Nicolas Horvath + Alcest, salle Gaveau, 2 avril 2025 (2/2)

Stéphane Paut, alias Neige, du groupe Alcest, le 2 avril 2025 à la salle Gaveau (Paris 8). Photo : Bertrand Ferrier.
À 21 h pétaradantes, ils sont désormais trois men et une woman in black sur la scène de la salle Gaveau.
- À jardin, le binôme formé par Nicolas Horvath et son piano ;
- à cour, derrière leur micro sur pied,
- Élise Aranguren,
- Pierre Corson (aka Zero) et
- Stéphane Paul (aka Neige).
C’est une version inédite du groupe Alcest, un poids lourd du metal français qui, avec son presque nouveau label Nuclear Records, enchaîne les tournées :
- Amérique du Nord en mars,
- festivals européens et Asie en juin,
- France à la rentrée,
- Amérique du Sud fraîchement reportée à l’an prochain…
Ce groupe, plus spécialisé dans la propulsion de décibels que dans le ciselage d’un pianissimo, développe un nouveau projet : reprendre son répertoire avec des arrangements pour piano minimaliste signés par Nicolas Horvath en personne.
- Étrange,
- audacieuse et
- intrigante,
cette idée revitalise le concept de concert acoustique, en général réservé aux vieux groupes tâchant de ressembler de vieux fans. Rien de cela, ici : la moyenne d’âge du public doit naviguer autour de la vingtaine, et le groupe mène sa barque triomphalement en attendant son nouveau passage par Clisson et le Hellfest, programmé dans quelques mois. Quand les trois vocalistes accompagnent le pianiste pour son retour sur scène, c’est la folie dans la salle comble. Les cellulaires chauffent.
L’ambiance recueillie qui avait suivi la partie horvathienne – dans un premier temps, il semble que les musiciens avaient envisagé d’alterner en faisant deux chansons, un morceau de classique, deux chansons, etc., ce qui aurait sans doute été plus inintéressant – bascule avec « Autre temps », un titre de 2012 dans la veine nostalgico-mélancolique qui a fait l’étonnant succès du groupe de Stéphane Paul (« Une prière lointaine que porte le vent du soir / anime les feuilles dans leur danse alanguie / (…) Demain, toi et moi serons partis »). Enfin, en théorie : d’où nous sommes, nous ne captons pas un traître mot. La voix fatiguée du leader n’est pas assez soutenue par la sono locale pour nous permettre d’apprécier le texte.
Si l’original frise longtemps le folk épicé de grunge, la version du soir cherche avec subtilité le point de bascule entre
- évocation intime et brio de l’accompagnement,
- instrumental recueilli et octaves énonçant le thème,
- retenue atmosphérique et pulsion pianistique quasi lisztienne.
« Souvenirs d’un autre monde » ramène Alcest en 2007, au moment où le son du groupe se précise. Le chanteur, impavide, interpelle l’auditeur en chantant : « Laisse couler tes larmes une dernière fois / Pour être à jamais libéré / Et rejoins le monde d’où tu viens. » Dans le dialogue avec le pianiste-transcripteur, à peine troublé par l’échange rapide entre la voix d’Instagram et les voisins de la spectatrice maladroite (il est vrai que, à Clisson, mettre ton bigophone sur silencieux pendant le set sera d’une très faible utilité), on apprécie la volonté de travailler les contrastes
- d’intensités,
- de caractères et
- de couleurs.
La musique prend son temps, nourrissant un plaisir spécifique
- à la suspension,
- à l’attente, et
- à l’imaginaire des possibles ainsi ouvert.
Au fil des minutes appert une volonté de tisser
- minimalisme,
- metal et
- construction d’ambiances
en créant une matière sonore spécifique. L’écriture vocale se refuse à tout effet de minichorale proprette qui répète du Michel Fugain dans l’église du village en vue du grand moment, le concert du 21 juin, en présence de monsieur le maire (sous réserves). Au contraire,
- unissons,
- tacet et
- harmonisation
sont astucieusement convoqués tour à tour, évitant ainsi le risque d’être répétitif ou lénifiant. Bien que les trois chanteurs paraissent plus que concentrés : pénétrés par leur tâche, au point de ne pas décoincer un sourire, Neige adresse un salut à un pote dont il a dû croiser le regard à la première corbeille. On est presque rassuré !
« Sur l’océan couleur de fer » (2010) évoque les « longs cris » d’un « chœur immense (…) dont la démence semble percer l’enfer ». Installée sur un mode mineur ad hoc, la musique d’Alcest prend le temps de se déployer (l’original pèse plus de huit minutes…). Le piano de Nicolas Horvath étoffe sa volonté de se dérober à l’évidence d’une ritournelle catchy pour s’insérer plus profondément dans l’esgourde du spectateur.
- Grilles cycliques plutôt que circonvolutions mélodiques,
- vocalité évocatrice plutôt qu’expressivité vocale,
- glissements progressifs plutôt que breaks tranchants
alimentent l’esthétique automnale d’Alcest, la simplicité d’écriture déjouant le risque de saturation par la noirceur. Pour les instrumentaux, Nicolas Horvath va chercher un arrangement fondé sur
- des basses profondes,
- un large spectre de registres et
- le temps long.
Côté voix,
- les unissons,
- les tenues et
- la polymorphie du dispositif
valident le choix de Stéphane Paut de ne pas être l’unique chanteur du concert.
- Le texte s’efface derrière le son,
- les paroles deviennent manière de charabia improvisé à tour de rôle,
- la grammaire se dissout dans la musique,
laissant s’échapper l’imagination de chacun, selon son « spiritual instinct ». Associée à l’inclination d’Alcest pour
- le développement,
- la nuance et
- l’exploration,
cette liberté fait mouche et transporte Gaveau jusqu’à l’absence de rappels. Peu rancuniers, les fans – dont certaines ont pleuré tout le long du récital – achètent les disques Chopin de Nicolas Horvath et, par dizaines, des affiches dédicacées. Même après un moment hors-sol, la machine à cash de la vie retombe toujours sur ses coussinets !
