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Incroyables racines du Ciel

Arborescences sonores, le nouvel épisode

 

Hormis la critique de la version très personnelle de la trente-troisième sonate de Ludwig van Beethoven signée par Vladimir Horowitz un 1er avril, c’est un genre que je n’ai pas beaucoup pratiqué dans ces pages : la recension d’un récital que je n’ai pas vu (celui dont il sera question n’a pas eu lieu au moment de la rédaction de ces lignes) et que je ne verrai pas (certains désirs et obligations s’entrechoquent). Ce nonobstant, l’initiative de Rachel Koblyakov et Florimond Dal Zotto vaut bien que je tente de mettre l’eau à la bouche auditive des Franciliens franciliens et des Franciliens de passage. C’est ça, que je leur offre, grand seigneur, une publicité dont l’impact terrifiant montrera l’importance de l’influenceur culturel que je suis devenu.
En effet, ce samedi 1er mars, à deux grands pas des Champs-Élysées, les Arborescences sonores proposent deux concerts sous le titre « Les Racines du ciel ». Rendez-vous est fixé en l’église presbytérienne et écossaise de Paris, ce n’est pas rien, la vénérable Scots Kirk. À 18 h, Léolün Planchon à la clarinette, Rachel Koblyakov au violon et Orlando Bass au piano joueront Béla Bartók, Paul Schoenfeld et même, saperlipopette, des Babillages d’Orlando Bass – programme détaillé en bas de notule.

 

Ne lisez pas le descriptif, ça tire les chairs. Oups, trop tard.

 

Après un entracte pendant lequel une collation sera proposée par le café Let’s dont le référencement Google (ce n’est pas une horreur du moteur de recherche, il s’agit bien du propre descriptif du site) fait autant saigner des orbites que si l’on avait écouté un message d’information de Pharaon Ier de la Pensée complexe, des deux spécialistes des Mutuelles du Mans, du farceur palois voire, moins pire, bu une tequila pouvant servir de démarreur à un sous-marin nucléaire afin d’étancher la douleur liée au croquage imprudent d’un piment d’Espelette arrosé d’une harissa maison, Rachel et Orlando repasseront leur bleu de travail, accompagnés cette fois par Florimond Dal Zotto au violoncelle, pour les Variations sur la sonnerie de Sainte-Geneviève-du-Mont de Marin Marais, la sonate pour violon, violoncelle et piano de Philippe Hersant, laquelle précèdera le mythique Quatuor pour la fin du temps d’Olivier Messiaen, où Léolün Planchon sera fort attendu (fin du concert : environ 22 h). On peut assister

  • à la première partie (18 h),
  • à la seconde (19 h 30) ou
  • aux deux

pour le même prix d’une entrée libre (si). La réservation est d’autant plus urgente que la jauge est souvent blindée. Cela se passe sur rkoblyakov [arobase] gmail.com (préciser si vous comptez assister à l’ensemble du concert ou à une partie exclusivement).

 

Arborescences sonores II, l’HÉNAURME programme

 

Beaux concerts aux chanceux – la programmation et l’ambition de cette proposition, emmenée par des artistes désormais familiers des lecteurs de cette page, me semblait mériter que nous en fissions mention, et hop. Un dernier avis : que les gourmands prennent déjà date pour la prochaine séance, annoncée pour le 12 avril avec un début, cette fois, à 20 h !


Retrouver d’autres chroniques sur

 

Yvon Bourrel, « In memoriam » (forgotten records) – 3/4

Première du disque

 

La compilation de musique de chambre saluant la mémoire d’Yvon Bourrel passe, après un quatuor pour piano et cordes et une sonate pour violoncelle et piano, par la sonate pour flûte et piano en Fa, op. 78, composée et créée par le compositeur en 1989. En 2017, dans les studios rennais du label, Olivier Lusinchi et Daniel Propper enregistraient l’œuvre.
Au piano de lancer le premier mouvement, « modérément animé ». Lui répond une flûte guillerette dont il

  • commente,
  • nourrit,
  • relance et
  • infléchit

régulièrement les propos. Les échanges courtois baguenaudent au gré

  • des modulations,
  • des intensités et
  • des voltes thymiques de l’inspiration.

Peu féru de développement monomaniaque, Yvon Bourrel n’hésite pas à user

  • de ruptures,
  • de suspensions et
  • de ses chers unissons, ici générateurs de suspense.

Porté par une esthétique néoclassique qui n’a certes pas l’intention de se dissimuler, le texte profite

  • du piano précis de Daniel Propper,
  • de la flûte charmante et charmeuse d’Olivier Lusinchi, ainsi que
  • de la capacité des interprètes à jouer ensemble,

dernier morendo inclus. Le deuxième mouvement, « calme », laisse

  • résonances,
  • silences et
  • tenues de flûte à découvert

redécorer l’espace sonore. Une mélopée aux harmonies simples égrenées par le clavier finit par s’échapper, bientôt énergisée par

  • l’intensité des accords,
  • les triolets de la flûte et
  • les échanges entre les protagonistes

avant la reprise

  • de motifs précédents,
  • d’un solo de flûte et
  • d’une brève coda du piano

offrant au mouvement, en sus de la forme ABA (première partie, partie centrale très différente, partie finale reprenant de nombreux éléments de la première partie), une symétrie axiale qu’affectionnait particulièrement Yvon Bourrel (le premier motif – en l’espèce les deux accords du piano – revient en dernier, le deuxième – le solo de flûte – en avant-dernier, ainsi de suite) et qui donne une cohérence très lisible à chaque section.
Le troisième mouvement, « animé », sautille plus qu’il ne sprinte. L’attention

  • aux phrasés,
  • aux contretemps et
  • au swing de la pulsation ternaire

traduit l’investissement des interprètes pour rendre la subtilité modeste de cette musique. Après la reprise du premier thème, le piano suspend le discours pour entamer une seconde partie qui semble se remémorer des moments passés de la sonate, exploitant le goût du compositeur pour

  • l’écho,
  • la réexposition et
  • la construction en miroir voire en miroitement.

