« Les Brigands », Opéra Garnier, 24 septembre 2024 – 1/2
Ce devait être une belle soirée, bien qu’elle soit mécénée, et hop, par Eiffage.
- Du Offenbach, déjà, avec du tube dedans – du Offenbach, donc, et à Garnier en plus !
- Une présentation convaincante de Barrie Kosky.
- Un récit plus loufoque que drôle, avec une trentaine de solistes, un grand orchestre et le chœur maison. What else?
La déception est à la hauteur de cette espérance. La faute au premier chef au thomas-jollysme dans lequel patauge et se fourvoie cette nouvelle production. Alors on va faire une première notice générale, puis on racontera l’histoire qui nous a inspiré cette chronique.
Du danger du thomas-jollysme
Longtemps, les amateurs de théâtre et d’opéra ont eu droit à l’olivier-pysme, avec ses ingrédients principaux :
- néons,
- praticables,
- messages écrits,
- danseurs avec ou sans zlops,
- convocation des symboles catholiques pour fricoter avec le blasphème,
- présence de soldats nazis presque obligée, et
- esthétique homosexuelle souvent sans rapport avec le sujet.
Le thomas-jollysme a prolongé ce phénomène en reprenant d’abord, comme nous le pointions sans excès de clairvoyance jadis, de nombreux marqueurs pystes
- (néons,
- écriteaux,
- praticables,
- codes gay)
puis en les simplifiant et en les grand-publiquant. C’est dans cette veine – désormais intégrée par une large France qui fait un triomphe au télécrochet des drag queens proposé par la télévision publique et à sa déclinaison sur scène – que se situe Barrie Kosky, homosexuel revendiqué et metteur en scène de ces Brigands.
- Certes, l’œuvre d’Offenbach utilise largement le motif du déguisement, mais celui-ci n’est jamais réductible à une esthétique de bar à putes ou de backroom du Marais, et pas souvent compatible avec lui (ha ! si, a minima, les metteurs en scène respectaient le principe du primum non nocere !).
- Certes, l’œuvre d’Offenbach est souvent joyeuse et farfelue, mais ce farfelu-ci ne saurait se réduire à un étalage de
- perruques pour supporters décérébrés (pour supporters, donc),
- T-shirts résille et
- slips à paillettes pour danseurs se donnant des coups de cul.
- Certes, l’œuvre d’Offenbach utilise ponctuellement des femmes pour chanter des rôles d’hommes, conformément à la tradition, mais ceux-ci sont clairement circonscrits.
Ainsi, Falsacappa peut se déguiser en carmélite, mais il joue avec son déguisement pour amuser ses affidés, il ne se prend pas pour une drag le reste du temps – la tension entre le stéréotype du chef et la réalité de l’homme qui dépend pour beaucoup de sa fille passe par cette évidence. De même, Antonio, le caissier, est un homme, pas une femme – accessoirement, c’est aussi un chanteur lyrique, pas une fredonneuse pour radio publique à qui il a été décidé d’offrir une tribune suscitant un sentiment bien plus fort qu’une simple gênance – peut-être de la gerbance.
Des avantages du thomas-jollysme
Contre toute espérance, ces inepties sont possibles. Par quel miracle ? Simplement parce que le thomas-jollysme jouit de trois avantages.
- Le premier avantage est de permettre une lecture savonnée et à grands traits de l’œuvre à mettre en scène, puisque les codes gay voire drag sont censés éblouir le spectateur par
- leur originalité supposée (super ! un chef des brigands drag queen, mais quel yéni, messs amisss !),
- leur extravagance canaille ou
- leur inadaptation roborative.
- Le deuxième avantage est qu’il peut s’appliquer à n’importe quoi puisque le support n’a plus d’importance. Il ne s’agit pas d’apporter un nouvel éclairage sur une œuvre qui n’en demande surtout pas tant ; il s’agit de répéter toujours le même éclairage (ou la même enténébration, c’est selon), et d’écraser l’opéra sous une esthétique bien en cour, passe-partout, tortillant du popotin en se prétendant inclusive et moderne alors que, dans les faits, elle n’est que
- paresseuse,
- hors sujet et
- incapable de rendre la finesse des ressorts humoristiques ici au travail.
- Pourtant, il serait malaisé de s’offusquer que Barrie Kosky peinturlure Les Brigands à grands traits, dans une effervescence dont la joie sonne faux. En effet, c’est là que le troisième avantage du thomas-jollysme entre en jeu : contester sa pertinence, sa justesse et son omniprésence étouffante dans les commandes publiques expose à l’accusation d’homophobie, à peine moins ostracisante que celle d’antisémite (avec Barrie Kosky, c’est le strike).
La farce suintante de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques, jeux cités pendant Les Brigands grâce au texte écrit pour l’occasion (on explore le répertoire parce qu’il est palpitant, mais on le modernise parce qu’on vaut mieux que lui, m’enfin), a rappelé qu’il est peu ou prou interdit d’exprimer sa consternation devant le thomas-jollysme. Il est choquant d’être choqué quand, sur les scènes opératiques, la vie, artistique ou pas, commence ou finit à la Techno Parade et assimilé. En réalité, il n’y a rien de moralement révulsant à estimer qu’il est triste et écœurant de voir Les Brigands représentés avec tant de moyens et si peu d’exigence. Pourquoi le critique devrait-il craindre d’être désigné à la vindicte des Défenseurs autoproclamés de la Morale Moderne ? Au contraire, il faut repousser cette anticipation inquiète car quiconque sortira son cerveau de ses chaussettes constatera que, ici, le problème n’est pas l’homosexualité ni même ses codes.
Non, le problème est que ces topoi sont à la fois banals et dissonants par rapport à l’œuvre. Banals car souvent vus sur les grandes scènes d’Europe pour illustrer tout et n’importe quoi, donc rien mais beaucoup. Dissonants car nullement en harmonie avec l’opéra concerné. En l’espèce, banalité, avec un « b », pas pu m’en empêcher, et dissonance sont complémentaires : les mêmes codes, plaqués sans autre raison qu’une idée de la modernité conforme à ce que les grands subventionneurs subventionnent, ainsi que des pulsions personnelles,
- peuvent choquer dès lors qu’ils sont tartinés sur des scènes qui valent mieux que ça,
- rabaissent des œuvres exceptionnelles ou puissantes en les plongeant dans la fange d’un convenu auquel elles sont étrangères, et
- brident des artistes souvent soumis aux désirs stupides de metteurs en scène thomas-jollystes qu’il leur faut de surcroît trouver « particulièrement intelligents et à l’écoute » sous peine, à quelques exceptions près, de ne plus être programmés pour incompatibilité d’humeur.