Le coup du miroir
Parmi les grandes sources d’inspiration des chanteurs et des poètes, les fesses n’ont eu de cesse d’affronter leur plus grand concurrent : le cul. Remettons une pièce dans ce débat passionnant en proposant un chef-d’œuvre du genre, extrait d’un concert donné en bonne compagnie autour des chansons de Béatrice Tekielski et Catherine Ribeiro.
Et ce samedi 5 avril 2025, à 20 h, à l’Auguste théâtre (Paris 11), je serai au piano, entouré des toujours pertinents Sébastyén Defiolle et Claudio Zaretti aux guitares, pour accompagner le singulier récital de Jann Halexander autour du répertoire de madame Ribeiro, entre
- interprétation de titres iconiques,
- évocation de moments peu connus et
- mélange entre répertoire de l’interprète et catalogue de l’artiste.
On peut réserver ici. Hâte, évidemment !
Nicolas Horvath + Alcest, salle Gaveau, 2 avril 2025 (1/2)
À deux grands pas des Champs-Élysées, ce jeudi soir, il y avait quelque chose dans l’air, quelque chose de bizarre.
- Les filles de tout âge étaient
- minijupées sur bas résille,
- piercées,
- tatouées,
- autant courtes que de noir vêtues ;
- les garçons avaient des airs de Hagrid, arborant fièrement
- cheveux longs,
- barbouze à la Gary Cantrell pour les plus vénérables et
- T-shirts célébrant le Hellfest ou citant Agalloch ;
- les patients évadés d’un mouroir Orpea étaient quasi inexistants (ce n’était clairement pas le lieu où se planquer, ils eussent été repérés direct) ; et,
- rareté suprême, la salle Gaveau est quasi blindée de l’orchestre aux balcons.
De retour d’une tournée aux États-Unis, Alcest a investi ce qui fut longtemps un temple de la musique classique avant de diversifier ses activités, incluant des interviouves de donneurs de leçons bien notés par la doxa en place – faut bien vivre, ma brave dame… Pour son nouveau projet, le groupe, spécialiste du blackgaze (un genre de metal plutôt orienté sur la tristesse que sur la pétillance, je synthétise) et fort de ses nombreux albums ou passages au Hellfest, s’est associé à son opposé, j’ai nommé le sieur Nicolas Horvath. Bien qu’il ait lui aussi produit et propulsé dans des salles obscures un maximum de décibels bien noirs, l’hurluberlu, familier de nos lecteurs depuis sa participation pailletée à l’intégrale des Études de Philip Glass en alternance avec le compositeur, est surtout connu en tant que pianiste tout ce qu’il y a de sérieux. Oh, certes, le monsieur au brushing toujours impeccable est farfelu.
- Il adore donner des concerts-fleuves, en plein air ou dans des salles de prestige ;
- sans pour autant renoncer au répertoire canonique, il raffole de partager ses découvertes musicales, contemporaines ou passées ; et
- il se passionne pour la musique de l’écran, notamment celle des jeux vidéo, dont il est un transcripteur et un interprète recherchés (le zozo qui jouera le 23 juin 2026, sur un piano Gaveau de la fin des années 1920, la musique d’Assassin’s Creed à la Philharmonie, est quasi le pianiste officiel d’Ubisoft).
Néanmoins, c’est aussi
- une référence vénérée pour ses intégrales Glass et Satie,
- un artiste toujours en studio pour différentes maisons de disque dont Naxos, et
- un interprète capable de se fader en concert tous les Klavierstücke de Karlheinz Stockhausen.
La jointure avec Alcest s’articule autour de cette polymorphie de la musique selon le sain Nicolas… mais ne se présente pas d’emblée telle quelle. En effet, le concert commence par vingt minutes de musique classique où
- Glass,
- Satie,
- Hisaishi et
- Chopin
semblent dialoguer. Intimement convaincu de la justesse du geste artistique qu’il pose (il a bien raison), l’interprète fait litière de toute virtuosité
- échevelée,
- extravagante ou
- pyrotechnique.
À travers des œuvres qu’il a dû jouer au moins un milliard de fois, il construit une relation au public qui ne s’embarrasse pas de m’as-tu-vuisme. Il n’éprouve nul besoin
- de se mettre en avant (il est déjà sur scène),
- de montrer les muscles digitaux (on les voit) ou
- de s’autogoberger de cascades techniques à tire-larigot (c’est un musicien, pas un acrobate circassien).
Nulle sensation de devoir
- prouver,
- convaincre,
- séduire.
L’artiste semble s’abandonner à la musique à qui il a accordé sa confiance – confiance dans
- l’hypnotisme de la répétition,
- l’exploitation des différents registres de l’instrument, et
- l’efficience de la mystérieuse émergence mélodique à travers le bariolage.
Voilà ce qui, peut-être, en sus de son originalité, constitue sa patte : cette capacité à donner l’impression qu’il n’y a que la musique qui compte, comme si
- la technique,
- le travail et
- l’exigence du vertige virtuose
avaient disparu. Pourtant, à bien y écouter, l’on comprend que
- cette apparente matité,
- cette évidence tranquille,
- cette balayette jetant à terre la nécessité de se pavaner, souvent consubstantielle à la performance classique,
sont musique et non posture. En témoigne la maîtrise
- du toucher,
- de l’équilibre et
- de la construction du son pour la salle de concert (par exemple par le travail sur la pédalisation).
