Coming soon: Sylvie Carbonel
Sylvie Carbonel est l’une des figures discrètement tutélaires du piano français-mais-pas-que. Après des études d’un brio peu égalé (premier prix première nommée au CNSMDP en piano, deux autres prix en poche dont celui d’harmonie dans la classe d’Olivier Messiaen), l’artiste
- s’est perfectionnée avec succès aux États-Unis, à Julliard et à Bloomington,
- a été hautement peaufinée par Radu Lupu en personne,
- a décoiffé mélomanes et critiques lors de ses débuts avec orchestre à Carnegie Hall,
- a tourné dans le monde entier,
- a glané des prix dans les concours les plus prestigieux,
- a enregistré des centaines d’œuvres, et point des moindres,
- en solo,
- en formation musique de chambre et
- avec orchestre, et
- s’est imposée comme une référence aussi bien
- dans Mozart que dans Moussorgski,
- dans le grand répertoire que dans le répertoire non moins grand mais moins connu,
- dans le titillement de Domenico Scarlatti que dans l’exposition mondiale d’Alain Louvier.
Fin 2023, elle a publié chez Skarbo un coffret stupéfiant de dix disques passionnés et passionnants, qui a sidéré
- aficionados,
- curieux,
- pairs et
- autoproclamés connaisseurs (sauf les snobs, Dieu soit loué),
proposant ainsi une rétrospective saisissante d’une carrière gonflée de superlatifs. Son décalogue serait-il un bilan voire une épitaphe ? « Pas du tout, cette réalisation n’est qu’un début », nous promet-elle. Si bien que, en ce mois de mai 2024, elle nous a accordé un « grand entretien » à cœur ouvert et à bâtons rompus sur
- le passé,
- le présent et
- l’avenir.
Le résultat sera à découvrir en feuilleton presque bientôt dans ces colonnes !
Irakly Avaliani, Intégrale Brahms volume 1, L’art du toucher – 10/10
« Ultra passionné, mais pas trop joyeux » : (presque) tout Brahms ne serait-il pas dans l’indication ouvrant la Rhapsodie en sol mineur, second numéro de l’opus 79 ? Officiellement siglé à quatre noires par mesure, la partition donne cependant du grain à moudre à l’interprète en associant ce projet binaire à une réalité également ternaire avec douze croches par mesure. Irakly Avaliani s’appuie sur cet indice de tourments pour caractériser les différents moments en choisissant pour chacun
- le toucher,
- le phrasé et
- les nuances
exigés par le premier segment de la rhapsodie. Ainsi résonnent
- la fermeté sans concession orientant le discours liminaire,
- les staccati bondissants articulant le dialogue entre les deux mains (octaves mains gauches) et
- le leagto presque lyrique enveloppé d’un piano subito (octaves main droite).
Johannes Brahms travaille la spécificité de chaque registre de l’instrument et secoue ces teintes, y compris en recourant notamment
- à l’astuce de la reprise qui permet d’offrir un nouveau tour de grand huit à l’auditeur,
- au plaisir de la modulation tonale et modale et à
- l’art de l’irisation qui consiste à utiliser un même motif en le présentant différemment à la lumière pour en révéler des
- aspects,
- couleurs et
- formes insoupçonnés.
Au centre du clavier, un ostinato inquiétant finit par irriter les deux mains sans provoquer l’explosion attendue (ce qui le rend encore plus inquiétant). Aussi le compositeur réexpose-t-il le segment premier comme pour y chercher une solution. Cela ne dissout point pour autant l’ostinato, et le piano semble en prendre acte dans une conclusion brève et agacée.
- Moins spectaculaire,
- moins démonstratif et
- moins, disons-le, rhapsodique,
ce dernier numéro de l’opus 79 ? Sans doute, et peut-être est-ce la raison pour laquelle Johannes Brahms rechignait à désigner les deux pièces uniment comme des « rhapsodies ». Irakly Avaliani ne manque pas pour autant de montrer ce qu’un musicien peut faire avec ses petits marteaux :
- cogner, bien sûr,
- chanter,
- questionner,
- chercher,
- renoncer,
- confronter,
- suspendre,
suscitant des émotions rhapsodiques, elles, chez l’auditeur, parmi lesquelles
- la surprise,
- la tension,
- la sérénité,
- l’énergie,
- la rêverie,
- l’étonnement et, in fine,
- le plaisir
qui, comme l’écrivait Claude Debussy, devrait être, nonobstant certaines déclarations tourmentées de grands acteurs du monde musical, l’une des principales finalités de la musique. En cela, la seconde rhapsodie est une habile conclusion pour ce disque, paru il y a treize ans, qui nous a captivé de bout en bout !
Pour écouter Brahms par Avaliani en vrac mais gratuitement, c’est par exemple ici.
Pour acheter le disque, difficile, sauf si l’on est prêt à dépenser 70 € hors frais de port sur Amazon.
Fruits de la vigne, Château Cos Labory 2016
Le domaine Cos Labory fut longtemps un domaine familial avant que, en mars 2023, la famille en question cède au chant des sesterces de Michel Reybier, l’une des hénaurmes fortunes de France forcément expatrié en Suisse. Un homme bien, selon sa wikibiographie : le milliardaire issu
- d’Aoste,
- de Justin Bridou et
- de Bâton de Berger
« se soucie d’écologie et d’intérêt général », ce qui est vachement beaucoup super, d’autant que c’est prouvé. Si, si. Sa fortune fête ou faite, le gusse n’a-t-il pas
- investi « dans une affaire de pétrole à Cuba aux côtés de Gérard Depardieu »,
- eu la chouma de sa golden life en trouvant la pire excuse pour s’être retrouvé dans les Panama Papers (« j’ai investi dans une société qui devait intervenir à titre de conseil dans un projet de création d’une laverie-pressing à Saint-Domingue mais finalement, sur la vie d’ma mère, on a rien aif »), franchement, comme diraient les Belges, ces gens un peu comme les Suisses mais moins montagneux, c’est déconné, et
- été salué par le fisc genevois qui lui a offert un redressement de 25 millions de francs suisses – drame qui, apparemment, lui a fait une belle cuisse ?
Hein, n’a-t-il pas ? Bon, alors ça va, hein l’optimisation-fiscale-et-le-prenage-des-clampins-pour-des-débiles bashing, c’est pas très génial, d’après BFM Business. C’est même dingue que, en France, on ait autant de mal à s’incliner devant
- l’entreprenariat,
- la liberté d’entreprenariat et
- l’entreprenariat tout-puissant,
sérieux, alors que, contrairement aux vers de terre que sont
- les employés,
- les externalisés,
- les travailleurs précaires,
ben, on en parle un max et parfois pas qu’en mal ! Je ne comprends pas pourquoi, vu qu’ils ne créent pas un seul emploi, ces parasites étant juste bons à générer
- des charges patronales,
- des coûts directs comme indirect et
- des impacts négatifs sur la marge.
