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Federico Colli et alii jouent Rachmaninov, Chostakovitch et Schumann, Cité de la musique, 12 octobre 2024

Vaguement Federico Colli, Clément Verschave et Emmanuel Acurero. Photo impressionniste avec les moyens du bord : Bertrand Ferrier.

 

D’abord, c’est une histoire de retrouvailles fugaces. Un concert où sévissait l’ami violoncelliste Emmanuel Acurero. Un échange après les derniers accords et une info sur un concert se tenant quelques jours plus tard dans l’amphithéâtre de la Cité de la musique, écrin idéal pour la musique de chambre (surtout avec un orgue design en fond de scène, voilà qui est délicieusement croquignolesque).
Le titre du concert, un rien concon comme beaucoup de titres de concert, est « Trio élégiaque ». Il fait allusion à la première œuvre programmée, le Premier trio élégiaque en sol mineur de Sergueï Rachmaninov, une œuvre magnifique griffonnée en quatre jours quand le gars n’avait même pas la majorité légale. Bien que d’un seul tenant, la partition s’articule en quatre mouvements :

  • lento lugubre,
  • tempo rubato – risoluto,
  • tempo primo,
  • allegro – alla marcia.

Avec

  • Federico Colli au piano,
  • Clément Verschave au violon et
  • Emmanuel Acurero au violoncelle,

le début énigmatique présente l’accompagnement des violoneux au service d’un piano concentré dans les aigus. L’ambiance feutrée ménage une belle réserve de nuances et contrastes. En attendant le BOUM, on se laisse séduire par

  • les échanges sépia, entre piano et mezzo forte,
  • les crescendi savamment partagés,
  • les respirations communes et
  • les changements de caractère où chacun niche, avec la discrétion chambriste ad hoc, sa pétulante virtuosité.

Les interprètes font montre

  • de ductilité dans les passages de relais,
  • de caractérisation pour singulariser les humeurs des différents motifs, et
  • de symbiose lorsqu’ils s’emportent ou s’apaisent ensemble.

La partition met en valeur cette communion d’esprit et de geste tant, ainsi jouée, elle paraît

  • vibrante,
  • fluide et, par jaillissement,
  • étincelante.

On se laisse porter par les transitions, habiles et multiples. En effet, le jeune compositeur sait jouer

  • du collage (attaca subito),
  • de la succession (avec coupure du son),
  • du tuilage (avec intermède préalable) et
  • du fondu-enchaîné (superposition puis disparition du motif précédent).

En guidant l’auditeur avec savoir-faire sans sombrer dans un didactisme pédant, les trois musiciens créent l’émotion. Dans la marche funèbre finale, il faut encore saluer

  • les unissons,
  • les nuances piano et
  • les respirations.

À cette réussite succède l’exécution du Deuxième trio pour violon, violoncelle et piano en mi mineur écrit par Dmitri Chostakovitch en 1944. C’est Emmanuel Acurero qui lance l’andante – moderato dans le suraigu. Le violon lui répond dans le médium. Le grave est dévolu au piano. Une atmosphère

  • lourde,
  • riche,
  • mystérieuse,

sourd de cet incipit et saisit instantanément. Le compositeur y applique quelques-uns de ses éléments de langage préférés.

  • Notes répétées,
  • lyrisme des cordes frottées et
  • vigueur sobre des cordes martelées

permettent aux musiciens de faire entendre la polymorphie de leur sonorité propre et de celle du trio. Si l’on se laisse aller à l’imaginaire, l’on ajoutera qu’ils semblent incarner

  • les pulsions de vie battant en chaque auditeur, mêlées à
  • une absence tragique d’illusions, elle-même liée à
  • une conscience aiguë de la fragmentation intérieure de nos âmes.

Ha, l’imagination ! L’allegro con brio la secoue avec

  • la vivacité,
  • l’énergie et
  • les frictions

qui l’embrasent d’emblée. Convainquent

  • la précision de Federico Colli,
  • la sécheresse de Clément Verschave,
  • la souplesse d’archet d’Emmanuel Acurero et, plus encore,
  • la capacité de ces trois-là à fondre la spécificité de leurs partitions dans un creuset qui captive.

Le largo fonctionne autour d’un motif matriciel constitué d’accords solennels plaqués au piano. En émerge manière de résonance qui paraît inspirer le violon. Une mélopée s’épanouit alors jusqu’à contaminer le violoncelle. Le dialogue entre violon et violoncelle, bordé par la rythmique sombre et sobre du piano, tisse une atmosphère poignante que l’harmonie bien chostakovitchienne densifie avec art. Enchaîné, l’allegretto final ne tarde pas à envoyer du pâté :

  • rythmicité du piano,
  • explosivité des pizzicati du violon et
  • gravité du violoncelle

s’unissent et s’excitent mutuellement. Pourtant, en un tournemain,

  • l’énervement général peut se transformer en un grondement sourd,
  • la progression bien sentie basculer vers un développement inattendu puis se mordre la queue, et
  • la cyclicité qui semblait s’imposer dérailler voire se superposer à d’autres motifs et concaténer magistralement le maelstrom.

Tout se passe comme si Dmitri Chostakovitch donc ses interprètes prenaient plaisir à ce bouillonnement

  • intense,
  • brillant,
  • contrasté,
  • virtuose et
  • nimbé de cette pointe d’inquiétude dont le compositeur se départit rarement.

L’extinction finale, qui confirme cette amertume consubstantielle au créateur, est parfaitement troussée par les trois musiciens de l’Orchestre national d’Île de France qui, après un entracte, sont rejoints par deux autres collègues – l’altiste Guillaume Leroy et Laurent-Benoît Ostyn, le violoniste toujours souriant – afin de donner l’imposant Quintette pour piano et cordes en Mi bémol de Robert Schumann (la position de ce quintette a posteriori est musicalement difficile à justifier, si ce n’est parce que c’est le plus long et le plus demandeur en musiciens, ce qui n’est, avouons-le, pas super convaincant).

 

Vaguement Federico Colli, Clément Verschave, Laurent-Benoît Ostyn, Guillaume Leroy et Emmanuel Acurero. Photo impressionniste avec les moyens du bord : Bertrand Ferrier.

 

Dans l’allegro brillante liminaire, les cinq collègues de scène rendent avec justesse l’oscillation entre l’allant heureux et la suspension qui conduit à plus de gravité. En évitant d’opposer les deux aspects de l’œuvre par des contrastes flashy, les musiciens propulsent l’auditeur dans le mood multipolaire de Robert Schumann, et hop, dont l’ambiguïté reste, au-delà de la maîtrise technique, l’un des atouts majeurs. Porté par un pianiste

  • d’une aisance technique,
  • d’une science musicale et
  • d’un souci de ses partenaires

remarquables, le ring aka quatuor à seize cordes peut et réussit à

  • nuancer,
  • caractériser,
  • former bloc,
  • se répondre donc se défier, et
  • se diviser.

Cela est

  • juste musicalement,
  • bon dramatiquement et, comme on dit en musicologie (enfin, je crois),
  • vachement bien façonné.

Le deuxième mouvement, « in modo d’una marcia, un poco largamente », offre un moment plus posé, se plaisant à mâchonner le même thème haché dans des nuances piano. Puis un thème lyrique tente d’émerger. À nouveau, sa lyre mélodique sonne comme une brisure que nul ne peut suturer, comme en témoigne le retour du motif liminaire. Avec un naturel ou un talent confondant, ou les deux, les musiciens rendent cette tension entre l’aspiration à l’élégiaque et l’inaccessibilité de cet épanchement triste. Le brusque changement de cap de la partition explicite l’impossibilité qui suintait – oui, dans une chronique de Bertrand Ferrier en personne lui-même, l’impossibilité peut suinter au détour d’un compte-rendu, c’est comme ça. Les tentatives de l’alto pour trouver une échappatoire sont vaines, forcément et férocement, ainsi que lui rétorque le piano. Un retour au calme semble s’imposer, un temps seulement car la vie a besoin de sursauts pour se distinguer de la mort, tatata.
Le scherzo molto vivace envoie un sursaut d’énergie ascendante secouer les interprètes. Le public qui blinde l’amphithéâtre prend de plein fouet

  • la puissance des montées collectives,
  • l’efficacité des contretemps pianistiques,
  • le charme des changements thymiques, et
  • la clarté de la construction donc du fil narratif.

Éberlué, il se laisse transpercer par

  • le brio des passages prompts,
  • la netteté des breaks et
  • l’habileté des variations de nuances.