Le public, qui n’est pas venu pour cela, ne s’y trompe pas et applaudit chaleureusement le résultat. Ce nonobstant, et hop, nul n’en peut mais : les cœurs se mettent à battre vraiment la chamade quand il devient évident que, d’un instant à l’autre, le trio constitué par Stéphane Paut (Neige) avec Pierre Corson (Zero) et Élise Aranguren va surgir sur la scène. Comme c’est un bon cliffhanger, on n’a qu’à couper ici et se retrouver bientôt pour la suite de cette recension !
Retrouvez les précédentes chroniques autour du travail de Nicolas Horvath…
- Disques
- Carl Czerny : ici ;
- Karl August Hermann : ici ;
- The Tapes years : épisodes 1 et 2 ;
- Claude Debussy : ici ;
- Brillon de Jouy : ici ;
- Alvin Lucier : ici ;
- Hélène de Montgeroult : épisodes 1, 2 et 3 ;
- Morteza Shirkoohi : ici ;
- Dennis Johnson : ici ;
- Hans Otte : ici ;
- John Cage : ici ;
- Germaine Taillerre, volume 1 : épisodes 1 et 2 ;
- Melaine Dalibert : ici ;
- Tom Johnson : ici ;
- Les nocturnes secrets de Chopin, volume 1 : épisodes 1, 2, 3 et 4.
- Concerts
- Philharmonie de Paris (17 mai 2019) ;
- Misy-sur-Yonne (3 août 2019) ;
- au Jam capsule (17 janvier 2023)
- Entretien : ici.
La part des ombres
Ce vendredi 4 avril 2025, j’ai le plaisir d’accueillir à la tribune de Saint-André de l’Europe (Paris 8, détails à la fin de cette notule) un quatuor de trois personnes, un peu comme les mousquetaires mais autour d’une musique moins influencée par le métal que celle du groupe produit par Alex Dumas. En l’espèce, les spadassins du soir croiseront le fer de leurs talents pour nous offrir un concert de Carême baroque et contrasté qui associera
- lamentations mariales,
- confiance filiale et
- espoirs de consolation.
Les voix aiguës (soprano et haute-contre) dialogueront avec la flûte et l’orgue ; des œuvres de Georg Friedrich Haendel, héros du concert, résonneront en alternance avec
- des pièces
- d’Antonio Vivaldi,
- de Domenico Scarlatti,
- de Johann Sebastian Bach, mais aussi avec
- une incartade mozartienne et
- une improvisation organistique.
Sauf souci technique (on n’est jamais trop prudent…), le concert sera retransmis sur écran géant. Ainsi, ceux qui le souhaitent pourront vivre ce moment comme s’ils étaient dans les hauteurs, au côté des musiciens. Ceux qui préfèrent laisser libre cours à leur imagination auront des places réservées pour ne pas voir le film tout en jouissant de la bande-son.
Évidemment, cette soirée est un événement, euphémisme ! En effet, jadis, pendant cinq ans, j’organisais vingt concerts par saison dans le cadre du festival Komm, Bach!. Depuis, la politique culturelle de la paroisse a changé, et chaque concert impliquant l’orgue est devenu une rareté. C’est dire si je suis heureux de vous convier à ce moment
- festif,
- gratuit (on pourra certes faire déborder une sébile avec des billets de deux cents euros, mais on peut aussi venir sans bourse délier si l’on est un peu court en rouquin, c’est tout à fait autorisé) et
- prestigieux,
avec la participation de
- Denis Chevallier, flûtiste et compositeur passé notamment sous les fourches caudines du CNSM de Paris avant de s’embarquer dans une nouvelle aventure : le chant ;
- Jennifer Young, soprano et chef de chœur californienne diplômée de Harvard et soliste du chœur de l’église américaine de Paris ; ainsi que
- Véra Nikitine, organiste des étonnantes grandes orgues de l’église Saint-Marcel et compositrice passée elle aussi par le CNSMDP tout en multipliant les distinctions et les collaborations avec des maîtres comme
- Jean Guillou,
- Jean-Louis Florentz et
- Michaël Lévinas, rien que ça.
Bref, le miroitement de ce récital d’environ une heure devrait
- saisir nos oreilles,
- élever nos cœurs et
- combler notre esprit
grâce à une musique
- luxuriante,
- polymorphe et, ça joue, c’est le cas de le dire,
- ravissante !
Quand ? Ce 4 avril 2025 aux vingt heures sonnantes.
Où ? En l’église Saint-André de l’Europe (24 bis, rue de Saint-Pétersbourg | Paris 8).
Entrée libre, sortie aussi, mais concert bien quand même.
Lily et Lily, Théâtre de Paris, 27 mars 2025
Pour qui aime le théâtre de boulevard, Lily et Lily, actuellement présenté au Théâtre de Paris, tient du bonbon et du monument. Lily et Lily est
- bonbon,
- sucrerie et
- douceur
parce que la pièce est définitivement marquée par sa créatrice, Jacqueline Maillan, son évocation charriant aussitôt ses palettes de nostalgie dramatique ! Monument, parce que c’est techniquement l’une des meilleures pièces du genre qui ait été écrite. Aussi phénoménale que les chefs-d’œuvres de Georges Feydeau, elle pousse au maximum le comique
- de situation,
- de mécanique,
- d’invraisemblance,
- d’absurde et même, quoique ce ne soit pas la prime spécialité des auteurs,
- de langage.
L’histoire ? Années 1930. Hollywood. La star du moment s’appelle Lily Da Costa (Michèle Bernier). Puisque vedette, elle est plus que capricieuse : insupportable avec Sam, son imprésario (Francis Perrin) et ses domestiques (Bastien Monier et Morgane Cabot) qui ont reçu mission de l’enlever au profit de la mafia. Indifférente au mécontentement général, elle boit, sniffe et baise à tout-va. Pour sauver son âme, Deborah, sa jumelle (Michèle Bernier itou), débarque du Minnesota. C’est alors que Sam, son imprésario, a une idée : et si Deborah, plus influençable et moins ingérable que sa sœur, prenait la place de Lily ?