Allô, quoi ! Mieux nous en prendrait de saluer, en nous inclinant devant elle, la grande âme des milliardaires
- honnêtes,
- altruistes et
- fiables,
des milliardaires, en somme. C’est pas si fréquent, que diable, qu’un bon bougre récupère un domaine contigu à celui que cet associé du belgo-hollandais-américain Tony Parker possède déjà ! Je suis sûr que ce qui chafouine l’auteur petit bras de ces lignes, c’est qu’il a, à travers cet exemplum, confirmation de sa banalité. Ben ouais, y a pas que pour les musiciens que, le pognon, ça compte, y a les vrais gens aussi.
Heureusement, en 2016, donc jadis, le vin était encore aux mains de riches héritiers de vignerons qui n’avaient pas besoin d’un sacré Picsou pour produire un Saint-Estèphe renommé, cinquième grand cru classé du Médoc, mélange de cabernet-sauvignon, de merlot et, pour la route, d’une once de petit verdot.
La robe est sombre mais heureusement pas assez dense pour opacifier la lumière.
Le nez, intense, se concentre sur des pistes plutôt végétales sans négliger la chaleur de la cannelle.
La bouche est d’une belle densité en attaque mais s’éclipse rapidement. L’élégance d’une groseille comme torréfiée, si si, se prolonge plutôt en longueur qu’en rondeur.
Le mariage avec un combo saucisses de Toulouse +asperges est séant à défaut de stimuler des interactions papillaires.
Le prix indicatif sur Internet dépasse légèrement les 40 €. Des offres par 6 peuvent être dénichées, permettant de faire baisser le prix unitaire. (Et contrairement à l’habitude, il n’y aura pas de poésie pour finir. On a commencé par le blé, on termine par la thune, ça boucle bien, je pense.)
Orlando Bass, “Préludes et fugues”, Indésens – 6/8
Le prélude-et-fugue opus 29, en sol dièse mineur, de Sergueï Taneïev ? Presque une antiquité à l’aune de la set-list proposée par Orlando Bass, pour son disque de préludes et fugues modernes ! Songez que le diptyque nous précipite en 1910, plus d’un siècle avant la création du diptyque concocté par Orlando Bass en personne pour ce récital et qui fera l’objet de la prochaine recension.
- Pianiste accompli,
- compositeur réputé,
- prof d’écriture (Scriabine, Rachmaninoff et Medtner font partie de son tableau de chasse),
- acteur de la vie culturelle européenne (il a fréquenté Flaubert et Franck, entre autres, lors de son séjour à Paris où il n’avait pas besoin de cracher sur Vladimir Poutine pour être le bienvenu),
- dragueur qui ne s’effrayait pas de fricoter avec la femme des autres, fussent-ils Léon Tolstoï,
- barbu, ce n’est pas rien,
- alcoolique, non plus,
Sergueï Taneyev a connu un regain de popularité posthume en 1958 lors de la déflagration Van Cliburn, car l’Américain qui a triomphé au premier concours Tchaïkovski alors que les relations soviético-états-uniennes n’étaient pas précisément au beau fixe avait glissé ce prélude-et-fugue dans son programme.
Le prélude, andante, s’éclaire dès les quatre premières notes d’un motif qui va devenir obsessionnel, puis s’illumine en frottant cette cellule motorique à celui, plus lyrique, de la main droite. Orlando Bass y brille par
- la clarté de son toucher,
- sa maîtrise de la pédalisation et
- la parfaite caractérisation des voix aux prises dans le duo qui s’élabore.
On se délecte car
- le tempo paraît juste (allant sans précipitation ou mollesse),
- l’agogique élégante, et
- le souci du rythme gorgé d’une narrativité (en moins hermétique : on est suspendu aux notes du piano car on veut savoir la suite !) dont la prévisibilité, contredite par les larges intervalles d’octaves ou de septièmes, est joyeusement bousculée par le surgissement palpitant de
- quintolets,
- triolets,
- contretemps,
- trilles et
- appogiatures.
Des modulations nourrissent la composition, que quelques
- traits,
- séries d’accords,
- changements de registres et
- d’intensité
électrisent. Le propos passe
- du retenu au volcanique,
- de l’apaisé au tempétueux,
- de l’étique au profus,
- du trépidant au résonant,
évoquant un chagrin profond (« con duolo ») jamais engoncé dans une gangue sentimentaliste, larmoyante ou gnangnantisante. Pour preuve, la fugue qui prolonge ce premier volet, en 2/4 et 12/16 à la fois, se joue « allegro vivace con fuoco ».
D’emblée s’impose une évidence. Après la leçon donnée par le prélude sur quelques astuces pour
- instiller une atmosphère,
- la modifier,
- la dissiper afin d’en évoquer une autre puis
- fondre les deux dans un même creuset sentimental,
la fugue assène que l’on n’apprend pas à Sergueï Taneïev
- l’art du contrepoint
- (structure,
- échos,
- imitations…),
- les outils du funk savant
- (déplacement des accents,
- mouvements inverses,
- renversements de lead,
- caractérisation des registres valorisant par exemple le scintillement cristallin des aigus et la vigueur enthousiasmante de la basse,
- concaténation de rythmes opposé tels ternaire /binaire / pointé…),
- l’efficacité du chromatisme tant dans la dynamique (les frottements de notes proches renforcent la tonicité de la gigue) que dans l’harmonie qui s’enrichit de demi-teintes stimulantes,
- les méthodes pour rajouter des coins dans le jukebox afin d’étoffer la partition sans l’étouffer
- (ruptures,
- amplifications,
- réorchestration de motifs déjà entendus,
- changement de tonalité…)
pas plus que l’on apprend à Orlando Bass
- à lisibiliser, et hop, la polyphonie,
- à transmuter la virtuosité en énergie ou
- à ajouter à la démonstration technique l’indispensable musicalité
- (nuances,
- touchers,
- phrasé).
C’est
- ébouriffant,
- dynamisant et
- réalisé avec une finesse qui parvient à faire sonner
- simple (si),
- évident et
- beau ce qui est pourtant d’une complexité inouïe.
Autant dire que l’on a déjà hâte d’écouter et de rendre compte du prochain prélude-et-fugue
- joué par Orlando Bass,
- écrit par Orlando Bass spécialement
- pour ce disque d’Orlando Bass.
Taïaut !
Pour acheter le disque, c’est par exemple ici.
Pour l’écouter gracieusement, c’est par exemple là.
Pascal Vigneron – Le grand entretien – 5/7

Pascal Vigneron et ses fans en l’église Saint-André de l’Europe (Paris 8). Photo : Bertrand Ferrier.