Non,
- cette révolte,
- ces hauts-le-cœur,
- cette lassitude aussi
n’ont rien d’homophobes. Ils relèvent, je le crois, d’une forme de lucidité attristée, et je ne vois guère pourquoi il serait malsain de partager une telle intuition. Une telle conviction. Un tel désarroi, surtout.
À suivre : le récit de la représentation !
Herbert du Plessis joue Frédéric Chopin (Anima) – 7/7
Comme la plupart des objets culturels intrigants, le double disque de Herbert du Plessis fait dans la nuance voire dans l’oxymoron. Certes, il rassemble d’impressionnantes intégrales (celles des deux opus d’études et celle des vingt-quatre préludes, évoquées ici), mais il se mâtine d’un côté récital par le truchement des bonus et des bis. Le disque aux vingt-quatre études proposait à dessein les rares variations écrites en souvenir de Paganini ; le disque aux vingt-quatre préludes se conclut par un bonus et un bis.
Le bonus est constitué d’un florilège intitulé par l’interprète Feuilles d’album et complète le principe intégraliste, et hop, par le plaisir du picorage qui n’est certes pas réservé aux gallinacées. On sait que la composition pour albums était le selfie des riches qui, à l’occasion d’un salon ou d’un concert donné en leur humble chaumine, sollicitait l’artiste afin qu’il gratifiât d’une miniature le recueil de la maisonnée.
L’interprète recrée son propre album en ouvrant le bal avec le Presto con leggiereza en La bémol, souvent considéré comme le vingt-sixième prélude. Il s’agit d’une cavalcade de trois-quarts de minute, dont le pianiste galbe
- le legato donnant sa souplesse à la pièce,
- le flux des intensités assurant l’intérêt de l’exercice et
- la tension entre énergie motorique et agogique
- aérant,
- éclairant ou
- dynamisant le propos.
La Mazur suivante campe sur la tonalité de La bémol. Herbert du Plessis en rend
- la légèreté dansante,
- la simplicité joyeuse et
- l’association tonifiante entre mélodie populaire et astuces savantes
- (chromatisme çà et là acidulé,
- harmonisation habile mais discrète,
- construction charpentée avec le miroir intro / coda).
La Valse sostenuto en Mi bémol, considérée comme la dix-huitième du genre et destinée à un banquier, ne s’embarrasse pas de faux-semblants. Elle
- tournoie tranquillement,
- volette paisiblement, et
- adjoint habilement à la grâce du ternaire les p’tits boosters que sont
- le rythme pointé,
- les appogiatures bondissantes et
- l’inversion du lead entre la main droite (première partie) et la main gauche (seconde partie) qui colore l’énoncé.
Prolongeant la tonalité de Mi bémol, le Largo fleure bon la marche. L’interprète ne cherche pas des poux de midi dans la tonsure de quatorze heures. Il se contente, ce qui n’est pas rien,
- de pimenter la solennité avec un allant seyant,
- d’orner la linéarité du texte avec de précieuses nuances, et
- de glisser des respirations bienvenues dans un phrasé luxueux.
Le Cantabile en Si bémol se balance sur
- un 6/8 d’une plaisante tranquillité,
- une harmonisation aux trouvailles sporadiquement saisissantes, et
- un toucher combinant le soyeux de la mélodie avec la délicatesse du ploum-ploum accompagnateur.
Plus longue pièce de ce florilège, le Nocturne en do mineur ose afficher plus de3′ contre 1’15 en moyenne pour ses complices de virée. Le tempo modéré permet de profiter pleinement du swing propulsé notamment par
- les anacrouses dynamisantes,
- le duo répétition d’un motif obsédant + variations du traitement, et
- le combo accompagnement obstiné en croches à gauche et liberté de la mélodie
- (notes pointées,
- appogiatures,
- gruppetti de cinq, neuf, onze, douze ou quatorze notes,
- incrustation de triolets,
- accélération du débit via le recours aux triples croches, etc.).
Alors même que l’œuvre paraît paisible, Frédéric Chopin suscite manière d’intranquillité en y distillant progressivement
- une instabilité rythmique qui se complique et ne se dissout pas dans une coda apaisée,
- des surprises harmoniques rappelant que l’évidence tonale n’est qu’une évidence tonale parmi d’autres évidences tonales, et
- des changements
- de tempo (les ralentis écrits et les a tempo dialoguant avec les animato),
- de nuances et
- de caractères dont la complémentarité ici, la coalition là, contribuent à l’intérêt de cette « feuille ».
Deux mazurkas concluent l’album inventé par Herbert du Plessis, et jouent aussi la partition de la nuance. L’interprète y voit des pièces esquissées par Frédéric Chopin puis arrangées par Julian Fontana en vue d’une publication posthume. La mazurka en Ut, op. 67 n°3,
- pétille,
- sautille,
- se retient pour mieux repartir en mouvement, bref,
- rayonne allègrement.
La mazurka en Sol, op. 67 n°1, virevolte avec
- moult ornements,
- force facéties rythmiques, et même
- une modulation dans la patrie centrale pour relancer le discours et l’écoute.
À son habitude lorsque cela s’impose, Herbert du Plessis veille à ne pas en masquer les racines folkloriques sous une préciosité savante qui gâcherait l’effet. C’est bien cette association entre une danse populaire et une écriture savante qui fait le prix de l’œuvre. On veut donc y entendre
- du lourdaud,
- du pataud et
- du balourd
enrubanné dans les volutes
- harmoniques,
- rythmiques et
- gracieuses
de la Très Chic Musique Classique. Bingo, dans la présente exécution, on a tout cela ! Dès lors, le plaisir suscité par l’écoute de ce patchwork bien ficelé – et d’autant plus agréable qu’elle intervient après deux gros blocs de vingt-quatre morceaux – méritait un bis. Sans se faire prier, le pianiste nous l’offre via le prélude op. 45, même s’il nous prévient que le titre nous berne : à part le mot, rien à voir avec l’opus 28 joué en ouverture de disque. Herbert du Plessis en propose une vision paradoxale car
- énigmatique et décidée,
- maîtrisée et prompte à s’abandonner,
- fluide et tenue.