Michèle Bernier s’est emparée de la pièce, dont nous voyons la cinquantième représentation dans la mise en scène de Marie-Pascale Osterrieth. Avec la technicienne, l’actrice a remanié le texte de 1984 à la fois légèrement (la structure est conservée) et lourdement. C’est tout le paradoxe de ces « reprises » qui remettent en selle des chevaux parce qu’ils sont fringants dans – voire grâce à – leur vieillesse, mais tentent de les faire presque passer pour de jeunes canassons. La question n’est pas nouvelle, pour le boulevard. En 2013, lors de la réédition d’un florilège de leurs pièces chez Omnibus, Jean-Pierre Gredy et Pierre Barillet avaient eux aussi procédé à des changements « parcimonieux » (les « nègres » avaient disparu et les monnaies s’étaient modernisées), en veillant à ne surtout pas trop actualiser leur travail, confiants qu’ils étaient dans un théâtre qui, en dépit de son succès, a, comme le théââââââtre, « l’ambition d’être intemporel ». Michèle et Pascale ont eu la main autrement lourde. De très nombreuses modifications ont été apportées, le plus souvent de façon inutile. Ainsi,
- Odilon, le domestique, est renommé Gaston ;
- Vladi, le mari slavisant, devient Julio le vaguement hispanique (Cyril Garnier) ;
- la fille de Chico n’est plus évoquée ;
- jadis chassé à coup de « Jingle bells », le zinzin invisible devient un fan (ce qui oblige à une explicitation autour de l’Oasis, clinique psychiatrique, quand il s’agit d’y envoyer Lily) ;
- Dandy Cracker se transforme en Joe le scorpion, etc.
Pourquoi diable ? Adieu aussi le prologue et les cendres de Poopsie (Michèle Bernier ne sniffe pas) ; bonjour, modifications dont l’intérêt échappe totalement ! Parmi moult, évoquons
- le prix du journal intime de la star qui a doublé ;
- les Marx Brothers qui perdent leur décompte ;
- l’entreprise de nettoyage qui se consacre désormais à vider les greniers ;
- Charlène la journaliste qui perd son maître ès pendule ;
- les domestiques qui rêvent désormais d’un bar-tabac rue de Clichy pour y recevoir Maurice Chevalier ;
- la chute de la dernière réplique de l’acte deuxième qui est coupée (dommage !) ;
- Heidi et la petite maison dans la prairie qui font leur apparition ;
- le « fondu enchaîné » qui a fondu quand, pour enchaîner (haha), Lily rembobine sa jeunesse avec son cher Jonathan qui n’attend plus dans la vieille Ford ;
- la versatilité politique du « démocrate ou républicain », quoique rigolote, est coupée, etc.
Au gré des (mauvaises) inspirations des updateuses, on oscille entre explicitation superfétatoire (la bisexualité des chiens) et pudeurs de sainte-nitouche, faisant écho à la suppression de la poudre (ainsi, l’excellente réplique « C’est une maman qu’il vous faut / – Exactement ! Une maman… de dix-sept ans de préférence » est remplacée par un hommage aux femmes « mûres mais pas trop », beaucoup moins savoureux ; désormais, Lily s’enfuit avec un marchand de plumeaux quand elle a presque quinze ans, pas presque quatorze, etc.). Même si l’on apprécie le clin d’œil à Gilles Vigneault dans le rôle du violoneux, les nombreux changements feront évidemment sursauter les aficionados, d’autant que, dans l’ensemble, ils n’apportent rien et sonnent parfois lourdingues, à l’instar de l’hispanisation incomplète de Vladi. Toutefois, yippie ! l’essentiel demeure.

Morgane Cabot (Yvette) , Bastien Monier (Gaston) et Michèle Bernier (Lily et Deborah). Photo : Béatrice Livet pour le théâtre de Paris. Source : site du théâtre.
L’essentiel, c’est le vertige que procure le théâtre de boulevard survitaminé. Chaque soir, et deux fois le samedi, Michèle Bernier joue Lily et Deborah, mais Deborah joue aussi Lily et réciproquement, voire joue Lily qui joue Deborah, et ainsi de suite. Les conventions sont habilement mises en évidence par les auteurs, et tellement extrémisées – et hop – qu’elles craquent et font rire aussi bien de leur mécanique huilée que de leur pétillante invraisemblance. Barillet et Gredy jouent sur
- l’accumulation et l’imbrication de situations cocasses,
- la réversibilité des apparences et la part d’authenticité qu’elles portent, et
- la malice mêlant
- narration échevelée,
- humour débridé, et
- absurde joyeux de l’invraisemblance assumée.
Lily et Lily est un éloge vivifiant de la pacotille et de la mauvaise foi, celles
- des vedettes,
- de l’art,
- de la vie quand elle va bien.
Face à la maîtresse de cérémonie, très convaincante (on avait entendu pis que pendre de Michèle Bernier : nous ne la connaissions pas mais l’estimons, tout court, puis digne et euphorisante dans son rôle), Francis Perrin réussit à sortir son personnage du pleurnichard qu’avait campé Jacques Jouanneau. L’option d’interprétation est validée par
- un dynamisme efficace,
- une épaisseur psychologique étoffée, et
- une présence scénique percutante.