Moins tête d’affiche que fomenteur d’affiches, Pascal Vigneron dénote, étonne et détonne dans le petit Landerneau de l’orgue. Musicien poly-instrumentiste, homme de réseaux mais pas de coteries, fidèle en amitiés artistiques mais pas monogame, estimé par quelques-uns des grands noms du métier au premier rang desquels Éric Lebrun, l’un des rares interprètes-compositeurs-pédagogues sur qui même les connaisseurs les plus vipérins (les connaisseurs, donc) de l’orgue peinent à postillonner leur venin, l’énergumène rassemble et divise à la fois. Sujets inflammables, convictions intimes, petits secrets, rencontres marquantes et brillantes réussites sont au programme de ce grand entretien où seront évoqués
- le musicien,
- l’organiste,
- l’organologue,
- l’organier numérique,
- l’organisateur et
- le studioman
que sont les mille et un pascalvignerons cachés derrière Pascal Vigneron.
Déjà paru
1. Devenir musicien
2. Penser l’orgue
3. Faire bouger l’orgue
4. Oser l’orgue électronique
Épisode cinquième
Programmer de l’orgue-et-pas-que
Jouer de l’orgue, programmer un festival : même combat, pour toi, celui qui consiste à construire un projet, à s’y tenir et à le développer en accord avec des convictions musicales fermement ancrées. D’ailleurs, le destin de l’orgue et du festival semblent en partie liés !
Le festival de Toul a été fondé il y a quinze ans. On partait de rien du tout. Vraiment. J’avais un concert à Saint-Maurice-sous-les-Côtes…
… un tout petit village du Grand Est…
J’étais avec Michel Giroud. Michel est un grand facteur d’orgue. À quinze ans, il était chez Schwenkedel…
… la manufacture qui a construit l’orgue de la cathédrale de Toul.
Il était même là pour l’inauguration de l’orgue de la cathédrale, dans sa version princeps.
Toi, non.
En effet, j’avais un empêchement : je venais de naître le jour même !
« On ne se méfie jamais assez de la sclérose »
« Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous… » À quoi ressemblait le Schwenkedel, pendant que tu vagissais ?
Oh, à l’époque, c’était un orgue néobaroque, le premier avec quatre claviers mécaniques d’après-guerre, le plus gros qui sortira des ateliers Schwenkedel. Pour comprendre l’instrument, il faut avoir conscience de deux caractéristiques. La première, c’est que, bien qu’il soit de dimension conséquente, il a été construit à l’économie. Par exemple, tous les panneaux arrière de l’orgue, gigantesques, étaient en aggloméré. De nombreux porte-vents, pareil avec du Vestaflex. Pourtant, c’était un orgue neuf ! Sauf que l’époque voulait ça. La guerre avait causé d’immenses dommages et les finances étaient à sec.
Le choix aurait pu se porter sur un instrument plus qualitatif quoique moins grand.
Il aurait pu, mais non. On a construit comme on a pu un instrument de 63 jeux (nous, on a porté ce total à 70), c’est la première caractéristique. La seconde, c’est que l’orgue a été conçu sous l’influence de Gaston Litaize pour jouer surtout de la musique ancienne et de la musique contemporaine. En effet, l’engin était impeccable pour jouer Litaize, avec ses quatre claviers de 56 notes et ses 32 notes au pédalier.
Pour ceux qui se demandent pourquoi ces précisions, stipulons que l’orgue est le cœur du festival.
Oui et non. Dès le début, j’ai prévenu : il ne faut pas que ce soit un « festival d’orgue ».
Parce que ça n’intéresse que des happy few, l’orgue ?
Pas du tout, je crois que l’orgue peut s’adresser à tous, mais faut faire un minimum d’efforts de part et d’autre ! Quelqu’un qui n’a jamais écouté d’orgue, qui n’aime pas spécialement les églises, tu ne l’obligeras pas à écouter le Livre d’orgue d’Olivier Messiaen et à payer pour ça !
Hum, à mon avis, quelqu’un qui connaît l’orgue encore moins ! Alors, pourquoi pas un festival d’orgue ?
Parce que c’est sclérosant, que de l’orgue, et parce que, des festivals d’orgue de très haute qualité, dans le coin, il n’en manque pas. Pareil pour Bach : festival Bach, oui, parce que la musique est magnifique et la matière immense, mais pas festival que de Bach.
« Quatre cornets pour quatre claviers : ça claque ! »
À Saint-André de l’Europe, le festival Komm, Bach! était un festival avec forcément de l’orgue et du Bach, mais pas forcément avec que de l’orgue et que du Bach…
L’intérêt, quand tu te laisses des ouvertures, c’est que tu peux programmer des tas de formations, des tas de compositeurs, des tas d’œuvres – et des tas beaucoup plus vastes que si tu t’enfermes dans des contraintes stupides et nocives. À Toul, j’ai programmé des orchestres d’harmonie, Rhoda Scott, Richard Galliano, des quatuors de saxophones, des cordes… Avoir toutes ces possibilités, ça n’est pas qu’un confort de programmateur : c’est la joie de s’adresser à un public plus large ce qui, à mon avis, est aussi mon rôle.
Il y a quinze ans, pour la première édition, l’orgue de la cathédrale était encore dans son jus.
Oui, les premières années, il a été utilisé tel quel. En 2012, il a été décidé de le restaurer. Sauf que la ville de Toul est petite : 16 000 habitants. Son patrimoine est démesuré par rapport à la population, donc aux ressources fiscales. Donc on l’a joué malin : j’ai accepté d’être technicien conseil à titre bénévole – à titre bénévole, j’insiste. Dans ce cadre, j’ai supervisé, suivi le travail et le flux sur quatre ans. Toute la boiserie a été façonnée par les services techniques municipaux.
Cependant, tout ne pouvait pas être homemade.
Yves Koenig, sur ce qui était son plus grand chantier, a tenu le rôle du facteur d’orgue. Avec lui, on a – entre autres – démonté toute la tuyauterie pour la réharmoniser. Le chantier était conséquent ! Je te passe les détails : en 2016, on est arrivé à une première étape célébrée avec le concert d’inauguration d’Olivier Latry. L’instrument était en parfait état, défuité grâce au changement des tirages de jeux (ils étaient électro-pneumatiques, ça bouffait énormément d’air, on les a passés en électrique), mais l’esprit initial de l’instrument n’a pas été changé.
Je savais que tu ne me passerais pas les détails longtemps, même pas eu besoin de te relancer…
Parce que c’était une sacrée aventure ! Tiens, par exemple, on a amélioré et optimisé les anches. Elles étaient trop petites ! Pour l’Ut1 du positif, la sortie était de six ou sept centimètres, c’était ridicule… même si c’était l’époque. Ils ont fait comme ils ont pu. Ce n’est pas critiquer que de le constater ; ce n’est pas trahir l’instrument que de lui offrir une restauration à la hauteur de son potentiel.
Donc, tu l’avoues, vous avez remanié l’instrument.
