Entretien avec la mort
Dans le cadre de notre nouvelle série des « Improvisations du samedi soir », inaugurée par un hommage à sainte Isabelle, donc à Jean Dubois, voici un nouvel épisode enregistré sur l’orgue de Saint-André de l’Europe (Paris 8). Après le « Je vous salue Marie » (avec son texte liturgique cochonnifié et sa fausse coda), l’orgue prend la parole pour interroger « maintenant et à l’heure de notre mort » madame la camarde, la dame au zèle imbécile qui ne nous pardonnera jamais d’avoir planté des fleurs dans les trous de son nez.
Objet de l’interpellation, suivant peu ou prou les termes de l’épître de Paul lue ce jour : « Meuf, où diable est ta victoire ? » J’ai bien une petite idée mais, en attendant une réponse officielle, voilà la question.
Irakly Avaliani joue Robert Schumann (2009) – 4/8
L’interlude proposé par Irakly Avaliani entre les Pièces de fantaisie op. 12 et le Carnaval ? L’Arabeske op. 18, composée à Vienne en 1839, après que Robert Schumann a été fermement prié de laisser Clara tranquille. L’affaire commence dans un esprit « léger et tendre ».
- Nuances pianissimo,
- anacrouse,
- appogiatures,
- deux-en-deux et
- arpèges à la main gauche
sont exécutés avec la légèreté et la finesse requises. Aux ritardando habituels, le pianiste préfère l’élégance des contrastes très schumanniens entre allant et respiration. Irakly Avaliani aime ménager
- ce moment de suspension,
- ce point d’équilibre plus que de bascule,
- cet apex qui est encore la phrase précédente et déjà la phrase suivante.
Le passage en mi mineur illustre cette dilection. Le tempo plus lent donne l’impression d’être intimement habité par le musicien tant il est parcouru
- d’ondulations (thème
- à droite,
- à gauche,
- à l’unisson),
- de rebonds
- (accents,
- silences,
- notes en friction comme ce si bémol / la dièse donnant l’impression d’un sursaut), et
- de dérobades
- (accords arpégés fluidifiant l’harmonie,
- nuances faussement étales finissant par emballer l’énoncé,
- appogiature inattendue qui rend moins évident l’attendu).
Un interlude faussement apaisé point. Il est en fait perclus
- de questions,
- de modulations,
- d’expectatives incertaines,
et choisit de se raccrocher au thème liminaire, élu refrain du simili rondo. Le second passage en mineur, cette fois en la, n’est nullement geignard. Il garde du thème principal le swing du rythme pointé, cette fois confié à la main gauche.
- Tremplin des appogiatures,
- liberté des points d’orgue,
- efficacité de la marche ascendante de la main gauche
énergisent le fragment jusqu’à la modulation qui ramène au thème central.
- La délicatesse des piani,
- la sûreté de l’allant,
- l’air frais apporté par les respirations évacuant le risque de rengainisation – je tente – du sujet principal
animent cette dernière exposition intégrale jusqu’à la coda moins lente que suspendue – car, on l’aura compris, si l’opus 12 se caractérisait par sa tendance à l’association des contraires apparents, l’opus 18 s’efforce, sous les doigts de l’interprète, de saisir au vol les suspensions qui accompagnent la sinuosité des inspirations et les mouvements complémentaires des lignes mélodiques. Avec sa technique et sa musicalité quasi imparables (« quasi » car, s’il n’y avait pas ce suce-pince, on s’ennuierait, et c’est pas l’but quand on écoute de la belle musique), Irakly Avaliani laisse résonner
- les harmonies surprenantes de la première partie,
- la mélancolie envoûtante de la seconde, et
- le mystère du temps long retrouvé (point d’orgue créatif du dernier do grave inclus).
Ici palpitent encore les échos étouffés mais vivants du motif qui court sur l’ensemble de cette arabesque, dernière volute comprise. Le résultat étincelle de douceur énergique (et hop) mais non de mièvrerie dissimulée, et donne hâte d’écouter le Carnaval op. 9 puis d’en rendre compte !
Pour retrouver les précédents épisodes, cliquer sur 1, 2 ou 3.
Pour écouter gracieusement l’intégralité du disque, c’est ici.
« L’Atelier du tripalium », Mariette Darrigrand (Équateurs, 2024) – 6/6
Non, le travail n’est ni torture que seuls apprécient les bourreaux (de travail), ni « punition d’une faute » (135), au contraire : telle est moins la thèse que le clou martelé par Mariette Darrigrand dans L’Atelier du tripalium, son essai paru aux éditions de l’Équateur en 2024 et dont nous terminons, ce jour, la lecture commentée. On le sait, voler, c’est pas beau, mais travailler, c’est pas trop dur car, quand on travaille, « on coupe un morceau de trabs [tronc d’arbre] dans la forêt et, un jour, on se retrouve sur le pont d’un bateau qui prend le large » (137). Quand tu visualises la gueule de la ligne 2 du métro à 8 h du matin, tu te dis décidément qu’il faut en tenir une couche pour oser écrire des âneries semblables mais, apparemment, ça passe.
