Modern String Quartet, “Tableaux d’une exposition” (Solo musica) – 2/3
Le premier épisode de la chronique nous a permis de découvrir le principe de ces Tableaux d’une exposition : non point une transcription pour quatuor à cordes, mais une proposition inspirée par certaines vignettes moussorgskiennes, augmentées
- de moments jazzy,
- de créations et même
- d’une reprise.
Les cinq premières pistes nous avaient emballé ; les cinq suivantes sauront-elles nous séduire après que l’effet de surprise s’est estompé ? À « Baba Yaga », réinventée par Andreas Höricht, de nous espanter ou nous ébaubir, à sa guise.
- Attaques tranchantes,
- rebonds swingués et
- prise de son d’Andreas Neubronner paraissant réverbérée généreusement et cependant sans flouter les voix
offrent un début à la fois presque orchestral et agréablement dark pour lequel les artistes travaillent autant
- l’ouverture du son que
- sa continuité,
- sa coupure, ainsi que
- la gestion des silences qui enveloppent notes et unissons.
Cependant, l’arrangeur ne tarde pas à s’éloigner de l’originale de « la cabane sur des pattes de poule » pour se concentrer sur ce que la bâtisse lui inspire : une musique
- de guingois,
- aux harmonies changeantes,
- aux contours variables que chacun à tour de tour, semble pimenter d’improvisations appuyées sur le violoncelle obstiné de Thomas Wollenweber.
La récurrence du motif liminaire, trituré comme du Bartók
- (rythmicité,
- itération,
- dynamique d’ensemble)
n’obère pas le passage « Andante mosso » prévu par Modeste Moussorgski et ici adapté pour profiter de l’énergie des frottements d’archet. Libéré de la littéralité (donc du retour modifié du premier motif), Andreas Höricht s’approprie
- l’étrangeté inquiétante,
- les changements de couleurs et
- la force d’évocation de ce volet
pour susciter un monde singulier faisant résonner autrement la verve moussorgskienne. La troisième promenade qui suit semble comme contaminée par le swing bizarre de « Baba Yaga ». Elle aussi
- claudique,
- se balance et
- esquisse une spatialité de l’écriture en offrant, en moins d’une minute, plusieurs configurations du quatuor
- (solo,
- duo,
- ensemble,
- questions / réponses,
- changement de leader, etc.).
L’effet wokiste alla Dix petits nègres touchant à tous les arts, le tableau longtemps intitulé « Deux juifs, l’un riche et l’autre pauvre » et désormais fermement relabellisé « Samuel Goldenberg et Schmuyle » sort alors du shaker du Modern String Quartet, décidé à faire litière de l’agencement original. L’introduction hébraïsante est confiée aux huit cordes graves avant que Joerg Widmoser et Winfried Zrenner ne rejoignent la danse ; et, après 1’35 plutôt proches de l’original, Andreas Höricht se lâche. Si
- l’on pourrait regretter que, à ce stade, le procédé soit devenu sans surprise (il n’est pas utilisé, par exemple, d’introduction créative avant la citation moussorgskienne),
- on peut aussi apprécier la familiarité que cette répétition crée entre l’arrangeur et l’auditeur, et
- l’on peut surtout saluer l’idée, à la fois humble et fructueuse, que ce disque naît d’une sorte de digestion-transformation des Tableaux de Moussorgski – d’où le fait que la transcription soit présentée avant son développement.
Ainsi les harmonies yiddish de Moussorgski débouchent-elles sur une sorte de tango manouchisant où les soli profitent de la complémentarité entre la ligne de basse et l’efficacité discrète des pizzicati.
- Notes répétées,
- glissendi détrempés et
- simplicité de la forme en arche couplée à une coda conclue par les deux dernières mesures de l’original
relisent avec un savoir-faire patent cette histoire du riche et du pauvre… avant de nous précipiter sur la version widmosérienne de « Lucky Man » de Greg Lake. Cette incongruité est doublement logique. D’une part, Greg Lake a repris les Tableaux avec son trio ELP. D’autre part, sa chanson raconte l’histoire d’un homme à qui tout réussit et qui meurt à la guerre, son argent ne lui servant plus de rien – une allusion, sans doute, au tableau qui présentait, nonobstant les pudeurs de vierge effarouchée frappant le monde de la culture mais pas que, deux juifs, l’un riche et l’autre pauvre, topos vétérotestamentaire s’il en est. Néanmoins, il est dommage que le texte de présentation du disque soit si étique. Même si l’on admet qu’il faut laisser une part de mystère aux auditeurs ou qu’un livret renchérit le coût du disque, en l’espèce autoproduit par le MSQ, un hyperlien ou un QR code renvoyant à un livret digital aurait permis aux curieux de mieux pénétrer quelques secrets de fabrication et du disque, et du projet.