Le finale, allegro ma non troppo, associe

  • jubilation des accents-tremplins,
  • persistance de l’impulsion ascendante, et
  • plaisir des sursauts ménagés par le développement gourmand de l’itération
    • (motifs,
    • contrastes,
    • cahots).

Cela nourrit la joie de l’auditeur, dans les méandres du fugato comme dans les multiples développements échevelés. Cest

  • fort,
  • revigorant,
  • concentré et, le terme paraîtra curieux, so what,
  • ça sonne sincère, vrai, entier.

Le résultat ? Dans les conditions idéales de l’amphithéâtre de la Cité de la musique,

  • une vitrine remarquable pour les musiciens de la phalange francilienne,
  • un podium magnifique pour leur complice Federico Colli, capable de porter un récital redoutablement exigeant… et
  • un médius humecté tendu bien haut aux ceusses qui savent que la musique savante en général et la musique de chambre en particulier, ça n’attire plus personne.

Bravo, les zozos !

 

Jann Halexander, “Ornithorynque” (Purple Shadow) – 2/2

Jann Halexander lors du concert de lancement d' »Ornithorynque », le 13 septembre 2024 (Paris 13). Photo : Rozenn Douerin.

 

L’art de la chanson qui s’adresse à ceux qui ne logent pas leur cerveau que dans leurs chaussettes consiste à croquer en quelques minutes

  • une situation,
  • une émotion,
  • une silhouette,

et parfois les trois d’un seul coup d’un seul. L’art de la chanson cabaret, genre spécifique que revendique d’exercer Jann Halexander, épice ce projet d’une touche

  • de grotesque,
  • de saugrenu,
  • de baroque,

dont le grincement peut prêter à sourire ou non. Telle est la veine que creuse l’artiste dans « L’amie de ma mère », à la mi-temps de son nouveau disque Ornithorynque. On y découvre le portrait – promis par le titre – d’une peau de vache un rien excentrique que l’interprète corse avec de curieuses claudications (« ma mèr’ se fait bell’ pour le baleuh »), comme pour faire écho à la bizarrerie sympathique de celle qu’il évoque. Ainsi, en épousant les formes de ce personnage haut en couleurs, la langue sage s’enrichit d’un spectre idiomatique plus large (jaillissent çà « con », là « pute »). Point de faux-fuyants : « L’amie de ma mère » n’est bien sûr qu’un miroir où le chanteur

  • se mire,
  • se découvre,
  • se perd,
  • se retrouve,
  • s’amuse de lui-même et
  • s’inquiète

de « tous ces mal baisés » de tout sexe qui passent leur temps à « emmerder » les autres par haine, habitude ou désœuvrement. En contrepoint à cette évocation drôle-amère, l’ACI propose de revenir à « Différence » en lisant le texte de la chanson ouïe plus tôt. C’est inattendu et cela résonnera avec un instrumental proposé plus loin : au lieu de n’avoir que la musique, on n’a, cette fois, que le texte, débité avec gravité, ce qui souligne que l’utopie d’un monde plus tolérant structure en profondeur l’imaginaire sous-jacent d’Ornithorynque. Après la chanson sans musique, le chanteur glisse une musique sans paroles. « Un homme à la mer » s’apparente à une paraphrase cathartique, et hop, inspirée par le thème du « Poisson dans mon assiette » remixé plus tôt.

 

 

La chanson-titre du disque permet à Sébastyén Defiolle de s’amuser avec des sons et bruitages évoquant immédiatement les aborigènes d’Australie. Si Romain Dider chantait la tolérance en affirmant : « Je suis canard », Jann Halexander s’identifie davantage à l’ornithorynque, animal fascinant et presque aussi saugrenu que l’homme. Il lui attribue des qualités de cabaret – il « parle la langue de colvert » tout en maniant les armes à feu afin de se prémunir du braconnage – et déploie ainsi le portrait d’une autre « amie de sa mère », c’est-à-dire quelqu’un qui dissone et doit, en conséquence, affronter les amateurs de musique platement tonale traquant

  • la septième majeure,
  • la modulation interdite et
  • les quintes parallèles,

blasphèmes savants s’il en est. Telle est la patte de Jann Halexander, associant consubstantiellement

  • le cocasse et le désenchanté,
  • le farfelu et la consternation,
  • le rire et l’ire.

Par la médiation

  • des animaux (çà le poisson, là l’ornithorynque),
  • des autres (çà miss Amelia, là l’amie maternelle) et
  • des déclarations d’espérance (çà l’enfant qui naît, là le pays qui s’appelle Différence),

le chanteur semble apprivoiser sa conscience affligée du monde et l’impossibilité de la dire telle quelle dans sa musique – il faut un peu de sucre pour rendre le plat digeste. C’est cette question du dire

  • (comment ?
  • à qui ?
  • pourquoi ?)

qui traverse « Jeune fille », à la fois sur le fond (texte nu, sans musique) que sur la forme (fond grésillant, comme si l’affaire avait été enregistrée à la va-vite sur un mauvais dictaphone pour profiter de l’inspiration soufflée « par Jacques Brel un matin du mois de mai »). Rebondissant sur l’absence de musique, Jann Halexander propose alors un instrumental qui permet aux fredonneurs de chanter « Les gens qu’on aime » sur la gratte de Charlotte Grenat. Il y a, à l’évidence, un double désir antinomique dans ce disque : d’une part, un désir de cohérence, d’unité, de lisibilité autour de préoccupations fortes telle que l’intolérance ambiante aux différences ; d’autre part, un désir de dépasser la forme de la chanson, fût-elle chanson cabaret. Témoigne de ce second aspect la variété des propositions regroupées dans Ornithorynque, qui inclut

  • des chansons avec paroles et musiques (de Jann Halexander, de son amie Charlotte Grenat ou du répertoire, on y vient),
  • des textes lus (après avoir été chantés ou non), et
  • des musiques sans paroles (faisant écho à un thème déjà ouï ou permettant de fredonner intégralement une chanson placée plus tôt dans le disque).

 

 

Voilà assurément le point fort d’Ornithorynque. Au-delà du plaisir que nous procurent mélodies et textes engagés en faveur d’un monde polymorphe (ce que traduit musicalement l’album), que nous partagions ou non l’ensemble des espérances de l’artiste, c’est bien cette cohérence multifacettes qui convainc. Kaléidoscopique mais vertébré, Ornithorynque revient de Différence et nous y invite – oui, je sais mais, quand j’ai écrit cette phrase, elle me paraissait crystal clear. L’insertion de la vintage « Granvillaise », qui permet à Jann de m’inclure au ploum-ploum ce qui fait certes plaisir au ploum-ploumiste mais contribue aussi, à sa mesure, à ouvrir le champ des possibles de la chanson, est un ultime témoignage de ce talent halexandérien pour

  • l’inattendu,
  • le multiple et
  • le néanmoins cohérent.

Pour écouter voire acheter le disque, c’est ici.

 

Alex Jellici et Matías Lanz jouent Giovanni Benedetto Platti (Solo musica) – 2/2

Quatrième du disque

 

Trois disques : c’est ce qu’il faudra, si tout se passe bien, pour épuiser les sonates pour violoncelle et basse continue ainsi que les sonates pour clavecin du signor Giovanni Benedetto Platti, passé sur Terre aux environs de 1700 jusqu’en 1763. Nous avons commencé d’explorer le premier disque, le seul actuellement disponible, et n’avons pas l’intention d’en rester au seuil de la onzième sonate en si mineur pour violoncelle et basse continue.
Selon le schéma intangible lent-vif-lent-vif, voici donc un andante solennel où

  • l’enrichissement des reprises,
  • la prise de son trrrrès proche du violoncelle, fût-elle dommageable à l’équilibre du duo, et
  • l’inventivité du continuiste

contribuent à l’intérêt de l’écoute.

 

 

L’allegro ternaire zouke ainsi qu’il se doit. Tout cela est d’un topisme assumé, à la fois

  • charmant,
  • engagé dans la recréation qu’en proposent les interprètes et
  • très ancré dans une posture compositionnelle un rien satisfaite – un peu comme la posture adoptée par les artistes en quatrième – qui, hormis la performance technique et as far as we’re concerned, peine à ébaubir.

Le largo esquisse une mélodie sur les hauteurs du violoncelle que les accidents harmoniques secouent çà et là. Au clavecin d’assurer le balancement entre

  • binaire et swing,
  • majeur et mineur,
  • pérennité et mouvement
    • (changement de couleurs,
    • rythme pointé,
    • quasi liberté des trilles).

