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Olivier Balazuc est (mieux que) Laurent Binet

Les apparences sont une arnaque, une fois de plus : sur la photo de Josée Novicz, il y a bien le comédien, romancier, livrettiste, metteur en scène, dramaturge, etc., Olivier Balazuc, un de ces potes qu’on a plutôt envie d’assassiner pour cause d’excès de talents-au-pluriel, mais, avec un p’tit effort, on devine aussi, sous l’oreiller, Leslie Bouchet, dont les tétons ne vont pas tarder à pointer hors du lit. Pour la bonne cause : depuis le 11 octobre et jusqu’au 26, le théâtre de la Commune, à Aubervilliers, accueille l’adaptation théâtrale de HHhH de Laurent Binet, signée Laurent Hatat. J’y suis allé le dimanche 14 en matinée, et voici ce que j’ai vu.
L’histoire : un écrivain compte raconter l’assassinat de Reinhard Heydrich à Prague, en 1942. Sauf que, paralysé par son souci d’exactitude, il n’avance pas, bien que sa marotte détruise son couple (première partie). Jusqu’au jour où il se lance (seconde partie) et accepte les béances de l’Histoire pour narrer, enfin, une grave histoire de parachutistes, jeune fiancée, crypte, Sten merdique, crin de cheval, salopard et trahison, le tout dans un seul souffle – le sien.
L’avis : l’adaptation de Laurent Hatat repose sur l’opposition entre un dialogue soliloqué (l’écrivain parle avec sa compagne, mais tient de moins en moins compte de ses interventions) et un soliloque schizophrène (l’écrivain raconte l’Histoire mais aussi sa difficulté à la raconter, son impossibilité à tout dire, ses silences obligés).
Ainsi donc, dans la première partie, le narrateur évoque son roman, l’Histoire, la réécriture mémorielle. De la sorte, il cherche à discerner ce qui est bien, intéressant, acceptable, etc. Pendant ce temps, sa compagne, après avoir joué le jeu, parfois au sens propre, lui signale qu’elle en a un peu ras la casquette et l’accuse de se laisser fasciner par le nazisme sous prétexte d’intérêt historique. Le couple tourne dans le lit, accompagné d’extraits de films que le narrateur commente, de projections du texte ou de sources qui tantôt défilent, tantôt s’ouvrent à la manière de notes de bas de page – pop-up, etc., jusqu’à ce que l’écrivain soit, à l’évidence, au bord d’une manière de folie, entendue comme emmurement ou déconnexion, ce que manifeste la désertion bien compréhensible de sa compagne. C’est là qu’on croit toucher le coeur d’un projet dramatique palpitant, en tout cas qui nous fait palpiter : il s’agirait de faire sentir la folie de l’art, l’invasion de l’écriture sur la vie, le retournement de la proie – le narrateur songeait-il écrire l’Histoire ? voilà que, en l’obnubilant, c’est elle qui écrit la vie de l’écrivain.
Or, la mise en scène n’est pas à la hauteur de l’enjeu. Demander à un acteur de jouer la folie en l’extériorisant (déstructuration du décor en forme de lit, bonds et jets de manuscrit) peut paraître vain à bon droit, tant l’effet Stabylo (tu as vu, spectateur, ce que je veux te faire comprendre ?) a quelque chose de lourdaud, voire d’insultant pour mes p’tites cellules grises. Olivier Balazuc tente, avec une abnégation stupéfiante, de le compenser. Comme pour signifier que le fou n’est pas que le vociférateur ou le proférateur pusillanime – je suis pas sûr que “pusillanime” s’applique ici, tant pis, je laisse car ça crache – mais est aussi celui qui interroge et