Un trait pianistique reprend le chemin des sautillements liminaires. Sans hésiter, la flûte lui emboîte le pas et conclut l’œuvre avec

  • une énergie plaisante,
  • une fougue aérienne, et
  • une résolution bien plus joyeuse que martiale.

De quoi patienter avant d’écouter donc de raconter la Suite pour deux clavecins qui conclut la monographie.


Pour acheter le disque, c’est par exemple ici.

 

Fruits de la vigne – Segna de Cor 2021 du domaine Roc des anges

Photo : Bertrand Ferrier

 

Jadis confiné dans 10 hectares, le Roc des Anges s’étend désormais sur une surface quatre fois plus grande, signe d’un succès impressionnant dans une région aussi concurrentielle que le Roussillon. La cuvée Segna de Cor, anagramme (approximatif) du nom du domaine, est l’entrée de gamme de ses rouges – à environ 19 € l’entrée, tout de même. Sous l’appellation Côtes catalanes, le vin revendique l’usage de raisins issus de jeunes vignes de carignan, assemblées à des fruits tirés de deux ou trois autres cépages : carignan, syrah, voire cinsault. C’est une quille de ce jus qui s’est tantôt retrouvée sur notre table pour affronter un couscous maison.
La robe associe trois qualités affriolantes :

  • densité aguicheuse,
  • profondeur mystérieuse, et
  • obscurité gourmande.

Le nez laisse imaginer

  • une compotée incluant du cassis,
  • des notes d’herbes aromatiques fermement ancrées dans le sol,
  • ainsi qu’une tension mêlant la rugosité et l’aspiration à l’élévation.

La bouche se révèle

  • moins explosive qu’attendu,
  • plus longue en nez qu’au palais,
  • assez ferme pour éviter l’astringence et assumer une simplicité sans chichi mais habillée de fruits rouges.

Le mariage avec le couscous conduit le vin à affirmer

  • son équilibre face à la tonicité des épices,
  • sa rectitude face à la douceur des légumes, et
  • sa singularité face à des saveurs familières.

Parfait pour accompagner un moment convivial évoquant le cri de la « Rotonde bleue » que l’on peut écouter dans Averno [2006] de Louise Glück (L’Iris sauvage…, trad. Marie Olivier [2022], Gallimard, « Poésie », 2023, p. 385) :

 

J’en ai assez de l’humain
dit-elle
Je veux vivre sur le soleil

 

Yvon Bourrel, « In memoriam » (forgotten records) – 2/4

Première du disque

 

Forme importante de la musique de chambre, la sonate pour violoncelle n’a pas échappé à l’intérêt d’Yvon Bourrel pour les standards clairement identifiés de la musique classique quoique récente. L’opus 44, composé en 1976 pour le fils du compositeur, était, le 27 mars 2023, confié à

  • Johann Causse aux quatre cordes,
  • Catherine Chaufard aux petits marteaux et
  • Philippe André aux micros.

Le premier des quatre mouvements est un allegro qui s’engage en effet avec une intensité roborative où

  • le motorisme pianistique,
  • l’engagement de l’archet et
  • la communauté de respiration des instrumentistes

introduisent de suite l’auditeur dans un bouillonnement joyeux et prompt à la foucade. En cours de route, le compositeur change pourtant son fusil pacifique d’épaule avec habileté. L’apaisement qu’il ménage alors permet aux musiciens d’entamer un véritable dialogue qui ne tarde pas à se réénergiser puis à se rétracter à nouveau dans une suspension happant l’attention que le mystère des unissons pianistiques rend vibrante. Au développement linéaire, Yvon Bourrel préfère

  • la mutation atmosphérique,
  • l’interaction fructueuse et
  • le tuilage soyeux entre divers chapitres narratifs.

Ainsi, il donne à ce premier mouvement une pulsion et une pulsation quasi rhapsodique que gratine un art du fondu-enchaîné et de la construction pour le moins sémillant. Les doubles cordes du violoncelle enrichissent la réexposition du premier motif fricotant avec la danse villageoise avant que l’énergie liminaire ne réapparaisse pour boucler l’allegro.
Suit un bref vivo, que lance le violoncelle. Le piano lui fait écho. Les deux acolytes versent dans une danse en état de légère ébriété. Johann Causse persiste à vouloir relancer sa petite affaire, faussement inconscient du trope bourrélique qui conduit le compositeur à transmuter non point l’or en plomb mais les segments pétillants en espaces lyriques.

  • Unissons signature,
  • synchronisations soignées
    • (notes,
    • intensité,
    • agogique),
  • suspensions et
  • dénouement quasi dukassien (on entend presque le basson de l’apprenti sorcier lancer la cavalcade…) pour renouer avec la farandole liminaire

soutiennent l’attention de l’auditeur jusqu’au long pizzicato final, oxymoron très bourrellien.

 

 

Le lento se pare d’une gravité qui se traduit notamment dans

  • la cyclicité de l’accompagnement de Catherine Chaufard,
  • la solennité du violoncelle de Johann Causse, et
  • l’emphase de la transition vers la seconde partie, marquée par les unissons chers au compositeur.

La rigueur de la mesure et du tempo contraste avec

  • la souplesse du geste,
  • le plaisir  de la modulation,
  • l’ampleur des nuances et
  • la largeur du vibrato du violoncelle.

La fin en fade-out prépare l’allegro molto enchaîné attaca subito seguente.

  • L’énergie légère du ternaire et du toucher multiple qui anime le piano,
  • le contraste d’un accompagnement entre traits liquides et solidité des unissons avec accents, ainsi que
  • la versatilité des couleurs et des registres du violoncelle

proposent une lecture dynamique et musicale de la partition, loin d’une exécution sage et prudente. Au contraire, les interprètes prennent les risques de fausses notes ou de justesse çà et là un peu, précisément, pas tout à fait juste. Cela déchaussera peut-être le dentier des amatrices de perfection botoxée et ennuyeuse abonnées au Figaro, tout en frisottant leur effarante permanente violette, mais c’est évidemment la seule manière

  • digne,
  • intrigante et
  • appétissante

de faire de la musique avec cœur… et donc, a posteriori, de donner envie à l’auditeur de découvrir la sonate pour flûte et piano en Fa que nous raconterons dans une prochaine notule !


