à l’exigence de la musique. À ce stade, impossible de feindre. Rien, ici, n’a

  • de sens,
  • de cohérence,
  • de direction ni
  • de puissance artistique.

Dans ce foutage de goule assumé, Fricka semble avoir le choix entre faire une démo d’arts martiaux catégorie tubulaire pour salle de bains ou se tripoter la chevelure. Difficile de savoir ce que l’on préfère. Si, peut-être les caresses capillaires, c’est nul mais plus discret. Lorsque Freia est enlevée dans une bâche-poubelle, la pauvre femme de Wotan fait, pendant ce qui semble environ un millénaire, semblant de se taper la tête contre la cage du fond. Palsambleu, est-ce que ce monde est sérieux ? Effaré mais résolument positif (il faut encore tenir la moitié du spectacle), on essaye de jouir des tirades de Simon O’Neill comme les très exigeantes « Immer ist Undank Loges Lohn! » et « Jezt fand ich’s: hört, was euch fehlt ». Sans que le gosier du Néo-Z, quoique

  • juste,
  • efficace et
  • savant,

n’ait l’ampleur wagnérienne à laquelle l’auditeur pourrait aspirer pour son personnage, l’artiste est assurément valeureux. Toutefois,

  • la nullité des
    • décors,
    • costumes,
    • mise en scène, ainsi que
  • la timidité d’un orchestre qui semble muselé par son chef

épuisent notre capacité d’enthousiasme. Deux scènes du Rheingold restent à venir. Nous les évoquerons tantôt. À suivre… hélas !

 

Verena Tönjes et Daria Tudor, « Songs of the clown » (Solo musica) – 6/6

Quatrième du disque

 

La dernière partie du récital de Verena Tönjes et Daria Tudor revendique éclectisme (de Schumann à Sondheim) et échos (retour d’un texte de Shakespeare déjà ouï, nouvel extrait des Nonsens Rhymes et explicit évoquant les clowns du titre de l’album). Elle s’ouvre avec le « Schluβlied des Narren » aka « Was ihr wollt », cinquième numéro de l’opus 127 de Robert Schumann, sur lemême texte qui concluait les 5 songs of the clown d’Erich Wolfgang Korngold écoutées ici et proposées cette fois dans une traduction en allemand. Lied ternaire en la mineur (finissant en majeur), il vibre de l’énergie des chansons à boire

  • (appogiatures,
  • rythme pointé,
  • balancement,
  • à-coups du tempo).

Le choix du compositeur de bestofiser le texte shakespearien concentre la tonicité dans une miniature qui profite et de la voix radieuse de Verena Tönjes, et de la sûreté pétillante de Daria Tudor. Autant dire que rude est le contraste avec « Der Zwerg » de Franz Schubert d’après un texte de Matthaüs von Collin qui narre l’assassinat d’une reine par un nain jaloux. Comme dirait le musicologue Ricet Barrier en évoquant le glas, « eh ben, c’est vach’ment pas gai ! » En la mineur comme la mélodie précédente et « pas trop rapide » (pas trop, donc rapide quand même), la partition associe

  • la tension de la situation,
  • les clapotis sur lesquels vogue le bateau où se déroule la scène, et
  • l’univocité rythmique qui traduit sans doute le fatum à l’œuvre, puisque la tragédie est nouée dès la première note.

Les interprètes ne surjouent pas le texte mais l’habillent

  • d’attentions pertinentes (nuances et phrasé),
  • de belles synchronicités (respiration, intentions, doublure de la voix à lamain gauche), ainsi que
  • de leur talent propre (imperturbable Daria Tudor, perfection des différents registres d’une Verena Tönjes qui se régale de la large tessiture exigées, de la cave grave aux plafonds scintillants).

L’auditeur est saisi par

  • les modulations,
  • les mutations de couleur et
  • l’allant tragique

d’une partition magnifique, ici exécutée avec esprit. Mais bon, dans un récital sur le clown, on a bien besoin d’une respiration drolatique après cette horrible histoire. Voici donc le retour de l’opus 42 de Margaret Ruthven Lang, fil rouge de la set-list. Dans « The old man with a gong », Edwar Lear règle le sort d’un vieillard qui cassait les oreilles de tout le monde avec son gong et finit donc par être lui-même fracassé avec ledit gong. OK, ça finit mal, mais c’est rigolo – combien de voisins n’a-t-on pas voulu fracasser avec leur gong, que celui-ci soit un transistor, des haltères ou un violon ? La longue introduction laisse longtemps espérer un meilleur sort, mais sa fin tendue laisse soupçonner que malheur va arriver.

  • Efficacité de la mélodie,
  • clarté de l’accompagnement,
  • solennité des répétitions finales avec envolée et tenue lyriques :

ne chipotons point et reconnaissons que, ici, tout est savoureux.

 

 

L’affaire se clôt sur « Send in the clowns », chanson de l’année 1975 écrite par Stephen Sondheim pour A Little Night Music. Desiree constate que son couple part en sucette, sollicite la venue des clowns, constate que personne ne l’exauce et conclut qu’on rigolera peut-être l’année prochaine (curieusement, la chanteuse renonce à cette fin, pourtant parfaite – sans doute sera-ce pour coller au projet du disque, via un clin d’œil à l’auditeur à qui l’artiste glisse qu’il est inutile d’attendre l’année prochaine pour profiter des clowns : « Dont’ bother, they’re here »). Sur un tapis rouge pianistique, éclabousse le plaisir qu’a Venera Tönjes de chanter un tube du musical.

  • Diction en parfaite cohérence avec le style sondheimien,
  • tenue vocale,
  • portamento soyeux,
  • agogique lumineuse,
  • variété des couleurs apposées sur une partition d’une grande beauté
    • (simplicité,
    • richesse rythmique,
    • cahots de la tonalité)

offrent une coda poignante à un disque certes déplorablement dépourvu d’un livret francophone – ce qui ne facilite pas la compréhension des textes, pourtant si importants – mais, de bout en bout,

  • original,
  • cohérent,
  • passionnant et
  • éblouissant.

Pour acheter le disque, c’est par exemple ici.
Pour retrouver les chroniques précédentes, cliquer sur 1, 2, 3, 4 ou 5.