s’interroge juste un peu trop, comme pour pointer que l’artiste en danger de démence est parfois celui qui repousse les limites de la norme en croyant qu’il saura s’arrêter à temps, partant maîtriser cette ivresse, Olivier Balazuc, donc, décline une palette impressionnante d’attitudes, de registres vocaux, de rythmes, de jeux avec le silence brefissime, d’expressions faciales, qui captent le spectateur et alimentent son attention. Pas entièrement suffisant, à notre goût, pour compenser les faiblesses de l’adaptation de Laurent Hatat (personnage fantoche interprété par Leslie Bouchet, début de la pièce joué entièrement nu par Olivier Balazuc – on l’a souvent vu postérieur dénudé, mais était-ce vraiment symbolique de lui demander d’exposer ses couilles ? – et presque entièrement nue par sa partenaire, musique clichetonnante…).
D’autant que trop court est le moment où l’on croit voir advenir un enjeu, un projet susceptibles de nous captiver. En effet, la seconde partie, après que l’acteur a tiré le rideau sur ce qu’il reste de son lit, est entièrement constituée d’un monologue de, quoi ? disons d’une vingtaine de minutes ininterrompue, qui réalise le débat entendu précédemment. La promesse de raconter l’assassinat est enfin mise à exécution, ha ha, avec une répartition des rôles plus qu’attendue – héroïques Résistants, connards et cons de nazis. Que cela corresponde à une réalité historique importe peu ; j’étais violemment déçu de me retrouver devant un récit, certes bien mené, mais dont l’absence d’originalité littéraire remet en cause l’intérêt des débats littéraires et historiographiques ! L’adaptateur a-t-il voulu jouer sur la dimension déceptive du résultat (en clair : tout ça pour ça, toutes ces réflexions pour un résultat si convenu) ? Cette hypothèse n’est pas tout à fait convaincante, car la happy end (retour de la compagne en imper) plaide plutôt pour un éloge d’une normalité retrouvée, ce qui est, dans la vie, rassurant, mais, en littérature, moins déceptif que décevant. Et pourtant, en direct, on ne peut que constater la virtuosité de l’acteur. Explosent sur scène le talent, le métier et l’art de conteur d’Olivier Balazuc, sa capacité à rapter la salle d’un regard, d’une intonation, d’un débit affolant (dans sa rapidité ou ses brusques brisures), d’un geste ou d’une immobilité, et d’une diction toujours parfaitement intelligible quoique jamais surfaite (on est aussi loin de la préciosité alla Comédie-Française que du marmonnement pseudo-profond d’une impatientante Jeanne Balibar). Cette prestation, sinon diabolique du moins surhumaine, ne peut que sonner l’esprit critique du spectateur, puis emporter son adhésion momentanément, et son admiration définitivement.
Le résultat des courses : ben oui, avouons-le, pendant le morceau de bravoure final, réellement exceptionnel – pas tant par sa longueur, même si bon, déjà, que par l’intensité du jeu d’Olivier Balazuc -, on est enlevé par l’évidence de cette interprétation, donc presque séduit par ce qui se dit, à la façon régressive de “raconte-moi une histoire, encore, encore, encore”. Mais, à l’arrivée, le soufflé retombe : l’acteur est éblouissant, c’est sûr, gravé, incontestable ; reste qu’il joue une adaptation peu épicée, malgré le sujet touchy, où l’essentiel de ce qui nous paraissait le plus alléchant est occulté. Vu le zozo qui joue ce texte, c’est quand même un chouïa dommage !