Pour acheter le disque, c’est par exemple ici.

 

Slava Guerchovitch, « Born in Monaco » (Odradek) – 4/4

Première du disque

 

C’est un peu la BWV 565 des organistes : avec la sonate en si mineur, le dernier volet de la Deuxième année de pèlerinage est l’une des pièces de Franz Liszt les plus fréquentées par les pianistes en quête de sensation forte. Dans ces pages, on l’a chroniquée sous diverses mimines  notamment celles de Michele Campanella, qui nous a paru formidable et passionnant, et de Yves Henry, brillant et profond.
L’andante maestoso joue son rôle de prélude. Il est

  • dramatique mais attiré par les résolutions majeures,
  • énigmatique mais parcouru de motifs itératifs,
  • puissant mais aéré par les résonances (pédalisation, tenues, silences en points d’orgue).

Slava Guerchovitch en sculpte

  • les tensions,
  • les contradictions et
  • les mutations.

Son toucher astucieux sait

  • narrer,
  • surprendre et
  • suspendre.

Le presto agitato assai sait

  • vrombir et haleter piano,
  • explorer et caractériser les différents registres,
  • saccader et faire rebondir les petits marteaux tout en évitant de hachurer le récit.

La rupture apportée par

  • la modulation,
  • le changement d’intensité et
  • la modification de la mesure (officiellement à quatre temps, plus précisément à vingt-quatre doubles croches)

explose avec pertinence.

  • La vigueur des staccati più animato,
  • la fureur des doubles octaves en Fa # et
  • le souci de maintenir une lisibilité en privilégiant une virtuosité musicale plutôt qu’un jeu platement démonstratif

rendent encore plus savoureux l’intermède reprenant les motifs liminaires et conduisant à l’andante quasi improvisato en 12/8 déguisé par

  • la mesure officielle (4/4),
  • les contretemps et
  • l’agogique.

On y savoure

  • le chromatisme délicat,
  • les arrêts sur image,
  • l’aura offerte par une pédalisation très juste et
  • le très sapide triple piano.

 

 

L’andante où il faut jouer « ben marcato il canto » semble vouloir déployer un lyrisme bien tempéré, mais celui-ci est vite brouillé par l’inclination lisztienne pour

  • la modulation brillante,
  • les inquiétantes car sempiternelles marches chromatiques descendantes, et
  • la richesse rhapsodique.

Le compositeur déploie alors sa verve en tension :

  • ternaire frotté au binaire,
  • contretemps et enjambements de mesure,
  • rigueur du 24/16 et exigence d’un jeu « rubato quasi improvisato ».

On salue donc

  • l’habileté technique du musicien,
  • sa capacité à faire musique en toute circonstance et
  • sa science juvénile mais sûre de la narration qui est
    • mouvement,
    • contraste et
    • continuité.

L’allegro moderato au battement sourd ouvre sur un épisode de bariolage aux multiples réminiscences.

  • La puissance des octaves,
  • la rage des intervalles projetés,
  • l’efficience des contrastes

soulignent la maîtrise de l’interprète dont le travail, refusant toute radicalité snob, ne manque cependant ni de hauteur de vue, ni de poésie.

  • Son souci du texte par-delà les effets attendus (ainsi de la pédalisation curieuse mais spécifiée dans la partition juste avant le tempo rubato),
  • sa capacité à faire résonner les effets lisztiens sans s’en tenir au déjà-vu, ainsi que
  • son évident plaisir à faire palpiter une émotion qui ne se réduirait pas au wow
    • de la virtuosité,
    • de l’ampleur du piano ou
    • de la largeur du spectre d’intensités

séduisent. La fausse barcarolle qui se glisse est tendue comme un filet lors de la finale de Roland-Garros. L’andante en Ré bariolé s’enrage bientôt comme l’exigent les octaves jusqu’à l’allegro gonflé à bloc, pour lequel l’interprète ne manque certes pas de souffle. Le finale, entre allegro wagnérien et presto récapitulatif de la plus belle eau, est rendu avec le brio, la sensibilité et l’ambition qui happent en concert mais, ici, saisissent au disque.
Après
un Bach foufou, un Ravel direct, voici donc un Liszt sérieux donc vibrant. Le disque-carte de visite donne l’impression d’un interprète qui, doté de moyens remarquables et d’un cerveau bien construit, n’avait peut-être pas encore, en 2022 (date d’enregistrement de ce disque paru en 2025), sa personnalité artistique propre, mais sait déjà interagir presque en caméléon avec les partitions qu’il aborde en faisant montre

  • d’ambition,
  • d’envie et, c’est plus que louable,
  • de respect de la partition.

Pour un jeune virtuose, il est certain qu’existent pires postures.


Pour retrouver les précédentes chroniques, choisir 1, 2 ou 3.
Pour acheter le disque, c’est par exemple
ici.

Pour l’écouter gracieusement en intégrale, c’est par exemple .