À travers les séries télévisuelles, on peut suivre les « péripéties du labeur » et se reconnaître dans les archétypes mis en scène en se demandant « qui leade, qui conduit l’histoire ? ». Car le leader, c’est celui qui conduit, qui tient le gouvernail du bateau entreprise avec force mais aussi vulnérabilité, comme l’a montré Delphine Horvilleur, « rabbin qui fait du rab » (143), rappe Mariette avec ses parophonies aussi consternantes que les circonvolutions – pseudo humoristiques ou non – de ses écrits. Chacun est invité à voyager, à prendre « des passerelles, des ponts pour exercer des fonctions transverses (sic) » dans un crew car Mariette, spécialiste des séries télévisuelles et de l’anglais expliquant que team est réservé au sport… ainsi que le savent ceux qui ont subi les affres du team building ou vu les géniaux Black Books, avec leurs personnages plus ou moins mis en appétit par l’idée de former une team. Certes, admet l’auteur, le travail, « parfois, c’est la galère, mais c’est surtout l’occasion de rejoindre un trajet » (147). Oui, « rejoindre un trajet ». Bon, remarquez, on est proche du gros port, donc on n’est plus à ça près.
En effet, voici que point la conclusion. Elle se propose de nous offrir « une boussole pour la route ». L’auteur y assume avoir recherché « la représentativité » et non « l’exhaustivité » en se fondant sur un critère : « La valeur positive des termes que j’oppose au travail-torture » (150) au point de réinvestir la carte de Tendre pour l’adapter au travail en reliant corps et esprit d’une part, ancrage et voyage d’autre part. Le résultat ressortit
- d’un sociolecte,
- d’un verbiage et
- d’une iconographie
adaptés quand on « souhaite se montrer probusiness » comme le gouvernement Bayrou et ses prédécesseurs (in : Le Monde, 23-24 février 2025, p. 8), et effarant pour tout travailleur travaillant vraiment.
Remplacer l’amour par le travail au nom de l’amour du travail (haha ! je crois que je commence à prendre le pli darrigrandesque !) pourrait passer par une ineptie. C’est plutôt un crachat à la face de ceux qui bossent. Faire l’éloge du travail est une chose, car c’est une opinion provocante qui a toute sa place dans le débat ; laisser entendre que, par la grâce des entourloupes du verbe confinant parfois à la logorrhée, on peut en gommer les aspects négatifs voire mortifères est une ignominie. Pourtant, le livre se conclut par « un glossaire du travail » où
- il ne faut pas chercher « souffrance » mais « opulence »,
- le problème de la « santé mentale » est résumé à un « baromètre » de l’Essec (un sondage Ipsos, en fait, cautionné par une école de commerce) pour signaler que « près de six adolescents sur dix se déclarent stressés par les interrogations ou la remise de notes » (ce n’est pas même une façon ridicule d’aborder le problème, c’est pour expliquer que, si de nombreux employés vont mal voire pire, c’est que « la santé mentale se cultive dès l’enfance »), et où
- l’on apprend que l’usine « désigne le lieu où s’usinent les objets », wow.
Ainsi le livre se termine-t-il sur soixante pages de remplissage
- tantôt ennuyeux,
- tantôt hérissant,
- tantôt hors sujet,
Dans cette coda cacophonique voire cacaphonique,
- la rigueur,
- la finesse et
- l’art d’écrire
sont aux abonnés absents. En somme, un finale à la hauteur de ce qui précède, et qui achèvera de décevoir le lecteur curieux d’un essai précis, fouillé, intelligent et piquant sur un sujet palpitant.
Irakly Avaliani joue Robert Schumann (2009) – 3/8
Avec ses Pièces de fantaisie op. 12, Robert Schumann semble explorer non pas l’opposition entre ses deux facettes (l’exubérance et l’inclination à la rêverie) mais leurs interactions. Sous les doigts d’Irakly Avaliani, nous avons constaté que la caractérisation des états d’âme permettait rapidement
- le brouillage des frontières les plus solides en apparence,
- la contamination sporadique ou durable des uns par les autres, et
- l’évocation d’une unité oxymorique entre Florestan et Eusebius, tissée de
- la friction la plus vigoureuse,
- la superposition imparfaite et
- la découverte étonnée de similitudes.
« Traumes Wirren » (Songes troubles) prolonge cet éloge
- de l’entre-deux,
- du fluant,
- du brouillage
par opposition à une dichotomie schizophrénique des humeurs – éloge qui résonne d’autant plus fort dans ce que Thomas Bauer a diagnostiqué comme une « époque de faible tolérance à l’ambiguïté » à laquelle elle préfère le clivage donc la communautarisation (in : Vers un monde univoque. Sur la perte d’ambiguïté et de diversité, trad. Christophe Lucchese, L’échappée, 2024, p. 60). Le mouvement, en Fa et « extrêmement vif », se révèle palpitant.
- La célérité,
- la légèreté et
- l’art de détacher la dernière double croche des ensembles de quatre
emportent l’auditeur dans une cavalcade effrénée.
- La manière de tuiler les modulations,
- l’architecture des nuances et
- la science des respirations, notamment dans le passage en Ré bémol
suscitent un sentiment
- d’urgence plus que de confusion,
- de course plus que de dégringolade,
- de vivacité plus que de secousse immaîtrisée.