Mes idées débiles, 03

Principe du Rubik’s Cube appliqué : si tous les gens garés loin de leur destination changeaient de place avec les gens garés loin de leur-destination-à-eux, mais proches de la destination des gens-du-début-de-la-phrase, ben, ce serait plus logique, non ?

Carrément à l’américaine

Tiens, une nouvelle chanson, extraite du concert du 9 octobre au Connétable ! L’occasion de nous souhaiter une joyeuse vie réelle à nous tous.
Et sinon, n’oubliez pas  : concert aujourd’hui au Magique (42, rue de Gergovie / 75014 / Métro : Pernety). Le fan-club permanent étant indisponible ce soir, j’ai absolument besoin que vous veniez et que vous rameutiez du people. Entrée libre, quart de queue, cave insonorisée, la grande classe pour les curieux. D’avance, merci les gens !

Robert Charlebois à l’Européen : le concert extraordinaire d’un chanteur pas ordinaire

Le contexte : Robert Charlebois a traversé cinquante ans de carrière. C’est le chanteur québécois par excellence, tantôt à texte, tantôt rock, tantôt psychédélique. Il revendique d’avoir usé à peu près de toutes les drogues, même légales, ce qui l’a détruit, construit, instruit. Dix ans après son retour en France (2003), à l’occasion d’un concert bouleversant à l’Européen qui le relançait dans l’Hexagone, il re-revient au même endroit. J’ai acheté ma place début mai – inutile de dire que j’y étais ben à l’avance, avec un peu les choukoutounses : trop vieux ? trop identique ? Le verdict est ci-d’sous, même si le titre de la note, voire la note du titre, donne une idée du résultat.
Le spectacle : le tour de chant – attention, kind of spoiler – s’ouvre par deux hits au piano, avec une surprise : l’artiste, réputé pour sa nullité pianistique, s’est drôlement amélioré. Son niveau est désormais très bon ! De même, la voix monte toujours sans souci sur Québec Air à la recherche de Sophie. D’ailleurs, le chanteur n’est pas près de revenir définitivement à Montréal, même pour se marier avec l’hiver : après une semaine complète à l’Européen, il reviendra remplir le Trianon le 23 mars.
En ce soir de première, bien que le zozo frisé admette n’avoir pas rechanté depuis un mois et demi, le concert vaut déjà la chandelle. Marqué par une invasion de guitares de toutes sortes, entre ambiances intimistes et folie rockeuse, la set-list pivote raretés, quelques nouveautés (la plus potable, pardon Réjean Ducharme, étant sans doute “Je chante, donc je suis”, signée par l’Académicien Jean-Loup Dabadie, présent), et un gros lot, et non un grelot, ça n’aurait pas de sens, de classiques. Surtout, excellente nouvelle, il s’organise autour de pôles classés par genre (les latinos, même si Dolores est, et c’est une bonne idée, séparée de Concepción ; les rocks ; les blues ; les folks, etc.), avec de bons arrangements rythmiques – dommage que le choeur des musiciens ne soit pas plus utilisé, il sonne bien ! Grâce à ce cocktail vitaminé, comme en 2003 mais avec une aisance retrouvée qui enlève en émotion ce qu’elle ajoute en plaisir immédiat, Robert Charlebois mélange avec art ses propres ingrédients, et c’est bon.
Comme en 2003 aussi, les chansons dynamiques envoient du son, avec l’accompagnement de deux guitaristes-bassistes (dont “le plus fringant des Cowboy Fringants”) et un très bon batteur. C’est un peu trop fort pour l’Européen (grosse caisse abusive sur les premières chansons), mais cela respecte le sound code – comme il existe des dress codes – des chansons énergiques et énergisantes. Robert Charle fait bois, oh, ça va, de tous les clichés, ironise sur ses différentes périodes musicales mais joue tout ce qu’il a choisir d’interpréter avec la même conviction, le même premier degré nécessaire, et un dynamisme spectaculaire. Les textes sont sus (quelques erreurs visibles et assumées sont là parce que c’est du live, merde !), le métier est patent, les accompagnateurs n’en font pas trop : l’artiste pousse la liberté jusqu’à faire une fin en decrescendo, avec chansons intimistes – alors qu’il aurait pu clore sur l’hyperpêchu et formidablement con “C’est pas physique, c’est électrique”, “hommage à EDF”, plaisante-t-il.
Le résultat des courses : c’est vrai, contrairement à la reine Diane Dufresne, le tsar Robaert Charlebohé n’écrit plus de chansons déjantées ou bouleversantes. Mais, partant de cette évidence, le Québécois  en insère juste  ce qu’il faut pour ne pas être qu’un musée vivant ; pour le reste, il se fonde sur un répertoire richissime qui vivifie un art de la chanson protéiforme et, dans chaque genre convoqué, merveilleusement maîtrisé. Chanteur pas ordinaire qui veut de l’amour au point de montrer le ventre plat qui signe sa sveltesse retrouvée (“J’veux d’l’amour” ouvrait le précédent concert européen, elle conclut le tour de chant 2012), Robert Charlebois n’éblouit pas malgré ses cinquante ans de carrière, il éblouit tout court. Bref, c’était pomme-pet-deup d’assister à la nouvelle prestation de ce talent.
Ah, et sinon, en première partie se produisait une pitoyable jeune femme dont on préfère oublier, car elle a l’air sincère et sympathique, qu’elle s’appelle Ingrid Saint-Pierre. Rien n’est bon : la chanson drôle n’est pas drôle, les chansons chougnantes sont juste chougnantes, pas émouvantes faute de talent musical, poétique ou scénique. La pauvre et chanceuse fille rend donc, malgré elle, furieux quand on pense aux talentueux chanteurs québécois (ou même juste connement français) que l’on aurait eu tant de jubilation à découvrir…