Parmi les seconds rôles, saluons la Yvette de Morgane Cabot, laquelle sait jouer à la fois quand elle est au centre de l’attention et quand elle se tient coite. À Bastien Monier, son partenaire, Bernier & Osterrieth inventent une carrière espérée de chanteur donc insèrent des passages de musical à vocation de respiration, certes, mais qui ne se révèlent guère convaincants. L’acteur semble à l’étroit dans son rôle de victime (il n’en sortira pas à la fin, contrairement à la VO) pour nous ébaubir.
Véronique Boulanger joue la garce avec la même univocité qu’Éric Boucher joue le mari coincé qui redécouvre la devise d’un autre Barrier, Ricet, selon laquelle « chauffe un marron, ça l’fait péter ». Les deux comédiens font montre du métier attendu pour planter ces personnages aux stéréotypes jubilatoires, oui, jubilatoires, et si vous insistez, j’ajoute « ciselés », de sorte qu’il vaut mieux briser là, je le suppute. Entre deux passages au placard (après Alcatraz, le prisonnier en fuite est souvent fourré dans un autre placard, à fourrures, celui-là) ou sous le lit, Riton Liebman tente d’incarner l’improbable Doug avec un savoir-faire guignolesque qui n’exclut pas une palette de caractères, entre
- l’évadé sous tension,
- l’ex d’il y a un quart de siècle,
- l’homme rêvant d’un quickie…
Cyril Garnier, lui, peine à fasciner dans son rôle remixé de parasite hispanique. Sans doute l’acteur est-il handicapé par la réécriture plate qu’il doit parler et dont on aurait aimé qu’il fût fait l’économie. Plus généralement, l’ensemble est porté par une mise en scène fonctionnelle et un décor à l’avenant – avantage du théâtre de boulevard sur l’opéra, en quelque sorte !
Comme attendu et avec justesse, la salle fait un triomphe aux artistes. Michèle Bernier a l’élégance de saluer les techniciens et la production. Le couple d’hommes à mes côtés part rassuré car, bien que nous ayons été très proches de la scène, nous n’avons pas reçu de postillons, contrairement à leurs craintes les plus fofolles. Derrière moi, les deux spectatrices qui n’avaient de cesse de se demander à chaque acte si c’était la fin, ont obtenu la réponse qu’elles attendaient. C’est bel et bien fini, après
- un beau travail,
- un bon moment
- du théâtre populaire qui n’a pas peur de la virtuosité :
bravo et merci, les artistes !
La joie, cette espérance
Au quatrième des cinq dimanches de Carême, un dimanche de joie. Dans la série des « improvisations du samedi soir », voici une proposition association la sobriété violette (bourdon et flûte harmonique de 8′) et la pétillance rose (flûte octaviante de 4′). Le tout est assaisonné du respect dû au travail de l’organiste dans la plupart des églises, en l’espèce une annonce improvisée par une bénévole pour une brocante fermée-mais-bon rappelant que l’orgue ne joue pas de musique pour faire résonner la parole de Dieu, il bruite. En somme, la vie – la vraie – de musicien de l’Église catholique. Vivement Pâques !
Alain Chamfort, « L’Impermanence » aux Folies Bergères, 25 mars 2025 – 3/3
Ce 25 mars 2025, aux Folies Bergères, après demi-heure de concert, pendant que la vedette part en pause, voguent les musiciens sur les eaux d’un extrait de « Démodé » (1979), au texte absolument inintelligible d’où nous nous trouvons car
- plus de bruit que de musique,
- pas assez de diction, et
- sonorisation insatisfaisante.
Heureusement, Alain Chamfort revient vite pour présenter ses musiciens
- (Julia Jérosme aux claviers,
- Jérôme Arrighi à la basse,
- Clément Fonio à la guitare,
- Arnaud Gavini ce soir derrière les fûts).
Puis l’artiste doit prévenir qu’est arrivé « le moment où il faut entrer dans le nouvel album », sans doute parce que son public core est réputé préférer ses anciens albums – comme ironisait Anne Sylvestre dans « Parti partout »,
mais qu’est-ce qui m’a pris de chanter ça ? J’aurais mieux fait de rester chanson française, avec la guitare et les grands cheveux, et gling gling, et tout ça, seulement voilà : ta chanson, il faut que tu la chantes ! Sinon, les droits d’auteur, ils ne tombent pas, alors, tu la chantes, ben voilà. Ouh.
A priori, ce n’est pourtant pas une gave que d’écouter « L’apocalypse heureuse », écrite (comme presque tout le disque) par Pierre-Dominique Burgaud et musiquée par Alain Chamfort en compagnie d’Arnold Turboust.
- Le début piano-chant séduit ;
- arrive malheureusement le doublage vocal féminin d’Alain Chamfort, inutile et assez vilain ;
- la réutilisation de l’atmosphère du disque n’est pas non plus ce qui nous séduit le plus,
même si nous apprécions la spatialisation des sons dans les Folies Bergères alors que nous avons l’habitude d’écouter cette chanson dans des périmètres un tout p’tit peu plus restreints – notre boîte crânienne, notamment.
Le chanteur se lève pour entonner « En beauté » (« Au concours du plus laid, [il faut] savoir s’imposer en beauté »), de Burgaud et lui-même. Ambiance dancing avec
- breaks,
- chorégraphie et
- voix entre lasse et indifférente.
On aimerait goûter cette tension entre dandysme et dynamisme qui caractérise Alain Chamfort, croisement entre un Alain Souchon et un Étienne Daho qui se serait plu à tremper les doigts dans le pot à dance, mais la seconde voix de la claviériste, par
- sa justesse relative,
- son timbre parfois crissant et
- son inutilité musicale,
fracasse un brin notre inclination pour cette contradiction élégante. « Whisky glace », titre-phare de la collab’ avec Sébastien Tellier, libère le danseur du pied de son micro. Après quoi, l’interprète remercie ses paroliers et part sur « Par inadvertance » en guitare-voix. Peut-être par volonté de se rapprocher du disque, la direction musicale évite la radicalité d’une chanson dépouillée, comme s’il s’agissait de calquer la scène sur le studio. Sont donc rapidement convoqués les autres musiciens, au lieu de prolonger un climat plus resserré qui tranchait précieusement avec le potentiel de décibels : dommage !