 

Yvon Bourrel, « In memoriam » (forgotten records) – 1/4

Première du disque

 

Passons outre une première de livret dont les errements typographiques (Nadège aurait mérité son accent…) et la mise en page à peine digne d’un atelier découverte d’école primaire n’incitent guère à l’achat ou à l’écoute d’impulsion, ce qui est quand même ballot ; et lançons-nous dans l’exploration de ce mélange saluant la mémoire d’Yvon Bourrel, prof de musique et comppositeur de plus d’une centaine d’œuvres, dont Vingt-quatre préludes pour piano ainsi que les quatre œuvres de musique de chambre rassemblées sur ce disque après leur captation en direct.
Dédié à Daniel Propper, ici au piano avec Laurent Causse au violon, Sylvain Durantel à l’alto et Jean de Spengler au violoncelle, le Quatuor pour piano et cordes op. 134 a été composé en 2016 et enregistré en mai 2023 par Philippe André (c’est la « première mondiale » que documente aussi la vidéo ci-dessous). L’allegro liminaire s’ouvre à l’unisson, motif qui rythmera le mouvement, et revendique d’emblée un classicisme tonal aux charmes délicieusement surannés :

  • souci de la ligne mélodique,
  • plaisir d’harmonisations simples et de modulations efficaces,
  • élégance d’un développement fluide,
  • distribution polie des rôles mouvants de chaque acteur voire des deux pôles (cordes / piano) et
  • variété du jeu confié au pianiste (guirlandes de notes, arpèges, accords…).

Une reprise permet de mieux profiter

  • du lyrisme,
  • du balancement ternaire et
  • du souci d’équilibre que manifeste le compositeur.

Yvon Bourrel n’hésite pas à poser la discussion au mitan du mouvement. Les interprètes y confirment

  • leurs qualité de précision et d’écoute mutuelle,
  • leur travail sur la communauté de respiration appuyée par un travail commun structurel des trois cordistes, et
  • leur engagement (nuances, phrasés, agogique collective toujours inspirée)

jusqu’au retour au calme qui clôt la seconde partie.

 

 

Le vivo garde le swing du ternaire en faisant dialoguer piano et trio à cordes et appuyant l’inclination d’Yvon Bourrel pour l’unisson et la monodie.

  • Une série de questions-réponses insiste sur la polarisation du débat ;
  • un joyeux souci d’organiser le propos éveille l’intérêt (nuances, phrasés, accents, contrastes de couleurs) ; et
  • l’efficacité de la forme ABA témoigne du désir du compositeur de ne jamais lasser,

les pizzicati finaux ouvrant de souriants autres possibles. L’andante vibre des couleurs sombres de l’alto de Sylvain Durantel (lequel conclura aussi le mouvement) que prolonge le piano. C’est l’une des qualités d’Yvon Bourrel que de prendre le quatuor comme un potentiel et non comme un tout compact qui devrait obligatoirement jouer ensemble en permanence. Le compositeur semble plutôt voir son dispositif comme un éventail qu’il ouvre ou replie de multiples façons selon son inspiration. L’atmosphère introspective offerte par le mode mineur s’éclaire d’une partie centrale majeure et de modulations joliment trouvées. Les compères de la salle Poirel savent tisser

  • un suspense,
  • une tension,
  • une émotion (comme lorsque le violoncelle de Jean de Spengler prend le lead).

L’allegretto final envoie un piano mozartien scintiller entre bariolage et mélodie pétillante, entraînant dans son sillage ses acolytes cordistes. Saisit le goût d’Yvon Bourrel pour

  • la modulation plutôt que la stagnation,
  • la mutation plutôt que le développement linéaire,
  • le cahot plutôt que le convenu (la brève coda du quatuor illustrera cette tendance…).

Tout se passe comme si le compositeur souhaitait associer

  • l’évidence tonale et la surprise,
  • la clarté mélodique et les éclairs de l’inattendu,
  • la solidité d’une construction d’ensemble et le plaisir de l’à-coup,

mettant ainsi en évidence que, pour une fois dans l’histoire de l’humanité, les opposés sont en fait des alliés, l’évidence, la clarté et la solidité permettant à la surprise, à l’inattendu et à l’à-coup de pimenter un récit dont Yvon Bourrel veut toujours privilégier la cohérence, l’intérêt donc l’intelligibilité. Posture sépia, peut-être, pour les mélomanes monomaniaques d’une écriture contemporanéiste dont le génie serait proportionnel à la pénibilité de l’écoute et à l’insaisissabilité du projet ; posture fondée pour qui pense, avec Claude Debussy, que la musique – quel que soit son style – est d’abord là pour réjouir l’auditeur. Comme l’exprimait Muriel Robin avec les mots de Pierre Palmade, une musique qui réjouit,

 

ce s’rait un p’tit peu commun, un p’tit peu cliché, un p’tit peu attendu, mais pas forcément désagréable.

 

En tout cas, cela nourrit notre hâte de chroniquer la suite de cet hommage funèbre dont le premier épisode ouvre l’appétit – c’est pas si fréquent, pour un hommage funèbre !


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« L’Atelier du tripalium », Mariette Darrigrand (Équateurs, 2024) – 3/6

Première de couverture (détail)

 

Poursuivie par sa marotte qui semble être de complaire au grand patronat, ainsi que subodoré ici et , Mariette Darrigrand dénonce d’emblée les implications de la fausse étymologie. Associer travail et tripalium, c’est « mettre le travail sous le signe de la torture » (19), ce qui est typique de « la gauche », première sur « le droit à la paresse » et l’envie de « travailler moins pour gagner plus » (25) quand la droite, par la bouche de Philippe Gosselin, député de la Manche, rêve de « travailler plus sans payer plus ». Autant dire que, sous couvert de sémiologie objective, le livre bascule très vite dans une séparation qui semble répondre à la gêne initiale d’une privilégiée payée à prix d’or pour animer des workshops corporate. L’heure est à la confirmation des confrontations.

  • D’un côté, il y a les gentils, ceux qui procurent du travail, ce qui est gentil, mais qui sont encore plus gentils puisqu’on peut leur vendre des conférences d’une copine de Mariette Darrigrand (laquelle invite donc Mariette Darrigrand), une ex-cancérologue qui veut désormais « soigner l’entreprise » et optimiser les « ressources humaines », c’est dire si l’entreprenariat macroniste est un cancer ;
  • de l’autre campent les méchants, les flemmards, les revendicatifs – bref, ces salopards « de gauche » qui ont contribué à répandre le lien vicié entre le pale et le taf, utilisant l’étymologie comme « la voie royale des croyances populaires » (29).

