
Je me souviens d’avoir organisé un concert orgue et piano, donc avec une logistique assez importante. Programme fabuleux et casting DeLuxe : Esther Assuied, la plus passionnante des jeunes organistes françaises, tenait la tribune ; devant les touches d’ivoire, l’artiste n’était rien moins que Cyprien Katsaris (on peut entendre un extrait d’une répétition en cliquant ici). En fait, il n’y avait qu’un hic : ce soir du 1er décembre 2018 était celui du premier raout des gilets jaunes sur les Champs-Élysées. BFM et ses semblables passaient en boucle l’image d’une palette qui flambait. Soudain, la France devait avoir peur car c’était la Révolution, deuxième du nom. Le public parisien est grandement resté terré chez lui, terrorisé… mais le pianiste aussi paniquait au point de ne pas vouloir donner le concert.
Ce 2 octobre, place de la République, il y avait plus de CRS fanfarons que de restes de manifestants. Difficile de contourner ces cordons de Robocop pour accéder au concert du contreténor Luan Góes qui, lui, avait bien l’intention de kiffer la vibe pour son premier concert au théâtre Déjazet avec son ensemble des Furiosi galantes. Cette mise en scène de la tension sociale – qui n’est ni plus ni moins que le reliquat de l’appétence démocratique face à la dictature d’un grand capital de plus en plus influent quant à la politique sociale, économique et humaine de la France – a sans doute découragé nombre de spectateurs, d’autant que le public-cible n’est plus tout jeune, à en croire l’échantillon du soir et le recours à Ève Ruggieri pour présenter de façon superfétatoire et parfois approximative les deux parties du concert. Sa première intervention évoque
- l’histoire du théâtre,
- son lien personnel avec Luan Góes,
- le concept de contreténor,
- le baroque et
- la complémentarité entre airs de bravoure et lamenti.
De quoi confirmer notre conviction que parler la musique en concert, c’est-à-dire essayer de se mettre en valeur alors que les gens sont venus pour la musique, pas pour le mode d’emploi, est une idée
- stupide,
- insultante pour le public que l’on estime trop con pour kiffer la vibe si on ne lui dit rien, et
- susceptible de décourager les musiquophiles d’aller au concert.
Laissez-nous envahir par la musique ! On est venu pour y assister parce qu’on y croit, c’est plus le moment de la pitcher. Au pire, faites un programme que chacun lira si ça lui chante, mais n’imposez pas ces piteuses leçons de musicologie pour les dummies, avec
- leur pseudo-humour aussi effarant qu’un sketch de stand-upper commençant par « J’sais pas vous mais moi » ou « Par applaudissements, y a des gens qui me suivent sur les réseaux sociaux ? »,
- leurs maladresses supposément sympa alors qu’elles ne font qu’ajouter une offense amateuriste à celle qui consiste à croire que le spectateur est incapable d’être ému si on ne lui explique quand, comment, pourquoi – façon stand-up, encore, comme quand le comédien est contraint de rire de ses propres blagues pour déclencher les rires de son public, et
- leur position surplombante, tellement macroniste, de sachants expliquant aux débiles ce qu’l sied d’apprécier – façon stand-up, toujours, quand le wanna be Jamel Bedouze rythme ses leçons de morale avec des « Non mais franchement, c’est pas déconné ? On est tous pour le mélange et la mixité, wallah ! ».
Heureusement, la musique finit par advenir. La sinfonia d’Agrippina de Georg Friedrich Händel lance la fête. Dans une acoustique ultra sèche, on apprécie la volonté de l’orchestre
- d’exacerber le rythme,
- de claquer des breaks précis, et
- de se nourrir de l’énergie générée par les notes répétées,
le tout profitant d’un Beto Casério, premier hautbois survolté. Suit « Se lento ancora il fulmine », extrait d’Argippo d’Antonio Vivaldi, où Zanaida est furieuse de s’être fait dépuceler par un mec que, « à la faveur de l’obscurité », elle a épousé en croyant qu’il était un autre. Selon la logique du travestissement, Luan Góes prête son gosier à la femme outragée qui
- constate que « la foudre est lente pour venger l’outrage »,
- promet vengeance mais
- pardonne à celui qu’elle prend pour son mari.
Non, c’est pas super clair, mais c’est normal pour un opéra baroque. Aux percus, Michèle Claude, personnage tellement rayonnant qu’il menace de voler la vedette à la vedette au long de la soirée, se fait un plaisir de souffler la tempête avec ses instruments mystérieux pour tout non baroqueux, dont votre serviteur. Le contreténor fait
- éclater les aigus,
- briller son expressivité et
- tonner les accents que relayent des musiciens tantôt hypertoniques, tantôt ultradoloristes.
Néanmoins, un malaise naît. Luan Góes est aimanté par sa partition. On comprend
- l’envie de bien faire,
- d’être au plus près du texte,
- de rechercher la précision en dépit de l’émotion que le chanteur cherche à susciter,
mais l’on sent que l’interprète peine à se libérer en partie à cause de ce boulet. Aussi le « Torbido interno al core » de Nicola Porpora surgit-il à point nommé. Plus intérieur, ce sommet que les contreténors se disputent permet à Luan Góes de valoriser
- souffle,
- sauts de registre et
- accents pertinents.
Las, il faut malgré toutes ces qualités se rendre à l’évidence : l’artiste est corseté par l’absence de par cœur. Sa partition le retient, le limite voire le fait frisotter le grotesque?
- Ostensiblement inspiré,
- pénétré par son propos,
- quasi possédé par la musique,
il lève volontiers les yeux pour traduire l’emportement de son core… puis il s’empresse de les rebaisser en urgence afin de lire la phrase suivante. C’est fort dommage car, chacun le sait, dans le chant (lyrique mais pas que), surtout quand il se présente comme déchiré par « les passions humaines », la voix n’est qu’une partie de la dramaturgie. En l’espèce, la présence scénique de Luan Góes est parasitée par une contradiction entre envolées passionnées et brutaux retours sur terre toutes les dix secondes. À ce stade du concert, en dépit des exigences techniques souvent joliment relevées, cette tension limite fortement notre capacité à être ébaubi. Affaire à suivre ce nonobstant dans une prochaine notule !