L’auditeur navigue à vue avec bonheur tant
- les modulations perpétuelles (dont le compositeur n’était pas peur fier),
- l’indécidabilité mélodique et
- l’étrangeté de la cadence
associent intimement topoï chopiniens et figures moins courues par le Franco-polonais. Une façon habile de renvoyer au titre de ce double disque, Créer un monde nouveau : derrière les grandes lignes de la cosmogonie de Frédéric Chopin se cachent
- de petites lignes,
- des astérisques et
- des codicilles
qui non seulement n’ont pas moins d’intérêt que les gros caractères mais contribuent sans doute à rendre ces derniers lisibles et bien encrés encore aujourd’hui – découvrir qu’il reste à découvrir quelque chose de ce(ux) qu’on aime, qu’y a-t-il de plus efficace pour stimuler le kif ? De même, derrière le brio d’une interprétation polymorphe et difficilement reprochable, derrière l’ambition soutenue et la qualité technique du disque (il ne faut évidemment pas se laisser dissuader par une première de couverture typographiquement entre banale, surannée et peu engageante…), se profile une vision d’un Chopin grand grâce à ses chefs-d’œuvre ET grâce à ses œuvres méconnues – on pense à Nicolas Horvath traquant dans les archives les secrets des nocturnes pour mieux nous re-révéler les nocturnes pas du tout secrets. Le résultat doit être salué car il est
- stimulant,
- tonifiant et, qualité non négligeable,
- fort savoureux.
Pour acheter le double disque de Herbert du Plessis, ce peut être ici.
Irakly Avaliani joue Piotr Ilitch Tchaïkovsky (Intégral) – 2/3
En juin, Piotr Ilitch Tchaïkovsky devait être occupé. Ceci expliquerait que le septième mois des Saisons soit aussi court. Juillet est illustré par le chant du faucheur, qui, dans le texte d’Alexeï Koltsov encourage et son corps et le vent du midi à bosser. De cette chanson de labeur, Irakly Avaliani traduit
- la rigueur (accents nettement dessinés),
- la répétition (staccati obstinés de la main gauche),
- le déséquilibre inconfortable de la faux qu’on élève et abat encore et encore (contretemps joliment balancés), et
- la nécessité de souffler qui vient avec l’effort (triolets aux deux mains),
passant de la lourdeur consubstantielle au motif paysan à la légèreté du vent qu’évoquent les pianissimi finaux.
Août, le huitième mois, reste lié, pour Alexeï Koltsov, à la moisson effectuée en famille jour et nuit, la chanson des charrettes grinçant jusqu’au bout de l’obscurité. Pour ce 6/8 en si mineur siglé allegro vivace, Tchaïkovski donne l’occasion à son interprète de laisser imaginer une mécanique bien huilée
- (saccade des pistons évoquée par un rythme binaire serti dans des mesures ternaires,
- ronronnement du moteur suggéré par la circulation des staccati,
- infinitude du cycle de travail à accomplir murmuré par la tonicité légère et immuable d’une main gauche qui va sans cesse en rebondissant).
Dans ce labeur harassant, les tâches peuvent néanmoins varier, comme en témoignent
- le surgissement de doubles croches accélérant le débit,
- la survenue d’un dolce cantabile
- (petite pause ?
- évocation de la nuit qui tombe ?
- distinction des missions familiales selon la puissance musculaire des uns et des autres ?) et
- le retour de la partie liminaire.
Cette nouvelle exposition permet au pianiste de confirmer, plus encore que la sûreté impressionnante de sa technique, son attachement à la précision
- du phrasé,
- du toucher et
- de la construction des intentions interprétatives.
Septembre, le neuvième mois, sera consacré à cette activité dégueulasse donc bien humaine qu’est la chasse dont Alexandre Pouchkine croque, en quelques vers, l’excitation qu’elle suscite grâce aux trompes chez les piqueurs et les chiens de meute. L’allegro non troppo en Sol se jette joyeusement dans le projet programmatique en faisant tonner les cors avec le p’tit truc qui fait sonnerie de chasse : les tierces qui sonnent et la quinte qui surgit pour la péroraison. Irakly Avaliani paraît se délecter, tant dans la deuxième partie que sur la durée de cette miniature, à rendre l’ambiguïté de la partition en ABA, à la fois
- sciemment basique
- (rythme,
- répétitions,
- importance de l’accord de Sol) et
- relativement subtile
- (mutations chromatiques,
- changements de caractère,
- réinvestivissement des triolets
- d’abord martiaux,
- ensuite trépidants,
- enfin triomphants).
Octobre, le dixième mois, est celui des feuilles mortes nous rappelle Alexis Konstantinovitch Tolstoï au cas où, benêts, nous l’eussions omis. C’est donc un ré mineur « doloroso e molto cantabile » qui nous accueille dans une ravissante mélodie (à découvrir dans l’hyperlien proposé au début du présent paragraphe) que la pédalisation habille avec grâce.
- Simplicité du propos,
- délicatesse des dialogues, entre
- mélodie et accompagnement, ainsi qu’entre
- mélodie et écho,
- clarté éclaboussante du phrasé
font de ce moment nostalgique une respiration sans chichi joliment glissée par le musicien, longue coda en fade out incluse. Pour le onzième mois, Nikolaï Nekrassov nous suggère d’imposer à jamais silence à notre mélancolie. C’est donc allegro mais moderato que nous attaquons les vraies froidures en Mi, sur les ailes d’un air quasi populaire qui refuse de se laisser ensuquer dans la vase mouvante du tristoune. (Nan, je sais, « vase mouvante du tristoune », bon, franchement, voilà, quoi. Mais sur le moment, ça paraissait correct, alors bon.) Pour y parvenir, Tchaïkovsky déploie des stratégies qui lui sont familières :
- enrichissement harmonique (de l’unisson à l’accord de quatre notes pour un même motif),
- variations rythmiques (binaire à la mélodie contre ternaire à l’accompagnement) et
- utilisation d’un large spectre d’intensités soit en gradation directe (piano puis forte), soit en glissements (crescendo et fade in).
Ce nonobstant, le sujet imposé au compositeur n’est pas la joie mais la lutte contre le blues. Aussi écrit-il une partie centrale « gracieuse », certes, mais en mineur, le tuilage entre le Mi et le la étant à la fois harmoniquement très logique et musicalement très surprenant. En effet, l’on passe de la fête de village (avant les DJ) à une atmosphère plus intime, où la couleur tamisée du mode mineur contamine bizarrement les pulsions de vie
- (appogiatures,
- contretemps,
- rythmes pointés voire doublement pointés,
- vigueur des doubles croches).
Un peu à l’inverse de Hitchcock qui, avion à l’appui, souhaitera créer une scène de terreur en plein jour, Tchaïkovsky semble vouloir susciter la joie par l’obscurité – Dieu avait bien tenté le coup un 25 décembre, mais c’était Dieu, voyons, pas Piotr Ilitch. La réussite d’Irakly Avaliani consiste à subsumer mélancolie et joie (un cliché bien français consisterait à ajouter avec une mine entendue et sapientale voire un bruit de bouche pour donner l’impression que nous susurrons dans un micro de France Culture : « Mais, au fond, n’est-ce pas cela, l’âme russe ? », et un petit rire connard pour répondre à la question), c’est-à-dire à ne pas opposer l’une à l’autre mais, ce qui est plus intéressant et plus conforme au projet de ce mois de novembre, à laisser deviner leur non-binarité. Reconnaissons-le, seul un crétin décérébré est capable de croire qu’il peut être entièrement joyeux parce qu’on lui ordonne de l’être pour cause, mettons,
- de reformation d’un groupe de rock de son enfance,
- de finale de foot voire
- de l’imminence du bal des pompiers,
ou, au contraire, entièrement décomposé pour cause, par exemple,
- d’élection d’un député du Rassemblement national,
- de baisse des cours de Bourse ou
- de la mort d’un chanteur milliardaire réfugié en Suisse comme toute bonne gloire nationale, c’est-à-dire subventionnée par l’État français.