En somme, tout se passerait comme si les travailleurs ne se plaignaient pas du travail à cause des conditions dans lesquelles ils l’exercent mais à cause de l’étymologie, qui infuserait dans leur logiciel mental une image faussée de leur servitude épanouissante. Un aveu : on est au bord de la larmichette.
Heureusement, pour l’auteur, mieux vaut considérer que le travail est lié au trabalh, « construction à l’intérieur de laquelle on place le cheval à ferrer ». Ainsi, le travail n’asservit pas le travailleur, tsss, tsss, il se met « au service de l’animal laborans », selon les termes de Hannah Arendt, laquelle doit être une super copine de Mariette – comme nous désignerons l’auteur désormais – puisqu’elle l’appelle « Hannah » (48). Une autre hypothèse relie le travail à la construction de « traves » (en gros : des poutres). Dès lors, travailler, ce serait s’associer à « tout ce qui peut solidifier la vie » (33). Mieux, si on relit Virgile pour dénoncer les gauchistes (chacun ses raisons de « relire » Virgile…), « trave, véritable étymon de travail, est un mot poétique et sacralisant qui fleure bon les bois et les canopées ». D’ailleurs, ne dit-on pas que le bois lui-même travaille (37), hein, ne dit-on pas ?
Le problème est peut-être que Mariette et moi, on n’a pas dû prendre les mêmes limousines pour se rendre au travail. Celles que j’ai coutume d’emprunter pour aller embaucher « fleurent rarement bon », déjà, et fleurent encore moins « les bois et les canopées ». Bah, il y a sans doute plus de pognon à gratter chez les patrons de grosses boîtes que chez les travailleurs, et cela justifie, pour certaine, d’oser des « affirmations positives » qui se situent intellectuellement au carrefour

  • des supermarchés,
  • de la finesse de pensée d’un Jean-Pierre Raffarin, et
  • de l’encéphalogramme artistique de Lorie.

Au reste, la chanson n’est pas loin puisque, emballée par son propre discours, l’auteur s’enflamme et se prend pour une slameuse. Selon elle, yo,

 

le travail contient tout autant la trave que l’entrave

 

car « il nous soutient souvent et parfois nous emprisonne ». Superbe chiasme qui aurait cependant gagné à remplacer « parfois » par « presque toujours, donc toujours ». « Arbeit macht frei », on croyait ce genre d’idéologie placée en veilleuse, mais il faut constater que les effarants triomphes macronistes décomplexent certains convaincus.

 

 

Pour comprendre pourquoi le travail ne nous emprisonne que parfois, concentrons-nous sur le palimpseste sémiologique qu’esquisse l’essayiste. Mariette rappelle que les mots sont souvent en friction avec d’autres termes proches d’eux par le sens. Ainsi de la concurrence entre travail et labeur (41), finalement écrasée par le premier, même si le verbiage entreprenarial contemporain remet en selle le second, constate l’auteur, à force de fonder et d’animer des labs. De toute façon, « le travail est né avec l’humanité », si bien que « toute souffrance liée à lui est (…) un dévoiement coupable » de notre instinct. Sic.
Le travail étant là « depuis toujours », il nous faut jobber encore et encore sans exiger de gagner davantage mais pour honorer « l’élan vital » de l’homme qui n’est autre que « l’élan travailleur vital » (50-51). C’est cette pulsion vers le travail qui nous donne de l’envergure, le mot « vergue » désignant une « pièce très solide » d’un mât… et semblant connecté au work anglais (54). L’homme qui work est un homme qui fait, un homo faber. Or, pour bien faire, il faut s’organiser, c’est-à-dire poser des actes guidés par l’ergon.
L’ergon est l’art d’organiser le travail comme énergie. En s’organisant pour bien travailler, l’homme applique à son échelle un objectif qui devrait être global : « Aller vers un bon mix énergétique » (65). Parce qu’il mobilise l’énergie renouvelable des travailleurs, le travail les alimente d’une tension saine sans laquelle le courant ne passerait pas dans leurs vies. Voilà pourquoi l’auteur en appelle à une écologie laborieuse qui oppose le travail à la peine, « d’où vient notre pénibilité, si utilisée durant la crise de la réforme des retraites en 2023 » (67).
Faut-il pas en tenir une sacrée couche et vivre dans a bed of roses pour opposer travail et pénibilité, alors que ces réalités sont consubstantielles pour de nombreux travailleurs, à différents degrés ? Faut-il pas être hors sol pour s’étonner que pénibilité et retraite puissent être reliées ? La réponse est dans les questions. Cependant, dopée par le désir de complaire aux exploiteurs qui détiennent la caillasse, Mariette n’en démord pas : pour elle, le travail est le terreau du bonheur. Mieux, c’est ce qui relie l’homme à son essence (sans plomb) et à la terre. À l’en croire, dans une perspective écologique, dont on sait comme elle fait vibrer les patrons français à coups d’excès de normes et de distorsion de la concurrence détruisant des emplois, « les traités actuels de permaculture » rappellent « cette sagesse ancestrale : travailler, c’est souvent savoir attendre » (69).
« Travailler, c’est souvent savoir attendre. » Wow! Sera-ce à force d’écrire n’importe quoi que l’on devient n’importe qui ?

 

 

Pour Mariette, point de doute : comme l’ostéopathie vise à redonner de la liberté de mouvement au corps, une bonne organisation au travail permet la fluidité et la mobilité. Des travailleurs « bien organisés » sont « allègrement collaboratifs », donc très loin d’un Paul Lafargue, lié à Karl Marx (« wououououh » crient les grands patrons finançant l’auteur) par son épouse, coupable d’avoir écrit Le Droit à la paresse où « le travail était le grand accusé » (75). Paul Lafargue y dénonce le travail comme élément aliénant. Par cette thèse barbare, il se transforme en « défenseur de la paresse », crime contre

  • le patronat,
  • les « libéraux », ces aliénateurs et, de façon anticipée,
  • la macronie s’il en est.