Tout se passe comme si Irakly Avaliani tâchait de rendre perceptible
- l’éphémère,
- l’instantané,
- l’insaisissable,
sans que, in fine, l’on sache si ce mystère « extrêmement vif » illustre
- un mouvement passionné,
- une pulsion soudaine ou
- l’espoir de saisir un rêve insensé qui nous devance toujours et s’évanouit au réveil.
« Ende vom Lied » (Épilogue) prolonge la tonalité de Fa « avec un certain humour. L’allure est décidée, presque martiale (il s’agirait pourtant d’une volée de cloches figurant le mariage avec Clara…), l’interprète faisant son miel des associations entre
- accents et résonance suscitée par la pédale qu’exige le compositeur,
- rythmicité, contretemps et légère détente pour faire respirer le bloc compact du son,
- aspiration aux aigus et octaves descendantes,
- puissance de la sonorité mais large spectre de forte.
On retrouve ainsi, suggérée, l’association sinon des contraires, du moins des différences. Un passage plus animé en Si bémol secoue à son tour la dynamique qui semblait bien établie. Cette fois, l’énergie provient essentiellement
- de la tonicité du toucher,
- de la répétition des notes,
- de l’efficacité des deux en deux,
- de l’installation d’un chromatisme têtu, et
- du contraste tant des intensités que des registres.
On apprécie qu’Irakly Avaliani n’essaye pas de jouer joli, préférant garder le cap d’une force qui avance et semble autogénérer son dynamisme et ses cahots. Le texte lui donne raison : l’absence de préparation de la modulation finale ramenant au premier motif est une nouvelle secousse… qui prélude à un dernier soubresaut en guise de coda scellant gravement l’histoire dans le crépuscule d’un doute intérieur qui synthétise peut-être
- la mort des certitudes,
- l’impossibilité d’une affirmation définitive et, qui sait ?
- la conscience de l’abyme qui nous attend par-delà la déflagration des tourments, contrariétés, soucis et joyeusetés, grands ou petits, qui pétillent nos vies (et hop).
En interlude avant le Carnaval op. 9, où nous attendent Florestan, Eusebius et quelques autres, Irakly Avaliani, toujours soucieux de construire ses disques, quoique monographiques, à la manière d’un récital, nous propose les Arabesques op. 18. Nous comptions les chroniquer ici mais, s’il s’agit bien d’un interlude, c’eût été une erreur : gardons à l’interlude sa fonction d’interlude, et examinons-le dans une prochaine notule spécifique donc interludique !
Pour écouter gracieusement l’intégralité du disque, c’est ici.
« L’Atelier du tripalium », Mariette Darrigrand (Équateurs, 2024) – 5/6
Le précédent épisode s’achevait sur un suspense fouyouyou : travailler, on a une idée de ce que ça veut dire, même si notre propre définition diffère visiblement des convictions de Mariette Darrigrand ; mais à quoi s’occuperait un groupe de salariés amenés, lors d’un workshop, à « travailler sur son purpose » (103) ? Le jargon angliciste désigne la verbalisation du « but que nous nous donnons pour incarner nos valeurs, notre engagement » au boulot. En effet, travailler me paraîtrait insipide s’il ne me donnait pas l’impression de « travailler à quelque chose de supérieur à moi ». De quoi éclabousser la sémiologue de jubilation – ainsi que l’on désigne presque la retraite en castillan – voire de jubilance car, enfin, « comment ne pas se réjouir de voir que, jusque dans les usines à Ketchup, se cherche une transcendance ? » (106)
L’idiolecte religieux devient peu à peu une métaphore filée, laissant imaginer que Mariette croit au travail comme d’autres à Skippy, le grand spécialiste de la totale liberté de conscience vers un nouvel âge réminiscent. Tant pis si certains se demandent dans quelle mesure la foi qu’affiche Mariette n’a pas surtout pour objectif de séduire d’autres patrons susceptibles de l’embaucher pour aider leurs employés à définir un purpose collectif : l’écrit reste, les cris passent.
Pour l’auteur quasi théologienne, le travail est généralement une vocation, un appel – quelle chance que certains aient été appelés aux ors de la République et d’autres au nettoyage de la crasse humaine et inhumaine, la nature fait décidément bien les choses ! Cette foi dans la vocation (si, si) postule que, si le travail a été et est encore parfois conçu comme une torture, c’est à cause de la religion – ça change de la gauche – qui y a vu une façon de gagner son paradis grâce aux larmes et à la sueur. Quand, avec Luther, l’homme s’aperçoit que « Dieu n’est pas un dealer, il ne marchande pas » (Mariette, sérieux, tu connais beaucoup de charbonneurs avec qui tu peux marchander ?), le travail « qui était punition devient élévation », observe Hannah Arendt. En gros, comme t’es obligé de bosser, imagine-toi que ta souffrance, ta peine et ta désespérance sont métaphysiques.