Les gens fréquentables, eux,
- jonglent entre ce yin et ce yang que sont la jubilation et la désespérance,
- métissent leur allégresse de tristesse plus ou moins tempérée, et
- trempent tôt ou tard leurs chagrins dans la relativité elle-même relative du désarroi.
et c’est
- cette tension mentale,
- cette mixture psychique,
- cette substantifique moelle thymique
que compositeur et interprète donnent l’intuition d’exprimer ici… ce qui est très réconfortant pour l’auditeur qui, sous le feu des injonctions sociétales, s’inquièterait parfois de ne pas être en phase avec le ressenti univoque exigé : ce n’est pas inquiétant, l’ami, c’est bon signe.
Le douzième mois nous parle d’un temps que les jeunes – ça existe, même dans la musique classique – ne peuvent pas connaître pour deux raisons. D’une part, ce temps, c’était celui de Noël alors qu’il devenu depuis que la laïcité bien tempérée a fait une fixette sur ces salauds de catholiques, celui des « fêtes de fin d’année » ; d’autre part, selon Vassili Joukovski, c’est celui où, la veille de Noël, les mignonnes lisaient l’avenir et jetaient leurs souliers dehors (ça, même moi, sans être un perdreau de six semaines, j’ai pas vraiment connu, il me le faut avouer, à demi-pardonné). Concrètement, nous partons sur une valse en La bémol, dont l’interprète sculpte avec un art consommé
- la légèreté,
- la liberté et
- les charmes modulants.
Le trio en Mi aspire lui aussi à osciller entre
- sautillements,
- hésitations et
- itérations.
Le da capo et la coda finissent de tourner allègrement la tête des auditeurs car l’aisance de l’interprète s’y fait
- grâce,
- malice et
- jubilation.
Qu’il est heureux de profiter d’une virtuosité
- moins extravertie qu’intérieure,
- moins technique qu’acérée,
- moins brillante que musicale !
De quoi nourrir notre hâte de découvrir les deux tubes programmés pour la prochaine chronique du disque : Dumka et la Valse sentimentale. Miam !
Pour écouter tout le disque gratuitement, c’est par exemple ici.
Fruits de la vigne – Vue sur ciel 2023
Entre Carcassonne et Limoux, la famille Teisseire s’est reconstitué un domaine de onze hectares avec un assez bon relationnel pour que sa cyberprésentation soit reprise au mot près par La Dépêche du midi, dont il est vrai que
- l’indépendance, comme dirait son concurrent,
- l’honnêteté et
- la déontologie journalistique
n’ont jamais été les premiers arguments de survie – d’autres quotidiens nationaux et plumitifs spécialisés dans le copier-coller de communiqué de presse ne pourraient certes se targuer d’une attitude plus digne. Voici donc la fête à l' »authentique petit nid » qui se trouve « perché sous les hauteurs », au couple de vignerons dont la femme « met sa carrière d’infirmière en parenthèse » (la faute de frappe, c’est pour faire PQR authentique, sans doute), etc. L’ensemble n’est évidemment pas stipulé comme publi-reportage ou whatever, si bien que ceux qui souhaitent aborder cette notule sous l’angle des éléments de langage peuvent commencer par la fiche officielle du domaine…
… avant de lire l’avis d’un certain « P. A. » (on pense à Pierre Palmade désormais dit Le Honni, conseillant – dans un de ces sketchs liminaires dont il avait le génie, de l’attente inquiète d’un spectateur au résumé du spectacle – un journaliste chargé de faire une bonne critique : « Et à la fin, si vous trouvez que ça fait un peu pub, vous pouvez personnaliser l’article en ajoutant vos nom et prénom »).
Devant une telle unanimité, il paraît fort prétentieux de proposer une recension d’ignorant, mais nous voilà coincé par deux problèmes, ce qui fait beaucoup :
- d’une part, nous avons promis une notule à notre dealer du jour, Pierre-Benoît Pérard ;
- d’autre part, nous dégustons un vin sur les avis des conseilleurs mais avant tout furetage visant à éliminer le plus grotesque de notre non-savoir.
Or, jusqu’à ce que nous cherchions à nous auto-recadrer, nous avions l’intention de reconnaître que ce mariage équitable de chenin et de chardonnay, vendu 15 € chez Mes accords mets vins, nous mettait en joie. Pour deux raisons, ce qui est moult, là aussi, en tout cas comparé à une raison : c’est bon, et l’association avec le plat prévu fonctionne super bien. (Désolé pour ceux qui ne maîtrisent pas tout l’idiolecte des quasi sommeliers, hein.) Par conséquent, voici nos impressions sur un vin IGP de la Haute vallée de l’Aude victime de la terrible malédiction du naming pupute qui inspire moins notre imagination que notre consternation.
Sous nos yeux, la robe du nectar se déploie dans un jaune
- clair,
- voilé et
- délicat.
Le nez, léger sans être insaisissable, nous paraît associer, de façon complexe donc catchy, et hop,
- côté beurré,
- côté fruité (moins agrume qu’ananas) et
- une pointe d’acidulé.
(C’est dire si P.A. maîtrise mieux son sujet que nous : nous n’en avons pas mis une dans la cible.)
La bouche, elle aussi, fonctionne très bien : elle nous paraît
- directe,
- franche,
- étonnamment longue quoique sans
- rondeur ronronnante,
- fraîcheur grinçante ou
- finasserie râpeuse.
Le combo que forme le jus avec un pavé de saumon cru accompagné d’une semoule de blé aux lentilles vertes et petits légumes séduit, semblant étoffer (sans « u ») la douceur du propos en lui donnant une perspective qui ouvre sur d’autres saveurs, façon irisation tranquille d’un clapot lacustre déconstruisant un reflet fatigant pour le recomposer avec un mix d’art et de nature. Oui-da, en termes de critique viticolistique, c’est sans doute pas super clair mais, puisque l’on a dit aux amateurs de clarté que la fiole nous parut savoureuse et pertinente, il ne nous restait plus qu’à
peindre en bleu le chagrin d’un citronnier ami
comme le proposait René Depestre alors « en état de poésie » [1980] (in : Journal d’un animal marin. Choix de poèmes. 1956-1990, Gallimard [1990], « Poésie », 2024, p. 18). Ce que nous fîmes en nous pourléchant les babines.