 

« Travailleur mais pauvre », Gilbert Cette (De Boeck Supérieur, 2024) – 2/2

Première de couverture (détail)

 

Le projet est superbe et généreux. La seconde partie du livre de Gilbert Cette ne propose-t-elle pas de « lutter contre la pauvreté des travailleurs » ? De la part d’un enseignant business friendly fervent contempteur des aides sociales au nom

  • de l’orthodoxie budgétaire,
  • de l’efficience étatique et
  • de l’opposition à « l’amélioration du sort d’une fraction de la population » (107) [devinez l’amélioration de quelle fraction de la population indispose Gilbert],

ce projet mérite toute notre attention. À travers l’évaluation des théories et pratiques de « justice sociale », l’objectif affiché est néanmoins de contester les trois fonctions de l’intervention publique pour juguler pauvreté et inégalités :

  • l’allocation,
  • la stabilisation et
  • la redistribution.

Synthétisons l’avis de l’auteur, bien qu’il soit souvent abrité derrière un idiolecte réservant une grande partie de l’ouvrage aux sachants spécialistes experts diplômés ou aux convaincus qui ne le liront pas mais, entre pairs, hocheront la tête d’un air entendu voire complice. Pour lui, les interventions de l’État sont nocives car « les hypothèses [subodorant que le mal-être des pauvres pourrait être atténué grâce à l’intervention publique] (…) sont éminemment fragiles et critiquables ». Dès lors, graphiques àl’appui, on peut affirmer que la justice sociale n’est rien d’autre qu’une forme prise par la « désincitation de l’offre de travail » (117) qui frappe la société française. Comme l’aurait traduit un expert de l’ironie plus que de l’économie, « au fond, çui qui est dans la misère, c’t au fond qu’il le veut bien » avant d’ajouter, en homme droit : « Ça, c’est vulgaire. »

 

 

Son livre prouve que Gilbert Cette est l’exemple de l’homme vulgaire au sens bühlérien du terme. Pour lui, la redistribution bute sur une difficulté : la prise en compte de la responsabilité individuelle. En gros, cela veut dire que les travailleurs pauvres ne sont pas des victimes du grand patronat, ce sont des gens qui veulent être pauvres pour ne pas faire d’efforts et toucher des allocs sous différentes formes. En effet, la pauvreté, laborieuse ou non, n’est pas un statut, c’est un choix. Comme le chante Jean Dubois, aussi ironique que Bühler, « la misère est un job à la portée de n’importe qui le prend ». D’autant que celui qui est pauvre dans l’Hexagone, c’t au fond qu’il le veut bien, alors que la France « a su montrer une inventivité extrême » en matière de « dispositifs d’aides » (124). Les prestations, certes peu lisibles, qu’elles soient

  • sans contreparties,
  • liées à la faiblesse du revenu (donc désincitant les salauds de pauvres à bosser davantage par peur de passer le seuil, 132),
  • rapportées à l’activité donc avec un « effet de substitution négatif » (143),

ont un défaut horrible : elles plombent la capacité ou la volonté des grouillots-profiteurs à se sortir les doigts. Heureusement, Gilbert Cette, ex-patron du « Groupe d’experts sur le SMIC », a une solution en deux temps : d’abord, ne SURTOUT PAS augmenter le SMIC ; ensuite, envisager de détruire le SMIC. Par pitié pour les pauvres. Si. Certes, les débiles dont nous sommes pourraient penser que le SMIC a beau être presque un luxe à l’ère de l’auto-entreprenariat, cette arnaque, et du temps partiel destructeur, augmenter le SMIC, ce serait pas si pire pour ceux qui le touchent. Eh bien,

  • non,
  • faux,
  • zéro,
  • nul.

Dans son livre où l’impression des accents circonflexes semble coûter trop cher (mais c’est moderne et belge à la fois, alors…) et la mise en page enfoncer le niveau zéro de la maquette, Cette reste modéré mais sec : « Une telle approche [consistant à augmenter le SMIC] nous paraît erronée. » Ses études prouvent, d’abord, qu’« une hausse du SMIC ne bénéficie pas aux travailleurs les plus pauvres » (154) puisqu’ils sont susceptibles de toucher moins d’allocations si celles-ci sont dégressives – or, dans son optique, c’est mieux si l’État paye plutôt que le patronat. Ensuite, « une hausse du SMIC a un impact sur les finances publiques » vu que l’État paye pas mal d’agents au SMIC – une telle rémunération pour des représentants de l’État, est-ce bien raisonnable, et ne pourrait-on l’améliorer en supprimant les avantages, salaires, enveloppes complémentaires et autres dégueulasseries offertes, par exemple, aux milliers de députés, sénateurs et très hauts fonctionnaires ? Enfin, la hausse du SMIC a des effets défavorables sur l’emploi des personnes les moins qualifiées.  Bien sûr. On peine à imaginer que, par exemple,

  • les ouvriers agricoles étrangers,
  • les éboueurs et
  • ceux qui s’occupent de nos vieux,

si on augmente le SMIC, personne ne les embauchera, mais qu’importe ! Aux yeux de Cette, la seule justification du SMIC reste « la recherche d’un apaisement social » ce qui, pour une fois, ne nous paraît pas un projet complètement stupide. L’ami du patronat s’échauffe même jusqu’à écrire des merveilles comme « l’augmentation du revenu disponible induite par cette augmentation de 1 % du SMIC est très faible » (avec un SMIC horaire à 11,88 €, c’est vrai que, si t’augmentes un pauvre de onze centimes par heure, il est toujours pauvre…). On pourrait en déduire qu’une forte augmentation du SMIC s’impose. Surtout pas ! s’époumone l’auteur en martelant que toute « forte hausse du SMIC aurait des effets défavorables sur l’emploi qui augmenteraient la pauvreté » (159). Donc si t’augmentes un peu les pauvres qui font la fortune des grands patrons, ça sert à rien, mais si tu les augmentes correctement, ça les prive de leur boulot, donc ça les tue. Sont pénibles, ces pauvres, quand même !
Il y a certes un moment où le zozo a l’honnêteté de paraître ennuyé. En 1993, une étude a montré que, dans deux États américains, l’augmentation du salaire « n’a pas abouti à une baisse des emplois au salaire minimum dans les fast-foods » (161). Heureusement, Cette a des syntagmes compliqués pour l’expliquer : le « salaire minimum » était alors « inférieur à la productivité marginale de ces travailleurs peu qualifiés ». Le principe est clair : les gars rapportaient un max de fric vu qu’ils étaient payés une misère ; partant, la marge était suffisante pour les augmenter un chouïa sans les devoir licencier.
Heureusement, on peut sans doute mieux formuler la chose, avec des balabalas du type : la productivité marginale des travailleurs est optimisée au regard du coût relatif de la main d’œuvre rapportée à l’extension de l’opportunité d’externalisation indexée sur l’effectivité du référencement fiduciaire, hors situations spécifiques liées à la particularité d’un décile dont il conviendrait d’examiner de façon approfondie l’impact moyen et long-termiste sur les statistiques afférentes aux catégories susmentionnées. Toujours pas convaincus ? Alors laissons l’auteur arguer que, en Espagne, la « forte » hausse du SMIC a détruit des emplois, et que les études « montrent un fort effet négatif sur l’emploi » des travailleurs les moins qualifiés. En attendant, le taux de chômage de l’Espagne est en baisse continue alors que, en France, il « devrait grimper à 8,5 % d’ici à la fin de l’année » (Le Monde, 28 janvier 2025, p. 12). Au global, l’effet négatif d’une « forte » hausse du SMIC n’est donc pas si délétère. Peut-être la macronie – une sphère délétère, elle – devrait-elle s’en inspirer ?