Et l’affaire ne s’arrêterait pas à la chrétienté ! Même les textes sacrés musulmans estiment que l’homme doit « produire des richesses » et non se contenter de « l’usure et l’oisiveté ». Aujourd’hui, les responsables RH et leurs copains de la RSE réinvestissent ce champ religieux pour valoriser le travail comme
- vocation (je suis né pour occuper le poste que j’ai obtenu ou aspire à obtenir),
- devoir (ne pas travailler ou ne pas tout donner au travail est un crime contre l’humanité), et
- mission (ce projet qui cèle les exigences des financiers sous une punchline de communiquants sans inspiration permettant l’invention consternante des « entreprises à mission » parmi lesquelles Danone, c’est dire).
Ainsi, pour les travailleurs qui souffrent, le vocable « vocation » peut être entendu comme un synonyme
- de soumission,
- d’acceptation de l’humiliation et
- de culte de la résignation.
Si tu souffres au travail, ce n’est pas que le travail te fait souffrir, c’est que tu es
- un fainéant,
- un wanna be assisté, bref,
- un immonde petit personnage.
Cette idéologie droitiste décomplexée oublie entre autres d’évoquer, voilà qui est étrange,
- la destruction du Code du travail au nom précisément, de la nécessité du travail,
- le plafonnement des indemnités prud’hommales au nom de la protection des puissants, et
- la détérioration des conditions de travail de nombreux employés, quel que soit leur statut,
qui contribuent à expliquer le manque d’enthousiasme de certains travailleurs au moment d’embaucher. Les patrons aux dents longues et leurs affidés aux appétits pécuniaires tout aussi aiguisés sont en quête perpétuelle pour enfoncer un peu plus
- les petits,
- les gueux et
- les clampins (aka les « collaborateurs »).
Devant ce qui nous attend si nous acceptons sans barguigner certains postes en sachant ce que prévoient telles conventions collectives et ce que vivent les futurs collègues, doit-on s’étonner de la crise des vocations, celle qui a par exemple conduit l’Espagne à instrumentaliser l’immigration en créant une grosse partie des nouveaux postes pour les nouveaux arrivants (« 40 % des 470 000 emplois créés en 2024 ont été occupés par des étrangers », in : Le Monde, 1er février 2025, p. 18). La sinistre méthode est habile pour casser
- les salaires,
- les statuts et
- les conditions d’exercice des travailleurs,
ainsi que pour trouver de la chair fraîche prompte à la docilité. En somme, dans l’imagerie darringrandienne, trois sortes de travailleurs se distinguent :
- les gauchistes, d’abord, qui
- travaillent malgré eux, les ingrats,
- essayent d’en faire le moins possible, les cossards, et
- ne manquent jamais une raison de cracher leur fiel, les terroristes ;
- les bons employés, ensuite, capables de prendre en bouche et de recracher les éléments de langage infligés par la hiérarchie sur
- leur bien-être au travail,
- leur besoin de bosser en équipe, et
- le sens puissant qu’ils trouvent dans leur job, le salaire en devenant presque accessoire ; et
- les doux rêveurs, enfin, rêveurs faisant rêver à l’instar de ce « jeune médecin [qui] répond à la nécessité de soigner des personnes migrantes » alors qu’il pourrait passer en secteur 1 et se faire un max de moulaga.
Dans l’Évangile selon Mariette, il est martelé que
les travaux et les jours nécessaires à la longue marche de l’humanité peuvent posséder une forme de transcendance. (…) La question du travail ne peut plus s’envisager hors cadre aspirationnel (sic) et transcendant. (…) De plus en plus de productions ont l’ambition de se penser comme (sic) réponses à un appel du sens. (118)
Dans cette perspective, la retraite, action qui consiste à se retirer de l’action par essence qu’est le travail, est un non-sens, d’autant que « les salariés ont en moyenne de trente ans à cinquante ans pour agir [c’est-à-dire travailler] alors même que la durée de vie s’allonge » et la durée de la retraite « avoisine trente ans », soit « davantage que la partie intense de la vie professionnelle » (121). Les retraités, ces profiteurs qui ne meurent pas assez vite, auraient-ils oublié à quel point le travail est in-dis-pen-sable à l’homme, n’en eût-il pas la nécessité matérielle ? Il leur faut revenir au concret. Mariette se réjouit ainsi en s’apercevant que « l’avenir sera aux soudeurs et aux soudeuses de plus en plus nombreuses ».
À bien y regarder, nul ne peut dénoncer tout ou partie du travail car tout est travail. La soudure, donc. Ou le voyage. Ou la station horizontale dans un lit pour philosopher (n’en point abuser cependant). Dès lors, il conviendrait de cesser d’opposer travail et loisirs en considérant l’idée d’une « vie vraiment active » qui pourrait se construire en dehors de l’emploi, à condition de servir le travail. C’est d’autant plus important que, selon Mariette, pour « les moins de trente ans actuels », « travailler n’est pas le but de leur vie » (127). Au travail tout court, ils préfèrent le travail sur soi. Avec un danger : que « l’attention portée au travail sur soi » soit « exclusivement sur soi », jusqu’à en oublier le collectif (131), c’est-à-dire moins la société que l’entreprise. Peut-être l’IA, avance la sémiologue, en « libérant des tâches » les hommes pour qu’ils « gagnent en liberté d’agenda », ben voyons, les obligera-t-elle à reconstruire du sens. Ainsi, l’oisiveté deviendra « civilisationnelle et néo-humaniste » en remplaçant le farniente par « tout un taf amusant et sublimant » (134).