Échos et murmures de Yannick Daguerre
Se souvenir joyeusement d’un musicien hors pair, décédé à 41 ans : tel est le défi du concert qui se tiendra ce vendredi 27 septembre, à 20 h, en la collégiale de Montmorency. Sept organistes et deux vocalistes (une chanteuse lyrique, un chanteur pas-lyrique) s’associent pour faire vibrer la mémoire d’un organiste, compositeur et artiste de variétés qui a durablement impressionné ceux qui ont croisé sa musique et encore plus ceux qui ont connu l’énergumène. Au programme :
- des œuvres de Yannick, dont un Ave Maria qui sera chanté par Auriane Sacoman, sa créatrice, et l’iconique Pastorius toccata, dont la partition est exclusivement disponible ici,
- des œuvres que Yannick Daguerre a jouées et enseignées à ses étudiants, dont le prenant triptyque Prélude, fugue et variation de César Franck et les impressionnantes Litanies de Jehan Alain,
- des œuvres qui résonnent avec la personnalité, les goûts et la singularité du personnage, dont une formidable transcription du prélude des Gurre-lieder d’Arnold Schönberg,
- un clin d’œil au tropisme « variétés » qui battait aussi dans le cœur et l’activité du virtuose classique qu’était Yannick Daguerre, et
- des improvisations tourbillonnant autour de thèmes classiques, funk ou pop fomentés par le héros du soir,
le tout sur le grand orgue de la collégiale qui était la fierté du trublion, et en 1 h 15 de musique.
Aux manettes,
- des collègues val-d’oisiens du monsieur (dont Vincent Crosnier et Vincent Rigot, habitués des claviers de Saint-Eustache du temps de Jean Guillou),
- de jeunes organistes exceptionnelles comme Esther Assuied ou Catherine Gouillard, qui fut l’élève du maître, et
- des voix très différentes qui habilleront le vaisseau Saint-Martin de Montmorency de leurs vibrations et spécificités (cliquer sur l’image infra pour agrandir le programme).
Même s’il est autorisé de remplir les corbeilles à disposition – notamment de billets de deux cents euros – afin de rembourser les frais (graphisme, édition d’affiches, SACEM, impression de programmes…) voire contribuer à défrayer en partie les musiciens, l’entrée est libre, la sortie aussi – comme l’était, farouchement, le sieur Yannick Daguerre.
Herbert du Plessis joue Frédéric Chopin (Anima) – 6/7
Au mitan du cycle de préludes, Frédéric Chopin glisse un treizième prélude
- lent,
- ternaire et
- en Fa#.
Herbert du Plessis en traduit le balancement qui, sous des apparences posées, sait aussi rebondir rythmiquement en frottant un quintolet de noires à six croches, ou deux triolets de croches à quatre consœurs. De même, derrière une apparente rigueur symbolisée par une main gauche inarrêtable, la partition exige implicitement de légers rubato, un changement de tempo et un peu de ritendo pour finir. L’interprète excelle à faire éprouver plutôt qu’à surligner
- ces failles,
- ces glissements,
- ces surprises
qui pimentent l’œuvre. Aux six dièses du treizième prélude répondent les six bémols (sans compter les doubles) du quatorzième, brève cavalcade ternaire qui réunit à l’octave les deux mains dans les registres graves. Le pianiste en illustre brillamment
- l’énergie menaçante,
- la puissance résolue et
- l’épaisseur mystérieuse.
Le quinzième prélude est un sostenuto binaire en Ré bémol (mais pas que) auquel la répétition d’un la bémol – sol dièse valu le surnom de « goutte d’eau ».
- Les légères variations de nuances,
- les subtiles détentes sporadiques de la mesure et
- l’attention au texte
happent l’esgourde dans la première partie. Vif est le contraste avec la deuxième partie aux accents de marche funèbre.
- Ostinato de la main droite,
- grondement caverneux des intervalles de la main gauche et
- inquiétantes mutations d’intensité
font montre d’une expressivité à la fois
- sobre,
- évocatrice et
- énigmatique
de la plus belle eau, précieux pour apprécier pleinement ce long prélude. Le retour bref de la partie solaire du début ajoute à la bizarrerie du propos, qui n’est pas son moindre charme.
Le seizième prélude en si bémol mineur semble vouloir déchirer cette énigmaticité en attaquant par un prologue qui lance le presto con fuoco principal. En un instant, se révèle tout le charme de la virtuosité.
- Le flux file avec aisance,
- le chromatisme chatoie à son aise,
- l’accompagnement pose sans s’imposer,
- ce qui pourrait être circassien paraît évident,
- la pédalisation si précise chez Chopin unit sans noyer,
- le brio ne se hausse jamais du col – il n’en a pas besoin.
Impressionnant, oui, mais saisissant surtout. Le dix-septième prélude, un allegretto en La bémol et à six croches par mesure, fait partie des tubes qui laissent flotter une mélodie entêtante au-dessus d’un accompagnement têtu.
- La netteté d’exécution,
- la sensibilité des intentions,
- la sobriété des effets,
- la science du piano et, semble-t-il,
- le goût de profiter d’un instrument vintage aux registres caractérisés
sont ici source de délectation. Sous les doigts d’Herbert du Plessis, le très bref dix-huitième prélude, un molto allegro à deux temps en fa mineur, associe avec vigueur
- liberté des gruppetti,
- exactitude des octaves synchrones et
- ambiguïté explosive de la concision.
Le dix-neuvième prélude est un vivace en Mi bémol bâti sur neuf croches par mesure. On s’y goberge
- d’un legato confortable,
- d’un allant presque discrètement virtuose et
- d’une élégance appréciable que cristallisent notamment
- les crescendi,
- la préparation aux suspensions du discours et
- l’agogique.
Le vingtième prélude est un largo concis en do mineur à quatre temps. Herbert du Plessis en cisèle posément
- la solennité,
- les trouvailles harmoniques et
- les possibilités expressives dont participent
- les nuances,
- les ritendi,
- le léger effet d’attente que l’interprète manie à merveille dans cette miniature (pas que dans cette miniature, mais c’est ici singulièrement saisissant), et
- le respect d’un long point d’orgue associant le fade out naturel du son au fade out travaillé par une pièce passant
- du fortissimo
- au piano
- pour finir pianissimo.
Le vingt-et-unième prélude est un cantabile en Si bémol et à trois temps. L’accompagnement de la main gauche y contamine la mélodie de la main droite
- lors de séquences à l’unisson ou en parallèle,
- en poussant la mélodie à se doter de sa propre harmonie dans la partie centrale, et
- en envahissant la dextre lors de la reprise de la partie A.