Le presto à deux temps travaille moins la célérité que l’allant

  • (variété des attaques,
  • contretemps,
  • complémentarité du dialogue,
  • fusées dynamisantes inventées par les interprètes pour compléter une partition qui guide mais n’écrit pas tout).

 

 

La deuxième sonate en Ut pour clavecin se greffe sur cette proposition, moins liée au Si bémol précédent qu’au do mineur à venir. L’adagio ternaire donne l’occasion à Matías Lanz d’y déployer son art

  • de l’ornementation,
  • de l’effet d’attente, et
  • de l’augmentation qui tâche de transformer la reprise en redécouverte du propos.

L’allegro, ternaire itou, et même parfois doublement ternaire grâce aux triolets transformant le 3/4 en 1/4 + 6/8.

  • La fantaisie du claveciniste,
  • sa dextérité et
  • son souci d’interpréter plutôt que d’ânonner (la partition n’y incite point)

sauve l’attention de l’auditeur. L’aria est un moment où le charme combiné

  • de la délicatesse,
  • de l’enrichissement et
  • du cisèlement

opère. L’allegro binaire se révèle joyeux, énergique et roboratif à souhait.

  • La variété des registres, plaisamment valorisée par la qualité de l’instrument,
  • la virtuosité tranquille et
  • l’aisance enthousiaste de l’interprète

convainquent enfin.

 

 

La dixième sonate en ut pour violoncelle et basse continue conclut ce premier volet. Son largo liminaire travaille

  • le temps long,
  • l’expression d’une forme de nonchalance, et
  • l’irrésolution des tensions harmoniques.

L’allegro creuse plus

  • la dynamique que la vitesse,
  • l’énergie que la promptitude, et
  • la tonicité que l’inventivité.

L’adagio ternaire se présente comme un moment

  • paisible,
  • posé,
  • presque libéré de la bousculade jusqu’à ce que trois étranges coups de semonce viennent le rappeler à la réalité.

Le presto conclusif, ternaire itou, envoie

  • du flux,
  • de la vibration et
  • de l’impulsif.

Sans toujours convaincre du caractère indispensable d’une intégrale, ce premier disque parvient néanmoins à intriguer l’auditeur grâce à

  • un agencement judicieux,
  • un projet ambitieux et
  • des interprètes à la hauteur de leur horizon foufou.

À suivre, donc !


Pour streamer le disque, c’est, par ex., ici.

 

Mathieu Lours joue Girolamo Frescobaldi

Mathieu Lours à Saint-Acceul d’Écouen (Val-d’Oise). Photo non signée publiée avec l’autorisation de l’artiste.

 

Avec

  • son teint modérément buriné,
  • sa gestuelle mesurée et
  • son absence d’accent,

Mathieu Lours passera aisément pour un organiste bien franco-français à l’ancienne, ce qui, par ma foi, peut être fort sémillant. Avec

  • une douzaine de bouquins à son actif,
  • moult années à aspirer lycéens et étudiants de prépa vers
    • le savoir,
    • la culture et
    • la réflexion,
  • environ un milliard d’apparitions dans les médias d’État ou pas vraiment orientés vers la partie senestre des possibles politiques, ne serait-ce que par ces derniers s’intéressant assez peu à son cœur de compétence,

l’enseignant spécialisé dans

  • le patrimoine religieux en général,
  • l’art sacré en particulier et, singulièrement,
  • l’histoire des cathédrales

passera également pour un dilettante du clavier qui s’amuserait sporadiquement à taquiner les instruments aux multiples claviers manuels et pédestres. Pourtant, le Franco-français putatif revendique fièrement ses doubles racines plongeant à la fois dans San Leo (son bled à lui) et dans le Val-d’Oise où, depuis plusieurs décennies, il a intégré la gang des organistes liturgiques locaux.
C’est donc à double titre qu’il était invité au concert-hommage à feu Yannick Daguerre. En tant que musicien voisin de la collégiale de Montmorency, il a partagé de nombreux moments avec Yannick, autour du grand orgue et, pour la pause clope du maître, dans les hauteurs du clocher ; en tant que Français ancré dans une double culture, il vient de quelques parts, et Yannick Daguerre aimait ce genre de zozos. L’interprète a réuni ces deux caractéristiques dans une proposition 100 % italienne sur un orgue 100 % pas italien. Le pluriel commence aujourd’hui.

 

 


Pour retrouver d’autres extraits du concert, cliquer sur les hyperliens ci-dessous.
Vincent Rigot joue Eugène Gigout
Vincent Crosnier joue Pierre Cochereau

 

Festival Érard, Salle Érard, 11 octobre 2024

Avant le concert du 11 octobre 2024, salle Érard (Paris 2). Photo : Rozenn Douerin.

 

Les mélomanes parisiens l’attendent avec impatience, ce festival Érard ! La jauge, pourtant conséquente, se remplit de plus en plus vite, au fil des saisons, et la plupart des cinq concerts sont complets en dépit de tarifs sérieux et d’un sponsoring assurément utile mais qui inspire méfiance. Crescendix, dont les services sont incontestablement très efficaces dans le domaine de l’organisation événementielle, a été fondé par Xavier Caïtucoli, réputé excellent pianiste – et toujours mélomane : il présente les concerts qu’il sponsorise et y assiste – quoique ancien de LVMH et de Direct Énergie (il a aussi taquiné l’immobilier, la santé et la finance)… et marqué à l’extrême-droite, une mouvance que l’on peut dire peu friande de ce genre de musique, sans que l’on puisse déterminer quelle mouvance en serait friande, hormis peut-être la roselynienne, peu engageante. N’oublions pas que la ministre de la Culture persistante, assez ignorante pour dire amen ou yallah à tout, est cette coquinette de Rachida, spécialiste en pension alimentaire (subvention cul s’il en est)  et cumul de mandats, et ça ne choque personne ou si peu, alors bon.
Reste que, parmi les financeurs, on trouve aussi un fournisseur d’énergie mis en cause par l’enquête 2024 de Cash investigation (il l’assume sur son site en mettant en cause un courtier) et un autre fournisseur d’énergie qui, ô hasard, est lui aussi dans la main du patron de Crescendix. Bah, on sait qu’essentialiser les donateurs n’est pas finaud, d’autant que, pour une fois, le financeur est motivé et engagé mais, s’il est un secteur qui sent le soufre, au sale ou au figuré, l’énergie est sans doute aucun celui où la pollution et l’arnaque l’emportent. Pis encore, c’est possible, effraye la caution Télérama, dont le petit bonhomme niaiseux et prescripteur qui sourit est, jusqu’à preuve du contraire, synonyme de culture

  • mièvre,
  • sirupeuse,
  • stupide,
  • copiée-collée de communiqués de presse,
  • pétrifiée sous les subventions croisées et
  • si consensuelle qu’elle ne peut que nuire gravement
    • à l’esprit critique,
    • à l’intelligence et
    • à l’appétit de culture.

Prévention paradoxale car

  • la richesse,
  • la cohérence et
  • la qualité

font partie des caractéristiques qui ont contribué au succès du festival, et l’on peine à imaginer que le besoin de financement ait conduit ses prestigieux mentors à poursuivre des routes moins excitantes pour

  • l’esprit,
  • le cœur et
  • l’imaginaire.

Le premier concert (sur les cinq programmés) de la troisième saison est complet, même si le main sponsor regrette le trop grand nombre d’invitations (dont nous sommes en partie) et de no show (dont nous ne sommes pas, tu penses, un programme aussi excitant, pas question de le louper !). Le récital s’ouvre sur les Deux danses commandées à Claude Debussy par un fabricant de harpes concurrent d’Érard. C’est pourtant sur une harpe Érard que Françoise de Maubus choisit de jouer la danse sacrée au côté d’un quatuor à cordes composé de Takashi Hamano et Saskia Lethiec – l’une des deux grands manitous du festival – aux violons, Vinciane Béranger à l’alto et David Louwerse au violoncelle.
Les cinq collègues engagent un concours de délicatesse qui aboutit : le son du quatuor se fond autour de la harpiste, et la solennité de l’ensemble rend raison du projet sacré annoncé dans le titre. Pour la seconde danse, profane, elle, Françoise de Maubus choisit une rutilante harpe moderne – sans doute l’autre est-elle plus complexe à manier, quoique l’artiste ne le laisse jamais subodorer : l’affaire est difficile à démêler pour les non-spécialistes. Avec ses acolytes, cette interprète qu’aucune péripétie ne semble faire frémir parvient – avec et par cœur – à magnifier une harmonie à la fois surprenante et suave que fragmentent de brèves explosions et que cautérisent des unissons attentifs. Merci à elle et à ses associés !
Vient alors le premier des deux moments Télérama. Sous l’égide de Philomène Mitaine vont être lus des textes de Paul Verlaine, d’Arthur Rimbaud et de Paul Valéry. La présence scénique de l’actrice témoigne d’un certain savoir-faire dramatique, soit. Reste que

  • l’assemblage de textes et d’auteurs est pour le moins hétéroclite ;
  • le costume couronné d’un hoodie à la Julie Ferrier, version initiale (un dauphin remplaçant Sergio Tacchini), donne ben du fun ;
  • la mise en scène égare, avec des livres parfois lus, souvent non ; et
  • la diction ne convainc carrément pas guère – les diérèses parfois souhaitables achoppent souvent (« dirent des mots si spé/ci/eux »), peinant à rendre leur rythme aux vers.