La transcription de « L’homme chanceux » s’ouvre sur la pompe. La mélodie arrive ensuite, enveloppée de pizzicati narrant la belle période du héros que décrit la chanson. La cover du premier violon arrangeur laisse une large part à l’accompagnement avec ou sans solo surplombant.
- Accents country,
- effets percussifs,
- association entre
- diversité des arrangements,
- virtuosité digitale du soliste façon violin heroe et
- plaisir de la répétition propre à la musique populaire
dopés par un finale réussi renouvellent l’attention. En effet, à qui pointerait des transcriptions au déroulement balisé (citation puis dérapage), la surprise que constitue cette cover apporterait une réponse convaincante : nous ne sommes pas au bout de nos surprises !
En témoigne la quatrième promenade qui revient à une sagesse semblant lutter contre des commentaires à l’unisson : ici, point de dichotomie transcription / création, mais une friction entre proximité moussorgskienne et pulsion disruptive. Qu’il suffise de dire que le dernier compte-rendu du présent album ne manquera pas de parler de sculpture ghanéenne pour donner une idée de la richesse décidément stimulante de ce disque !
À suivre…
Sylvie Carbonel – Le grand entretien – 4
Avec son coffret de dix disques aux allures de rétrospective (retrouvez nos 24 chroniques – oui, 24 – sur le sujet ici), Sylvie Carbonel démontre à qui en eût douté que, à côté des pianistes spécialisés dans l’interprétation d’un compositeur ou d’une époque, il en est d’autres qui revendiquent de pouvoir et savoir tout jouer,
- de Scarlatti à Schönberg,
- de Bach à Messiaen,
- de Beethoven à Louvier,
et ce,
- en solo,
- en formation chambriste ou
- avec orchestre.
À l’occasion de cette sortie événement, elle nous a accordé un entretien lumineux et intime pour dévoiler quelques parts de son mystère – donc, aussi, le nourrir.
1. Apprendre à jouer
2. Créer sa sonorité
3. Se lancer
Épisode quatrième
Construire un répertoire
Sylvie Carbonel, à l’occasion du précédent épisode, vous nous avez raconté pourquoi et quand vous aviez jugé que votre formation d’élite était accomplie. Votre impressionnant parcours d’étude et de perfectionnement vous a-t-il préparé à construire votre répertoire ?
Oh, vous savez, il n’y a pas de recettes. Le répertoire, c’est une affaire de prédilections et de circonstances. Par exemple, quand je suis rentrée vivre à Paris, en 1982, Ève Ruggieri et Pierre Jourdan m’ont invitée à participer à une émission sur Antenne 2. Le thème en était : « Le diable dans la musique ». J’ai évidemment choisi de jouer Suggestions diaboliques de Sergueï Prokofiev…
« Évidemment » ?
Tout le monde connaît cette œuvre, non ?
Euh, non.
En tout cas, moi, je la connaissais et je voulais la jouer. Cependant, ça ne suffisait pas pour le programme que j’avais à jouer. J’ai donc effectué des recherches. Je suis allée à la bibliothèque de Radio France, où j’avais mes habitudes, et j’ai découvert un « Scherzo diabolico » d’Alkan. Croyez-moi : il porte bien son nom. C’est d’une difficulté intolérable. Vous avez tout : des octaves, des accords et des arpèges qu’il faut jouer à une vitesse phénoménale sur tout le clavier !
Bref, une œuvre pour vous.
Certes, mais j’ai dû bosser comme une folle. Heureusement, ça a très très bien marché. Aujourd’hui, je peux vous le dire : si le diable existe, il est dans cette œuvre.