 

 

En conclusion, Gilbert Cette se lâche. D’une part, il dénonce sans relâche un « très fort impact négatif des relèvements du salaire minimum sur l’emploi des travailleurs peu qualifiés ». Pour rappel, en 2024, le SMIC a été très, très fortement augmenté (même moi, j’étais choqué) de 1,13 % « en application de la revalorisation annuelle » puis de 2 % au 1er novembre pour atteindre la somme dingue de 11,88 € brut, donc 9,4 € net. Bien sûr, j’imagine que ces hausses spectaculaires ont pété l’emploi des travailleurs peu qualifiés. D’autant que, d’autre part, l’auteur écrit que

 

compte tenu du niveau élevé du SMIC, la France ferait partie des pays où une hausse du salaire minimum détruirait des emplois occupés par des personnes peu qualifiées et fragiles.

 

Sans déconner, farceur, combien tu déclares aux impôts pour oser parler du « niveau élevé du SMIC » (166) et affirmer que son « principal défaut est d’évincer de l’emploi » les gens, id sunt les ploucs ? À quel moment tu crois que les pauvres (et notamment les travailleurs pauvres, qui étaient censés être le cœur de ton bouquin) sont esbaudis par « l’ampleur de la redistribution » nationale (170) qui, maudite soit-elle, « contribue à renforcer les effets de trappe à pauvreté » ? En conséquence de quoi (note bien que je ne te facture pas ce qui suit – ma connerie, sans doute), pour tes prochaines demandes de subvention, j’ai une proposition d’étude qui pourrait te titiller : combien faut-il toucher de SMIC pour penser que le SMIC, c’est – Eric Theodore Cartman, viens à mon aide – sa mère la pute super bien payé ?
En attendant les résultats de cette arnaque, je synthétise : d’après Gilbert Cette, le SMIC tue l’emploi parce que ce minimum est vachement trop élevé ; et les aides apportées aux plus pauvres les désincitent à travailler. En d’autres termes, s’il n’y avait plus d’aides et plus de SMIC, les pauvres travailleraient plus, et la France serait moins endettée. Hélas, « compte tenu de la charge politique et sociale de ces sujets, la réflexion qui nous paraît indispensable doit être engagée avec prudence et pédagogie ». Grâce à la timidité politique, qu’ils travaillent ou non, les pauvres vont donc pouvoir continuer à être pauvres. Sacrés veinards !

 

Irakly Avaliani joue Beethoven, Salle Cortot, 27 janvier 2025

Irakly Avaliani à la salle Cortot, le 27 janvier 2025. Photo : Rozenn Douerin.

 

Apporter des fleurs, oui, ça passe. En revanche, nul ne s’est avisé de fredonner « joyeux anniversaire » pour saluer l’artiste, en dépit du prétexte de ce récital : célébrer les 75 ans d’Irakly Avaliani, dont 65 de scène. Il faut dire que le programme n’incitait pas à la franche rigolade, proposant à la file les trois dernières sonates de Ludwig van Beethoven. Première sur le clavier, donc, la Trentième op. 109 en Mi. Sous les doigts d’Irakly Avaliani, le vivace ma non troppo, sur lequel se greffe un adagio espressivo, a le charme d’un prélude en liberté. On y goûte

  • douceurs et contrastes,
  • fluidité et accents,
  • paix intérieure et tensions assumées

comme si, d’emblée, l’interprète plantait les germes de son Beethoven, celui de la friction plutôt que de l’univocité. Le répertoire s’y prête, à en croire le prestissimo enchaîné : on le sent

  • moins rapide que décidé,
  • moins pressé que déterminé, et
  • moins rigide que frottant une certaine liberté à un cadre clairement défini.

L’andante molto cantabile ed espressivo final dure deux fois plus longtemps que les deux premiers mouvements réunis. L’artiste y donne une bien agréable leçon

  • de solennité soyeuse, et hop,
  • de lyrisme contenu donc digne, et
  • de travail sur l’acoustique
    • (projection,
    • pédalisation,
    • respiration du phrasé).

Nous voici savourant çà

  • le staccato énergisant,
  • les trilles entraînantes et
  • la tonicité du tempo.

Puis nous nous ébaubissons devant

  • la finesse,
  • la maestria et
  • l’art

des changements de couleurs rendant raison de la labilité d’une partition associant

  • fugato,
  • modulations et
  • variations de registres

pour explorer simultanément le temps long (plus d’un quart d’heure !) et la fragmentation quasi rhapsodique. À l’évidence, Irakly Avaliani prend un plaisir communicatif à jouer de ces rapprochements de faux contraires. Il marie

  • la précision du toucher et le fondu d’une juste pédalisation,
  • les tuilages ici et, là, les oppositions frontales, ainsi que, selon les sections,
  • une impression de tendresse recueillie et une sensation de rugosité abrasive,

autant de quasi oxymorons qui se fondent dans le creuset d’une étonnante fin piano. La Trente-et-unième sonate op. 110 en La bémol s’ouvre sur un moderato cantabile molto espressivo. Le pianiste développe un climat paisible, riche de changements de registres, pimpé par des harmonies volontiers inventives. Les contraires sont toujours de sortie :

  • l’évidence conte fleurette au mystère ;
  • la sérénité taquine la tension ;
  • les itérations côtoient les transformations du matériau thématique et les suspensions de discours.

L’allegro molto convainc par les qualités d’écriture mises en avant par l’interprète :

  • l’allant,
  • l’accentuation dynamisante,
  • la nécessité de se projeter vers l’avant tout en retenant le propos.