Je me souviens d’une directrice éditoriale qui, quand une phrase de mon manuscrit la laissait perplexe, écrivait « gâ ? » dans la marge, voire « gâ ??? » dans les cas graves. Je sais comment tu aurais commenté ce passage de Mariette, Malina Stachurska !
À suivre…
Irakly Avaliani joue Robert Schumann (2009) – 2/8
Le balancier ambigu qui va de Florestan à Eusebius dans cet opus 12 de Robert Schumann pointe Eusebius après avoir désigné Florestan. Toutefois, « Grillen » (Chimères), à jouer « avec humour », suggère l’unité de ces deux opposés en prolongeant le Ré bémol de la pièce précédente. Nous voici en ternaire et en joie puisque
- des accents et des contretemps pimpent le phrasé,
- des octaves dégringolent joyeusement les dernières marches du registre grave, et
- les fines nuances apportées par l’interprète ajoutent de l’élégance à la tonicité
avant qu’une première modulation ne réoriente le propos entre fa mineur et La majeur. Le retour du thème liminaire en Ré bémol n’est que le début de la suite (si, si) du tournoiement. Un passage en Sol bémol, agrémenté d’une mesure à deux temps, ne relance-t-il pas
- la richesse,
- l’inventivité et
- la capacité de surprises qui contribue à faire vibrer la partition ?
L’embrassement dont nous parlions dans notre première chronique pour désigner l’intrication d’Eusebius et de Florestan s’illustre alors dans ce passage a priori plus méditatif mais qu’agrémentent, en réalité,
- appogiatures bondissantes,
- enjambements de mesure,
- contrastes d’intensité et
- variété d’attaques,
de sorte que l’on ne sait plus si c’est l’excitation qui trouble la mélancolie ou l’inverse. Irakly Avaliani ne cèle rien des charmes de la pièce :
- la violence résolue des percussions,
- l’élégance des piani et
- la vivacité des changements d’atmosphères
sont ici présentés avec une crudité et une hauteur de vue remarquables.
« In der Nacht » (Dans la nuit), à deux temps et en fa mineur, associe
- la couleur sombre des arpèges mineurs grondant à la basse,
- l’aspiration à détacher une mélodie dans l’aigu qui ne s’élève que pour mieux retomber, et
- la « passion » qu’exige l’indication placée par le compositeur en tête de partition.
Celle-ci se manifeste par un rythme oxymorique car
- très régulier (les huit doubles croches par mesure le martèlent),
- très contesté (la mélodie frotte ses triolets aux doubles binaires), et
- très libre (çà et là se déploie à bon escient une agogique vibrante, parfois amplifiée par les nuances).
Devant un Schumann inspiré donc inspirant, l’auditeur oublie presque de s’ébaubir d’une exécution équilibrant parfaitement sensibilité et rigueur pour se laisser éblouir par
- les modulations éphémères ou plus stables,
- l’allant souple que rien ne semble pouvoir endiguer et qui sait pourtant, un instant, s’apaiser, ainsi que par
- une joyeuse capacité à associer
- virtuosité,
- fougue et
- musicalité.
Voilà bien une grande pièce interprétée avec un brio éclairé par une lecture intime des tensions qui électrisent cette nuit-là !
Le contraste le plus vif est réservé pour « Fabel », qui assume une tonalité d’Ut mais prolonge le 2/4 de « In der Nacht ». À une astuce près : ici, s’opposent frontalement passages lents et passages prompts. Ce nonobstant, doit-on parler
- d’opposition,
- d’entrelacement (d’embrassement qui embrase, donc) ou
- de mise en miroir ?
Après tout, la rapidité ne s’étalonne qu’à l’aune de la lenteur… de même que la difficulté technique n’est pas forcément dans le presto ou uniquement dans le presto. Ainsi de ces accords de dixième réservant aux grandes paluches l’interprétation de l’épisode ! Irakly Avaliani ne se trompe pas de propos en relativisant presque l’incompatibilité apparente des caractères grâce à sa spectaculaire palette
- de nuances,
- des touchers et
- des choix d’interprétation.
En effet, « Fabel » offre une grande marge de manœuvre au pianiste puisque
- les tempi ne sont pas chiffrés ;
- les points d’orgue exigent de penser le son plus que de compter les beats ;
- l’agogique et les respirations doivent accompagner le long passage rapide placé au centre de l’œuvre.
Le musicien en use, osant çà un decrescendo pour accompagner le ralentissement exigé par le compositeur alors que le passage est généralement marqué par un crescendo, ou là en risquant une accélération progressive fort à propos quand le strict respect de la partition aurait conduit à un contraste plus brutal et, curieusement, moins approprié. Ainsi ressentons-nous les différentes formes d’embrassements-embrasements qui alimentent la fantaisie des pièces et font miroiter la diversité des interactions possibles entre Florestan et Eusebius. Rendez-vous dans une prochaine chronique pour la fin du cycle… et un bonus !