On a conservé l’esprit, préservé le meilleur et changé ce qui méritait de l’être. Par exemple, le cromorne, on lui a donné du coffre, de la voix. Maintenant, il sonne formidablement dans la musique ancienne. Les anches du récit, elles, étaient beaucoup plus grosses. Par conséquent, on les a descendues au grand orgue, et on a trouvé d’autres anches pour le récit. On avait trois jeux d’anches au pectoral, dont une horreur de chalumeau tout le temps faux, une ranquette et une voix humaine. Là, pour le coup, c’était, disons, daté, cette petite batterie d’anches. On ne pouvait pas la laisser en l’état. Donc la voix humaine, on l’a mise au récit, où elle devient idéale pour la musique romantique au côté de la voix céleste. Au pectoral, on a rajouté une quinte pour avoir un quatrième cornet. C’est quand même formidable, quatre cornets pour quatre claviers ! Pour la profondeur, on a mis deux 32 pieds neufs et pour l’éclat deux chamades neuves copiées sur ce que faisait Schwenkedel à l’époque, en un peu plus rondes. Résultat, ça chapeaute le tutti mais on peut les utiliser en solo, y compris dans une tierce en taille avec le cantus firmus à la pédale.
« Je suis un acteur politique de la vie locale »
En dépit de cette débauche d’énergie, le festival Bach de Toul n’est pas qu’un festival d’orgue.
Non, autour de l’orgue mais pas qu’avec de l’orgue. Depuis le début, il y a eu des concerts de piano, d’accordéon, d’ensembles… Pourquoi se serait-on mis en tête de créer un énième festival d’orgue ? Y en a déjà des palanquées !
Tu veux dire : trop.
Je ne suis pas là pour juger. C’est mon principe de vie. Je ne juge pas les gens, et j’aime pas que les gens me jugent. Quand je donne mon avis, je ne prétends pas être dans l’objectivité, plutôt dans le vécu. Par exemple, quand je vois que l’on se remet à faire des orgues à la française avec des diapasons improbables et un nombre de notes si limité qu’on ne peut même pas jouer du Bach, oui, je pense : à quoi bon ? Est-ce bien raisonnable de claquer l’argent du contribuable pour contenter des énergumènes dotés d’un ego surdimensionné ? Franchement, quand j’entends jaser sur mon ego… À d’autres !
Tu parlais d’un patrimoine toulois disproportionné… Le festival n’est-il pas un gros machin de plus ?
Pas vraiment un « gros machin », car le budget est très petit.
Néanmoins, l’argent est au centre de quelques polémiques !
Oh, moi, tu sais, les polémiques, je n’ai jamais trouvé ça très intéressant. Je veux bien te répondre parce que tu as l’air de trouver ça croustillant mais, soyons honnêtes, les ragots… Enfin, vas-y, je t’écoute.
Cette année, on a critiqué le fait que, désormais, tous les concerts sont payants sauf ceux donnés par les étudiants.
C’est une décision de la ville. Je dois la respecter. Si ça en fait rouspéter certains qui, de toute façon, ne sont jamais venus assister à un concert du festival, quelle importance ?
On a aussi remarqué que tu étais très présent dans la programmation, cette année.
Tu sous-entends que je me programme pour me faire un petit billet à chaque fois ?
Certains ont fait plus que le sous-entendre.
Ben raté, c’est pas le cas. J’insiste : ce genre de calomnie, j’en ai largement rien à faire. Je mets ces accusations et ces fantasmes sur le compte de la jalousie, de l’incompétence et de l’ignorance. Si je jouais moins, les imbéciles en concluraient que je ne suis pas capable de jouer. Alors que la vérité, elle est simple : si je joue dans de nombreux concerts où il n’y a pas que de l’orgue, c’est que je n’aurais pas le budget pour payer un organiste à chaque fois. De surcroît, je suis le directeur artistique du festival, et c’est quoi, le rôle d’un directeur artistique ? C’est d’animer la manifestation. C’est vrai, je suis partie prenante dans un certain nombre de concerts de la saison, mais j’interviens en tant qu’accompagnateur, pas comme soliste. Je suis un acteur de la vie politique locale ; je suis salarié de la ville ; et il est donc normal, sain et heureux que je m’implique aussi à ce niveau-là !
À suivre…
Zhen Chen joue Mozart, Solo Musica – 1/2
Le plus difficile – selon l’interprète – et le plus connu : tel est le couplage fomenté par Zhen Chen entre les concerti 15 et 21 de Wolfgang Amadeus Mozart, Thomas Rösner dirigeant le Kurpfälzisches Kammerorchester. Enregistré en deux jours par Manfred Schumacher, assisté de Fabian Knopf, le disque s’ouvre donc avec l’allegro du Quinzième concerto en Si bémol étiqueté K. 450. L’introduction
- sautille,
- rebondit sur des notes répétées et
- prend le soin de s’alanguir sans traîner.
Le gang de Thomas Rösner est à son affaire :
- les bois contrechantent,
- les cordes mènent la danse,
- les cors solennisent
et, soudain, la main droite du pianiste vient aimablement délivrer ses chapelets de doubles croches. Le soliste s’installe peu à peu. Il
- dialogue avec les bois puis avec les cordes,
- s’amuse des changements rythmiques
- (croches,
- triolets de croches,
- doubles) et
- se goberge des oscillations entre plaisir mélodique et gourmandise tonique
- (staccati,
- octaves égrenées en descendant et en montant,
- respirations,
- noires et croches pointées énergisant le propos)…
En somme, la chose s’annonce bien :
- les doigts sont déliés,
- la pédalisation est généreuse mais élégante,
- la synchronisation avec l’orchestre de chambre fonctionne,
- le son est parfaitement spatialisé sans étouffer ni le piano, ni ses faire-valoir.
L’orchestre sait ponctuer – par ex. mesure 112, vers 3′ et des breloques – les arpèges brisés du piano avec une variété d’intentions stimulant l’écoute
- (ploum discret posant ou galvanisant le rythme,
- ploum-ploum-ploum enrichissant l’harmonie,
- deux-en-deux avec crescendo injectant du swing dans l’énoncé rigoureux du soliste).
Si l’on croit percevoir sporadiquement une tendance de Zhen Chen à aller tant de l’avant que cela ressemble à une accélération, difficile de lui reprocher de pimenter le concerto d’un zeste de peps bravache qui
- ajoute des bulles à l’ambiance solaire,
- désamorce le risque d’emphase ou de pompe flottant presque toujours chez Mozart et
- met en valeur les contrastes entre traits binaires et triolets au phrasé soigné.
On se laisse ainsi séduire par
- des trilles ciselés,
- des couleurs variées,
- une sérénité pianistique euphorisante et qui ne sonne jamais autosatisfaite, et
- un dialogue réel entre soliste et orchestre.