« Avec Petrouchka, j’ai passé des moments très compliqués »
Pour une concertiste, le plaisir est-il dans la difficulté ?
Il y a essentiellement le plaisir de jouer de grandes œuvres qui peuvent être trrrès difficiles, ce n’est pas pareil ; et aussi, dans une part moindre, celui de relever un défi. Néanmoins, on l’apprend vite, la très grande difficulté est relative. On croit avoir joué l’œuvre la plus difficile du monde, puis on tombe sur une autre encore plus extravagante. Croyez-moi : ça m’est arrivé. Je n’étais pas au bout de mes peines après être venue à bout du « Scherzo diabolico » !
En choisissant des œuvres ultravirtuoses et parfois peu fréquentées (peut-être parce qu’ultravirtuoses…), vous arrive-t-il d’avoir l’impression de vous mettre en danger ?
Dans quel sens ?
Imaginez-vous, ne fût-ce qu’un court instant, que vous n’allez pas y arriver ?
Oui, bien sûr. C’est ce qui force à travailler, car il n’est pas question de ne pas y arriver !
Quelles œuvres vous ont, un temps, fait trembler ?
Petrouchka d’Igor Stravinski. C’est vraiment très, très difficile. Je me souviens d’avoir croisé Jean-Philippe Collard à la porte du studio de Pierre Sancan. Il n’avait encore jamais travaillé avec cette sommité. Il venait le voir parce qu’il n’avait pas eu le meilleur des professeurs. Son grand ami Michel Beroff lui avait conseillé de prendre des leçons avec Pierre. Comme je sortais de la salle, il a vu ma partition et m’a dit : « Tu travailles Petrouchka ? Mais c’est horriblement difficile ! » Il avait évidemment et éminemment raison. J’ai passé des moments très compliqués !
Même vous ?
Même moi. Oh, j’aime beaucoup transpirer. Mais là… Pfff, c’était au-delà. Et ce n’était pourtant toujours pas l’œuvre la plus difficile que j’aie dû travailler !
« Selon moi, Jacques Desbrière fait écho à Emmanuel Chabrier »
Cependant, vous ne construisez pas votre répertoire que sur la difficulté…
Non. Il y a des occasions, des idées, des escapades. Ainsi, Pierre Jourdan m’a aussi incité à découvrir Emmanuel Chabrier.
Était-ce une bonne idée ?
Pourquoi ? C’est un merveilleux compositeur !
Certes. Reste que, à part quelques tubes, il n’est guère plus programmé. Stratégiquement, quand on commence à construire son répertoire…
Je me moquais bien de la stratégie : j’étais intriguée. Je suis allée à la section musique de la Bibliothèque nationale de France, quand elle était dans le deuxième arrondissement [de Paris]. J’y allais en quête de manuscrit pour les photocopier ; et j’y ai rencontré Roger Delage, le grand spécialiste de Chabrier. J’avais déchiffré beaucoup d’œuvres quand il a attiré mon attention sur les Dix pièces pittoresques. En effet, il s’agit du chef-d’œuvre pianistique de Chabrier. En 1881, déjà, lors de la création, César Franck a dit : « Messieurs, nous venons d’entendre quelque chose d’extraordinaire. Ces pièces relient notre temps à celui de Couperin et de Rameau. »
Deux siècles plus tard, c’était aussi votre sentiment.
Complètement. Ce sont des œuvres géniales. Certaines sont très poétiques, très mystiques, très charmantes (pensez à « Idylle » !) très extraverties (la « Danse villageoise » !), et leur diversité éblouit. L’une d’elles ressemble même à du Rachmaninov.
Et vous avez une chouchoute, même si vous les avez toutes enregistrées et incluses dans le coffret.
C’est vrai, je les aime toutes, avec quelques réserves pour deux ou trois… mais j’aime infiniment le « Scherzo-valse » et la dernière, magnifique.
Comme les Suggestions diaboliques ne suffisaient pas à remplir une émission, dix pièces, cela ne suffisait pas à remplir un disque…
J’ai donc couplé ce cycle avec le Cahier de musique de Jacques Desbrière.
C’était audacieux car, si Chabrier est un peu oublié, Desbrière est fort peu connu !