Un medley entérine la mutation d’atmosphère avec son ambiance saturday night fever mêlant des extraits de « Bébé polaroïd », « Bons baisers d’ici » et « Souris puisque c’est grave ». La salle est invitée à danser (pas facile en configuration sièges ultra rapprochés) et à clap-claper, façon d’adresser des « baisers du ciel » au chanteur de charme. Les spectateurs ne sont pas au bout de leur communion puisque surgit « Traces de toi », une fredonnerie de Didier Golemanas et Alain Chamfort extraite de Tendres fièvres (1986), où les fans de longue date se donneront au chanteur sans confession en criant avec lui quand leurs cœurs font « bing bing bing ». Alors que le temps file,
- pour nos battements de palpitant,
- pour le concert, et
- pour les Anciens présents qui se rapprochent de leur mort tout en s’accrochant à leur jeunesse musicale,
le chanteur avoue que ce tempus fugit l’a toujours préoccupé, même très jeune. Et le septuagénaire d’ajouter joliment :
avec le public, le temps passe encore plus vite. Alors, je voulais vous remercier pour ça, mais vous dire que je vous en veux un peu aussi.
Habile introduction au « Temps qui court », titre d’Adrienne Anderson et Barry Manilow avec de nouvelles paroles en français écrites en 1975 par Jean-Michel Rivat. La chanson qui acte la rupture entre Claude François et Alain Chamfort renverse l’idée initiale de s’en tenir au répertoire post-1980, et pourquoi pas, bon sang de bois ? Voilà donc, libre, celle qui sera la dernière chanson du set principal. À l’instar de la trotteuse fatale, elle nous rappelle que « le manque d’amour nous fait vieillir », ainsi que le professe le crooner. Les chœurs tâchent de rendre pompeux et flonflonneux ce qui aurait pu être touchant. Une fois de plus, les arrangements exagèrent les contrastes entre les styles du répertoire chamfortien sans laisser la musique donc les mots respirer au-delà du flashy : franchement, re-dommage ! Sans nostalgie pour « L’ennemi dans la glace », on aurait aimé un chanteur susceptible d’être
- vraiment intime,
- franchement dansant et
- résolument troublant.
Les trois. Or, à force de chercher à lisser sa ligne de vie, l’arrangeur donne l’impression d’éteindre ces systoles et diastoles qui, justement, sont à même de faire vibrer le catalogue chamfortien, bien au-delà du plaisir de soukousser sur des basses qui boum-boument.
Pour les premier rappels, Alain Chamfort revient avec « Noctambule », sur un texte de Jacques Duvall. La chanson concluait Trouble, son disque de 1990 (son mille neuf cent quatre-vingt disque, en somme) qu’ouvrait « Souris puisque c’est grave » et où il découvrait le plaisir du sample en général et de l’amour samplé en particulier. Le deuxième bis, « Géant », est une sucrerie écrite par Jean-Michel Rivat puis musiquée par Alain Chamfort et Jean-Noël Chaléat en 1979, pour célébrer la naissance de Clémentine. La bambine de trois ans voit son papounet « comme un géant » de sorte qu’il acquiert la conviction, lui qui papillonne de femme en femme, que quelqu’un croit vraiment en lui : « Quand on est aimé, on peut tout faire, je crois. » Au point de conclure la chanson par « et même j’en suis sûr ! » Après avoir chanté avec la vedette sur son invitation, la salle chavire en oyant cette déclaration.
Ça tombe bien, le saltimbanque convie en « Paradis » ceux qui sont venus l’aduler. L’hymne est crucial car, quand la chanson paraît, pour la première fois dans le catalogue d’Alain Chamfort, apparaissent les mots d’Éric Werwilghen, aka E. Hagen-Dierks, aka Jacques Duvall, une de ses plumes majeures. Selon les vers du chansonnier belge, que s’approprie sans difficulté le chanteur français, être prisonnier d’une femme est un piège paradisiaque. On regrette que ce moment hors-sol soit décidément fendillé par la voix pénible de la claviériste-choriste (une fois que vous avez repéré un parasite, vous n’entendez presque que lui…). L’affaire se conclut par le moment que Marie-Paule Belle, avant d’entonner « La Parisienne », dédie à « ceux qui ne sont venus que pour celle-là ». Pour « Manureva » (Gainsbourg / Chamfort – Chaléat),
- l’ambiance est au max,
- les vieilles demandent aux moins vieilles de se rasseoir parce qu’elles ne peuvent pas filmer l’instant avec leur cell,
- Julia Jérosme headbangue avec une vigueur roborative derrière sa guirlande électrique rouge, et
- l’on sent des milliers de souvenirs pas toujours avouables sourdre de centaines de corps en folie.
C’est chouette.
La seconde série de bis s’ouvre avec « Palais Royal » (1980, Jay Alanski / Chamfort – Charléat), qui le répète : « Tu sais, le temps passe / Dis-moi que tu m’aimes. » La guitare-voix liminaire pourrait nous charmer, mais la voix de tête et les chœurs réfrènent largement notre élan. L’amusant « Tout s’arrange à la fin », écrit par Jacques Duvall, parachève le travail. On regrette à la fois la doublure voix à l’octave par la claviériste et l’absence de place laissée à un vrai solo instrumental, mais on s’amuse de cette tentative d’optimisme forcée (« tout s’arrange à la fin (…), si ça ne s’arrange pas, je m’dis qu’c’est pas encor la fin »).