Là encore, seule une ultra privilégiée recherchant des subsides auprès de ceux qui méprisent les travailleurs dont ils tirent leur richesse peut feindre d’oublier que, oui, structurellement, le travail est une aliénation. On peut même se demander si la sémiologue n’est pas l’exemple même de l’aliénée, pas forcément folle mais obligée de tirer à la ligne afin d’insulter ceux qui souffrent au travail en multipliant

  • les louanges de la soumission censée conduire à l’épanouissement,
  • les embardées contre ceux qui pensent que « l’amour du travail est une folie », et
  • les affirmations inacceptables comme « la paresse est la plus sinistre des maladies du travail » (c’est écrit texto p. 77, et il ne faudrait sans doute pas s’en émouvoir, bordel !).

En réalité, les propos de Mariette, loin d’être une démonstration linguistique stimulante, sont une parfaite illustration de cette aliénation au grand patronat que nous autres clampins vivons mais qui est censée être ici dénoncée. Ha, ha. Dans une prochaine notule,

  • nous continuerons donc de nous laisser porter par cet étrange éloge du travail ;
  • nous persisterons à enfoncer ces portes ouvertes à une idéologie crissante totalement – et sciemment – déconnectée des réalités
    • anthropologiques,
    • sociologiques et
    • humaines ; bref,
  • nous persisterons à serpenter parmi les sornettes énoncées par Mariette.

Taïaut et à suivre !

 

Jean-Nicolas Diatkine et Estelle Revaz jouent Schumann et Brahms, Musée Jacquemart-André, 2 février 2025 – 3/3

Estelle Revaz le 2 février 2025 au musée Jacquemart-André (Paris 8). Une évocation d’après Rozenn Douerin.

 

Pour leur union artistique célébrée au musée Jacquemart-André, dans le cadre de  la série de récitals fomentée par Autour du piano, Jean-Nicolas Diatkine et Estelle Revaz ont organisé leur concert au timing accessible à tous (1 h de musique) en plaçant en dernier l’œuvre la plus ambitieuse. En l’espèce, il s’agit de la Première sonate pour piano et violoncelle de Johannes Brahms, l’opus 38 en mi mineur. La sonate en trois mouvements est déséquilibrée, en partie parce qu’un adagio intégré au deuxième épisode a disparu – résultat, le premier mouvement pèse plus de la moitié du morceau, mais ce côté bancal sied au dynamisme imprévisible de l’œuvre qui, lui-même convient à la réactivité partagée entre

  • rigueur,
  • hauteur de vue et
  • onirisme

dont font preuve les zozos sur le grill. Dans le prime allegro non troppo, Estelle Revaz montre que la gravité n’est pas qu’affaire de registres. Le sérieux de l’exposition est bientôt comme augmenté sous les doigts déliés et précis du pianiste ; et cette libération des possibles du thème semblent inspirer un violoncelle soudain chantant. Les effets

  • d’entraînement réciproque,
  • de fluidité et
  • d’échange

sont valorisés par une reprise qui permet de les mieux apprécier. Le temps long du mouvement presque rapide sied aux musiciens qui, dotés d’un souffle capable de porter les auditeurs, excellent dans l’art

  • d’installer une atmosphère,
  • d’en varier les lumières et
  • d’en révéler des finesses titillantes (nuances, articulation, respiration…).

Ainsi, les développements brahmsiens sont rendus avec

  • une intensité,
  • une sensibilité et
  • une variété de transitions (douce, violente, ambivalente)

qui ne confond jamais expressivité et sensiblerie. L’allegretto quasi minuetto pétille grâce

  • aux sautillements du premier menuet,
  • aux suspensions qui dynamisent paradoxalement les échanges, et
  • aux facéties rythmiques de la partition ici présentées avec un souci de caractérisation et une vue d’ensemble qui avivent évidemment l’écoute.

L’allegro final frétille comme espéré. L’esquisse de fugato dérive vite en dialogue enflammé, c’est-à-dire en

  • échange mouvant,
  • débat instable et
  • fulminations communes

  • virtuosité,
  • percussivité et
  • polymorphie sonore

dessinent une musicalité

  • exigeante,
  • fine et
  • efficace.

On s’ébaubit d’abord devant la capacité d’Estelle Revaz à changer de couleur en souplesse, progressivement ou instantanément. Jean-Nicolas Diatkine séduit ensuite par sa manière d’utiliser la sècheresse de l’acoustique pour donner vie

  • aux explosions,
  • aux traits et
  • aux retraits

qui bariolent sa partition. Enfin, on s’enthousiasme en constatant en fin de bal que les deux artistes ont su dialoguer avec assez d’intimité pour que l’on ne sache plus si nous avons assisté à un récital de piano avec violoncelle ou l’inverse.

 

Jean-Nicolas Diatkine jouant Manuel de Falla le 2 février 2025 au musée Jacquemart-André (Paris 8). Photo : Rozenn Douerin.

 

Deux bis issus des Sept chansons populaires de Manuel de Falla auréolent le récital. La nana, berceuse andalouse, retient l’attention par

  • le balancement guitaristique du piano,
  • la souplesse vocalisante de l’archet et
  • la solidité musicale du duo
    • (stabilité du clavier,
    • évolution du violoncelle,
    • apparente liberté commune).

« Polo », dont le texte crie une peine d’amour, finit pourtant par réjouir grâce

  • à la tonicité impressionnante des notes répétées du piano élégamment maltraité par Jean-Nicolas Diatkine,
  • à la vigueur déchirée du violoncelle manié de façon presque intime – elle le revendique souvent, on peut donc l’exprimer sans être soupçonné de vice, au moins sur ce point – par Estelle Revaz, et
  • à l’efficacité des frictions communes aux deux artistes.