La cadence est prise avec la même envie d’en découdre, donc de ménager des plages de respiration entre des traits fort prompts où, parfois, le sustain peut paraître à la fois
- superflu (n’apporte rien à l’atmosphère),
- parasite (ne fait pas davantage pulser la virtuosité…) et
- dommageable (… au contraire),
même s’il fait peut-être écho à la phobie boulangère, aka la crainte du pain, longuement exposée par le soliste dans le livret, certains pianistes ayant la tendance absurde de pédaliser pour se rassurer.
L’Andante ternaire en Mi bémol est pris avec modération par l’orchestre, comme pour mieux contraster avec l’exubérance du premier mouvement. Plus qu’un dialogue entre les deux parties, Mozart propose un duo en apparence indépendant, le pianiste alternant soli et accompagnement du bloc orchestral puis des bois.
- Les changements de dispositif dialectique,
- les brèves audaces chromatiques et
- les louables différenciations d’intensité
laissent l’attention en éveil. L’Allegro synthétise en quelque sorte les deux premiers mouvements : il est
- en Si bémol, comme le premier, et
- sur un rythme ternaire, comme le deuxième.
Cette fois, c’est le piano qui lance le groove avec un art de l’élan et du staccato que maîtrise à merveille Zhen Chen. L’orchestre lui répond puis s’emporte sur des notes répétées. Le piano propose alors des pistes d’apaisement – lequel n’est pas engourdissement – et de concorde.
- Doubles croches,
- tentation modulante,
- deux en deux pulsés,
- grands arpèges en doubles,
- traits en triples et unissons grondeurs
assurent la vivacité du passage.
- Croisements de mains faisant crépiter le clavier,
- babillages avec le hautbois relançant le ressassement thématique et
- dynamique tonifiante (pour le morceau et pour l’écoutant)
- des doubles,
- du ternaire,
- des contrastes
contribuent à l’intérêt de la chose. La cadence ne respire guère : ce n’est pas le projet de cette version
- plus vibrionnante que poétique,
- plus tendue que confortable,
- plus dans la relative prise de risque que dans le luxe de la pose (encore moins de la pause).
Un joli crescendo final achève de convaincre de l’appréciable connivence entre le soliste et ses comparses, valorisant le meilleur de l’enregistrement :
- du punch,
- de la complicité et
- de l’envie d’avancer.
Sérieux, dans un monde où l’on semble avoir le choix entre la mollesse du consensus abêtissant et la dureté de la haine mortifère de l’autre, l’envie d’avancer, fût-ce dans un concerto de Mozart, ben, ça fait du bien par les écoutilles où c’que ça passe.
Irakly Avaliani, Intégrale Brahms volume 1, L’art du toucher – 9/10
Elles auraient dû s’appeler Klavierstücke, mais c’était compter sans la pression de la dédicataire à laquelle Johannes Brahms a fini par céder – l’opus 79 rassemblera donc deux Rhapsodies. La première en si mineur – qui va ici nous intéresser – est annoncée « agitato » et, en effet, c’est le sentiment que parvient à nous transmettre Irakly Avaliani grâce à
- un tempo sans concession,
- des accents qui s’assument et
- une puissance de rebond sur les octaves de la main gauche qui groove grave.
L’interprétation réfute cependant l’incandescence univoque.
- Les modulations,
- les détachés percutants,
- les octaves toniques,
- les effets de pédalisation,
- les différenciations de nuances voire même
- une reprise pas inscrite sur toutes les partitions mais pas moins efficace
énergisent, et hop, plus qu’ils n’écrasent cette composition bousculante, re-hop. Le pianiste en profite pour investir pleinement le projet a posteriori rhapsodique sans perdre de vue l’exigence liminaire d’agitation jusqu’au mouvement central en Si, « moins agité ».
- Légèreté du bariolage,
- effervescence des croches et
- joie des irisations chromatiques
transcendent l’idée réductrice d’une forme sonate dissimulée (mouvements vif – lent – vif). Le retour de l’agitation initiale n’en est pas moins parfaitement tendue, associant
- la réjouissance du déjà-ouï,
- la virulence du ressassement et
- le frottement entre ce dynamisme et le mode mineur qui structure le projet.
Les variations
- de couleur,
- de toucher et
- d’humeur
sont rendues avec
- fougue,
- précision et
- inventivité
par Irakly Avaliani, laissant augurer d’un finale en fanfare avec la seconde rhapsodie, annoncée « molto passionato » !
Pour écouter Brahms par Avaliani en vrac mais gratuitement, c’est par exemple ici.
Pour acheter le disque, difficile, sauf si l’on est prêt à dépenser 70 € hors frais de port sur Amazon.
Fruits de la vigne, Domaine Guion, « Candide » 2021
Stéphane Guion – rien à voir avec le fâcheux humoriste jamais drôle, une profession hélas répandue – produit des vins bio en Bourgueil en proposant des variations autour du cabernet franc. La cuvée « Candide » exploite des vignes pas encore trentenaires, élevées sur un terroir argilo-calcaire. Le millésime 2021 est encore plus léger que son prédécesseur, avec seulement 12° d’alcool au compteur. On le trouve autour de 12 € sur Internet et chez des cavistes parisiens dont le sieur Thierry Welschinger.
La robe oscille entre groseille et cassis, avec une préférence pour la baie noire. L’impression curieusement obscure qui domine devient joyeusement lumineuse sur les bords : la métaphore est un rien hermétique mais mériterait peut-être d’être, comme une tombe, creusée.
Le nez est assurément un point fort du breuvage. On y croit déceler de l’herbe folle (ou, a minima psychiatriquement instable), des épices tendues et peut-être même une once de citronnelle en dernier recours. C’est intrigant et appétissant.
La bouche est fraîche et légère. L’attaque nous paraît s’appuyer sur la groseille, mais le cassis remporte le match retour. L’ensemble reste néanmoins cohérent et assume sans chichi une forme de simplicité bien travaillée donc agréable. Point de profondeur abyssale, point de rondeur replète, du dynamisme et de l’éphémère qui, face à un plat du même tonneau (ou presque) réjouit en évitant, et nous l’en remercions, de nous plonger dans l’extase excessive – l’extase, donc – de cette fille qui « wanna shot a hole into the sun » dès qu’elle « feels like having fun » (Sébastyén Defiolle, Spira spiritum noctis. Chansons et poèmes nocturnes, Book éditions, 2024, p. 136). Faut rester digne, hein. Tsss, tsss.
Orlando Bass, “Préludes et fugues”, Indésens – 5/8
Huit actes qui, à force
- de susciter l’intérêt,
- d’inspirer l’enthousiasme et
- de réjouir en partageant des raretés plus que plaisantes,
relèvent le niveau d’attente à chaque nouveau prélude-et-fugue interprété par Orlando Bass : voilà le danger de cette saga dont le cinquième épisode se prépare à fricoter avec la « Passacaille et fugue », l’opus 36 de Michel Merlet. En termes musicologiques, le diptyque en question est ce que l’on appelle, par euphémisme, une maudite grosse vacherie. Notez bien qu’il ne s’en cache guère et s’en repent encore moins ! Le bougre est conçu pour cela, ayant été commandé par le concours Marguerite Long auquel concourent peu de musiciens restés plantés à égrener les mouvements lents du volume 2 des Classiques favoris du piano. La partition est entièrement écrite sur trois portées, et les trois sont bien remplies voire, dans la fugue, débordent.