Après les remerciements aux techniciens, le dernier titre, « La grâce » (Burgaud / Chamfort) part joliment en piano-voix. À notre aune, la diffusion du clip en fond, avec caméo de stars de la chanson mainstream (on peut trouver la liste des figurants DeLuxe en cliquant sur le lien supra), puis l’insertion de cordes en play-back « comme dans le disque » gâchent la question suspendue d’un homme se demandant s’il aura « su toucher les gens / autant que ceux qui l’ont touché ». Devant ce gâchis dû à Adrien Soleiman qui, quoique musicien, semble avoir peur de l’intimité et manquer de confiance dans le magnétisme du personnage Alain ou de la chanson Chamfort, une réponse s’impose : « Presque, peut-être. »
Alain Chamfort, « L’Impermanence » aux Folies Bergères, 25 mars 2025 – 2/3
Après une première partie décevante et un entracte longuet (après 30′ de musique, 20′ pour faire fructifier le bar maison, est-ce vraiment raisonnable ?), la lumière s’éteint et revient enfin sur la vedette du soir, Alain Le Govic dit Chamfort en personne. Depuis ses débuts dans les années 1970, soutenus par Claude François qui voit en lui un chanteur à minettes et lui fait abandonner son nom trop bretonnisant à son goût, l’ex-futur pianiste classique n’a eu de cesse
- de croiser de grandes vedettes de la chanson d’antan, de Serge Gainsbourg à Véronique Sanson,
- de changer de style plus par appât de la liberté que par appât du gain, même si l’un n’empêche pas l’autre, et
- de connaître, au gré des chiffres de vente de ses disques,
- des très hauts volant au-dessus de l’Altiplano,
- des moyens et
- des relativement bas.
Il a annoncé la fin de sa carrière avant, c’est selon, de se rétracter ou d’affiner ses propos : il
- n’arrêtera pas de chanter,
- n’arrêtera pas non plus d’écrire, MAIS
- L’Impermanence, paru en 2024, prétexte de la tournée qui passe ce 25 mars 2025 aux Folies Bergères, sera son dernier disque au sens archéologique du terme,
le format « album » ne lui paraissant plus adapté aux nouvelles habitudes liées notamment au streaming. Au fil de ses cinquante ans de carrière et de sa quinzaine d’albums studio, c’est
- ce bouillonnement,
- cette insaisissabilité et
- cette capacité à rebondir qui constituent son personnage artistique,
même si la salle est plutôt monomorphe, ne rassemblant que de vieux Blancs des deux sexes (enfin, de l’un ou de l’autre), dont votre serviteur. Fondé sur une set-list éprouvée, le spectacle s’ouvre sur une bonne idée de mise en scène. Les musiciens entrent et viennent saluer avant de prendre leurs quartiers devant leurs binious et d’interpréter eux-mêmes un bout de « Baby boum », premier extrait d’Amour, année zéro (1981), l’album qui suit la déferlante « Manureva » et est presque intégralement cosigné par celui que Jane B. aimait tant appeler « Siiiiiirge ».
À soixante-seize ans, revenu d’un redoutable cancer des os, lapalissade, Alain Chamfort entre avec « La fièvre dans le sang » (1986), une chanson écrite par Jacques Duvall et co-composée avec Marc Moulin. Le personnage du lover fou s’y affirme à travers l’itération du phonème « sang » appliqué à une fille à la fois princesse et démon. Pour le spectateur, une crainte perce : la direction artistique du jazzman Adrien Soleiman Daoud converti à la pop le conduit à sous-produire la voix par rapport au boum-boum de la basse et de la grosse caisse. Acceptons-en néanmoins l’augure puisque, dans une ambiance sombre, désagréablement trouée par un projecteur arrivant pile dans les yeux des spectateurs placés en hauteur, l’idée semble plus de jouer au Macumba des années 1980, avec
- chorégraphie du chanteur,
- surcharge des graves et
- invitation à taper dans les mains.
La chanson-titre d’Amour, année zéro enquille, éloge paradoxal du carpe diem (« le futur est illusoire ») et de la pérennité (« jolie, tu l’es toujours restée / au physiqu’ comme au figuré ») qu’habille un son
- résolument lourd,
- assurément poisseux et
- volontiers monocorde.
C’est le moment que choisit Alain Chamfort pour glisser l’inusable quoique usé : « Bonsoir, vous allez bien ? » comme au bon vieux temps, avant d’annoncer sa feuille de route. Il effleurera sa carrière – mais pas en-deçà des années 1980, stipule-t-il, sans doute pour créer un suspense cousu de corde blanche, puisque son architube « Manureva » est paru en 1979. L’objectif, annonce-t-il, est de « passer un bon moment ensemble ». Retour ensuite à Amour, année zéro avec l’hommage de Serge Gainsbourg à « Bambou », avec son lot de clichés sur l’exotisme africain qui ne choquait pas dans les 80’s. Pour assurer ou habiter l’espace, le chanteur indique à ses musiciens les moments de reprise et de fin. Le concert est rodé mais vivant !
Débarque « Contre l’amour » (1997). Logique pour un type qui a toujours été contre l’amour, tout contre, le sujet occupant, selon ses statistiques, « 80 % de son répertoire ». Il y revendique de savoir combattre migraines, refroidissements, angoisse, remords tardifs et tutti quanti, mais pas l’amour (« à ce jour, faut dire que nous ne gagnons pas »). En 1993, le trio Duvall-Moulin-Chamfort a ficelé « Clara veut la Lune », qui n’a pas besoin d’Alizée pour s’amuser de ses allusions porno-myléniques (« Clara veut la Lune / Il m’arrive de refuser / Quand j’ai rangé la fusée / Au garage »). C’est l’occasion d’un premier solo de guitare qui se refuse à décoller ainsi que cela se pratique à Kourou, comme ensuqué volontairement dans cet amour terre-à-terre qui atterre Clara.