Tristan et Isolde enflamment Paris


Les apparences : une pure arnaque, c’est connu. Sur cette photo de Josée Novicz, on voit, deux heures et demie plus tard, l’arrière-scène désertée par le choeur de mâles depuis la fin du premier acte. En fait, la salle Pleyel était pleine et bien tassée, et jusqu’au bout encore, pour assister aux quatre heures du Tristan und Isolde de Richard Wagner, avec la promesse d’entendre Nina Stemme en supervedette. Moi, j’y étais, et sans vouloir me vanter, quoi que, j’avais bien raison.
L’histoire : trois actes d’1h20 chacun. Premier acte, Tristan ramène Isolde vers le roi Marc. Elle est folle de lui, même s’il a un tact discutable (il lui a fait parvenir la tête de Morold, son futur époux, puis s’est fait soigner par la belle sous le pseudonyme résolument pourri de Tantris). Elle veut le punir en partageant avec lui un philtre de mort. Brangäne, sa suivante, lui file plutôt un philtre de love éternel, hyper efficace. Deuxième acte, Tristan couche avec Isolde. Ils se font surprendre grâce à la traîtrise de Melot. Le roi est dégoûté parce qu’il avait grave confiance en Tristan, lequel provoque Melot et se fait démonter la chetron. Troisième acte, Tristan, sur ses terres, est toujours vivant. Alertée par Kurwenal, fidèle second de son chéri, Isolde débarque pour le voir mourir. Elle meurt aussi en apprenant que son époux débaroule. Pas de pot, il venait les unir après que Brangäne a avoué que tout était de la faute de la magie. Trop tard, choupette.
L’interprétation : superbe version de concert. L’orchestre philharmonique de Radio France (superbe alto solo), attentif sinon toujours parfaitement synchro (comment cela pourrait-il être ?), est bien emmené par Mikko Franck, jeune poussah précis et très concentro-stressé sur sa chaise pivotante. Le plateau vocal est somptueux à des titres divers. Nina Stemme, la vedette de la soirée, se balade. Après un peu de tension, semble-t-il, en début de session (concentration sur la partition), elle se libère peu à peu et assure parfaitement où l’attend le public (intentions, aigus, sautes de tessiture, constance). C’est joliment envoyé. Christian Franz, Tristan, est visiblement malade (toux, cachets), bien qu’il ait eu l’étonnant courage de ne pas le faire signaler en début de concert ; pourtant, il est le seul à chanter par coeur, et il compense sa faiblesse relative du soir par un jeu et une interprétation (brefs phonèmes du troisième acte, profitant de la mourance – ou de l’agonie, faut voir – de Tristan) touchants, voire tout chants. La voix n’est pas la plus belle du monde dans les nombreux aigus, mais quel courage ! quelle présence scénique, servît-elle à compenser les faiblesses du moment ! J’en redemande, en état 100% fonctionnel la prochaine fois. C’est d’autant plus fort que, visiblement, il manque des répétitions pour les deux vedettes : leur très long duo qui ouvre le deuxième acte est imprécis, Mikko Franck étant obligé d’arrêter Nina Stemme sur le point de partir, et de contrôler Christian Franz à plusieurs reprises (on verra le chef après le concert en train de tirer violemment sur sa clope, signe sans doute que ce fut chaud). Mais, si la lettre de la partition est souvent en danger, son esprit est, autant que je puisse en juger, magnifiquement rendu : émotion, extrêmes, tensions, ça rigole pas.
Parmi les autres solistes, on apprécie la superbe voix d’alto de Sarah Connolly en Brangäne, et celle de baryton de Detlef Roth (sosie de Christopher Paolini, lunettes comprises) en Kurwenal. C’est beau, c’est propre, c’est tonique de bout en bout – on fait plus qu’apprécier, en fait, on admire. Peter Rose est une basse profonde digne de Marc, et Melot, qui n’a que deux interventions, est émouvant car la main gauche tremblante de Richard Berkeley-Steele surprend : comment un chanteur de cette trempe peut-il avoir peur de presque rien (au point de chanter sa seconde intervention par coeur, main calmée) ? C’est émouvant, et la proximité avec la réalité des chanteurs, moins maquillée que sur les scènes opératiques, fait aussi le charme des grandes versions de concert.
Le résultat des courses : superbe. Si, à l’heure du format 52 minutes, passer quatre heures de musique opératique et wagnérienne, avec deux entractes de vingt minutes, ça fait beaucoup, voire c’est hyper snob alors que la crise, l’euro défaillant et la défaite de l’équipe de France de foot, ben, cool. J’espère être re-hyper snob très bientôt parce que c’est drôlement bon comme ça.