Herbert du Plessis convainc par
- les contrastes d’intensité qu’il ménage,
- la dextérité qu’il démontre et
- l’art qu’il déploie pour accompagner les évolutions du propos jusque dans la coda.
Il enchaîne directement avec le vingt-deuxième prélude en s’appuyant sur le tuilage du double si bémol grave, intervalle qui conclut le 21 et ouvre le 22. En sol mineur et à 6/8, ce molto agitato travaille
- octaves,
- accents et
- contre-temps
que l’interprète transforme en une prenante tourmente spasmodique. Le vingt-troisième prélude est un moderato en Fa et à seize doubles croches par mesure.
- Tranquillité du balancement de la main gauche,
- fluidité de la main droite,
- acidulé des frottements rythmiques (triolets de croches contre quatre doubles, d’un côté, de l’autre appogiatures et trilles contre l’ostinato régulier de la dextre),
- souple résonance de la pédalisation
apaisent l’atmosphère et confirment la cohérence du recueil, le vingt-troisième prélude assurant la transition entre un molto agitato et un allegro appasionato, tous deux en 6/8. En effet le vingt-quatrième prélude en ré mineur envoie une main gauche vigoureuse et obstinée soutenir une main droite mélodique mais pas niaiseuse. Le piano adopte un comportement décidé, éclairé par
- des envolées impressionnantes,
- des modulations captivantes et
- des foucades à triple forte symboliques d’un dernier mouvement
mais dont Herbert du Plessis parvient à distinguer
- les flux,
- les reflux et
- les explosions
jusqu’aux trois coups finaux, comme si le brigadier pianistique annonçait la fin des préludes et le début véritable de la pièce – la musique s’est tue, la comédie humaine peut recommencer.
- Sens de la caractérisation,
- variété des sonorités,
- musicalité servie par une virtuosité probante
contribuent à nous faire non pas patienter mais impatienter avant le dernier volet du double disque : des « Feuilles d’album » et un bis !
À suivre, donc !
Pour acheter le disque de Herbert du Plessis, ce peut être ici.
Irakly Avaliani joue Piotr Ilitch Tchaïkovsky (Intégral) – 1/3
Je vous parle d’un temps que les moins de trente ans ne peuvent pas connaître. En 1992, voilà trois ans qu’Irakly Avaliani a quitté l’URSS pour s’installer à Paris. La fibre russe vibre toujours chez ce Géorgien puisque, à l’occasion du centenaire de la mort du compositeur, il opte pour un programme Tchaïkovsky lancé par Les Saisons, une commande alimentaire acceptée par Piotr Ilitch et qui est devenue l’un de ses grands tubes pianistiques. Le compositeur a donc composé, et l’éditeur initial choisi tout le reste :
- le titre attribué aux morceaux composés chaque mois,
- l’épigraphe qui les couronne,
- le titre un rien curieux attribué à un cycle qui aurait plus logiquement dû s’appeler « Les mois », puisqu’il comprend douze épisodes, et
- jusqu’au numéro d’opus, source d’un pataquès comme seuls les musicologues classiques (ou presque) savent en fomenter sans doute parce que, chez eux comme chez nous, faut bien s’occuper, parfois.
Pour passer janvier « au coin du feu », un extrait d’Alexandre Pouchkine nous apprend que, la nuit, il fait sombre surtout quand le feu s’éteint et que la bougie s’est consumée. Comme quoi, la poésie, ceux qui disent que c’est des mots bizarres venus tout droit des vapeurs d’opium, ils ont tort (une bonne anacoluthe de temps en temps, j’aime bien). Ce mouvement de début d’année, « moderato semplice ma espressivo », associe allant et tempo modéré. Patent est le soin apporté
- au staccato,
- au phrasé et
- à la respiration.
La partie centrale libère les saucisses dans des nuances cornérisées autour du piano. Irakly Avaliani en expose
- l’évidence (pas évidente) des modulations,
- la cohérence paradoxale des changements de caractère et
- l’intrication féconde entre
- silences,
- réexpositions insistantes et
- fulgurances des arpèges partagés.
Le retour de la formule liminaire est accompagné par la même précision d’orfèvre dont la délicatesse laisse imaginer le milliard de fois environ que l’artiste a dû fréquenter cette pièce sans pour autant paraître s’en être le moins du monde lassé.
Nous voici en février pour le mardi gras, dont deux vers de Piotr Viasemski, inintéressants hors contexte, nous signalent que le gueuleton va bientôt commencer. L’Allegro giusto crépite d’entrée. On y savoure le contraste entre le toucher élégant du premier mouvement et la fausse vulgarité du tapage préfestif :
- gros accents,
- détaché appuyé,
- sonorité uniforme.
Évidemment, les commentaires digitaux qui suivent sont plus finauds voire roublards. Car, oui, dans cette concaténation de contrastes, il y a
- de l’habileté technique,
- de la malice musicale et
- de la gourmandise narrative (au sens où l’interprète semble prendre plaisir à nous raconter les préparatifs du banquet) qui sied à ravir à cette musique officiellement programmatique.
La seconde partie travaille elle aussi cette veine des différenciations de caractère dans
- les divers registres du clavier,
- la propulsion des accords,
- le pétillement des doubles croches,
- le halètement des deux en deux,
- le suspense des silences à point d’orgue et
- l’explosion à triple forte de la coda.
En mars, le chant de l’alouette est emporté dans une spirale où, également, selon Apollon Maïkov,
- scintillent les fleurs,
- escarbille – et hop – la lumière, et
- s’épanouit l’azur.
L’andantino espressivo en sol mineur fait dialoguer les deux mains avant que ne s’emballe l’évocation. En effet, pour animer cette miniature, surgissent
- une légère accélération du tempo,
- le surgissement d’un staccato tonifiant,
- des appogiatures bousculant la mesure,
- des contretemps swinguant le discours,
- des quadruples croches ornant le texte.
Prenant très à cœur cette musique colorée, Irakly Avaliani y déploie un mix de technique savante et d’imagination évocatrice qui ravit.
Avril est le mois du perce-neige (bleu) qui permet de nourrir de nouveaux rêves, pourquoi pas bleus, selon les pistes esquissées de façon plutôt optimiste par Apollon Maïkov, encore lui. Cet allegro « con moto e un poco rubato » en Si bémol et en 6/8 commence à l’italienne, pour ainsi dire, avec mélodie à droite et accompagnement rythmique à gauche. Bientôt, l’accompagnement s’enrichit en s’invitant au sommet de la dextre mais dans un registre grave. L’interprète
- galbe la simplicité de cette première partie,
- témoigne de son obsession de musicalité en ciselant le phrasé, et
- démontre sa maîtrise du clavier en lissant la ligne mélodique, qu’elle soit mise en avant par le compositeur ou embrassée par les deux lèvres accompagnantes.