Jacques était un ami. Il est mort en 2021, à l’âge de 93 ans. C’était un homme d’affaires qui, un temps, avait envisagé de se lancer dans une carrière de pianiste. Hélas, lors de la Seconde Guerre mondiale, il a perdu un doigt, ce qui mettait fin à ce premier projet. Il s’est alors tourné vers la composition, où il alternait le joliment tourné et ce qu’il faut bien appeler parfois le convenu. Ses pièces que j’ai enregistrées me paraissent faire écho aux « Pièces pittoresques » pour former un disque que je me permets de juger, avec le recul, de très belle qualité. [NDLR : pour écouter l’intégralité du disque Chabrier – Desbrière gratuitement, cliquer ici.]
« James North a écrit que je jouais Moussorgski comme Chopin jouait Liszt »
Votre répertoire se caractérise par le fait qu’il associe grands noms, compositeurs oubliés et raretés. Si l’on omettait votre aspiration à « tout jouer », on pourrait aussi s’étonner que vous jouiez des compositeurs d’inspiration variée (c’est rien de le dire !), du bien français Emmanuel Chabrier à l’ultrarusse Modeste Moussorgski…
Moussorgski est un compositeur que, très jeune, j’ai travaillé avec Pierre Sancan, à travers les Tableaux d’une exposition… que j’étudiais en même temps que Gaspard de la nuit de Maurice Ravel.
Rien que ça !
Cette partition des Tableaux, je l’ai beaucoup travaillée avec Pierre, et je l’ai beaucoup jouée en concert. Je l’ai retravaillée à la Julliard School, et je l’ai reretravaillée avec György Sebők. Or, chemin faisant, j’avais ouï dire qu’existaient des pièces jamais jouées sauf peut-être « Une larme » ou « Gopak ».
Les partitions ne circulaient pas alors aussi aisément qu’à l’ère ismlp…
Non, mais des amis de Moscou que j’avais connus au concours de Bucarest et avec qui je parlais russe (j’avais appris leur langue pour pouvoir garder une amitié très profonde avec eux), je les ai obtenues. J’ai donc mis sur mon piano le manuscrit des dix-sept pièces.
Chez vous ç’a fait tilt.
Bien sûr ! Donc, en 1991, j’ai décidé d’enregistrer la première intégrale de l’œuvre pour piano de Moussorgski.
C’est une première mondiale… qui reste la seule.
Oui, personne ne l’a refaite depuis.
Dit comme ça, ça paraît simple. Ça ne l’était pas.
Non. J’avais eu un accident de parcours dans ma vie personnelle. J’ai donc dû beaucoup et bien travailler. J’ai préparé l’enregistrement avec un plaisir que nourrissaient les œuvres. Elles sont si poétiques çà, si humoristiques là ! Elles reflètent si bien l’âme slave ! C’était vraiment une grande joie de les étudier.
Après l’enregistrement, vous les avez beaucoup jouées, elles aussi.
Il faut dire que j’ai été acclamée par les critiques. James North a dit : « Si vous avez quinze versions des Tableaux, la version de Carbonel vaut que vous l’ayez aussi dans votre discothèque. » Quant aux Dix-sept pièces, il disait, tout en affirmant qu’il y avait « peut-être une fausse note here and there » : « Elle les joue comme si Chopin jouait du Liszt », ce qui était une façon de critiquer très américaine. Donc, oui, en concert, on me les a beaucoup demandées. Bref, je suis assez fière de ce disque que l’on retrouve dans le coffret ! [NDLR : pour écouter l’intégralité du disque Moussorgski, cliquer ici.]
À suivre !
Rachel Koblyakov joue toute seule (Orlando Records) – 3/5
En 2006, Wolfgang Rihm s’attaque à Über die Linie VII, façon Colloque guilloutique : un titre générique rassemblant de nombreuses pièces très variées, seul le numéro peut les différencier. Cela fait alors trente ans qu’il a rejoint le clan des figures tutélaires de la musique contemporaine. Au cœur de sa partition dépassant les 21′ réparties en 366 mesures, la « ligne » du titre est à la fois
- l’ondulation mélodique,
- la direction empruntée par l’œuvre (que la ligne soit « directrice » ou moins gradée) et, peut-être,
- ces quatre lignes qui parcourent le corps du violon pour ne dessiner in fine qu’une ligne avec, à l’occasion, quelques embranchements profus.