De quoi susciter les hourrah dégingandés d’un public – parmi lequel se cache presque l’illustre Yves Henry – que l’on sent comme étonné des vibrations électrisées qu’un récital pour piano et violoncelle, quand il est bien mené, peut communiquer à ses auditeurs…

 

Les Puritains, Bastille, 6 février 2025 – 2/2

Lawrence Brownlee renvoyant Lisette Oropesa saluer, sous le regard de Corrado Rovaris et de Ching-Lien Wu, le 6 révier 2024 à l’Opéra Bastille (Paris 11). Photo : Bertrand Ferrier.

 

Après un premier acte plaisant et un entracte qui, avec ou sans libation intermédiaire, permet à de nombreux spectateurs d’optimiser leur placement en profitant des fauteuils vides repérés au mitan du show, le retour de l’orchestre est salué par des applaudissements chaleureux… et mérités. Le prélude qui ouvre le deuxième acte est

  • juste,
  • musical,
  • efficace et
  • sans chichi.

Au lever de rideau, le Meccano métallique qui sert de décor ne figure plus que la chambre d’Elvira. Les lamentations du chœur (« Ah, dolor! Ah, terror!) confirment les qualités de l’ensemble, en terrain assez conquis pour associer équilibre et expressivité. En dépit d’une mise en scène qui contredit le sous-titre (« Approchez », lance Giorgio au chœur qui est déjà collé à lui, à jardin), Roberto Tagliavini ne se dérobe pas pour son air de reprise (« Cinta di fiori e col ben crin disciolto »),

  • hiératique mais sensible,
  • solennel mais vibrant,
  • intense mais troublé,

et habilement ponctué par les « castellani » de tout sexe, tandis que Lisette Oropesa se voit confier un rôle muet. Andrii Kymach (Sir Riccardo Forth) revient pour se réjouir de la condamnation à mort d’Arturo Talbot, le fuyard. Le chœur, estomaqué, profite de la vacuité de l’espace scénique pour se disperser dans un ordre soigneusement chorégraphié. Elvira reprend alors le premier rôle en exprimant son désespoir et sa folie (« O rendetemi la speme »). Le récitatif est

  • tenu,
  • maîtrisé,
  • immédiatement et durablement intense.

L’air est un régal

  • la précision des phrasés,
  • le tuilage des registres,
  • la caractérisation des nuances et
  • la tension entre chant et silences

témoignent de l’émouvante maîtrise d’un personnage qui ne maîtrise plus rien. La direction affutée de Corrado Rovaris transforme en quatuor ample et poignant le trio entre Elvira, Riccardo et Giorgio, l’orchestre joignant sa voix au plateau scénique. À la virtuosité lyrique, Lisette Oropesa ajoute l’art de la scène : elle sait prendre les applauses et s’effacer avec un naturel confondant. Alors que disparaît la diva, le décor s’enrichit de deux blocs de fer et d’une sorte de cheminée dont l’intérêt dramatique, avouons-le, nous échappe autant que, disons, la justification éthique de la nomination d’un détestable spécialiste des mutuelles et des locaux de campagne à la tête du Conseil constitutionnel. Un solo de cor nous fait basculer de la perplexité scénique à l’admiration musicale. En effet, la musique de Vincenzo Bellini peut sembler se confire dans la réalisation brillante de scènes de genre stéréotypées – et c’est certain qu’il y a de la gourmandise  dans cet art

  • orchestral,
  • mélodique et
  • topique

que déploie l’Italien avec une maestria parfois coupable quand elle paraît assécher la créativité de l’artiste dans ce qui deviendra son dernier opéra. Toutefois, la réussite des tableaux et, surtout, la variété des dispositifs qu’agence le compositeur

  • (orchestre seul,
  • chœur,
  • chœur et soliste,
  • air solo,
  • trio…)

ébaubissent l’auditeur et contribuent à faire presque oublier la platitude consternante du livret de Carlo Pepoli. Giorgio parvient alors – en apparence – à convaincre Riccardo d’aider celui qui l’a supplanté auprès d’Elvira (« Il rival salvar tu dei »). Le vibrato d’Andrii Kymach, décidément trop généreux à notre goût, gâche un peu le beau retournement (« Se d’Elvira il fantasma dolente m’apparisca »), mais le duo martial qui conclut l’acte promet « all’alba » un beau combat (« Suoni la tromba »).

 

Le chœur de l’Opéra (détail), l’une des vedettes du 6 février 2025 à l’Opéra Bastille (Paris 11). Au premier rang, à droite, Ching-Lien Wu, chef ; au deuxième rang (troisième en partant de la droite), le ténor Luca Sannai. Photo : Bertrand Ferrier.

 

L’acte troisième s’ouvre sur un prélude

  • vigoureux,
  • tendu,
  • orageux

mais non désespéré. Sur scène, Elvira se remet à crapahuter dans un décor d’où le module chambre a disparu. Un jeu d’ombre chinoises anime en vidéo le fond de scène. Lawrence Brownlee lance son marathon de quarante minutes avec « Son salvo, alfin son salvo ». La direction d’acteurs faisant défaut, il caresse non pas le décor mais l’absence de décor – c’est fort – id est la limite de la scène à jardin. Au cas où le spectateur serait un peu concon, ce qui peut arriver mais n’exclut pas le fait que le concon soit celui qui envisage cette hypothèse, une vidéo de nuages noirs qui s’accumoncellent anime l’espace pour bien stabyloter le fait que le retour d’Arturo ne signifie pas pour autant la fin des fâcheuses péripéties entravant l’amûûûûr.
À distance, Lawrence Brownlee et Lisette Oropesa se font écho (« A una fonte afflitto e solo s’assideva un trovator »). Vincenzo Bellini travaille ses effets en modifiant les orchestrations (harpe contre ensemble). Le ténor endosse ses airs de bravoure avec

  • brio,
  • sûreté, bientôt
  • endurance

mais sans nous communiquer une once d’émotion. Techniquement, c’est remarquable ; théâtralement, cela ne vibre guère.