Un rien plus impétueuse, la partie centrale semble chercher sa voie en recourant à de nombreuses itérations. L’interprète en profite pour osciller, dans son énoncé, entre
- métrique et agogique,
- allant et suspension,
- évidence et rupture.
On ne peut qu’être séduit par l’art avalanien
- de toucher l’ivoire,
- de varier les intensités et
- de créer une sonorité faisant fi de l’impression de facilité d’écriture communiquée par les nombreuses répétitions qui balisent ce mois.
Mai et ses nuits étoilées émergent des frimas, décrit Afanassi Fet, qui s’en réjouit assez logiquement. Tchaïkovsky le traduit dans un andantino en sol et à neuf croches par mesure. L’interprète y valorise la tranquillité et l’aspiration à la lumière des aigus que les modulations n’obèrent pas mais irisent joliment. La partie centrale s’agrémente d’un allegretto giocoso en si mineur, ce qui attire l’oreille, l’allégresse et l’espièglerie n’étant pas souvent associées au mode mineur. Preuve qu’il convient à l’occasion de se méfier des gros stéréotypes, même en mineur, la sève de mai
- jaillit,
- s’apaise puis
- resurgit
jusqu’au rappel de la partie liminaire, où la joie se fait plus
- intime,
- tempérée et
- sage.
Oui, sage – hélas, jugeront ceux qui, sans doute, sont moins sages et en concluent pourtant que chacun devrait être à leur image.
Juin est le mois de la barcarolle mais pas forcément de la jubilation si l’on en croit Alexeï Pletcheïev. Selon lui quand, enfin, nos pieds toucheront la mer, au-dessus de nos têtes brilleront des étoiles « secrètement tristes ». Voilà ce qu’illustre peut-être cet andante cantabile en sol mineur qu’Irakly Avaliani énonce avec calme mais senza rigore, comme pour mieux nous faire apprécier la tension entre, d’une part, une forme de mélancolie structurelle, indépendante des saisons, propre àl’âme russe, peut-être, ou à l’âme tout court, chez les êtres civilisés, et, d’autre part, la tentation du majeur (le mode, pas le doigt, voyons), laquelle finit par se matérialiser dans une deuxième partie en Sol. L’interprète injecte alors ce qu’il faut de vigueur pour rendre raison des secousses transformant
- la tonalité,
- le tempo,
- la mesure çà binaire, là ternaire
en évitant pour autant les bras lascifs tendus par la rhapsodie. Le pianiste parvient à tuiler les différents moments avec
- une habileté soyeuse et rouée,
- des doigts toniques,
- des arpèges différenciés, ainsi qu’une
- complémentarité entre
- solidité digitale,
- variation nuancée et
- choix du tempo.
Ainsi, le pianiste démontre ou rappelle que « vite » et « fort » ne sont, après tout, que des impressions
- relatives,
- subjectives et
- intérieures
qui ne se résument ni à un beat ni à un nombre de décibels mais s’obtiennent, quand l’affaire est correctement embouchée, par un ensemble de caractéristiques musicales mélangées avec soin. En témoigne le retour de la formule initiale qui love l’auditeur dans le cocon
- de la réexposition rassurante,
- de la clarté affirmée de l’énoncé et
- de l’éventail des piani qu’animent
- des sursauts rythmiques,
- des crescendi malins et
- une propension avalanienne à limiter les effets de dramatisation ce qui, ici, fonctionne à merveille.
La bonne nouvelle est que nous avons encore six mois à passer en compagnie de Piotr Ilitch et Irakly. La prochaine chronique s’annonce bien !
Pour écouter tout le disque gratuitement, c’est par exemple ici.
Guy Bovet joue Gregorio Strozzi (VDE-Gallo) – 2/2
Alterner des œuvres solides pesant six à huit minutes et des danses plus légères et courtes : telle est la stratégie de bon sens adoptée par Guy Bovet pour nous faire apprécier le travail de Gregorio Strozzi. Aussi, après la quatrième toccata pour l’élévation, a-t-il enquillé six danses.
Voici donc une première courante aux jeux et ornements déliés, dont le dynamisme entraîne l’auditeur. Léger mais non moins charmant, le premier balletto redonnerait presque le sourire à un assuré de la Matmut essayant d’obtenir justice de cette compagnie dégueulasse.
La sixième courante permet à l’organiste de chercher des alliances de jeux à la fois
- pertinentes,
- contrastées et
- originales.
Le deuxième balletto pétille ensuite avec la légèreté ad hoc, qui n’est pas contradictoire avec l’indispensable exigence de précision : on ne plaisante pas avec la danse, palsambleu. La septième courante, résolument flûtée, poursuit la démonstration d’un théorème organologique paradoxal selon lequel cinq claviers et cent jeux, par ma foi, ça l’fait, mais un orgue bien réhistoricisé, héhé, ça vaut aussi son pesant de noix de cajou ! En plenum, le voyage se termine sur le prime balletto habilement rythmé dans un esprit beaucoup plus follement Renaissance que pré-baroque.
- La netteté d’exécution,
- la richesse de la registration et
- le sens du groove
rendent pleinement raison du potentiel joyeux de ce répertoire. L’air Euphonia et ses variations reviennent à des durées plus conséquentes voire conquérantes. L’écriture verticale de l’air n’exonère pas l’interprète de finesses de registration bienvenues. La première variation secoue tour à tour les saucisses des deux mains avec une préférence pour celles de la senestre. La deuxième renoue avec
- une harmonie partagée,
- des échos délicats et
- une triple agogique :
- celle des respirations aérant les mesures,
- celle des variations de tempo exigées par la partition, et
- celle des changements d’intensité qui donnent l’illusion de modifier la rythmique tout en la conservant.
La troisième variation se concentre sur les dialogues entre les motifs.
- Le phrasé,
- l’ornementation et
- le chromatisme
n’en sont que plus importants. Guy Bovet, en roué habitué de cette musique, les soigne donc avant que l’air initial ne retentisse à nouveau en version brève. Dans sa première partie, le second caprice du livre (et curieusement seul choisi pour figurer dans l’anthologie, en dépit du titre du disque) fait vibrer la veine fugato de l’époque, explorée ici presque avec didactisme par l’interprète grâce à
- des effets retard,
- des touchers spécifiques et
- des legato
éclairant le propos du compositeur. La deuxième partie célèbre la célérité et la troisième renoue avec le plaisir du ricercare dans un plenum festif veillant toujours à rester
- distinct,
- tonique et
- allègre.
Trois danses s’immiscent alors. La première courante s’articule autour
- de motifs,
- de dynamiques et
- de mouvements ascendants brisés
qui lui donnent un allant certain.