Puis on est venus ouïr des musiciens, point subir des textes dont il n’est pas certain que la lecture à haute voix, fût-elle sentie, soit le meilleur moyen de leur rendre justice. C’est autre chose quand musique s’en mêle, et Jean-François Novelli, ténor qui connaît plus que bien la mélodie française et a enregistré le répertoire du soir avec une excellente claviériste, accompagné cette fois par le formidable Jérôme Granjon, l’autre grand manitou du festival, ont mission de le prouver. Dès « Spleen » de Gabriel Fauré, on est happé par la clarté de la diction et le piano coloré. « J’ai quelquefois aimé », musiqué par Raoul Laparra, fait dialoguer chanteur et instrumentiste. L’on goûte la netteté d’une voix qui sait où elle va, mais on ne serait pas contre un peu plus de tendresse derrière la maîtrise technique. « Ô ma belle rebelle » composé par Charles Gounod avec un piano simple accompagnateur à l’accompagnement pas si simple, envoie le ténor ténoriser plus dans l’incarnation que dans les aigus. Avec constance, Jean-François Novelli dégaine ses arguments-massues :

  • investissement scénique,
  • maîtrise des notes tenues et
  • galbe des finales.

Le célèbre « Néère » signé Reynaldo Hahn illustre l’art qu’ont développé les deux voisins de scène pour poser

  • le tempo,
  • les mots,
  • la narrativité et
  • la brillante suspension finale.

« Mandoline » de Claude Debussy associe

  • tonicité pianistique,
  • élan vocal, et
  • variété tant harmonique que rythmique.

Le minirécital s’achève sur deux « à la manière de ». Le « Menuet » de Camille Saint-Saëns minaude comme il sied, révérence exclue. La « Sérénade environ » de Juliette Noureddine, elle, navre gentiment : l’humour et la parodie sur la musique savante en général ou le lied en particulier ont connu des sketchs autrement

  • plus drôles,
  • plus percutants,
  • plus ramassés.

De plus, en baissant l’exigence lyrique pour faire plus chanson, ce qui n’est pas absurde, Jean-François Novelli abaisse drastiquement son intelligibilité, ce qui, pour le coup, nuit gravement à l’intérêt de ce qu’il profère. Enfin, cette injonction à l’humour (bien Télérama via Juliette) est assez vulgaire dans ce contexte. Après de très belles mélodies, elle arrive comme un ch’veu gras dans mon thé, eût estimé Michel Bühler qui, à défaut d’aimer l’art lyrique, avait du goût, lui.

 

Jérôme Granjon après le concert du 11 octobre 2024, salle Érard (Paris 2). Photo : d’après Rozenn Douerin. Je pensais pas l’avoir arrangée aussi kitsch, mais voilà, quoi, c’est ma faute, ma très grande faute.

 

Avant le grand moment de la soirée, il nous faut derechef supporter la récitante téléramique qui nous évoque immédiatement le personnage d’André Roussin criant, dès l’apparition de sa belle-mère : « FEU ! » Son entrée façon présentatrice de jeu pour télévision culturelle (« Je vais vous proposer un p’tit quizz ») nous consterne plus qu’un spectacle de fin d’année de la troupe de théâtre de première année de la MJC de Rosny-sous-Mercotte. Sa tentation de donner un cours de littérature (il est vrai que son CV commence par rappeler ses « études de Lettres Classiques à Henri IV et à la Sorbonne ») ou sa dernière distribution d’éventails mallarméens dans le public achève de nous enfoncer dans notre siège de tristesse effarée.
Heureusement, reste le highlight de la soirée : le premier quatuor pour piano et cordes en ut mineur op. 15 de Gabriel Fauré, avec

  • Mirai Sumino au piano,
  • Saskia Lethiec au violon,
  • Vinciane Béranger à l’alto et
  • David Louwerse au violoncelle :

rien moins que prometteur. L’allegro molto moderato, cet oymoron, associe trois qualités :

  • la cohésion des cordes frottées,
  • l’engagement attentif de la pianiste et
  • le triple souci mutuel de
    • communiquer plus que de jouer la partition sans écouter l’autre,
    • vibrer aux mêmes fréquences que les collègues lors des fréquents changements de couleurs, et de
    • caractériser les différentes émotions exprimées par un mouvement aux variations thymiques multiples.

Le scherzo allegro vivo permet aux interprètes de rendre avec tact

  • la légèreté,
  • les sautillements et
  • les versatilités

qu’exige la partition. On est séduit par la façon d’habiter les récurrences et par l’énergie qui anime les échanges. Le trio central gagne en spécificité dans l’étagement des forces entre

  • ensemble,
  • duel alto versus violon, et
  • unissons avec le violoncelle.

La reprise du motif liminaire assure, comme on dit en musicologie, enfin, je crois, un boost de dynamisme. L’adagio offre un début élégiaque à souhait avec les douze cordes frottées çà et là à l’unisson. On se repaît

  • du tempo retenu mais point languissant,
  • de la précision des événements synchrones et
  • de l’efficacité des crescendi-decrescendi collectifs.

Le finale, allegro molto, fait la part belle à un piano tour à tour

  • motorique,
  • explosif,
  • en soutien ou
  • en dialogue.

Mirai Sumino, que la partition n’épargne ni n’effraye, paraît pleinement chambriste tant son regard circule d’un musicien à l’autre, et tant son piano – un Érard, à la sonorité formidable mais pas si simple à manier – sait quand il peut

  • TONNER,
  • mener la danse,
  • chuchoter ou
  • se fondre dans le quatuor.

Face à la frappocordiste, les trois frottocordistes se gobergent

  • des mutations de style,
  • du lyrisme récurrent et
  • des liants que nouent entre eux le compositeur.

Le résultat, qui déclenche l’enthousiasme de la salle, est

  • moins rangé que débordant,
  • moins bourgeois que remuant,
  • moins allègre qu’allant,
  • moins guindé que résolument versatile.

Certains reprocheront peut-être à cette version d’être peu canalisée et pas très Radio Classique, aïe. Loin de ces pinaillages, comme un seul zozo, les spectateurs font un triomphe tonitruant à cette version vivante d’un chef-d’œuvre. Loin de nous de leur donner tort !

 

Jann Halexander, « Ornithorynque » (Purple Shadow) – 1/2

Jann Halexander, le 5 novembre 2022 lors du spectacle « Juste Catherine Ribeiro » au théâtre du Gouvernail (Paris 19). Photo : Rozenn Douerin.

 

Il a beau passer une grande partie de sa vie entre scène et répétitions, Jann Halexander n’est pas un stakhanoviste du micro. Tout au plus, depuis quelques années, s’efforce-t-il de battre le fer quand il s’est refroidi en enregistrant un disque tous les quatre ans. Le rythme ne lui messied pas car, le reste du temps, il chante.

  • Ses nouvelles chansons,
  • ses anciennes,
  • celles de feue Catherine Ribeiro ou de tel autre artiste avec qui il partage un bout de spectacle.

Ornithorynque, sa nouvelle collection de fredonneries, porte traces et stigmates de cette façon de fonctionner qui, au fil des expériences, est devenue manière d’être.