La musique s’appuie sur un projet théorique simple et complexe. Simple, car elle tournicote autour des notes représentant Tony Aubin, le dédicataire de la pièce. C’est simple. Complexe, car,
- on ne peut pas faire rentrer vingt-six lettres dans douze échelons chromatiques, il faut donc inventer un système complémentaire
- ce système est tempéré pour les besoins de la cause, dans la mesure où cette transcription conduisait à répéter deux notes (le O et le N sonnant identiquement sur le piano) ;
- l’auditeur qui voudrait repérer l’ensemble des citations de la cellule « TONY AUBIN » aurait fort affaire tant elle glisse d’une main à l’autre, se déforme et se reforme sur des métriques et, évidemment, des hauteurs différentes.
Toujours là pour suivre la musique, en esquivant la polémique très collège de France entre Pascal Dusapin, d’un côté, Jérôme Ducros et Karol Beffa de l’autre, sur « la bonne composition contemporaine » ? Allons-y !
La passacaille s’engage sur un tempo « molto sostenuto ed espressivo » où le prénom et le nom ou le nom seul du dédicataire devient balancement.
- Netteté des trois voix,
- précision des touchers,
- délicatesse de l’atmosphère et, bientôt,
- naturel de l’agogique
saisissent. Même non spécialement frotté de cours d’harmonie et de science compositionnelle, l’auditeur suit sans regimber Orlando Bass dans son parcours
- têtu et orageux,
- contrasté et cahotant,
- décidé et volontiers lunatique.
Dès le début du premier mouvement, l’on peut abandonner les craintes d’une pièce uniquement circonstancielle : l’interprète nous convainc que cette musique a bien d’autres intérêts que sa vocation circassienne. La poésie du propos sourd
- de l’itération obsessionnelle du motif,
- des brutales embardées qui électrisent les petites saucisses du musicien,
- de l’irisation harmonique qui se dégage derrière la rigidité de la passacaille et
- de la capacité du pianiste à
- nuancer,
- caractériser et
- colorier chaque segment sans perdre de vue l’unité du geste compositionnel.
Car c’est bien cela que l’on attend d’une passacaille : moins une montée en intensité qu’une démonstration
- d’inventivité formelle et rythmique,
- de créativité mélodique et harmonique, ainsi que
- d’art associant savoir-faire, connaissance de l’instrument et stylistique personnelle,
permettant à un compositeur, par le truchement de son interprète, de
- dévoiler,
- révéler,
- inventer presque au sens aventurier du terme,
quelques-uns des milliards de possibles environ celés dans un même motif qui va être mâché et remâché jusqu’à rendre gorge. Ici, Michel Merlet associe notamment
- la profondeur des atmosphères que suscite une pédalisation rigoureusement notée,
- le charme des à-coups libérant la virtuosité digitale et empêchant l’écoutant de s’engoncer dans l’hypnose que maintes passacailles savent exploiter, et
- le scintillement du spectre pianistique allant de l’ultragrave au suraigu.
Une fois la cellule matricielle bien identifiée, il n’hésite pas à la fondre dans l’harmonie et à la partager sur différents registres, charge à l’exécutant d’aider l’auditeur à s’y retrouver grâce à des variations
- d’intensité,
- d’accentuation,
- de phrasé et
- de respiration.
Ainsi, ne perdant pas une miette de ce conte prenant, nous pouvons jouir des
- effets d’écho,
- flux et reflux,
- perturbations rythmiques
- (changements de mesures, de caractère ou de tempo,
- arpèges,
- appogiatures,
- notes pointées ou tenues,
- triolets frottant contre la binarité du mouvement…)
jusqu’à un épisode enflammé qui prend le temps de s’apaiser avant de se jeter dans la fugue à 176 la croche (bien qu’il y ait sans doute plus de triples que de croches).
Si la complexité d’une écriture écumante désamorce le plaisir d’une polyphonie conventionnelle, elle lui substitue
- une énergie,
- une inventivité et
- une appétence pour les
- remous,
- secousses,
- rebonds et
- rebondissements
qui paraissent inépuisables. Un peu comme pour un combat de boxe, on est bien content d’être sur notre siège plutôt que sur le ring, d’autant que nous avons une vue parfaite sur le match qui ligue plus qu’il n’oppose le piano au pianiste. Notre saisissement est alimenté par
- la valse des mesures (2/8 à 5/8),
- l’exploration des différents registres,
- les changements de couleurs obtenus par
- des effets d’asynchronisation d’une précision démente,
- une palette vertigineuse de registres qui se bousculent,
- des contrastes de pédalisation et de non-pédalisation, ainsi que par
- le picorage, et hop, effectué par le compositeur-coq dans le vaste ramequin des attaques, nuances et phrasés envisageables.
Le feu semble-t-il s’apaiser çà ? Le voici qui couve puis qui reprend là avec une vigueur nouvelle. Qu’importe si la partition recèle des finesses d’écriture proprement inaudibles – le compositeur s’amuse à associer des mouvements
- droit,
- contraire,
- rétrograde et
- rétrograde contraire, si si,
pour bien malaxer la traduction musicale de TONY AUBIN et de NIBUA YNOT. Pour nous, auditeur moyen, ce ne sont là que des astuces pour alimenter le brasier musical en espérant, vicieux que nous sommes, qu’il occasionne un maximum
- d’escarbilles,
- d’explosions et
- de dégâts
car nous ne manquerons pas, la passacaille revenue en mode
- survolté,
- martial et
- conquérant,
de venir contempler ces cendres avec la mine de circonstance devant la webtélé locale avide de réactions à vide. En somme, portée par des doigts, un cerveau et des intuitions exceptionnels, la maudite grosse vacherie s’est transformée en bouillonnement volcanique dont Orlando Bass sait musiquer, avec le brio tranquille du musicien
- sans peur,
- sans reproche et
- sans souci
de ménager la mollesse que nourrissent habitudes et conventions dans lesquelles nous, mélomanes satisfaits, aimons confire nos esgourdes,
- l’exultante folie des geysers,
- l’exaltante variété de la palette embrasée,
- l’excitante vibrance de la lave qui dévale en grésillant et
- l’excellente volonté de puissance qui rend le feu
- si dangereux donc si fascinant,
- si symbolique donc si insaisissable,
- si vital donc si parfaitement mortel.
L’acte prochain sera écrit par Sergueï Taneyev. Hâte, évidemment !
Pour acheter le disque, c’est par exemple ici.