Elle me dira des yeux bleus…

Un roman qui commence par un clac (celui d’une claque) et finit par un smack, ne peut sans doute pas être tout à fait mauvais. Mais peut-il être bon, se demande-t-on en se lançant dans la lecture de Des yeux bleu trottoir d’Anaïs Sautier, tout frais sorti de l’école des loisirs, “Médium”, pour 8,5€ les 180 p. soit, à une vache près, 5 centimes la page ? (Je sais, je sais, mais j’ai trouvé que ça, comme accroche, sur le coup. C’est débile, mais on n’a qu’à laisser à titre provisoirement définitif, ce qui est un titre fort honorable.)
L’histoire : quatre amours sont en jeu. Louis, dit Loulou, quinze ans, en croque pour Pauline, qui a la grâce d’être belle sans être jolie. Otto, son petit frère peut-être aussi surdoué que le grand, en croque pour Émilie, sa maîtresse de trente ans (mais sans beaucoup de nichons, apprend-on avec, car on sait être snob, mârde, un angliciste désappointement, tellement plus classe qu’une déception). Doris et Marc, leurs parents, sont en bout de course amoureuse. Et Marc en croque pour une petite nouvelle, dont on découvrira qu’elle s’appelle Émilie et n’est autre que l’Émilie d’Otto. Quand ses géniteurs se séparent, Louis, le narrateur (mais rassurons-nous, la titraille est rose pour attirer les lectrices), a donc trois missions : survivre au divorce ; draguer Pauline dans ses filets ; aider son frère Otto à surmonter la trahison paternelle. Y parviendra-t-il, poil au beau style ?
L’avis : voilà un petit roman plutôt sympathique. Propos, style et humour semblent délibérément imités d’un roman d’amour de Marie Desplechin, ce qui est loin d’être une insulte – même si, sur la longueur, la comparaison est, comment en aurait-il pu être autrement, cruelle pour Anaïs Sautier. Fondé sur le registre pseudo oralisé typique de l’école des loisirs, construit autour de chapitres de longueurs très variables, le récit fonctionne en s’appuyant surtout sur des trouvailles saugrenues, parmi lesquelles on pointera les propositions :