 

 

Le disque s’ouvre sur une déclaration de paix, comme il y a des déclarations de guerre. À l’instar d’Anne Sylvestre, Jann n’est pas du genre à prendre une oriflamme ou un drapeau. Non qu’il évite l’engagement avec la pudeur d’une jeune oie blanche soucieuse de ne blesser aucun volatile (faut bien vivre) ou, au contraire, de ne pas exploiter un filon nourricier en fédérant autour d’elle des congénères sensibles à la cause qu’elle cacarde. Jann a ses colères, dont l’absence de démocratie au Gabon, son co-pays natal ; Jann a ses singularités assumées, dont il déteste rien tant qu’on les considère comme des singularités, les assumât-il lui-même à la télévision – ainsi, dès le début de sa carrière, il n’a pas hésité à participer à une émission face caméra sur la bisexualité. Toutefois, jusqu’à présent, ses chansons les abordaient par

  • la bande,
  • l’humour,
  • l’allusion,
  • la fable,
  • le conte.

Comme en écho, le premier titre, « Je reviens de Différence » raconte sur une base piano-voix un rêve d’utopie mêlant

  • respect,
  • tolérance,
  • liberté et
  • métissage.

Avec ce « Il me reste un pays à vous dire » qui n’a de vigneaultique que l’idée de décrire un espace idéal, le chanteur assume son lyrisme, rehaussé par les chœurs vintage assurés par Charlotte Grenat et les arrangements de Sébastyén Defiolle, qui glisse sous la voix un contrechant de violoncelle synthétique sciemment fêlé comme pour laisser passer la lumière sur ce mirage goûtu.
Dès lors, une écoute distraite pourrait donner l’impression que l’on a affaire à une chanson

  • sirupeuse,
  • gentillette,
  • bisounoursique,
  • pis : oui-ouiste.

De fait, c’est ce qu’est « Je reviens de Différence », puisque son propos est de décrire le plus top moumoute du top moumoute selon son auteur. Il n’est donc pas question de polluer le songe par des pensées négatives. Inch’Allalalalalah, nous aurons l’occasion de revenir sur notre bon vieux plancher terrestre plus tard. Cependant, au fil des 4’40 de ce titre liminaire, il appert que la douce tranquillité de la chanson est le faux-nez d’une virulente critique sociétale et humaine. En énonçant longuement ses critères de la vie heureuse, que l’auditeur est bien libre de ne pas partager intégralement (le contraire serait un comble !), Jann Halexander pointe aussi, l’air de rien, ce qui pourrit la vie en général et son existence en particulier. Presque par inadvertance, l’auditeur en vient à se demander pourquoi ce qui paraît si über cool selon l’artiste relève

  • du fantasme,
  • de l’irréaliste, bref,
  • de la différence.

Là encore, il ne s’agit pas de pleurnichouiller mais d’aider à prendre conscience de ce qui nous plombe afin, selon la stratégie souchonienne, de nous inciter à « sauter en l’air, woh-oh-woh, woh-oh-woh ».

 

 

Cette dualité entre optimisme amer et amertume désenchantée s’entend aussi dans la nouvelle version d’une chanson majeure du répertoire de l’artiste, « Le poisson dans mon assiette ». La guitare

  • sèche,
  • épurée, comme
  • tentée par le reggae

de Sébastyén Defiolle fait merveille pour réenchanter cette histoire horrible du type qui, bien qu’il n’aime pas le poisson, en commande un au restaurant et y découvre le reste d’un migrant. Les effets humoristiques sont gommés par une volonté d’explicitation qui fixe l’évolution du rapport du créateur à sa chanson. À force de l’entonner sur scène, il a développé des passages parlando et vocalisés avec un vibrato que n’aurait pas renié Catherine Ribeiro. Ici, il semble les mettre au propre, comme s’il prenait conscience que l’effet euphorisant produit par son texte sur un public ravi de retrouver un air connu avait fini par gommer la laideur du constat ayant suscité une écriture soucieuse de « tenir la main d’une âme noyée » ce qui, aurait précisé Ricet Barrier, « est vachement pas gai ».
Une fois de plus, Jann Halexander travaille le prisme plus que le sujet. Quelque dramatiques soient-elles, les noyades de migrants nous paraissent si banales qu’il faut un angle singulier pour nous dessiller les yeux. Pour autant, l’artiste évite la moraline et le laïus censé donner mauvaise conscience à celui qui l’écoute. Le personnage qui chante dit « je », raconte sa vie de Franco-gabonais, évoque ses dégoûts culinaires. C’est donc à travers

  • ses mots,
  • son ressenti, et
  • peut-être moins sa culpabilité que sa prise de conscience d’une insidieuse indifférence

que sont interrogées

  • la banalisation de la mort, voire
  • sa moralisation (« bien fait pour eux »), et
  • sa positivation (« autant de racailles siphonnant nos aides sociales en moins »).

Pour permettre à l’auditeur d’accueillir l’onde de choc de ce coup de tam-tam, le musicien propose un instrumental pour piano seul, évidemment intitulé « Altérités ».

 

 

Les mots sérieux reprennent avec « Miss Amelia », dont la marche descendante du début du couplet n’est pas sans évoquer « Chinamour » de Romain Didier et Christian Ravasco. Apparaît ainsi un personnage inspiré par la littérature, comme on en voyait surgir un, droit des écrits de Marguerite Yourcenar, dans « Souvenirs d’Hadrien ». La littérature semble inspirer à l’ACI des portraits à la galerie desquels il ajoute désormais cette femme « vieillie », « bafouée », « amère », « délaissée », « embêtée » par ses voisins et mourante. Pont et break ne changeront rien à son destin que l’arrangement de Sébastyén Defiolle rend paradoxalement attirant, dans l’espoir de « voir une murmuration qui enchante l’horizon ».
Et si cette « murmuration » était la paternité ? Avec « Ballade pour un enfant », Jann s’enchante d’avoir co-créé une raison de sourire et de rajeunir. En l’espèce, il a inventé « une nouvelle note de musique dans cette longue partition que l’on appelle la vie ». Ce sont

  • la résonance de cette note qui semble l’intéresser,
  • l’interaction qu’il peut avoir avec elle, et
  • l’obligation – qui lui convient – dans laquelle elle le plonge de saisir l’instant présent plutôt que de tirer des plans sur la comète de l’avenir.

Assurément, Jann Halexander a bien retenu le leitmotiv des « Gens qu’on aime », qu’il chante en duo avec Charlotte Grenat, laquelle l’a écrite pour rappeler qu’il faut dire qu’on aime aux gens qu’on aime (si). De la sorte, la chanson fait écho au travail apocalyptique qu’est en partie la chanson selon le duettiste. Il s’agit pour lui de révéler ce qui, devient masqué à force d’être évident. Par sa simplicité, la chanson en général ne décrit pas le monde, elle nous permet d’en prendre conscience. Ornithorynque l’engage dans cette voie – une prochaine notule nous permettra de vérifier si la seconde partie du disque poursuit cette exploration ou prend plaisir à délirer étymologiquement, c’est-à-dire à quitter le sillon qu’elle paraissait dessiner sur le champ meuble de notre écoute.

 

À suivre !


Pour écouter gratuitement le disque (sans publicité, alléluia !)
et l’acheter moins gratuitement, c’est ici.

 

Alex Jellici et Matías Lanz jouent Giovanni Benedetto Platti (Solo musica) – 1/2

Première du disque

 

Bien que ce disque ne vise pas le public hexagonal (pas de notice en français dans le livret), risquons-nous dans les méandres de ce premier volume d’une trilogie qui aspire à rendre justice aux sonates pour violoncelle et aux sonates pour clavecin de Giovanni Benedetto Platti, un type qui, de 1722 à 1763, a joué à peu près de tout, y compris des cordes vocales, et composé abondamment contre les émoluments d’un prince.
Le projet est audacieux car de nombreux enregistrements ont déjà documenté certains pans de l’œuvre d’un compositeur nonobstant peu connu. À son crédit, cette double intégrale s’annonce savamment construite puisqu’elle s’ouvre sur la septième sonate pour violoncelle et basse continue, rejetant d’emblée l’ordre chronologique parfois fastidieux que sous-entendait jadis le concept d’intégrale. Sur le modèle des sonates d’église, comme le rappelle le claviériste (également organiste patenté, ce qui pose un peu l’olibrius, évidemment), la pièce s’articule selon la logique lent-vite-lent-vite.

 

 

Sur un tempo posé, l’adagio de la sonate en Ré offre à Matías Lanz l’occasion de réaliser une basse plutôt touffue sous la ligne aux sonorités plutôt mates du violoncelle d’Alex Jellici, un instrument toulousain (la notice indique « Paris », mais il semble que le luthier n’y ait jamais exercé) de Joseph Laurent Mast. L’allegro ternaire se risque un tantinet davantage au dialogue. On y apprécie l’inventivité du violoncelliste, fin connaisseur de la musique baroque, qui sait

  • orner sa reprise,
  • varier les attaques et
  • filer les sons pour leur donner la dynamique échappant forcément au clavecin.