Dans ce contexte, on est obligé d’entendre à double sens – si l’on peut dire – la déclaration d’amour du chanteur aux chutes, pourvu qu’elles soient douces. Troisième titre pioché dans Personne n’est parfait, « Notre histoire » se finit mal mais commence bien – dans les paroles mais aussi sur scène : on aime
- la proximité proposée par le piano-voix,
- l’essor permis par l’élargissement sans surprise mais bien mené de l’instrumentarium, et
- les plaisirs
- du temps long,
- de la mélancolie ainsi que
- de la redite de variété
comme si, en se remémorant les faux souvenirs de l’artiste, l’auditeur revivait voire remâchonnait ces histoires à la fois personnelles et communes à tant d’humains. Un p’tit peu de mise en scène avec le déplacement d’Alain Chamfort vers une table fleurie, une coda instrumentale de bonne facture, et voilà la première partie du spectacle terminée – nous retrouverons la seconde dans une prochaine notule !
Pelléas et Mélisande, Bastille, 28 février 2025 – 4/4

Huw Montague Rendall (Pelléas), Antonello Manacorda (chef) et Sabine Devieilhe (Mélisande) aux saluts. Photo : Bertrand Ferrier.
Pour Pelléas, la fin du voyage approche, le début aussi.
- À l’acte premier, les fils du drame étaient lâchés ;
- à l’acte deuxième, le drame s’est noué ;
- à l’acte troisième, il devient imminent.
Désormais, afin de lui éviter la mort, Arkel l’incite à l’exil. Peut-être fatigué (il déclarera forfait pour des représentations ultérieures), Huw Montague Rendall laisse percer son accent en relâchant la précision des voyelles. La question de la vue, replacée par l’évocation puis la présence d’Arkel (Jean Teitgen), presque aveugle, garde toute sa force. Mélisande (Sabine Devieilhe) promet à Pelléas : « Je te verrai toujours, je te regarderai toujours », tandis que le demi-frère de Golaud lui demande un rendez-vous pour « la voir » une dernière fois – ce sera à la fontaine aux Aveugles. Arkel, lui, s’arc-boute sur son envie de voir Mélisande en l’embrassant. Golaud (Gordon Bintner), personnage principal des actes finaux, s’escagasse des gueux qui viennent périr de fringale devant le château (« on dirait qu’ils tiennent tous à mourir sous nos yeux ») et aboie sur Mélisande en lui demandant : « Vous espérez voir quelque chose dans mes yeux sans que je voie quelque chose dans les vôtres ? »
Sans souffle, hélas, la mise en scène peine à traduire la poésie du texte et de la musique. L’ample tirade de Golaud (« Une grande innocence ! ») tourne plus au morceau de bravoure qu’au concentré de colère rentrée et ou donc délirante ; et le duo d’amour de la quatrième scène de l’acte quatrième vaut surtout par l’intensité que lui confèrent ses interprètes, entre punchlines
- (« Et tous ces souvenirs, c’est comme si j’emportais un peu d’eau dans un sac de mousseline »,
- « on a brisé la glace avec des fers rougis »,
- « on dirait que ta voix a passé sur la mer au printemps »,
- « Je ne t’entends plus respirer. / – C’est que je te regarde »,
- « Ah ! qu’il fait beau dans les ténèbres ! », etc.)
et champ lexical de la vue
- (« Je n’ai pas encore regardé son regard »,
- « On pourrait nous voir »,
- « Je veux l’on me voie »,
- « C’est la dernière fois que je te vois »,
- « Il a tout vu, il nous tuera ! »).
Puis, en contemplant la transposition vidéo de la fuite de Mélisande, un ralenti sépia dans le petit matin, on entend le verdict du musicologue expert Alain Souchon devant cet appendice bidon, et on l’approuve :
Consternation !
Le cinquième acte s’ouvre sur l’agonie de Mélisande, qui veut encore ouvrir la grande fenêtre (« c’est pour voir ! »). Le court rôle d’Amin Ahangaran comme médecin permet au membre de la troupe de l’Opéra d’installer une certaine présence, malgré un français très perfectible, ce qui est fort dommageable dans un opéra aussi délicat. Le bouleversant duo des époux, alors que Mélisande s’éteint (« J’ai le soleil du soir dans les yeux (…). Y a-t-il longtemps que nous ne nous sommes vus ? »), fait regretter la platitude de la mise en scène, dont la louable sobriété peine cependant à faire résonner
- la fragilité intrinsèque,
- la solennité inéluctable et
- la puissance funèbre
du moment. Curieux, car Sabine Devieilhe est dans un registre qui lui convient ; et, surtout, l’orchestre travaille joliment. Sous la baguette d’Antonello Manacorda, il
- déploie des couleurs efficaces,
- cisèle des synchronisations précises et précieuses, et
- sait alterner cohérence du son avec complémentarité des sonorités propres à chaque pupitre.
Surprise pour le spectateur : Sophie Koch revient sur scène afin de présenter la fille de Mélisande, laquelle finit par « fermer les yeux ». Wajdi Mouawad tente une incursion dans le fantastique et le symbolique pour accompagner la mort de Mélisande en réintroduisant Pelléas version fantôme. Le rajout paraît vain tant la tentative ou la tentation d’évoquer voire de décrire l’indicible oscille entre lourdeur et maniérisme. Arkel, lui, affirme n’avoir « rien vu » et conclut de la défunte : « C’était un petit être mystérieux comme tout le monde. » Du moins cette production qui peine à convaincre laisse-t-elle goûter la poésie d’harmonies verbales et sonores dont l’écoute – sinon la vue, hélas – est souvent un émerveillement recommencé !