  • canines et câlines (“appeler un chien Câline, c’est téléphoné, alors qu’Odile, ça a du chien”, 17),
  • musicales (“Otto est sûrement le dernier enfant de la galaxie à écouter des cassettes audio de Dalida”, 22),
  • télécommunicationnelles (le père a un “naïfone”, 12),
  • stratégiques (Louis est le seul mec au monde à séduire une nana en la traitant plus ou moins de “bâton merdeux”, c’est testicouillu, 41),
  • chronologiques (pourquoi, se demande Otto, “quand on perd une heure en hiver, c’est jamais celle qui va de quinze à seize ?”, 50),
  • digestives (la grosse copine qui bloquait Pauline ne réapparaît pas en janvier, “trop de chocolats pyrénéens, ça ne fait aucun doute”, 65),
  • pédagogiques (“je me demande si les enseignants ne font pas un concours de médiocrité” pour se venger de leur vie de merde, par ex. en choisissant “le Molière le plus chiant, le plus convenu”, 75),
  • immobilières (Otto s’étonne de l’appartement en U, “en forme de voyelle”, 79 : quel dommage de pas pousser plus loin mémé dans les orties, en imaginant un appartement en consonne, type X, ça pourrait être rigolo),
  • mutilantes (mode d’emploi pour rapetisser une fille jugée “trop élancée pour un lutin”, afin de lui “donner la main, ce serait le pied”, à retrouver p. 83),
  • évaluatives (“c’est combien, ton problème, sur une courte échelle de un à dix ?”, 105), voire
  • théologiques (“Dieu, Yahvé, Allah, Cantona m’envoient un signe”, 177).

Dès lors, pourquoi ne pas s’enthousiasmer pour ce roman ? Tentative d’explication en trois points.
Premièrement, parce que l’exercice d’imitation paraît parfois un peu vain : comme contrainte par des modèles où l’humour gît volontiers dans les saillies, Anaïs Sautier reste toujours un peu trop sage à notre goût. Son imagination a, c’est quasi sûr, toute capacité à partir en brioche avec un sens de l’absurdité ironique très efficace ; dès lors, comment ne pas regretter de ne pas la voir pousser à son avantage ce talent si rare, dans la production pour la jeunesse, qui pourrait imprimer une marque sautiérique ?
Deuxièmement, parce que le récit lui-même semble patiner un chouïa, rendant lourdaud sur la durée l’humour léger qui teinte le texte : faute de compte à rebours, de défi, de rebondissement vraiment bondissant (oh la la, à la fin, alors que tout semble résolu, Otto disparaît, ouf, on le retrouve et on échange un premier baiser – Anaïs, merde, qu’est-ce que c’est que ce gâchis facile ?), de péripéties saisissantes (argh, ce “truc” du romancier pour la jeunesse qui, quand il ne sait pas quoi raconter, nous colle un spectacle à préparer – ici, la scène de Molière pour Louis + Pauline, et les shows de Doris-la-guitariste), de personnages secondaires prenants dont l’histoire, parallèle au récit principal, nous rapterait à jamais dans les rets de la romancière… Il m’a manqué un vrai projet narratif, avec son lot d’inattendu et d’embardées, voire de suspense, pour accrocher pleinement à cet opus, notamment dans la partie la plus marie-aude-muraillenne sur “comment, moi petit ado, je suis plus responsable que les adultes et j’essaye de gérer la situation même si je suis, aussi, un petit con comme tout le monde”.
Troisièmement, parce que, de la part d’un auteur attentif au langage (récurrente référence à l’agaçant “voilà”, inventivitude verbale d’Otto, pistes de germanismes hélas trop timidement utilisées…), on ne peut que regretter de voir, au milieu des trouvailles, des astuces grossières d’excuse (“c’est nul, un vrai cliché”, 13, exa-act, alors, pourquoi ne l’investis-tu pas, Anaïs ?), d’enrichissement sémantique très pédago et guère utiles (par ex. “vague à l’âme”, 39 “garçonnière”, 51 – même si l’ironie tente de désamorcer l’intégration de la définition dans le récit, etc.), des syntagmes figés oubliés dans le flot du récit (“je reconnaîtrais cette odeur entre mille”, 83, par ex., pas à la hauteur du reste), des dialogues parfois patauds avec reprise de la phrase d’avant (par ex. “s’arracher”, 44, “salut les mecs”, 162…). Si on voulait chipoter sur la mise en page, ne serait-ce que pour faire chier, pour montrer qu’on a lu le livre ou juste parce qu’on fait c’qu’on veut avec ses ch’veux, on ajouterait que le foliotage en bas de la dernière page des chapitres est, quoique habituel chez cet éditeur, inutile et moche (alors qu’un point sur la dernière phrase, ça se fait, 137) ; mais on ne le fera point afin de n’être point confondu avec quelque pinailleur, cet adultérophile, ce qui n’est pas notre genre, Dieu au moins nous en est témoin.
Ou pas.
Le résultat des courses : hum, pour synthétiser tout c’la, comment dire ? Que, à l’évidence marquée par ses lectures médiumiques, Anaïs Sautier publie avec Des yeux bleu trottoir un premier roman qui pourrait bien annoncer de belles suites. Sous une condition : que son éditeur la pousse davantage à creuser sa veine (aïe) qu’à se conformer aux standards auxquels elle s’est nourrie. Cette première expérience la contraindra-t-elle à encore plus de normalitude, ou lui donnera-t-elle plus de liberté pour oeuvrer par la suite avec plus de foufouisme, d’ambition romanesque et de manipulation linguistique à la Juan Cocho ? Et c’est r’partir pour un diabolique suspense