  • La fougue du chœur traquant le fuyard,
  • la pertinence des inflexions de l’orchestre et
  • la poésie distillée par les instrumentistes solistes (çà un cuivre, là une clarinette concluant la touchante lamentation d’Elvira, « C’est fini, infortunée que je suis »)

assurent néanmoins le spectacle. Corrado Rovaris aide les chanteurs à

  • poser la musique,
  • intérioriser l’expression et
  • trouver la voie vers le partage d’émotion,

ce dont profitent les amoureux dans leur duo d’amour infini (« Sempre con te vivrò d’amor »). Arrêté, promis à la mort, Arturo abat ses dernières cartes (« Arrestatevi, scostate, crudeli! ») en suppliant de vivre pour qu’Elvira survive. Un cor de chasse annonce le dénouement où

  • solistes,
  • chœur et
  • orchestre

sont à la fête. Le triomphe qui anticipe le dernier accord confirme que, oui, comme nous le suggérions dans l’incipit de notre première chronique sur I Puritani, on va à l’opéra en espérant passer un bon moment. Non pas un moment cosy fan tutte ou non, pas pu m’en empêcher – mais un moment où

  • le plaisir du beau,
  • le frisson de l’émotion créée par une tension habilement incarnée,
  • la capacité laissée aux artistes de privilégier le talent voire le génie d’un compositeur sur la fatuité voire la connerie crasse – pas toujours faciles à distinguer l’une de l’autre – d’un metteur en scène,
  • l’évidence, enfin, d’une vibration suscitée par un art total

embrasent

  • l’esprit,
  • les sens et
  • le cœur ou l’âme,

bref, nous envolent, plus ou moins haut mais nous envolent. En ce sens, ce 6 février 2025, en dépit des réserves formulées au fil de la chronique, nous pouvons admettre que nous avons passé un bon moment, et ce n’est pas rien.

 

Slava Guerchovitch, « Born in Monaco » (Odradek) – 3/4

Première du disque

 

C’est à Pierre et Pascal Gaudin, victimes de la guerre, cette connerie, qu’est dédié le rigaudon du Tombeau de Couperin de Maurice Ravel, cette suite en six épisodes dont nous avons commencé l’exploration tantôt. En Ut et « assez vif », le quatrième mouvement conduit l’interprète à

  • faire cliqueter ses doigts,
  • équilibrer les intensités pour suivre le parcours de la mélodie et ménager des effets de surprise dans les répétitions ou reprises,
  • varier les attaques et les touchers, mais aussi
  • redessiner sans cesse un rythme à la fois évident et sachant tant se suspendre que cahoter.

La partie centrale, modulant sur un tempo moins vif, révèle un Slava Guerchovitch attentif à laisser

  • rebondir sa main gauche,
  • résonner les harmonies ravéliennes et
  • se découper nettement les circonvolutions de la main droite.

Le puissant contraste annonçant le retour de la partie A ne souffre pas contestation.

  • Vigueur,
  • nuances et
  • sobriété des effets

séduisent.

 

 

Le menuet en Sol, dédié à Jean Dreyfus, proche de la « marraine de guerre » chez qui Maurice Ravel a fini d’écrire son Tombeau, est annoncé allegro moderato. Le musicien en rend l’aspect naturellement

  • dansant,
  • gracieux et
  • léger,

avec l’once de gravité que distille la palpitante harmonisation du thème. Le piano, excellemment réglé par Colette Audat, permet d’apprécier les variations de registre qui font pétiller cette première partie. La musette en en Si bémol, elle-même en forme ABA, travaille le contraste entre accords affirmés et réponses en octaves dissociés. Slava Guerchovitch ne s’y dépare pas

  • d’une nécessaire netteté,
  • d’une vision d’ensemble qui évite la fragmentation du propos et
  • d’une conscience sonore qui lui permet d’optimiser le spectre de nuances proposé avec précision par le compositeur, entre pianissimo et fortissimo, avec ou sans sourdine.

Le retour du motif et de la tonalité liminaire confirme la bonne impression que fait cette interprétation,

  • arrivée du balancement de la main gauche,
  • coda et
  • neuvième finale

inclus.

 

 

Reste le plat de résistance, la toccata dédiée à Joseph de Marliave, défunt époux de Marguerite Long, laquelle créera (et bissera) l’œuvre. Lancée par des mi répétés, le mouvement s’enhardit de modulations stimulantes aux résonances parfois presque hispanisantes.

  • La finesse du toucher,
  • la fluidité des changements de tempo, et
  • la discrétion de la pédalisation,

contribuent à la sensation de fluidité privilégiée par le compositeur sur celle de brio pyrotechnique souvent priorisé dans le concept de « toccata ». La modulation centrale, avec ses six accidents à l’armature, n’échappe pas à cette exigence que s’applique le pianiste. Certains regretteront sans doute que Slava Guerchovitch ne se serve pas de sa technique pour en faire davantage et ébaubir l’auditeur par des effets longtemps considérés comme consubstantiels à toute toccata. En réalité, le jeune pianiste garde le cap

  • d’une rigueur intelligente,
  • d’une attention juste au texte, et
  • d’une précision qui fait sonner le piano plutôt que résonner une virtuosité.

Celle-ci, dont le mélomane aime à raison se goberger, semble ici vécue non comme une qualité à paillettes mais comme un outil qui donne de l’étoffe à une œuvre, et pas que dans la redoutable coda. L’aisance technique et artistique du pianiste confère

  • une unité aux mutations ravéliennes,
  • une énergie transcendant les pages énergiques de la toccata, et
  • une musicalité à ce flux vibrant offert aux pianistes de qualité supérieure.

 

 

Après un Bach foufou et un Ravel direct, deux options radicales qui témoignent d’une personnalité polymorphe, quel sort Slava Guerchovitch réserve-t-il à la « fantasia quasi sonata » de Franz Liszt qu’il a choisi pour conclure son premier enregistrement ? Réponse dans une prochaine notule !


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