En revanche, la cadence déploie les possibles des cordes pincées :

  • arpèges,
  • accords,
  • traits et
  • effets d’attente

alimentent l’intérêt de l’auditeur. Le largo exploite

  • le registre aigu du violoncelle,
  • l’énergie qu’apporte la juste ornementation et
  • le contraste entre sinuosité des croches et magie des tenues.

Le presto, joyeusement ternaire, est parcouru d’une pétillante envie de gambader que les musiciens traduisent par

  • une rythmique nette,
  • une synchronisation travaillée et, par moments,
  • une complémentarité exprimée par exemple par des effets d’écho d’ornementation.

 

 

La première sonate du premier opus de Giovanni Benedetto Platti (« sur le goût italien ») prolonge la pièce précédente par sa tonalité. Toutefois, l’adagio témoigne d’idiomatismes différents.

  • Délicatesse de l’écriture,
  • rythmes pointés,
  • lignes chantournées,
  • parallélismes des deux mains

esquissent un autre univers qui conviennent fort bien au clavecin créé en 2013 par Gianfranco Facchini. L’allegro confirme la capacité du compositeur à s’éloigner des marqueurs baroques pour les mixer vers ce que nous considérons comme des signes avant-coureurs de l’écriture classique. On y apprécie

  • la vivacité des doubles croches,
  • la tonicité des accords,
  • le naturel avec lequel les trilles vibrionnantes fusionnent avec la ligne générale, et
  • la capacité de l’interprète à incarner la partition.

Le largo, en trois temps et en mineur, se nourrit

  • d’effets d’attente,
  • de tentations de modulation (en la mineur ou en Fa) et
  • d’irrégularités dans l’énoncé harmonique ou mélodique que Matías Lanz n’hésite pas à user avec gourmandise.

Le presto, ternaire, revient au mode majeur. On s’y réjouit

  • de l’allant qui n’est point précipitation,
  • de l’enrichissement des reprises qui n’est jamais encombrant, et
  • de l’efficacité des stratégies dynamisantes mises en œuvre par le compositeur et enflammées par le claveciniste
    • (notes répétées,
    • walking bass,
    • contretemps,
    • association
      • d’arpèges,
      • de bariolages à la sixte,
      • de trilles et
      • de mordants).

 

 

La neuvième sonate en Sol pour violoncelle et basse continue s’ouvre sur un adagio alliant

  • grâce,
  • solennité et
  • élégance.

On profite ainsi

  • du phrasé souple d’Alex Jellici,
  • de la ductilité inventive de la basse continue, et
  • du travail de complicité (respirations, intentions, complémentarités).

L’allegro, binaire, fuse dès les premières notes.

  • Intensité,
  • allant et
  • jubilation

habitent l’interprétation, pimentée par les astuces du compositeur

  • (tentation du mineur,
  • changements thymiques de la partie soliste,
  • ruptures d’élan et reprises de la course…).

L’adagio revient à des sentiments plus posés qui permettent au violoncelle de sculpter sa sonorité à travers notamment

  • les tenues,
  • la caractérisation des registres, et
  • la construction de l’énoncé
    • (legato,
    • détaché et
    • silences).

L’allegro final, ternaire, apparaît

  • dansant,
  • entraînant et
  • jovial.

Giovanni Benedetto Platti le pimpe

  • ici avec une petite farce (fausses fins),
  • çà par des contretemps têtus,
  • là par des altérations qui ravivent l’attention.

Les interprètes s’emparent de ces petits cadeaux comme Pacman gobe les aliments offerts à sa voracité.

 

 

La quatrième sonate pour clavecin est en sol mineur, ce qui fait écho au Sol – majeur, lui – de la sonate précédente. Elle débute par un largo articulé comme un duo entre deux mains qui

  • s’écoutent,
  • se répondent et
  • s’imitent.

La langueur du mouvement est notamment pimentée par

  • des appogiatures,
  • des ornements,
  • des groupes de triolets voire de sextolets,
  • une fausse sortie et
  • une envolée finale.

Même principe d’écho dans le presto e alla breve, mais qui n’hésite pas à lorgner du côté du solo quand les deux mains ne propulsent plus qu’une seule ligne. Ces deux possibles créent une tension, une électricité et une imprévisibilité qui n’est pourtant pas la première caractéristique de la musique de cette époque. Matías Lanz y injecte

  • la célérité qui sied à la partition et à sa dextérité,
  • la liberté très ciblée d’agogique et de respiration qui éclaire les voltes de l’écriture, et même
  • un soupçon de précipitation lors des relances qui galvanisent l’auditeur.

L’adagio, ternaire, adopte la forme d’une mélodie sur accompagnement. Quoique topique en soi, cette option

  • contraste avec le précédent mouvement lent,
  • permet au musicien d’affiner l’interprétation
    • (trilles,
    • retards de résolution,
    • suspensions) et
  • donne un allant à la partition indépendant de la vitesse du tempo puisqu’il est cette fois fondé sur l’impression d’une force qui va – et que le compositeur a la malice d’arrêter aux moments stratégiques.

C’est un mouvement ternaire non tanto allegro qui conclut la sonate. Cette allégresse modérée permet au claveciniste de sculpter le rythme tel que l’expriment

  • le double ternaire (trois triolets dans une mesure à trois temps),
  • l’efficacité des notes répétées,
  • les parallélismes entre les deux mains et
  • les jaillissements en triples croches qui feraient moins d’effet si le tempo était déjà effréné.

Le disque – bien rempli par 78′ de musique – se poursuit par trois sonates que nous chroniquerons ce tout tantôt.

 

À suivre !


Pour streamer le disque, c’est, par ex., ici.

 

Rachel Koblyakov & friends jouent Mendelssohn et Tchaïkovsky, Temple des Batignolles, 10 octobre 2024

Rachel Koblyakov au temple des Batignolles, le 10 octobre 2024. Photo : Bertrand Ferrier.

 

C’est un « concert de lancement d’un projet de musique de chambre à géométrie variable », un de ces moments qui participent à la magie parisienne puisque, parmi mille autres propositions plus ou moins culturelles du soir, y compris un match de foutebol, ils réunissent quelques fines fleurs des jeunes musiciens pour un prix d’entrée fixé entre zéro euro et ce que chacun veut bien donner. À la manœuvre, la violoniste Rachel Koblyakov et le violoncelliste Florimond Dal Zotto.
La soirée s’ouvre sur ce que les meneurs ne voulaient pas jouer : un trio pour piano, violon et violoncelle, trop banal, mais, dans l’immédiat, hein, ça ne se refuse pas. D’autant que leur choix s’est porté sur le premier trio op. 49 pour cette formation de Felix Bartholdy Mendelssohn, moins couru que le second, et pourtant… Dans l’acoustique généreuse et volontiers fondante du temple, à laquelle l’oreille finit pourtant par s’accoutumer, les trois acolytes tentent de conserver une clarté fondée sur

  • l’écoute,
  • l’échange,
  • les nuances et
  • la complémentarité (synchronisation et passage de relais).

L’aisance des interprètes est bluffante, tant d’un point de vue technique que pour ce qui est de l’intuition musicale. Au quart de queue, François Daudet époustoufle dans une partition qu’un professeur de piano du CNSM que nous croisons qualifie de « magnifique saloperie » pour sa difficulté technique, pas tant dans les passages où ça tricote que dans des moments moins spectaculaires mais à peu près injouables.
Les complices paraissent loin de ces préoccupations. Maîtrisant allègrement la partition de ce molto allegro ed agitato ternaire, ils portent leurs auditeurs avec une énergie commune aussi séduisante qu’impressionnante. Il y a

  • de la tension,
  • des diastoles et des systoles,
  • des unissons puissants,
  • de l’expressivité à foison,
  • une belle circulation des motifs et, partagées en trois,
  • des respirations, des ruptures et des variations de couleurs de toute beauté.

Épatés une fois par le premier mouvement, nous voici épatés deux fois (pas pu m’en empêcher) par l’andante con moto tranquillo en Si bémol. Tout flatte l’oreille :

  • la délicatesse du piano,
  • la tendresse de la réponse du duo de cordes frottées, et
  • la sensualité d’un ensemble semblant parfaitement coordonné.

Précisons que cette notule n’est pas un distributeur de compliments amidonnés mais la restitution d’impressions de concert. Or, le fait est que les interprètes trouvent l’astuce pour exécuter richement ce mouvement au titre presque oxymorique. C’est

  • posé sans être traînant,
  • précis sans être guindé,
  • sentimental sans être gnangnan.