Ézoah is still alive!

C’est classe ou bien ? En plus, la trilogie est toujours accessible… via le bon de commande. Et attention, pour les premières commandes d’Ézoah, un exemplaire dédicacé par Maxime et moi-même-je peut être envoyé (dans la limite des quelques livres graffités par le Béthunois en chef…).

The Rake’s Progress, nouvelle première !

Ceux qui connaissent, en gros, En gros, le savent : ça paraît snob, ça ne l’est pas. Ce 10 octobre, je suis allé à la première de la reprise du Rake’s Progress d’Igor Stravinsky, à l’Opéra de Paris. Ben c’était bien. Plutôt très, même. Belle musique, belle mise en scène, beau plateau. Et maintenant, sachez-le, ce qui suit est une manière de délayage, et pas de déblayage, hein, de la présente introduction.
La musique, pour ceux qui ne connaissent pas, est une sorte de Mozart dynamisé par quelques dissonances bien amenées. Stravinski fait parfois peur, genre “musique de zoulou”, comme on disait à son époque (enfin, peut-être pas à la sienne, mais vous captez l’idée), sauf que cette pièce-ci ne brusque pas les oreilles. Les fanatiques de la musique-où-il-faut-s’accrocher-pour-suivre en seront pour leurs frais : c’est harmoniquement riche, varié dans les types de musique et l’orchestration, prenant et réussi. Bien. Bon. Brrroumf.
L’histoire : Tom Rakewell, dont le titre promet, in a way, de suivre la progression, compte épouser la belle Anne Trulove sans pour autant prendre un job. Le père Trulove fait un peu plus qu’un peu la gueule ; c’est donc à ce moment que Nick Shadow, un étrange serviteur à l’aspect méphistophélique, j’adore ce mot, joue les spammeurs nigériens en promettant à Tom d’hériter de son oncle s’il vient avec lui pour régler quelques histoires de succession. Tom saute sur l’occase, fait un enfant (selon Olivier Py) à sa belle et part goûter aux charmes démoniaques des plaisirs organisés par un diable soucieux de trouver un peu de chair fraîche pour nourrir ses âmes damnées, affamées dans leur Enfer…
L’interprétation : après ce qui semble être quelques décalages inquiétants dans le lancement du premier air, l’orchestre joue avec conviction sous la direction de Jeffrey Tate. Le plateau vocal est au (haut) niveau de l’orchestre, même si on peut regretter que l’Opéra national ne donne pas plus sa chance aux chanteurs français. En tout cas, moi, je le regrette. Donc on peut regretter. Bref. Sur scène, la voix de plus en plus sûre au fil des airs d’Ekaterina Siurina (Anne Trulove, belle composition scénique) s’impose par son aisance et sa constance, même si, parfois, son anglais m’a paru garder une touche d’exotisme ; Charles Castronovo commence lui aussi piano et semble trouver son Tom Rakewell au cours de l’oeuvre – ce qui n’est pas absurde au vu du récit ; Gidon Saks (le diabolique Nick Shadow, en photo ci-d’sus, volée à l’Opéra de Paris) en fait des caisses comme peut l’exiger son rôle – une autre voix n’était-elle pas envisageable