Pour écouter gracieusement l’intégralité du disque, c’est ici.
« L’Atelier du tripalium », Mariette Darrigrand (Équateurs, 2024) – 4/6
L’éloge du travail de Mariette Darrigrand passe par la remise en cause de ses critiques. Parmi elles, on a crié haro sur les baudets
- politique (la gauche incite à travailler moins sans gagner moins),
- culturel (la paresse a trop infusé dans la tisane mentale des Français) et
- philosophique (le marxisme et ses dérivés poussent une partie des travailleurs à désorganiser, dénigrer et dévaloriser le travail).
Nous voici arrivés au baudet historique qui s’ouvre, avec un trait d’humour selon Mariette, par une citation de Marx, Thierry de son prénom (perso, je préfère Joseph, mais ce n’est pas le sujet). En effet, travail et technique sont consubstantiellement liés ; or, historiquement, la technique « fait l’objet d’une très profonde critique » car elle a contribué aux massacres à grande échelle qui n’ont pas manqué de se déployer au vingtième siècle (79). C’est que la technique se mélange souvent avec la mètis, à la fois
- ingéniosité,
- sagesse et
- ruse.
Pourtant, en soi, la technique est bonne, d’autant que, étymologiquement, elle vient de teknon, « une des façons de désigner l’abri protecteur », ce qui conforte l’idée d’un travail comme dérivation de « trave », la poutre, autrement dit comme colonne vertébrale de l’homme (87). Dans le livre de Mariette, ces hypothèses s’épicent d’une conscience écologique pas toujours simple à suivre, les méandres de l’inspiration faisant souvent onduler le fleuve de la pensée au point de rendre son cours difficilement navigable. Ainsi l’auteur explique-t-il que la technique contribue aussi à couper des matériaux ou de l’ARN mais aussi des sociétés. Or, Mariette constate que, « aux abords de Paris et de toutes les grandes villes occidentales qui réinventent la ville par la végétalisation ou la mobilité électrique (sic) », ce qui serait un progrès, « de plus en plus de cabanes de fortune sont visibles », prolongeant la tradition des migrations – donc des gens qui progressent en cheminant – et des abris que s’invente l’homo viator, l’homme voyageur (90).
Autrement dit, le progrès se vivrait donc à plusieurs échelles, même si la logique technique est peu ou prou toujours la même. Dans tous les cas, la technique « a le grand avantage de poser des cadres aidants (sic) » voire de permettre « d’entrer en douceur dans le monde du travail » à travers l’alternance qui réhabilite, et Mariette s’en réjouit, le mot « maître ». Pour maîtriser son métier donc sa vie, il faut se se soumettre au maître en devenant un sous-maître ; et c’est cette soumission volontaire qui rend fantastique l’esclavage par le travail.
À ce baudet historique ou vaguement épistémologique, succède le baudet théologique. À l’opposé des religions antiques, le monothéisme est intrinsèquement lié à « la croyance en un travail originel » (93) : le monde n’est pas engendré, il est créé. Mariette estime que nous devrions nous en inspirer non pour rendre gloire à Dieu mais pour imiter son art du bara, c’est-à-dire sa capacité à « séparer l’informe pour le recréer sous forme d’objets utiles » (97). Substituer à l’aspiration transcendantale une croyance à la nécessité vitale du travail permettrait sans doute de diviniser les grands patrons à une époque où « les communautés d’internautes essaiment pour critiquer leur environnement dans l’entreprise, demander conseil et s’interroger sur la place de l’emploi dans leur vie », à l’instar du forum « AntiTaff » de Reddit qui s’adresse à
toi qui ne crois pas que le sens de ta vie passera par ton taff, toi qui négocies une rupture conventionnelle, toi qui ne vis pas qu’à travers l’objectif de « faire carrière », toi qui négocies pour cinq heures de télétravail face à l’inflexiilité de ton employeur et toi qui souhaites moins de place de l’emploi dans ta vie, voire l’abolition du travail (in : Le Monde, 16-17 février 2025, p. 17).
Face à ce ras-le-bol des travailleurs, qui n’est pas lié à une « perte de sens » ou à l’inclination à un mélange de procrastination et de fainéantise mais à une exploitation accrue et décomplexée dont ils sont victimes, Mariette milite pour un travail concret et de proximité (exactement ce qu’elle ne pratique pas), où l’artisan serait conscient de « l’expérience-client » grâce aux travaux, haha, de farceurs comme Laetitia Vitaud, bombardés « experts en prospective du travail » ; et, non, je ne proposerai pas une longue liste d’autres titres utiles à la compréhension et à l’amélioration de la société, même si j’imagine, presque malgré moi, des experts
- de la temporalité laborieuse,
- de la gestion du faire collectif,
- de la pratique de la co-création en entreprise (bien distinguer ces deux dernières spécialités),
- de l’optimisation de la positivation managériale,
- du ruissellement de l’esprit de win,
- de l’estimation de soi par les autres, et autres boulechiteries.