Pour l’écouter gracieusement, c’est par exemple là.
Pascal Vigneron – Le grand entretien – 4/7

Pascal Vigneron jouant les variations Goldberg de Johann Sebastian Bach à Saint-André de l’Europe (Paris 8). Photo : Bertrand Ferrier.
Moins tête d’affiche que fomenteur d’affiches, Pascal Vigneron dénote, étonne et détonne dans le petit Landerneau de l’orgue. Musicien poly-instrumentiste, homme de réseaux mais pas de coteries, fidèle en amitiés artistiques mais pas monogame, estimé par quelques-uns des grands noms du métier au premier rang desquels Éric Lebrun, l’un des rares interprètes-compositeurs-pédagogues sur qui même les connaisseurs les plus vipérins (les connaisseurs, donc) de l’orgue peinent à postillonner leur venin, l’énergumène rassemble et divise à la fois. Sujets inflammables, convictions intimes, petits secrets, rencontres marquantes et brillantes réussites sont au programme de ce grand entretien où seront évoqués
- le musicien,
- l’organiste,
- l’organologue,
- l’organier numérique,
- l’organisateur et
- le studioman
que sont les mille et un pascalvignerons cachés derrière Pascal Vigneron.
Déjà paru
1. Devenir musicien
2. Penser l’orgue
3. Faire bouger l’orgue
Épisode quatrième
Oser l’orgue électronique
Pascal, nous avons franchi plusieurs tabous dans le troisième épisode, notamment en posant que le respect de l’Histoire et de l’historicité des instruments ne devrait pas empêcher des évolutions raisonnables et raisonnées. Osons franchir un step dans l’ultraprovocation – à l’aune du petit monde de l’orgue, ça arrive vite – et évoquons l’orgue numérique, c’est-à-dire un instrument qui produit des sons non à l’aide de tuyaux mais grâce à des échantillons diffusés par haut-parleurs. C’est désormais officiel depuis quelques jours : en attendant la reconstruction de l’orgue de chœur, Notre-Dame va accueillir, ô scandale ! un orgue numérique, signe que ce type d’instrument gagne du terrain. Tu es toi-même à la tête de quelques spécimens, dont un impressionnant Hauptwerk Virtualis. Dès lors, tu connais les reproches qui te sont faits, parfois vertement, car, avec tes instruments déplaçables, tu joues là où il n’y pas d’orgue… et aussi là où il y a des orgues.
Bien sûr. Avec mes orgues Hauptwerk, je joue là où il n’y a pas d’orgue et là où il y a des orgues si on ne peut faire autrement. Par exemple, à la cathédrale de Toul, j’ai programmé un concert avec l’orchestre de la Garde républicaine. Le diapason de l’ensemble, c’est 442. Quand tu joues le concerto en ré mineur ou la suite de Respighi, tu vas t’y coller avec l’orgue, qui plus est à l’autre bout de l’église ? Est-ce que, si tu étais pianiste, tu jouerais un concerto de Mozart avec le piano à cent mètres de l’orchestre ? Ben non. Alors, quand on a la possibilité d’avoir des salles ou des églises avec un orgue de chœur à tuyaux déplaçable, c’est parfait ; mais quand ce n’est pas le cas, qu’est-ce qu’on fait ?
« Heureusement que la vie évolue ! »
On programme des œuvres adaptées au contexte architectural et musical ?
Autrement dit, on se limite. Je ne veux pas de ce genre de limites. Donc je lutte. Par exemple, quand je vais donner les concerti de Salieri et des transcriptions à la salle des fêtes de Vandœuvre-lès-Nancy, y a pas d’orgue. On pourrait dire : « Ah, dommage, on ne fait rien, au revoir ! » Ben non. Je viens avec mon Virtualis, et on va quand même faire deux concerts scolaires devant trois mille élèves avant un concert à entrée libre le soir ! Dans ces conditions-là, pas d’autre solution que l’orgue numérique. Pourquoi ne pas y recourir ?
Il y a aussi la solution Jean-Baptiste Monnot…
C’est une autre possibilité, mais il n’y a qu’un orgue. Comment tu fais si tu as une œuvre pour deux orgues ?
Je l’associe à la proposition complémentaire de Henri-Franck Beaupérin ?
Hum, oui, c’est encore une autre possibilité.
Pourquoi n’as-tu pas envisagé de développer ces solutions « à tuyaux » ? Soyons clairs, est-ce une question pécuniaire ?
Même pas. La vraie raison est pratique. Regarde, le 30 juin, avec la Garde républicaine, l’orchestre arrive à 10 h, on répète à 11 h, on mange à midi, on joue à 15 h. Moi, j’ai pas le temps d’accorder l’orgue. Faut arrêter de voir les soi-disant mauvais côtés, les « c’est pas comme ça qu’on faisait », les « ça va tuer les facteurs d’orgue »… Heureusement que la vie évolue, et évidemment que ça ne va tuer personne ! Sans compter que le Hauptwerk Virtualis…
Petite pause sous-titre, si tu veux bien : les orgues Hauptwerk, du nom d’un logiciel, désignent des instruments numériques qui intègrent une banque de sons (ou plusieurs) échantillonnée sur des instruments prestigieux, où chaque tuyau a été enregistré tour à tour, parfois sans avoir été accordé avant la prise de son, hélas, comme pour l’orgue de Saint-Étienne de Caen…
Pour mon Hauptwerk Virtualis, tout a été réharmonisé, et les orchestres sont ravis. J’ai fait le Requiem de Fauré avec l’orchestre de Metz, à l’Arsenal (où il n’y a pas d’orgue), en mars 2024, et j’étais complètement fondu dans l’orchestre, ce qui est vraiment le rôle de l’orgue dans cette version. Quand je joue avec un orchestre, il veut un diapason à 432 ? 442 ? Je me règle instantanément. Dois-je préciser que quand on est dans des salles comme la Philharmonie ou Radio-France, même Gaveau si l’orgue était en état de fonctionner, on prendrait l’orgue à tuyaux ?
« On a mis l’orgue dans le jardin »
Bien que tu sois passionné par les possibles qu’ouvre l’orgue numérique, tu restes aussi passionné par l’orgue à tuyaux.
L’opposition est ridicule ! Ridicule ! Je n’ai jamais été, je ne suis pas et je ne serai jamais contre l’orgue à tuyaux, enfin ! J’ai contribué à refaire celui de Toul, je suis en train d’en récupérer deux en Angleterre, et je viens d’en trouver un pour l’abbaye Saint-Georges à Saint-Martin-de-Boscherville (actuellement, il y en a un, mésotonique, au diapason 410, tu parles comme c’est pratique)… T’en connais beaucoup, des gens qui sont « pour » l’orgue à tuyaux, qui en font autant « pour » l’orgue à tuyaux que moi qui suis censé être « contre » ?