au moment du postlude qui conclut l’opéra ? me demandé-je cependant ; Scott Wilde a une belle voix, quoique un peu légère dans les notes les plus basses, mais, si j’ai bien entendu, bien entendu, son vibrato trop lâche par moments risque de ne pas agacer que les gros prétentieux dans mon genre ; enfin, Jane Henschel, en Baba The Turk (une supermoche que Nick fait épouser à Tom pour lui prouver qu’il n’est l’esclave ni de son désir ni de son destin), est répugnante à souhait car vocalement et scéniquement bien à l’aise.
La mise en scène d’Olivier Py, plutôt sage, affiche, avec le décor de Pierre-André Weitz, la marque de fabrique de la vedette : praticables amovibles ; multiples étages ; néons ; objets métonymiques, id est symbolisant un décor sciemment incomplet… Côté action, dès que possible, Pyisme oblige, la scène se peuple d’hommes nus ou en slip (majeure du costume de Tom), de filles en soutif ou seins nus, de couples hétéro et homo copulant de façon schématique ou plus crue, avec ou sans futal.  Le choeur, qui a une grande part dans l’oeuvre, semble de bonne composition pour cette quasi mise à nu très tactile. Pas question néanmoins, de réduire cette crudité joyeusement obscène à l’obsession Pyesque de toujours foutre des bonshommes à poil dans ses pièces, histoire d’appâter le bourgeois ou de le choquer, ce qui revient au même – en l’occurrence, l’opéra de Stravinsky peut s’y prêter, et l’aspect music-hall, même un peu lourdinguement souligné dans cette version, ne dissone pas de façon exagérée. Le résultat séduit, jusque dans ces excès qui mettent mal à l’aise (recours à un freak comme le nain, par ex.), avec quelques nuances : ainsi, le sens des anachronismes sporadiques n’est pas évident (pourquoi des appareils photos ?) ; le vide de la mise en scène qui accompagne le dernier quart d’heure permet, certes, d’éprouver le vide laissé par la folle punition infligée par le Nick niqué, mais sa créativité paraît évaporée (d’ailleurs, un inutile danseur noir à string, récurrent, essaye de la remplir vainement) au moment où la partition prend plaisir à traînasser un brin avant et après la bouleversante berceuse d’Anne ; etc.
Le résultat des courses : plaisante soirée ! Superbe musique, joyeusement classique-mais-pas-que ; livret clair, rehaussé des touches noires et ironiques qui font la patte de Wystan Hugh Auden ; mise en scène riche – une belle production à laquelle s’applique comme un autocollant l’expression de ce grand philosophe français déclarant “c’était bien, c’était chouette”. En prime, en ressortant du palais Garnier, les spectateurs pouvaient apprécier de ridicules illuminations célébrant une initiative médicale – double preuve, si besoin était qu’art pour tous et marketing ont encore des progrès sur la planche à pain or something, et que, à l’inverse, les agences de comm’ savent déjà, elles, piquer du blé pour faire, ce que l’on appelle, en termes techniques, de la mârde.