De la sorte, la finalité du travail ne serait pas de gagner de quoi survivre mais de se réjouir de « produire du natal, du nouveau, de la vie fraîche, de la genèse » car « tout travail est une façon de recréer le monde », lit-on p. 101 en se demandant comment il est possible d’écrire, d’éditer et de vendre de telles imbécillités. Si la dimension religieuse que décèle l’essayiste dans la fantasmatique du travail doit être laïcisée par une pragmatique du geste et du faire (je simplifie, hein), Mariette ne néglige pas complètement l’aspiration au dépassement de soi mais propose de le loger dans l’impression de participer à un purpose collectif. Oui, « participer à un purpose ». Je nous propose de méditer – mais pas trop – sur ce trope et d’y revenir dans une cinquième notule qui, on le reconnaîtra, s’annonce coquine, peut-être même mutine. D’ici là, au travail, bande de gauchistes paresseux !
Pour retrouver les précédents épisodes, cliquer sur 1, 2 ou 3.
Irakly Avaliani joue Robert Schumann (2009) – 1/8
1837. Robert Schumann compose sa première série de Pièces de fantaisie, l’opus 12, où il met en musique son côté rêveur aka Eusebius, et son côté passionné, aka Florestan. C’est par ce cycle qu’Irakly Avaliani ouvre son disque Schumann, sponsorisé par le groupe Balas et pouvant passer, seize ans plus tard, comme un habile hommage au disque physique, cette espèce en voie de disparition. En effet, le livret, au lieu de nous bassiner d’informations dont on se tampiponne (« Robert Schumann est né le 8 juin 1810 à Zwickau d’un père… / – Excuse-moi de t’interrompre mais ton laïus ne m’intéresse pas du tout. Tu peux me dire où est le gaz ? »), permet un échange entre manière de poème de Nancy Huston et des œuvres tant abstraites que mouvantes de Masha Schimdt. Comme le disque n’est plus guère disponible à la vente, nous n’évoquerons presque pas cette partie du projet, mais nous ne pouvions la passer sous silence tant elle s’inscrit dans une recherche de synesthésies
- (musique,
- littérature,
- peinture)
que Nancy Huston appelle ici des « Embrasements ». Or, c’est bien cette friction dans l’unité que les spécialistes experts et autres sachants savants ont désignée comme clef-de-voûte de la musique de Robert Schumann,
- tantôt Eusebius,
- tantôt Florestan, et
- parfois ambigu.
Nulle ambiguïté sur « Des Abends » (Au soir) qui nous plonge « très intimement » dans le mood d’Eusebius… et pourtant, la métrique est, sans être embarrassée, embrassée et embrasée, au sens hustonien du terme, puisqu’elle est à la fois binaire (deux temps par mesure) et ternaire (deux triolets de doubles croches par mesure). Avec délicatesse, Irakly Avaliani nous plonge dans le balancement façon boîte à musique. Là encore, la régularité du débit dialogue avec la métrique. De fait, la mélodie égrène trois notes par mesure. Il y a donc à la fois
- une mesure à trois croches,
- une mesure à deux temps, et
- une mesure à six doubles croches ;
et c’est de la même mesure qu’il s’agit. Pareillement, la tonalité de Ré bémol paraît être une évidence. Pourtant, elle s’orne de nombreux accidents qui en aiguisent le charme, et elle n’hésite pas à moduler puis à réapparaître en transformant un fa dièse en sol bémol. Rien, donc, d’anodin dans le calme clapotis de la rêverie étale ; voilà précisément ce que l’interprète parvient à évoquer grâce à
- un jeu sûr fuyant à raison l’agogique sentimentaliste,
- un allant savamment dosé qui s’autorise de respirer aux moments-clés, et
- un toucher soyeux qui ne sombre jamais dans la mièvrerie.
« Aufscfwhung » (Essor) doit être joué « très rapidement. Autant dire que Florestan reprend le lead dans ce 6/8 en fa mineur. Nous voilà embarqués d’entrée par
- la tonicité digitale,
- la mobilité tonale,
- l’agilité fine de la polyphonie,
- le travail sur la caractérisation des différents registres et
- le plaisir de l’itération qu’animent des foucades réjouissantes.
À ces fins, l’interprète préfère
- le clair-et-net au spectaculaire,
- l’énergique au bruyant, et
- la nuance au contraste flashy.
De la sorte, il semble traduire l’ambiguïté schumanienne qui s’exprime y compris sous son personnage d’ultrajouisseur. De fait, même sous un discours d’apparence légère, apparaissent, via
- les changements de mode (mineur / majeur),
- les différences d’atmosphères,
- les tentations presque rhapsodiques parfois à peine couturées ou masquées par l’urgence du propos
moult
- failles,
- sous-jacents sombres et
- constats de l’insaisissabilité du désir voire du plaisir de jouir.
« Warum? » (Pourquoi ?), revient au deux temps et au Ré bémol cher à Eusebius, lequel est ici censé s’interroger sur les excès de Florestan, cet autre lui-même. La perplexité se lit notamment dans
- l’indication couronnant la partition (« lent et tendre », pour une réflexion censée être espantée par une attitude incorrecte, c’est curieux…),
- l’harmonisation in medias res (on ne commence pas sur un accord de Ré bémol),l
- es
- les contretemps structurants, qui semblent inclure le mouvement dans leur propre caractère obsessionnel,
- l’évolution de de la mélodie hésitant de façon presque joyeuse entre soprano et alto puis basse, donc entre légèreté aigüe et gravité,
- la souplesse inattendue de la très stricte mesure
- (enjambements,
- ritendi,
- notes additionnelles),
- les croisements de mains rejetant l’opposition latéralisée entre graves à gauche et aigus à droite,
- la reprise semblant se ronger les sangs en attendant une réponse, ainsi que
- la composition d’ensemble suggérant d’enchaîner ce mouvement et le suivant.