La présente notule ayant la fatuité de vouloir s’adresser à tout public un tantinet curieux, stipulons que ceux qui cherchent à passer un joli moment peuvent d’emblée changer de chaîne, au contraire de ceux qui aiment qu’on leur raconte des histoires certes mystérieuses mais associant
- la maîtrise de l’évocation poétique,
- l’euphorie de l’action du type
- plein de camions qui explosent en chaîne,
- des course-poursuites et
- des mitraillages de camions blindés, et
- la part d’indécidabilité qui sied aux récits privilégiant la foi dans l’imagination et la cervelle de l’interlocuteur plutôt que la crainte de sa stupidité obligeant à tout lui expliquer donc à lui supprimer une occasion – pourtant pas si fréquente – de
- rêvasser,
- tâtonner et
- deviner.
L’affaire commence « dans un grand calme » où l’artiste joue davantage sur les inflexions d’intention que sur les variations d’intensité. Très vite, la tentation de bousculer le calme appert à travers, par exemple,
- les doubles cordes troublant la ligne monodique,
- les harmoniques irisant – et hop – le discours,
- les changements de mesure relativisant la stabilité surtout quand se mêlent
- mesures à trois temps,
- mesures à quatre temps et
- synthèses comme telle mesure portant « quatre temps valant comme trois ».
Poussé par une Rachel Koblyakov comme indifférente aux exigences de virtuosité
- de doigt,
- d’archet et
- d’architecture,
petit à petit, le violon semble tracer sa voie dans des broussailles aux épines de plus en plus acérées.
- Dissonances,
- sautes de registres,
- souplesse de la mesure,
- reconfiguration du rythme (par triolets, quartolets, quintolets ou septolets) et
- recherches sonores (les cordes où jouer les notes étant çà et là stipulées par le compositeur)
animent le propos qui profite de la personnalité particulière du Guadagnini joué par Rachel Koblyakov.
- Phrasés,
- tenues,
- suspensions
esquissent une narration dont la retenue interfère avec une énergie rugueuse manifestée notamment par
- des inflexions soudaines ou insidieuses,
- des impulsions rythmiques offertes par les appogiatures,
- des contretemps incessants et
- des contrastes entre secondes crissantes et grands intervalles utilisant l’ensemble des registres.
Logiquement, l’affaire s’anime. Nous parviennent davantage de
- bondissements,
- sforzendi,
- frictions rythmiques et sonores.
L’interprète veille néanmoins à garder la ligne entre
- sérénité,
- vitalité et
- moments « presque sans corps » (« nahezu köperlos ») joués « le plus ultrapianissimo possible », au point de transformer le frottement en souffle.
Cette tension conduit à un passage « inquieto » donc « più mosso ». La ligne
- vibre,
- tangue,
- claque,
dévoilant
- une narration habitée,
- un large spectre d’émotions et
- une jubilation noire qui naît de la violence des contrastes
- (sffz versus pp,
- tenues stables versus crescendi,
- sauts entre registres opposés,
- surgissements contre glissendi, etc.).
L’agitation aboutit à une série d’explosions où
- les suraigus – jusqu’à huit traits au-dessus de la portée ce qui, pour les non-spécialistes, fait super, super mais vraiment super haut, genre : au-dessus, c’est le soleil – remplacent les harmoniques,
- les battements s’accélèrent (triolets de croches, doubles en quartolets puis en quintolets avec des triolets au sein du passage), et
- le rythme ne cesse de se compliquer ou de s’enrichir, c’est selon.
À l’inquiétude se substitue alors des accords marqués « feroce » ce qui, contrairement aux apparences, rappelons-le, n’est pas la contraction de Ferrero Rocher.
- La tonicité des attaques,
- les rageuses impulsions des appogiatures,
- la transformation de « la ligne » en traits montants et descendants, ainsi que
- la multiplication des sfffz
semblent moins chercher
- un exutoire,
- une solution ou
- une implosion suicidaire
qu’un espace où, à nouveau,
- démêler l’écheveau,
- clarifier le propos et, après avoir traversé les broussailles,
- revenir en plein champ
pour jouir de l’horizon, cette ligne qui s’éloigne à mesure que l’on avance. La forme en arche est confirmée par un passage « calme comme au début », dont l’interprète rend avec habileté la progressivité, comme libérée par le surgissement d’un pizzicato. L’exigence de calme est telle que le compositeur insiste auprès de l’interprète pour qu’il ne propose ni çà ni là un crescendo. L’idée est de revenir à une proposition plus
- étale,
- apaisée,
- médiane, en somme.