L’ample adagio ma non troppo final s’ouvre sur une triple instabilité

  • de mesure,
  • de tempo et
  • de tonalité
    • (si bémol mineur,
    • Mi,
    • la bémol mineur, une cochonnerie à six accidents dont on pourrait franchement se demander si l’invention était indispensable ou, l’un n’empêchant pas l’autre, si elle n’a pas été inventée par les fabricants de touches noires associées à des profs de piano particulièrement vicieux).

Indifférent aux effrois de pianistes amateurs, Irakly Avaliani fait joliment ressortir les particularités de ce mouvement :

  • la méditation liminaire qui débaroule sur une mélodie pas vraiment douce ni forte, plutôt intérieure ;
  • la rythmicité discrète des accords en doubles croches par douze de la main gauche, merveilleusement rendue par le musicien ; et
  • la nécessité d’être à la fois dans un lyrisme qui s’épanche et dans une incertitude qui électrise l’affaire.

Deux fugues couronnent le mouvement. La première, d’une grande délicatesse conduit à un crescendo et des accords puissants qui habillent de sequins scintillants l’austérité rigoureuse de la forme. La seconde, après un retour au calme, séduit par l’emballement qui la porte, un emballement

  • faussement foufou (« foufou » n’est certes pas la première épithète que l’on associerait à la personnalité pianistique d’Irakly Avaliani…),
  • rythmiquement riche et
  • habilement nuancé.

 

Irakly Avaliani à la salle Cortot, le 27 janvier 2025. Photo : Rozenn Douerin.

 

L’entracte – utile pour recharger la concentration, malgré un programme passionnant, rare et très bien équilibré – prépare l’auditeur à la Trente-deuxième (et ultime) sonate op. 111 en Ut mineur. L’on est aussitôt saisi par les effets presque cinématographiques qui surgissent du Steinway du soir à l’occasion du premier mouvement, d’abord maestoso puis allegro con brio ed appassionato :

  • dramatisation,
  • suspense,
  • puissance des unissons graves colonisant bientôt l’ensemble du clavier,
  • efficacité des effets d’attente,
  • plaisir des répétitions,
  • jubilation des traits virtuoses accompagnés de l’indispensable prise de risque propre au récital ambitieux, et
  • clarté du récit permise par une prodigieuse science de l’équilibre sonore qui illumine l’ensemble des registres.

Il est possible que le concertiste secoue certains puristes en investissant avec adresse mais aussi fougue le texte qu’il lui appartient de proclamer. C’est évidement la meilleure option, la seule à vrai dire que l’on attende d’un récital. Si on veut du glacé, du ripoliné, de la paraffine, on reste chez soi, on glisse un disque studio à bas volume, et on se dit que l’on est décidément très cultivé, très distingué et très propre dans un monde souvent vulgaire, désolant et peu ragoûtant. En concert, il faut de la vie, de l’engagement, du péril. Si l’on ne palpite pas avec l’artiste, il n’y a qu’un terme ad hoc pour désigner ce qui se passe : on se fait chier. Pas besoin d’aller au concert pour ça !
Ce soir, à la salle Cortot, on se fait le contraire de chier… et jusqu’au bout ! Ce n’est pourtant pas un prestissimo con fuoco mais un adagio molto semplice e cantabile qui conclut le concert en 20′. L’arietta liminaire, majeure et ternaire, est jouée avec

  • calme,
  • retenue et
  • onctuosité.

Bientôt,

  • l’affaire s’emballe,
  • la partition se noircit et
  • les mesures se gondolent (9/16, 6/16, 12/32…).

Tout semble se percuter :

  • rythme pointé et temps long,
  • répétition des motifs et mutations,
  • jeu paisible et inflexions jazzy,
  • envolées forte et rétractation des décibels, etc.

L’adieu à la sonate pour piano est un feu d’artifice :

  • notes répétées,
  • trilles enflammés,
  • évolutions radicales du flux sonore jusqu’à un dernier retour au pianissimo d’une grande beauté.

Le triomphe fait à l’artiste témoigne des belles émotions qu’il a partagées avec un public venu nombreux (l’orchestre est plein, ce n’est pas si fréquent). Cela vaut bien un bis – la redoutable rhapsodie opus 79 n°1 de Johannes Brahms.

  • Brio,
  • variété,
  • explosivité et
  • souffle

portent cet encore de prestige. En contrepoint, l’andante du concerto sur le goût italien de Johann Sebastian Bach associe

  • allure posée,
  • netteté des circonvolutions mélodiques, et
  • équilibre entre accompagnement et lead.

Un bis pour le toucher, un bis pour la sonorité.

  • Intelligent,
  • plaisant,
  • personnel et
  • parfaitement envoyé.

Bref, Irakly Avaliani nous a souhaité un bien joyeux anniversaire !

 

« Cantique » by Estelle Revaz et Facundo Agudin (Neos) – 2/5

Première du disque (détail)

 

Tant pis si le livret signé par le chef d’orchestre aligne des propos souvent assez verbeux pour paraître proches du délire – ainsi de cette présentation d’un « disque consacré à des œuvres inspirées par des peintures d’artistes suisses » dont on peine à comprendre le rapport avec Schelomo d’Ernest Bloch, objet de la présente chronique. C’est le problème du disque physique, dont la spécificité d’ajouter un texte au son devrait être la force mais est souvent la faiblesse.
Reste la musique – en l’espèce une rhapsodie hébraïque pour violoncelle et grand orchestre qui s’ouvre sur un lento moderato, « quasi cadenza ». Estelle Revaz en rend l’ambiguë souplesse

  • aux harmonies tourmentées,
  • aux aigus inquiets et
  • aux graves profonds.

Le tuilage entre soliste et orchestre dessine des espaces mouvants que soliste et collectif habitent avec fougue.

  • La ductilité du violoncelle,
  • la précision des synchronisations et
  • la polymorphie de la direction

donnent du souffle à la partition. L’auditeur ne peut qu’être captivé par les changements

  • de registres,
  • de couleurs,
  • de métriques et
  • de dispositif orchestral.

Nous voilà ébaubi par

  • la circulation du récit entre les pupitres,
  • la cohérence derrière les variations chromatiques, et
  • la richesse
    • de l’harmonisation,
    • du rythme,
    • de l’utilisation du violoncelle.

 

 

Si la partition éblouit par son inventivité puissante, la réalisation musicale n’est pas en reste, qui

  • nuance,
  • s’adapte,
  • miroite avec
    • science,
    • maîtrise et
    • musicalité.