Tel paraît être cet embrasement-embrassement évoqué par le texte de Nancy Huston et par les intrications plastiques fomentées avec énergie par Mascha Schmidt : non point une dichotomie clivant le poète gnangnan et le joyeux jouisseur, mais une fusion en partie aléatoire où la schizophrénie cède le pas à une bipolarité à la fois violente et tempérée. Par son interprétation
- soignée,
- engagée et
- subtile,
Irakly Avaliani laisse entendre en connaisseur que le narratif est illusion. En réalité, il n’y a pas d’un côté Florestan, de l’autre Eusebius. L’un n’est pas l’excuse de l’autre. L’autre n’est pas la miniature mignarde de l’un. Robert Schumann les rassemble en les opposant, et son interprète nous introduit dans cette vivacité thymique qui a quelque chose d’autobiographique pour beaucoup d’entre nous – du moins, j’espère. La prochaine notule se demandera s’il en est de même pour les chimères qui intitulent le quatrième épisode du cycle…
Pour écouter gracieusement l’intégralité du disque, c’est ici.
Isabelle, en quelque sorte
Le 22 février en trois temps.
- Voir que c’est la Sainte-Isabelle.
- Entendre une chanson de Jean Dubois sourdre dans son petit cerveau.
- En faire une sortie de messe.
Et hop !
Yvon Bourrel, « In memoriam » (forgotten records) – 4/4
Dernier volet des mélanges offerts à la mémoire d’Yvon Bourrel, la Suite pour deux clavecins op. 122. Elle fait écho, pour les intimes, aux relations du compositeur avec la famille Poinsignon. Pour eux et pour les autres (nous, donc), elle s’articule en un prélude et deux mouvements.
Le prélude joue sur la tension entre la brièveté du son émis par la corde pincée (qui plus est quand elle volette autour d’une trille) et la résonance des graves tenus. Le dialogue, d’une grande lisibilité, joue sur la complémentarité
- des touchers,
- des phrasés et
- des couleurs projetées sur les duettistes par les modulations.
Quoique résolument tonal, le prélude se dévergonde avec quelques dissonances qui ravivent l’intérêt de l’écoute. La sarabande, plutôt mélancolique, travaille
- les différences de registres,
- l’opposition entre
- allant,
- pesanteur et
- suspension, ainsi que
- le mélange
- de sensation de stagnation,
- d’impression d’épuisement concentrée dans les ritendi, et
- d’envie de connaître la suite que suscite la répétition obsessionnelle de motifs davantage rythmiques que mélodiques.
La valse finale s’ouvre sur un prologue, puis Nadège Legay-Zimmermann et Eulalie Poinsignon croisent le fer entre
- pulsation des accords,
- feston des aigus tournoyants et
- questions-réponses associant les deux acolytes.
Comme pour la sarabande, le dernier mouvement semble à plusieurs reprises sur le point de s’éteindre avant de s’étendre dans un sursaut vital… qui ne tarde cependant pas à s’épuiser. Pour le finale, Yvon Bourrel
- demande aux interprètes d’étouffer les cordes,
- copie-colle le thème principal une dernière fois et
- exige à nouveau l’assèchement des cordes.
Ainsi se dessine une musique qui fait
- de la simplicité apparente un argument majeur de séduction,
- de la revendication d’un néoclassicisme une interrogation sur la substantifique moelle de la création musicale contemporaine, et
- de l’immédiate accessibilité des œuvres une posture reliant fraternellement compositeur et auditeur.
Certes, le résultat peut parfois donner l’impression que le projet artistique ne décolle pas autant que l’on en eût rêvé, au point de s’en tenir à une proposition souvent plus proprette que soufflante. Toutefois, il est loisible de se demander si une telle frustration n’est pas constitutive de la musique d’Yvon Bourrel. Celle-ci ne prétend pas ébaubir le clampin par des marques de génie autoproclamées. Bien plutôt, elle aspire à dévoiler à l’auditeur les attraits d’une modernité moins tempérée qu’injectée à petites doses dans la tradition de ce que fut, longtemps, la musique savante. Et si, pour les créateurs, être agréable sans être anodin n’était pas un défi si suranné que d’aucuns seraient tentés de le laisser accroire ?
Retrouver les chroniques précédentes
- sur In memoriam :
- sur les quatuors de Beethoven par l’ensemble Stanislas ;
- sur les suites de Bach par Jean de Spengler ;
- sur le disque d’Olivier Lusinchi et Daniel Propper ; et
- sur des disques de Daniel Propper comme
- L’Écho des batailles,
- Edvard Grieg,
- George Gershwin (ici et là), et
- Feux et tonnerres ! (ici et là).