La troisième courante creuse davantage la veine du ternaire comme ingrédient qu’enrichissent les modifications de registration et d’ornementation aux reprises. La troisième gaillarde, « per concerto de viole », poursuit l’exploration des possibles sonores de l’orgue choisi par Guy Bovet. À une première partie binaire répond une deuxième partie largement ternaire. Une troisième partie, sous forme de strette, semble devoir conclure l’affaire avant qu’un largo n’offre une coda au chromatisme chatoyant.
Pour conclure son récital, l’interprète propose l’ample troisième toccata. Le début de la fin est triomphal à souhait, avec
- grandes tenues,
- ornements,
- traits oscillant entre les deux mains.
Ensuite, le compositeur développe son inspiration autour
- d’arpèges,
- de triolets et
- de réponses entre les deux mains.
Les variations
- de registration,
- de débit et
- de caractère
soutiennent jusqu’au bout l’intérêt d’un récital
- ambitieux,
- varié et
- honnête.
Car il ne s’agit pas tant de convaincre du génie d’un compositeur
- guère plus inventif que moult autres,
- sans doute moins fulminant qu’un Frescobaldi, l’ancêtre, et
- à l’évidence moins armé en harmonie et créativité qu’un Froberger, le contemporain, un temps,
que de faire découvrir une musique rarement ouïe de nos jours et dont la diversité est à même d’éveiller la curiosité du mélomane au long d’un disque. Fichue performance, qui ne doit pas rien à la foi lucide de Guy Bovet !
Pour écouter gracieusement l’intégrale du disque, c’est par exemple ici.
Pour en acquérir un exemplaire, c’est par exemple là.
Un dernier pour la route
Sur scène, comment se dire adieu ? En claquant quelques bis, peut-être. Le encore choisi pour conclure À quelques chèvres près avait la chance d’être enveloppé dans la prose méditative du saxophone de Pierre-Marie Bonafos ; et ça donnait ceci…
Herbert du Plessis joue Frédéric Chopin (Anima) – 5/7
Pour le second disque de Créer un monde nouveau, Herbert du Plessis a choisi de troquer son Bechstein pour un Rönisch de 1920 restauré par l’atelier Baudry. À peine quatre mois après avoir gravé les deux cahiers d’études, il revenait en studio pour une seconde session d’enregistrement dont on découvre en premier lieu les préludes. Le pianiste y entend tout un monde baroque, imprégné par les suites pour violoncelle de Johann Sebastian Bach, portant un nom curieux car ne préludant qu’à l’imaginaire de l’auditeur, et assumant le paradoxe de constituer l’ouvrage le plus long de Frédéric Chopin bien qu’il soit aussi celui qui contient les pièces les plus brèves.
Pour lui, l’agencement des préludes incite à les interpréter deux par deux (ce qu’il fait en les regroupant par paire à chaque piste), ce qui est tonalement logique et sans impact notoire pour l’auditeur. Plus largement, la dimension magistrale de l’ensemble pousse à le penser comme un tout – un tout qui, du point de vue du musicien, pourrait être rien moins que le chant du cygne consciemment poussé par le compositeur. Ceux qui voudraient découvrir plus avant la vision et les arguments du pianiste n’auront d’autre solution que de se procurer le disque et d’en lire le très riche livret. Quant à nous, ainsi préparés par les soins du porte-voix de Chopin, passons à la musique…
.. qui, dès le premier prélude, nous emporte loin du Chopin à forte teneur mélodique puisque l’agitato en Ut privilégie le mouvement
- (rythme,
- dynamique,
- souplesse).
Le lento en la mineur du prélude qui lui succède voire lui répond travaille le balancement de la main gauche qu’il agrémente
- d’une ligne mélodique épurée,
- de dissonances têtues et
- d’un silence sonore
(la main droite peut rester tacet trois à quatre temps tandis que la main gauche poursuit son grondement inquiétant sinon menaçant). Le troisième prélude en Sol lance, vivace, une main gauche motorique à la poursuite d’une main droite concentrant une vague ligne mélodique et son harmonisation.
- Légèreté digitale,
- précision des inflexions d’intensité,
- assurance d’une régularité rigoureuse
font crépiter avec maestria cette miniature. Le quatrième prélude en mi mineur est l’un des plus connus, peut-être car il est le plus simple à exécuter, et peut-être parce que sa construction (ligne mélodique et accompagnement) n’en fait pas le plus compliqué à capter sinon à comprendre.
- Velouté du toucher,
- richesse sonore des accords répétés et
- absence de sursentimentalisation
contribuent à son charme. Le cinquième prélude, molto allegro en Ré, fonctionne en duo. Herbert du Plessis soigne
- le souffle,
- les contrastes et
- l’énergie obstinée
que ces trente secondes concentrent. En si mineur, le sixième prélude renverse les rôles habituels : à la main gauche la mélodie, à la main droite l’harmonie et les notes répétées. On apprécie
- la délicatesse de l’énoncé,
- la clarté de la pédalisation,
- l’attention au son et
- le large spectre de nuances médiums
qu’y déploie Herbert du Plessis. Le septième prélude, qui fait partie des tubes pour des raisons sans doute similaires au quatrième, est un andantino en La.
- Les notes sont posées avec précaution,
- les accords sont moins histoire de marteaux que de dentelle,
- le tempo semble plus une affaire de respiration intérieure que de battements par minute :
prenant. Le huitième prélude, un molto agitato en fa dièse mineur, exploite l’art
- du déséquilibre,
- de l’ostinato et
- de la différenciation des registres
que l’interprète n’omet point de nimber d’une pédalisation appropriée. Le neuvième prélude, un largo en Mi,
- explore le registre grave,
- se goberge de modulations et, sous des airs faussent ingénus,
- frictionne le très carré quatre temps annoncé
- (triolets contre croche pointée + double voire triple,
- appogiatures et trilles,
- ritenuto).
Herbert du Plessis en rend plaisamment la solennité quasi audacieuse. Le dixième prélude est un molto allegro en do dièse mineur
- frottant des traits descendants à des moments suspendus,
- associant fusées aiguës à des pauses graves, et
- veillant à ne pas vraiment résoudre l’histoire qu’il narre.
Le onzième prélude est un vivace en Si. Le pianiste en rend fort joliment la complexité charmante couplant
- le balancement du ternaire avec
- la p’tite bousculade qu’offrent les appogiatures, et
- les suspensions de cavalcade qu’affectionne Frédéric Chopin dans ce recueil.
Le douzième prélude est un presto en sol dièse mineur. Le pianiste
- en souligne la tonicité (notes répétées, perpetuum mobile, réflexes de la main gauche),
- en sculpte les modulations délicieusement complexes et
- en articule les cahots.
De quoi nous mettre en appétit avant la seconde partie du recueil qui fera l’objet d’une prochaine notule.
À suivre, donc !
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