Estelle Revaz est à son avantage dans un contexte où elle sait allier intimement

  • une virtuosité séduisante,
  • une intériorité poignante et
  • une poésie volontiers déchirante

tant le lamento est divers mais rarement absent de la musique d’Ernest Bloch.

  • La force de l’écriture orchestrale,
  • la justesse multiple de la partie confiée au violoncelle, et
  • l’investissement des musiciens

font de ce premier moment collectif du disque un éblouissant concentré d’émotions. Prochaine étape : Pitture, le concerto pour violoncelle et grand orchestre commandé par Facundo Agudin à Andreas Pflüger. Vivement !


Pour acheter le disque, c’est par exemple ici.

 

« Travailleur mais pauvre », Gilbert Cette (De Boeck Supérieur, 2024) – 1/2

Première de couverture (détail)

 

Travailleur mais pauvre (De Boeck Supérieur, 204 p., 21,9 €) est le nouveau livre de Gilbert Cette. L’auteur est prof dans une « business school » et intervenant régulier sur BFM Business, organe de propagande qui est à la pensée économique ce que le muskisme est à la démocratie et au macronisme ce que le chocolat en plastique est au Mikado. Le business au secours des pauvres que le business suscite et enfonce, c’est un peu comme si le PC donnait des conseils pour gérer la fortune des amis d’Emmanuel Macron, type Bernard A. ou Rodolphe S. On saliverait d’avance si l’ouvrage ne posait trois questions également vastes et intéressantes, quoique heureusement enduites de technicité largement inaccessible au curieux de bonne volonté :

  • peut-on mesurer la pauvreté ?
  • en quoi le travail peut-il atténuer cet état ou, parfois, l’aggraver ?
  • comment (c’est-à-dire, dans le langage des businessmen, faut-il) aider
    • les merdeux,
    • les louseurs,
    • les pauvres ?

Face à des présidents qui, depuis le spécialiste des sans-dents, n’ont eu de cesse, au mieux, de se contretampiponner des Français ne passant pas leurs vacances à Gstaad, au pis, d’essayer de les faire cracher pour que ceux qui passent leurs vacances à Gstaad puissent prolonger leur séjour d’une semaine, la question de la pauvreté a été souvent mise sous le boisseau, caricaturée ou laissée aux associations. Ainsi du collectif Alerte, qui « compte mettre en demeure l’État de respecter ses obligations légales » nées de la création du revenu de solidarité active, le 1er décembre 2008. La loi afférente stipule que le gouvernement doit définir « un objectif quantifié de réduction de la pauvreté » tous les cinq ans. Le dernier et le seul objectif concernait « n’a été fixé qu’en 2008-2009 » (Le Monde, 24 janvier 2025, p. 12).
Si les médias – souvent aux mains de milliardaires – s’offusquent régulièrement des charges inconsidérées qui pèsent sur les entreprises et expliquent, au reste, la pauvreté par le chômage (sans charge, il y aurait plus d’emplois, chacun sait ça), ils s’intéressent plus rarement à la radiographie de la pauvreté. Peut-être parce que les pauvres, s’ils peuvent être leurs cibles, ne sont ni leur cœur de cible, ni leurs propriétaires. Peut-être aussi, et cette hypothèse ne contredit pas la première, parce que, contrairement à la richesse, la pauvreté est un sujet compliqué car difficile à quantifier et sensible aux contradictions. Par exemple, qu’est-ce qu’un travailleur pauvre ? Comment un travailleur peut-il être pauvre ? Comment peut-il ne plus être pauvre ou être moins pauvre ?
La première partie du livre de Gilbert Cette, qui va nous intéresser ici, choisit d’aborder sans fard la question de la quantification du « phénomène de pauvreté laborieuse ». Quels critères ? Combien de Français y correspondent ? Peut-on dresser une typologie des pauvretés laborieuses afin, dans un second temps, d’évaluer les politiques visant à la réduire et de proposer des orientations adéquates pour limiter ce scandale (ce sera l’objet d’une prochaine notule) ? Les questions paraissent simples ; les réponses ne sauraient l’être. La seule définition de la pauvreté laborieuse donne envie de réécouter tout Lorie pour revenir à des paroles plus accessibles. Selon l’auteur, l’indicateur phare permettant de cerner la pauvreté des travailleurs est

 

la proportion de personnes vivant dans un foyer dont le revenu moyen par unité de consommation est inférieur à un certain seuil relatif, par exemple une fraction du revenu médian de la population étudiée (19, 27, 33, 51…).

 

Les circonvolutions techniques n’empêchent pas de partir sur des affirmations plus accessibles :

  • ceux qui travaillent sont globalement moins pauvres que les autres ;
  • le taux de pauvreté en France « serait stable sur les dernières décennies » ;
  • parmi ceux qui bossent, ceux qui bossent à temps partiels ou avec des contrats courts sont plus sujets à la pauvreté que les autres surtout si, pomponneau de la pomponette, ils s’inscrivent dans une cellule familiale monoparentale.

Assez intuitif, soit. Pour aller plus loin, il convient d’interroger la notion même de pauvreté, donc de distinguer plusieurs pauvretés – en l’espèce, quatre.

  • La pauvreté absolue est fonction de seuils de ressource et de conditions de vie.
  • La pauvreté relative mesure les inégalités dans une population cohérente (le seuil de pauvreté n’est pas le même dans un pays pauvre d’Afrique et en France), ce qui conduit certains économistes à fabriquer un « indicateur d’intensité de la pauvreté » qui, en gros, distingue les pauvres super pauvres et les pauvres, bon, pauvres, mais y a pire.
  • La pauvreté administrative « est définie par le bénéficie d’une prestation visant à réduire la pauvreté » comme le RSA ou le minimum vieillesse, ou par l’étude du surendettement, même si critères et changements réglementaires peuvent impacter son évaluation.
  • La pauvreté ressentie désigne celle que déclarent des gens quand ils se déclarent pauvres.