Certes, l’orgue électronique…
… numérique…
… permet de jouer de l’orgue là où pas d’orgue à tuyaux. Néanmoins, tu as conscience de l’objection, tout à fait fondée, malgré que tu en aies : défendre l’orgue numérique, infiniment moins coûteux en entretien risque, à terme, de condamner l’orgue à tuyaux puisque ça fait « presque pareil » pour beaucoup moins d’argent – et nombre de conseils économiques paroissiaux en ont hélas pris acte depuis lurette…
Je te le répète : opposer orgue à tuyaux et orgue numérique comme tu le fais est une absurdité qui ne repose sur rien. En réalité, l’orgue numérique est une option supplémentaire qui permet de prolonger l’orgue à tuyaux. Ceux qui pensent que le premier taille des croupières au second ont le droit de le penser, comme j’ai le droit de penser exactement le contraire.
Comment expliques-tu ta position ?
Mais enfin
- parce que l’orgue numérique ouvre de nouveaux espaces de concert à l’orgue,
- parce qu’il permet de donner des concerts d’orgue où l’orgue joue juste,
- parce qu’il le libère de son carcan religieux (arrêtons de nous cacher derrière notre auriculaire : beaucoup de gens ne veulent plus entrer dans des églises… sans compter que le confort des spectateurs, pendant les concerts, y est souvent atroce !),
- parce qu’il permet d’ouvrir la musique d’orgue à un public plus large, etc.
Tiens, à la collégiale Saint-Gengoult, à Toul, les deux orgues ne sont pas en état de jouer. L’orgue de tribune est hors service. La tribune elle-même pose des problèmes de sécurité. Le petit orgue, cette année, je voulais le refaire. Pour 22 000 €, on changeait les claviers, on mettait des claires-voies pour la soubasse, on coupait la quinte pour en faire un jeu soliste… et ça me permettait de jouer les sonates d’église que je vais donner fin juillet. Seul inconvénient : on n’a pas de sous pour le refaire hic et nunc. Alors on ne donne plus de concert ? Ben non, j’y vais avec mon Virtualis.
… et l’orgue à tuyaux reste à l’abandon.
Mais il est à l’abandon ! C’est pas parce qu’il y a un orgue numérique qu’il est à l’abandon : avec ou sans Virtualis, il est HS. Avec le Virtualis, la musique d’orgue continue de résonner à la collégiale. Et pas qu’à la collégiale… J’ai joué en plein air avec Brigitte Fossey, au nord-est de Nancy, dans un château de style moderne, type arts déco. On a mis l’orgue dans le jardin, avec les enceintes, c’était formidable. Est-ce que j’aurais dû renoncer à cette occasion de faire de la musique ? Bon sang, la musique doit être partagée avec le plus grand nombre ! Pas qu’avec le public rare et vieux (plus que vieillissant…) des récitals d’orgue à la papa, et pas que dans les conditions catastrophiques que l’on rencontre parfois sur certains instruments ! Sérieusement, tu vas de temps en temps écouter un concert d’orgue ? Tu n’as jamais envie de hurler : « C’EST FAUX ! » Aucun pianiste n’accepterait de jouer sur une casserole qui n’a pas été accordée, et il n’aurait aucune raison de le faire ! Pourquoi, à l’orgue, doit-on considérer qu’il est normal de jouer sur des instruments qui sont faux ? Sérieusement, pourquoi ? Ça fait au moins trente ans que je pose la question, j’attends toujours la réponse.
« Il y a des ayatollahs dans chaque chapelle musicale »
Bah, tu la connais, la réponse : l’accord de l’orgue est un rien plus fastidieux… et plus coûteux. Zuzana Ferjenčíková affichait un budget accord de l’orgue à quatre chiffres pour son premier enregistrement Liszt/Guillou à Saint-Eustache.
Et alors ? Quand on a enregistré l’intégrale pour orgue d’Olivier Messiaen, on accordait l’orgue toutes les nuits. Toutes les nuits ! Utiliser dignement l’orgue à tuyaux est à ce prix. Sinon, il y a l’orgue numérique. Il ne faut pas se voiler la face : pour le grand public mélomane, ce qui est déjà une minuscule partie du grand public, l’orgue, c’est le truc qu’on entend dans la Troisième symphonie de Saint-Saëns…
… pour laquelle les orgues électroniques Allen sont souvent de sortie.
Donc allons au bout du raisonnement. Faut-il poser, comme les puristes, que, « s’il n’y a pas d’orgue à tuyaux, il ne faut pas jouer cette œuvre » ? Cette posture est antidémocratique ! On priverait des gens du plaisir d’écouter une belle symphonie avec orgue parce qu’il manque des tuyaux dans une salle de concerts ? Bah, ça tient pas la route. C’est pas sérieux. D’ailleurs, beaucoup d’organistes qui ont cette posture, quand on leur propose de jouer la Saint-Saëns sur un orgue numérique, ils revoient leur position… Mais c’est à cause de clichés pareils que, dans le milieu de l’orchestre, l’orgue est considéré comme un rebut. Or, dans les années 1870-1950, l’orgue était un collègue de l’orchestre très prisé. Regarde les symphonies d’Alexandre Guilmant – un musicien formidable, ce type ! Au Trocadéro, l’orgue était très bien placé. On mettait l’orchestre devant. Ça sonnait du tonnerre de Dieu !
J’imagine à peine le contrat d’entretien…
Là, pour une fois, tu as raison : c’était monstrueux. À chaque fois qu’il y avait un concert, tout l’instrument était repris. À l’époque, les chefs, fallait pas les accuser de pinailler. Après, ç’a donné des excès. Je me souviens de Marek Janowski, quand il dirigeait le Philhar. Il y avait un orgue au 104, qui avait été repris sous l’égide de Gilles Cantagrel avec Bernard Dargassies. Janowski n’en voulait pas car il n’était pas à 442. Les violons, le hautbois étaient vent debout, eux aussi. Ça se comprend et, cependant, ça conduit parfois à des excès. Il y a des ayatollahs tapis ou affichés dans chaque petite chapelle musicale. Personne ne semble vouloir se parler. Chacun pense qu’exclure l’autre est judicieux, au nom d’on ne sait quelle pureté culturelle, d’on ne sait quel entre-soi délétère, d’on ne sait quelle posture qui conduit in fine le monde de la musique à s’atrophier. Libérons l’orgue des anathèmes ou des visions footballistiques où chacun devrait éternellement rester à tirer son petit corner. Ça ne peut jamais déboucher sur quelque chose de beau et de bon.
Ta fougue témoigne de ce que la question de l’orgue numérique dépasse la question de l’instrument : c’est, plus largement, une question liée à une vision de la culture en général et de la diffusion de la musique dite savante en particulier. C’est ce que tu essayes de démontrer aussi en tant que programmateur – et c’est donc ce que nous examinerons dans un tout prochain épisode.
À suivre !