L’écriture inventive de Mendelssohn

  • fait circuler le lead,
  • multiplie les types d’associations entre voisins de scène, bref, grâce à l’investissement revigorant des musiciens,
  • ne cesse de happer l’attention de l’auditeur.

Le scherzo en Ré est annoncé léger et vivace – on peut au passage regretter la non-fourniture d’un programme par les organisateurs, même si cela évite les bruits de papier indiquant que mamie a décroché. Il envoie du lourd. Les têtes coiffées sentent passer le vent du boulet propulsé par le piano, bientôt assisté par ses complices. Le travail sur les contrastes

  • (intensités,
  • attaques,
  • caractères)

fait merveille. Le finale, un allegro assai appasionato en ré mineur puis majeur pour finir rappelle que la dynamique, contrairement à la dynamite, n’est pas réductible à la nuance forte. Elle procède bien plutôt

  • d’un étagement des nuances,
  • d’une conduite des phrases ad hoc,
  • de la construction subsumante du discours et, évidemment,
  • d’un brio technique caché sous le désir de faire musique ensemble.

À l’arrivée, on est euphorisé par

  • une partition passionnante,
  • une interprétation
    • pyrotechnique,
    • profonde et
    • polyvoque (et allez donc, c’est pas mon père !) au sens de « pas univoque », et
  • le plaisir patent qu’ont François Daudet, Rachel Koblyakov et Florimond Dal Zotto d’embarquer leur auditoire dans une traversée ambitieuse et secouée.

Comme on dit dans le milieu du café, what else ?

 

Florimond Dal Zotto au temple des Batignolles, le 10 octobre 2024. Photo : Bertrand Ferrier.

 

L’audace arrive en seconde partie de concert : le Souvenir de Florence, op. 70 de Piotr Ilitch Tchaïkovsky, qui serait un survivor selon ce que nous souffle un baryton venu en profiter, puisque la partition faisait partie du lot que le compositeur voulait détruire (par chance, il est mort trop tôt). Audace, car caler un sextuor – complété par Claudine Rippe au violon II, Axel Benedetti et Brice Leclair aux altos, ainsi que l’ami Emmanuel Acurero au violoncelle II – n’est pas chose aisée, qui moins est quand certains membres de la banda ont enchaîné trois répétitions plus tôt dans la journée. Mais c’est aussi le cœur du projet mené par Rachel Koblyakov et Florimond Dal Zotto que de tenter des réunions rares de chambristes passionnés. Alors, zou !
L’allegro con spirito en ré mineur ne manque pas de fougue. Conduite par le premier violon, l’agitation est vraiment agitée. Elle

  • rue contre le cadre de la mesure,
  • le déborde et
  • y revient afin d’en mieux jaillir plus tard.

On est saisi par les effets

  • de dialogue,
  • de contamination (porosité des pupitres reprenant des motifs d’abord énoncés par le violon I ou le violoncelle I) et
  • d’ensemble.

Certes, l’acoustique ne favorise pas la netteté et floute parfois les contours voire la justesse. C’est l’occasion pour l’auditeur d’admirer l’effort de chaque musicien pour 

  • parler la même phrase musicale,
  • vibrer les mêmes humeurs et
  • porter les mêmes intentions, si variées, finale effréné compris.

L’adagio cantabile e con moto en Ré s’inscrit dans les bruits de la capitale peu propices à une culture qui ne se restreindrait pas aux abrutissements de masse. Sans faiblir cependant, le deuxième mouvement prélude puis se lance dans une valse où dialoguent violon I et violoncelle I, rejoints par le premier alto. Chaque membre du sextuor se fond habilement et parfois humblement dans une dynamique de groupe

  • (étagement des voix,
  • précision des synchronicités,
  • cohérence des respirations et couleurs).

Le break ne défait pas la complicité de Rachel et Florimond. Les autres pupitres arbitrent l’échange entre les deux, associant

  • discrétion des pizzicati,
  • force des crescendi partagés et
  • stratification des intensités.

L’allegro moderato en la mineur pétille de désirs divers alliant

  • flottements délicats,
  • tonicité collective et
  • breaks suspensifs.

La métamorphose perpétuelle de la musique se nourrit de passages

  • ouvertement virtuoses,
  • savamment mystérieux ou
  • rageusement déchiquetés,

que des transitions soignées tentent avec art de relier. L’affaire se conclut sur un allegro vivace en ré mineur. Propulsé par un air de danse populaire, le mouvement exploite

  • la vigueur du rythme,
  • la variété des contrastes,
  • la résonance des échos,
  • la fusion des unissons octaviés rapprochant violon I et violoncelle I, et
  • les frictions portées par l’ensemble du sextuor.

La sapidité de l’interprétation du soir sourd

  • de l’électricité ambiante,
  • des coups de tonnerre qui claquent, et même
  • de l’art de faire attendre le prochain grondement grâce à des pianissimi fort bien assourdis.

Ajoutez à cela

  • de beaux crescendi,
  • des effets synchrones réussis et
  • un souci de jouer dans le même esprit,

vous sortirez convaincu du potentiel de ce talentueux combo, certes encore à mûrir mais déjà

  • volontaire,
  • motivé et
  • musical.

Ce n’est pas rien, je crois.

 

Corinne Kloska joue Brahms et Schumann (Soupir) – 2/2

Première du disque

 

Voilà un regret récurrent qu’inspirent les livrets de disque. Souvent, les auteurs y font étalage d’une science – plus ou moins scientifique, et il n’est pas toujours certain que le plus soit le mieux – des œuvres jouées mais oublient l’essentiel :

  • l’articulation entre les différentes pièces,
  • la cohérence du choix,
  • la logique du florilège.

La raison d’être de l’attelage Brahms-Schumann n’est pas mentionnée par Christine Mennesson, peut-être pour laisser

  • l’imagination,
  • la raison ou
  • la sapience

de l’auditeur vaguer à sa guise. Après avoir admis que, pour le non-spécialiste que nous sommes, l’interprétation, après un Brahms de 1892, d’un Schumann de 1839 aurait mérité un petit mot pour jointoyer l’affaire, et faute d’une logique ou d’une sagesse suffisamment développée, remettons-nous-en à notre imagination pour postuler que l’interprète s’est proposé d’associer deux ensembles

  • versatiles,
  • fantasques,
  • imprévisibles,

et enregistrés – à dix-huit mois d’écart – chacun en à peine un jour de studio, sous les micros de Joël Perrot. La grande humoresque, aka Humoreske op. 20, s’annonce dans une interprétation posée : généralement claquée en vingt-six minutes, elle frisouille présentement les trente et une. Le passage à jouer « einfach » (simplement) associe

  • délicatesse de toucher,
  • élégance des modulations et
  • justesse de l’indispensable agogique.

Le passage « sehr rasch und leicht » (fort prompt et lumineux) joue la complémentarité entre

  • légèreté,
  • legato et
  • percussivité perlée de certaines attaques.

Le segment « noch rascher » (encore plus vite) se goberge de

  • contrastes,
  • ruptures,
  • modulations et
  • balancements

que les nuances embellissent avant que le motif précédent ne ressurgisse. La forme ABCBA finit de se déployer avec le bref retour du premier segment qui clôt le premier des cinq mouvements. Le deuxième mouvement s’ouvre « hastig » (vite) et sur trois portées, le thème apparaissant au ténor. Avec l’intensité qui la pousse à geindre en jouant, Corinne Kloska privilégie

  • l’énergie plutôt que le charmant,
  • le direct plutôt que le mignon,
  • le texte plutôt que la surinterprétation,

ce qui est loin d’être, en soi, un défaut. Le segment suivant se présente « nach und nach immer lebhafter und stärker » (de plus en plus vite et fort). Le la mineur succède au ré mineur.

  • L’efficacité des rythmes pointés,
  • l’effacement de la pulsation,
  • la suspension des arpèges justement pédalisés

emballent puis interrogent la narration avant le retour du premier motif, forme ABA oblige. Un bref adagio méditatif ouvre la voie au troisième mouvement, qui commence, en sol mineur, par une partie à jouer « einfach und zart » (simplement et tendrement). La pianiste y fait sonner

  • la liberté des retards distendant la métrique,
  • son inclination pour l’hésitation pimentant le discours, et
  • la puissance fructueuse de la répétition imaginative.