Gilbert Cette préfère la notion de pauvreté relative, d’autant qu’elle permet de mieux jauger, par comparaison, la pauvreté des travailleurs à la fois par rapport à la pauvreté des non-travailleurs et au sein même des travailleurs. La comparaison offrirait un meilleur prisme que l’examen de seuils fixes. Elle permet de marteler que « le taux de pauvreté de la population en emploi à temps plein est toujours nettement inférieur au taux de pauvreté des personnes en emploi à temps partiel ainsi que de l’ensemble de la population ». En d’autres termes, même si ce n’est pas une révélation particulièrement surprenante, « l’emploi à temps plein réduit considérablement le risque de pauvreté » (43). À l’échelle européenne, la chose se confirme avec une particularité hexagonale : « Le taux de pauvretédes travailleurs à temps partiel est plus élevé en France », peut-être parce que les temps partiels sont encore plus partiels qu’ailleurs, et peut-être aussi parce que les femmes les subissant ont plus d’enfants à charge (50).
Parmi les travailleurs, une espèce en voie de raréfaction peut subir les affres de la pauvreté. Les salariés subissent « la quotité de travail » (combien d’heures ils triment) et leur situation familiale plus – martèle Gilbert Cette – que le salaire horaire. Le gars est un spécialiste du SMIC, accordons-lui donc crédit, même si m’est avis que si le salaire était moins ridicule que le minimum obligatoire, la pauvreté, relative ou absolue, des travailleurs pauvres serait un chouïa moins insupportable, à nombre d’heures travaillées équivalant. On pourrait même se demander si l’invention d’un SMIC brut plus élevé pour missions à temps partiel ne serait pas un élément de justice sociale qui obligerait les patrons à reconsidérer la façon dont ils perçoivent et engagent leurs « collaborateurs » ponctuels. L’auteur préconiserait plutôt des politiques publiques qui ne délivreraient pas de prestations sociales (ben non, mieux vaut baisser les charges des patrons, ces victimes) mais « s’efforceraient de réduire les situations de temps partiel contraint en ouvrant des voies potentielles d’augmentation des quotités travaillées ». Pour le béotien en économie, semble poindre ici un raisonnement vicieux : puisque tu ne gagnes pas assez, travaille plus (alors qu’on pourrait augmenter ton salaire, par exemple) !
En réalité, c’est la complexité de la notion de travailleur que la pauvreté laborieuse met en évidence. Un travailleur peut

  • être salarié à temps plein ou à temps partiel ;
  • être soi-disant indépendant ou « autoentrepreneur », pour un équivalent temps partiel ou temps plein ; et il peut
  • travailler à temps plein (ou à temps partiel) mais… partiellement, en fonction des contrats courts que Leurs Seigneuries lui octroient.

En sus de sa situation familiale, sa situation est donc impactée par

  • son statut,
  • la durée de son travail et
  • la fragmentation de sa quotité travaillée,

tant dans le temps bref (disposition des horaires dans une journée ou une semaine) que dans le temps long (nombre de contrats courts sur le trimestre ou l’année), d’autant que « le passage par le temps partiel ne représente un tremplin vers un temps plein que pour une minorité d’individus » (57). Le problème est qu’il est très difficile de sortir de la pauvreté – peut-être surtout de la pauvreté laborieuse, puisque l’évolution vers une quotité de travail plus importante ou un poste mieux valorisé est souvent une chimère. Gilbert Cette l’admet :

 

Pire encore qu’être pauvre à un moment donné est de le rester, parfois durablement. (63)

 

Face aux nombreuses « trappes à bas salaires », la formation – initiale ou continue – ainsi que « certains dispositifs et politiques économiques », peuvent se révéler inutiles voire contre-productifs, explique l’auteur. Peut-être, osons une hypothèse fofolle, parce que ces dispositifs visent avant tout à « améliorer la compétitivité des entreprises » (67) et non la vie de ceux qui leur permettent d’accumuler des bénéfices voire de verser des milliards de dividendes à leurs actionnaires ? Gilbert Cette préfère y voir des mécanismes liés aux accords de branches, trop rigides et vite surannés selon lui, et aux augmentations du SMIC qui rendent caduque la grille de salaires prévue par les conventions. Cela freine assurément l’effet de la hausse de salaire en cas de « changement catégoriel » ; mais cela illustre surtout à quel point les bas salaires sont bas, puisqu’ils peuvent être aisément rattrapés par un SMIC dont les augmentations, faut pas abuser, restent quand même minuscules, tant proportionnellement que concrètement. Rappelons que la revalorisation du SMIC au 1er novembre 2024 a été de 2 %, après une augmentation d’1,13 % au 1er janvier 2024. Soyons précis : celui qui touchait le SMIC horaire brut à 11,65 € en janvier, le touchait à 11,88 €. Il doit falloir être un sacré nanti pour trouver que ce changement est une belle avancée contre la pauvreté des travailleurs – par chance, ce n’est pas ce qu’affirme l’auteur du livre. La réalité, c’est que la baisse des contributions sociales employeurs pour les bas salaires a atteint un pic dont l’effet sur l’emploi est nul (72).
Côté employés, la dégressivité des prestations et la progressivité de l’impôt le « désinciteraient » à se former et à changer de poste. Selon cette théorie, il ne voudrait pas travailler plus parce qu’il gagnerait plus, oui, mais pas assez plus (75), dans la mesure où, en gagnant plus, il paye plus d’impôts et on lui retire des allocations… quand on ne lui demande pas de restituer le trop-perçu. Gilbert Cette montre comment, en passant d’un temps plein au SMIC à un temps plein à deux SMIC, par exemple après une formation, un célibataire sans enfant voit son revenu net augmenter de 57 %, tandis qu’une femme avec un enfant voit son revenu net n’augmenter que de 11 %, puisqu’on lui sucre des allocs et qu’elle paye plus d’impôts. Aussi l’auteur incite-t-il a une « réforme complète de notre système de prestations », plus incitatif mais aussi mieux pensé dans sa globalité – sans quoi, il est peu probable que la sortie de la pauvreté des travailleurs en France s’accélère. Cependant, celle-ci ne peut être considérée selon une optique monofactorielle, et hop. Ainsi l’enseignant tâche-t-il de faire la part des choses entre la désincitation liée aux aides (indispensables quand on est ultra pauvre, mais qu’on ne veut pas abandonner quand on est un peu moins pauvre), et la question culturelle liée aux classes sociales, l’ambition dans les études et l’engagement professionnel étant moindres, constate l’OCDE, pour « les élèves issus d’un milieu défavorisé » (91).
L’affaire se complique encore si l’on admet que « la relation entre bien-être et revenu » est d’une complexité délirante. En clair, tout le monde ne lie pas de la même manière l’augmentation du bonheur à l’apport pécuniaire (lié au travail, aux prestations ou à la chance). Études et métaétudes rappellent que « le bonheur individuel ne dépend pas que de facteurs monétaires ». Ce n’est pas une raison pour faire péter le SMIC mais bien une incitation à imaginer de manière holistique les « stratégies visant à réduire les situations de pauvreté laborieuse afin d’élever le bien-être des travailleurs les plus défavorisés » (102). Une piste pour le moins vague qui, associée aux innombrables répétitions, conclut plutôt piteusement – disons : de façon décevante – une première partie paresseuse et ronronnante dont on espère qu’elle trouvera son rayonnement grâce à la seconde partie proposant de « lutter contre la pauvreté des travailleurs », accroche prometteuse dont nous examinerons le contenu lors d’une prochaine notule.

 

Verena Tönjes et Daria Tudor, « Songs of the clown » (Solo musica) – 5/6

Première du disque

 

Après des Pierrot et des personnages bizarres, voici vraiment venu le temps des chansons de clown promis par le titre du disque, à commencer par « The clown », extrait de trois mélodies d’Ethel Smyth. Le poème de Maurice Baring, légèrement retouché par la compositrice, raconte l’histoire d’un clown blanc, enchaîné à perpétuité dans un donjon mais dansant sans cesse au rythme de la musique des étoiles qu’il perçoit. En 6/8 et mi mineur, la mélodie s’appuie sur

  • un piano tour à tour swingant et claudiquant,
  • une mélodie plane puis expressive,
  • un style contenu puis populaire.

Supérieurement rendus par des interprètes à leur affaire,

  • modulations,
  • frictions,
  • changements de registre et
  • mutations de caractère

captent l’attention au long des quatre minutes de musique, coda mystérieuse incluse. Les dix minutes du 5 songs of the clown, l’opus 29 d’Erich Wolfgang Korngold semblent être le sommet du programme et s’appuient sur des tirades de William Shakespeare. Plutôt à deux temps et en Mi, « Come away, death » paraît narrer un chagrin d’amour où le suppliant implore la mort de le coucher là où nul ne trouvera sa tombe, y compris son amour.

  • L’oscillation modale perpétrée grâce à la tentation du mineur et à la vigilance du majeur,
  • les unissons entre piano et voix,
  • les cahots harmoniques ainsi que
  • la souplesse des nuances

sont savoureusement donc tristement rendues. « O mistress mine » est une autre supplique, cette fois destinée à l’amante pour qu’elle radine aussi sec : l’amour et la jeunesse ne durent qu’un instant, profitons-en maintenant avant qu’ils ne se défilent ! C’est en Sol et sous la forme d’un « allegretto amabile con slancio » qu’Erich Wolfgang Korngold choisit de traduire cet appel au carpe diem.

  • La simplicité du balancement,
  • l’accessibilité entêtante de la répétition liminaire et
  • l’efficacité des contrastes entre registres médium et aigu

ravissent. « Adieu, good man Devil » est un texte peu intelligible hors contexte, qui promet à un interlocuteur de partir et revenir « like a mad lad ». On devrait donc y retrouver les insaisissabilités thymique et logique du fou, traduite dans un « allegro molto vivace » à trois temps et en La.

  • La tonicité de la pianiste,
  • la personnalité de la mezzo, capable de changer de couleur de voix en un instant, et
  • la précision de leur duo

apportent au disque la loufoquerie incarnée qui s’impose. « Hey, Robin! » est un « allegretto comodo » en Sol qui n’est ni plus ni moins qu’un décryptage de situation envoyé en plein dans la face de Robin : si sa nana lui est indifférente, c’est qu’elle en aime un autre, et toc ! La partition fait alterner

  • gaieté moqueuse et tristesse,
  • pétillement et alanguissement,
  • joie du majeur / binaire et mélancolie du ternaire / chromatisant.

Les interprètes font leur miel de cette dichotomie gourmande, et hop. « For the rain, it raineth every day » conclut le cycle en résumant une vie où aux enfantillages succèdent

  • méfiance,
  • mariage,
  • beuverie et
  • fin de bal pour les comédiens.

L’allegro « non troppo ma energico » en La bémol et 6/8 (notamment) s’amuse à frotter

  • ternaire contre binaire,
  • majeur et mineur,
  • unissons et harmonisation audacieuse.

Verena Tönjes et Daria Tudor rayonnent avec

  • constance,
  • inventivité et
  • précision.

Ça n’a pas l’air facile d’être un clown, mais, à ce niveau, l’effet est garanti !


Pour acheter le disque, c’est par exemple ici.
Pour retrouver les chroniques précédentes, cliquer sur 1, 2, 3 ou 4.

 

« Le Con de minuit », Thibault Raisse (Denoël, 2024)

Première (détail)

 

Voilà un livre passionnant où tous les personnages, narrateur inclus, sont profondément antipathiques. Le Con de minuit (270 p., 20 €) est

  • une ode à la transformation des modulations de fréquence en business,
  • une madeleine de Proust amère pour les Anciens qui ont connu
    • Doc et Romano,
    • Difool et même Michèle Riond,
    • Catherine Pelletier, Maurice et Caroline Blanche ; mais c’est surtout
  • une biographie de Gérard Cousin, qui a longtemps été utilisé gratuitement comme le crétin utile de la libre antenne chapeautée par Franck Bargine dit Max.

En somme, c’est une illustration d’une grande violence du capitalisme au second degré : premier degré, on broie les gens ; second degré, on utilise les gens parce qu’ils sont broyés. Sur ce plan, l’enquête empathique de Thibault Raisse est magistrale. L’affaire prend sa source dans les libres antennes où, sur le principe (dans la réalité, tout est évidemment truqué), n’importe qui pouvait appeler pour raconter n’importe quoi. Comme dans la vie, à la radio, certains locuteurs sont sincèrement très cons mais, comme le résume l’auteur dans la punchline centrale de la p. 53,

 

il y a peut-être mieux à faire que de s’en débarrasser.

 

Avant même l’avènement écrasant de l’homo comicus entendu comme l’homme communautaire consensuel, la connerie appert être un minerai ultra valorisable.

  • Le con donne l’impression au con qu’il est lui-même pas si con par rapport au con désigné comme con ;
  • il évite d’engager des gens moins cons qui pourraient exiger, pas si cons, d’être payés voire, les dingues, d’être payés décemment eu égard à ce qu’ils rapportent ; et
  • il permet au con de se défouler sur un autre con avec l’impunité qui sied aux cons, le VPN insultant d’aujourd’hui étant précédé par le lâchage téléphonique d’antan.

Parmi les cons que Fun Radio markette, Gérard Cousin apparaît rapidement comme le plus bankable.

  • Il se croit poète,
  • il a des saillies (« T’es sûr de ce que t’inventes ? », 62), et
  • il est répulsif à souhait – c’est un alcoolo.