Surgit un intermezzo

  • prompt,
  • motorique et
  • strict

à souhait avant que la forme ABA ne nous ramène à de proches souvenirs. Direction le quatrième mouvement et sa première partie à exécuter « innig » (profondément). De fait, Corinne Kloska en propose une interprétation pénétrée qui n’oublie pas de sautiller, ponctuellement ou quand l’action s’accélère.

  • Les oscillations,
  • les ruptures et, ce nonobstant,
  • la continuité mélodique

sonnent très justes. Le segment « sehr lebhaft » (très vivant) rue contre cette paix éphémère. La pianiste en donne une interprétation échevelée non par la vitesse mais par l’audace

  • des accents,
  • des arythmies et
  • de la liberté de mesure

qui séduisent et attisent l’écoute.

  • La multiplicité des touchers,
  • la pertinence des respirations et
  • le contraste avec le dernier pan « strict »

convainquent également. La partie « mit einigem Pomp » (avec faste) fascine par ses modulations

  • martiales,
  • improbables et
  • fragmentées.

Le dernier mouvement, « zum beschluss » (décidé, si j’ai à peu près compris, étant – on s’en est peut-être aperçu – autant germanophone que Nelson Monfort est polyglotte, tout au plus en moins bien payé que cet immondice) commence néanmoins par un prélude indécis dont l’interprète suit avec attention les circonvolutions, approfondies par des adagios quasi rubato. Corinne Kloska tresse ce fil en quête de trame.

  • Ritendi,
  • silences et
  • élargissement de la mesure

contribuent à l’épaississement du mystère, habilement porté par la musicienne. L’allegro final et son chromatisme descendant ne dissipent pas cette chape d’énigme qui

  • habite,
  • agite et
  • fait palpiter

cette œuvre secouée et fascinante. Celle-ci ne trouve pas dans ce disque sa plus prompte exécution mais certainement une version

  • intériorisée,
  • sûre et
  • vibrante

faisant peut-être écho aux humeurs capricieuses dont Brahms rassasiait ses auditeurs dans les Fantaisies ouvrant le disque. (De l’importance de l’imagination pour entretenir l’illusion de comprendre les non-dits…)


Pour découvrir d’autres chroniques sur Corinne Kloska c’est ici et .

 

Estelle Revaz joue les caprices de Dall’Abaco (Solo musica)

Première du disque

 

Depuis le Covid et la bataille pour l’indemnisation des musiciens, la musique en général et le violoncelle en particulier la partagent avec la politique. Estelle Revaz, étoile montante du violoncelle helvétique, a été élue au Conseil national suisse, l’équivalent suisse de notre Assemblée nationale. Comme pour rappeler qu’il n’y a point contradiction entre mission d’élue et vocation d’artiste, elle publie ces jours-ci un disque recensant les onze caprices pour violoncelle seul de Joseph Clément Ferdinand Barone Dall’Abaco (1710-1805), curieusement affublé sur la couverture d’une apostrophe inversée du plus vilain effet. Le cycle est l’un des chevaux de bataille de l’interprète, qui y voit la libération définitive du violoncelle de son rôle d’accompagnateur, après le choc des Six suites pour violoncelle de Johann Sebastian Bach.
Autour de marches diatoniques descendantes, le premier caprice en ut mineur travaille la reprise et la répétition de motifs en multipliant

  • registres,
  • nuances donc
  • couleurs.

En doubles croches, sol mineur et clef d’Ut 4, le deuxième caprice creuse une veine plus

  • jaillissante,
  • énergique et
  • équilibriste

au sens où il juxtapose des traits qu’il s’amuse à suspendre avant leur résolution. Profitant d’un choix judicieux de cordes en métal et d’un diapason à 442 Hz qui évite d’engoncer l’œuvre dans une historicité musicologiquement justifiable mais risquant de fleurer auditivement la naphtaline, Estelle Revaz en rend les radicalités avec un archet puissant de 1825 qui fait briller son Grancino de 1679 et étinceler la composition de Dall’Abaco.
Le troisième caprice en Mi bémol joue la carte du contraste entre

  • traits et pauses,
  • régularité des doubles et pétillements des trilles couplées aux triples croches servant de tremplin au motif suivant,
  • grandes aspirations ascendantes puis descendantes et stagnations autour de quelques notes pimpées par un grave assurant la pulsation,

laissant l’auditeur saisi par la capacité de l’interprète à faire miroiter les sonorités de son instrument. Le quatrième caprice, en ré mineur et à deux temps, pris sur un tempo plus paisible, explore davantage la sonorité à travers

  • le phrasé,
  • les résonances et
  • les complémentarités de registres.

La violoncelliste donne l’impression de sculpter le son en déterminant avec précision

  • l’attaque,
  • l’intensité du frottement et
  • le vibrato

attachés à chaque note ou à chaque phrase.

 

 

Le cinquième caprice, en Si bémol, s’appuie sur

  • des bondissements d’octaves ou de dizièmes,
  • des séquences que suspendent des silences énigmatiques, et
  • des changements de nuances qui modifient la texture du son jusqu’à intégrer des pizzicati.

Cette exigence dall’abacquienne permet à Estelle Revaz d’exprimer pleinement son désir non pas de jouer ces caprices mais, par-delà l’apparence mesurée et harmoniquement conventionnelle,

  • de rendre leur fantaisie,
  • de saisir leur vitalité et
  • d’incarner leur inventivité.

Le sixième caprice, en 3/4 et mi mineur, donne, lui, l’occasion à l’interprète

  • de compléter la régularité des croches par une agogique éclairante,
  • de jouer sur le détaché et sur le staccato non en opposition mais en dialogue, et
  • de casser l’aspect un rien fastidieux des deux reprises systématiques par des nuances qui, avec un savoir-faire frôlant la magie, changent en profondeur la présentation d’un motif pourtant identique.

Le septième caprice, en Si bémol à nouveau, investit le champ des doubles voire triples cordes, offrant

  • une verticalité à une partition jusqu’à présent surtout horizontale,
  • une tonicité dont la violoncelliste tire tout le bénéfice, et
  • une approche harmonique qui complète la veine mélodique principalement explorée jusqu’ici,

donnant l’illusion d’un miniconcerto pour un seul instrument – et confirmant l’intérêt d’une écoute en continu de miniatures dont on pouvait douter a priori qu’elles méritassent une audition enchaînée. Le huitième caprice, à trois temps et en Sol (majeur aux extrêmes, mineur au centre), poursuit la diversification de l’inspiration du compositeur.

  • Graves rythmiques et intervalles aigus,
  • itérations et balancements qu’Estelle Revaz accentue en resserrant telle partie,
  • doubles cordes et glissades monodiques,
  • passage du majeur au mineur (et retour)

revigorent l’auditeur, d’autant que l’interprète investit avec appétit son rôle de narratrice : elle ne se contente pas de lire la partition, elle n’hésite certes pas à « mettre le ton » ! Le neuvième caprice, en Ut, souffre sur notre exemplaire d’un problème récurrent de montage (la pièce commence à la fin de la piste précédente, comme sur l’ensemble du disque, mais là, sur mon gramophone, ça s’entend), même s’il s’agit d’une vétille en cas d’écoute continue et peut-être même d’une maladresse têtue de mon mange-disque.

  • Des deux-en-deux cèdent leur place à des doubles croches furieuses,
  • un propos posé se zèbre de triples croches à valeur d’ornements,
  • des appogiatures ajoutent de la folie dans l’électricité imprévisible qui anime cette page ontologiquement capricieuse.

Le dixième caprice, à trois temps et en La, joue sur

  • l’élégance du ternaire,
  • la tentation de la modulation et
  • le charme de la régularité dansante.

 

 

Le onzième caprice – le plus long – est en Fa. Il part sur un tempo tranquille avant de s’emballer dans un presto dont l’interprète rend avec jubilation la fougue à travers

  • la précipitation des doubles,
  • le balancement des rythmes pointés,
  • la fureur contenue des trilles et
  • la percussion des intervalles finaux.

Les changements

  • de tempi,
  • de caractères et
  • de sonorités

séduisent jusqu’à la cadence idiomatique qui conclut une partition réputée inachevée. Ainsi se termine un disque bouillonnant, au point que, 43′ après le début, on aurait bien repris une petite louchée de violoncelle – mais il faut parfois savoir être sage et apprécier la densité plus que la quantité. Pour les Franciliens, signalons que l’interprète sera de passage à Paris les 27 et 28 novembre afin de promouvoir son disque et son autobiographie. Rens. ici.


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Le grand entretien
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Journey to Geneva
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Bach & friends

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