À la fête du fric qu’est la FM mi-1990, il est l’invité idéal d’autant que gratuit. Le voici convié au dîner de cons que revendique d’être une certaine « libre antenne » où, en réalité, « tout est truqué » (103). Les saillies du con de minuit rythment chaque chapitre (« Le mieux, pour voyager, c’est Tahiti, voire la Belgique ») à mesure que sa brandisation l’amène à avoir droit à ses débats à l’antenne (sans jamais de contrat autre que léonin). Max,l’animateur vedette également DJ, l’amène dans certaines de ses virées, l’envoyant même à à Cannes pour un choc décevant « du Krug et de la Kro » (82). Des auditeurs le traquent. Des femmes perdues le draguent. Des auditeurs structurellement malveillants lui proposent leur aide.
Par bonheur pour le grand capital, le con se stabilise dans le lumpen proletariat quand une grosse, faute de meilleure offre, accepte de substituer à travers lui l’homme idéal à l’homme acceptable (112), ce qui est un bon résumé de la vie dans pas mal de sphères sociales. Bah, Michel Leiris écrivait itou :

 

La femme avec laquelle je vis est le vivant reproche d’avoir su viser trop bas et d’avoir pu me contenter.

 

Hélas, le problème des cons qui ne savent pas qu’ils sont cons, c’est qu’ils prennent les cons pour des cons. Ainsi, ils peuvent envoyer le con de minuit à New York (aux frais de la major qui produit une merde avec un lézard), quitte à constater qu’on dirait que l’envoyé spécial « a passé le week-end au Campanile de Cergy ». Logique, le con n’est pas un fake, il n’en est pas capable ; c’est l’intelligent, qui est un fake, lui qui, structurellement, est con mais a appris à le dissimuler. En revanche, le con attire les cons convaincus d’être moins cons que lui, demeurassent-ils de simples « ambitieux amputés du désir de réussir » (155), selon la jolie formule du biographe. C’est la merveille du capitalisme : quand tu patauges dans ta mélasse, tu peux te sentir mieux en y enfonçant la tête de l’autre . Toi, tu pataugeras toujours dans la mélasse, mais tu auras au moins le kif de te sentir moins con que le con qui, in fine, te vaut largement.
Voilà ce que raconte Thibault Raisse : dans ce monde d’illusions et de faiseurs de fric pas toujours habiles, ténue est la distinction ontologique entre les vedettes officielles et ces « gens de peu » qui retournent dans le noir quand s’éteint le signal « On air » (159). Confirmée par le biographe, la réalité de la médiocrité humaine confirme toutefois une dichotomie peu contestable. Les gens de peu restent

  • ceux qui, sans le savoir, squattent le même centre d’hébergement que leur père biologique (175) ;
  • ceux que l’on jette parce qu’ils s’écrient « Heil Hitler » à l’antenne sans comprendre le qui du quoi (194) ; et
  • ceux qu’on laisse pourrir d’une « néoplasie pulmonaire avec métastases osseuses » (225) parce que, après avoir été des idiots utiles, ils sont juste devenus des inutiles.

Les gens de bien refusent les interviouves, ce qui se comprend, et restent de bonnes personnes comme pas mal de dégueulasses. Dans cette perspective, le livre de Thibault Raisse se révèle être une formidable illustration du capitalisme dans ce qu’il a de plus

  • agressif,
  • effarant et
  • compromettant.

Le résultat est triste et puissant. Notamment parce que l’on ne saura jamais s’il fait jour à New York quand il est 18 heures à Paris et qu’il pleut.

 

Balmino, « Les saisons à l’envers » – 2/2

Avec un pastel de Rozenn Douerin (détail)

 

Après l’évocation d’un temps où rien ne faisait sens, le nouveau disque de Balmino bascule dans un temps assez secoué pour affronter « Les saisons à l’envers », chanson-titre de l’album. Sur une accroche gratteuse quasi souchonienne apparaît la voix de Balmino presque oldelafienne délivrant ses désirs érotiques et ambigus autour d’une grenade, mot qui a eu tantôt son p’tit succès dans la chanson française officielle.

  • Cyclicité de l’accompagnement,
  • bonne intervention de la basse de Raphaël [privé de son tréma sur la pochette] Vallade,
  • cordes joliment arrangées par Julien Jussey,
  • maîtrise du temps long laissant sa place à l’instru

donnent de l’ampleur à la chanson. « Ici », musiquée par le réalisateur du disque, est un mid-tempo qui fricote avec une tranquillité traînante évoquant quelque chose entre Stephan Eicher pour l’espèce de lassitude en pointillés et les Fredericks-Goldman-Jones de « Nuit » pour la mélodie qui fait écho, par instants, à cette belle chanson du trio.

  • Importance des arrangements,
  • saveur des contretemps,
  • tranquillité d’un morceau qui propose de « se poser » et
  • mystère de paroles cherchant un au-delà du sens

dévoilent un autre aspect de l’univers chansonnique de Balmino. « Avalanche », en duo avec Marine Pellegrini, paraît plus conventionnel (la voix féminine résolument typée chanson pop française comme il faut influence cette impression). Néanmoins, on peut se laisser bercer par

  • la simplicité de la grille relevée par un riff de clavier,
  • l’effet d’attente d’une explosion sonore qui ne viendra pas, ou par
  • la volonté de l’auteur-compositeur de tournicoter dans une certaine stagnation qui traduit sa volonté feulée d’être « rêvé encore ».

« Sans tête » revient à un son plus rock où le rythme l’emporte sur l’harmonie. La marche descendante se laisse heureusement pimper par la tonicité sans affectation de la basse de Raphaël Vallade.

  • Lutter contre l’éternel automne,
  • essayer de prolonger les rêves qui crèvent,
  • lâcher les décibels pour fracasser brièvement le petit jour

semblent les pistes du chanteur pour continuer de laisser palpiter son cœur. « Né pour le vent » conclut le disque sur une sonorité d’harmonium. Le statisme musical revendiqué pour parler du départ rechigne à terminer sans un clin d’œil à Noir Déz’, comme on disait dans le temps. Une fin sciemment déceptive pour prolonger le désir, noir ou blanc, et laisser résonner le rêve d’un chanteur qui connaît les codes et ne s’en contente pas. De la belle ouvrage,

  • curieuse,
  • personnelle et
  • interrogeante

à retrouver ce 23 janvier 2025 à 20 h 30 en trio à la Maison pour tous des Rancy (Lyon 3).