Résultat ?
- Les sons s’allongent,
- les silences s’installent,
- la mesure devient insaisissable, et
- les secondes mineures finissent par disparaître au profit d’une monodie à peine trahie par deux derniers sfffz dont on peut se demander s’ils ont pour fonction d’exprimer l’infini des possibles (peut-être que la ligne, un temps coupée, allait reprendre) ou, sans finesse mais plus probablement, de déclencher les applaudissements en signalant que c’est fini.
Sans nous éblouir stylistiquement en dépit d’une réelle conscience du potentiel violonistique, la narrativité de la proposition reste fort stimulante, notamment grâce à l’engagement d’une violoniste sachant privilégier
- le son sur la note,
- la couleur sur la forme et
- la vision d’ensemble sur la microcaractérisation de chaque événement.
De quoi nous mettre en appétit avant notre prochaine dégustation, dont le plat sera signé par le chef Matthias Pintscher.
Pour écouter la sonate sur une seule vidéo, c’est ici.
Pour acheter le disque, c’est par ex. là.
Pierre Réach joue 9 autres sonates de Beethoven (Anima) – 4/8
Les beethovénophiles considèrent que leur héros n’a jamais – ou presque – écrit de « petite sonate ». Tout au plus, bien obligés, acceptent-ils de reconnaître que certaines sonates sont plus courtes que d’autres, avant d’ajouter que la quantité n’est pas forcément un bon critère de jugement en musique. Reste que c’est surtout grâce aux intégrales (et un peu grâce aux pianistes débutants) que survivent les deux sonates opus 49, sans doute composées en 1797 mais publiées en 1805 – d’où le fait qu’elles soient considérées comme les dix-neuvième et vingtième sonates, alors qu’elles étaient probablement plutôt autour de la cinquième place.
Première de ces deux sonates en deux mouvements et huit minutes chrono, la dix-neuvième en sol mineur s’ouvre sur un Andante dont Pierre Réach apprête les charmes :
- délicatesse (qui n’est jamais mollesse, alléluia !) du toucher,
- respirations opportunes,
- soin apporté aux ornements,
- légèreté de l’accompagnement et
- savants contrastes d’intensité
séduisent l’oreille et le cœur. S’immisce alors un rondo allegro ternaire qui alterne modes majeur et mineur. On s’y goberge
- d’énergie sautillante,
- d’allant gambadant et
- d’une douceur que l’on n’attribue pas souvent à LvB,
plus spontanément associé à un ronchon irascible.
- La précision de l’interprète,
- sa façon de poser la note ou l’accord qui relance le discours, et
- sa palette de nuances
convainquent que Kaspar, le frère de Ludwig, a eu raison de publier cet opus contre l’avis du compositeur ! Le second numéro d’opus, donc la vingtième sonate en Sol, se décapsule sur un Allegro ma non troppo qui associe l’efficacité d’une mesure binaire à la souplesse des triolets.
- Rebond guilleret des notes répétées,
- habileté de la pédalisation (résonance, oui oui, confusion, non non) et
- agilité digitale de Pierre Réach
servent au mieux une partition absolument interdite au Schtroumpf grognon et aux mélomanes de mauvais poil tant, malgré une petite embardée modulante en mineur, l’itération obstinée de formules
- dansantes,
- simples,
- presque enfantines
risque de les ulcérer et de renforcer leur mauvais-poilisme. Quoi que, parfois, quand on est de mauvais poil, être encore plus de mauvais poil est satisfaisant. Dans cette hypothèse, la sonate est vraiment 100 % pour eux car le Tempo di menuetto ne retranche pas grand-chose à l’esprit dansant et souriant qui règne ici.
- Clarté des lignes,
- valorisation des éléments dynamisants
- (rythme pointé,
- triolets,
- questions-réponses,
- modulations…),
- habileté de la coloration
- (toucher,
- phrasé,
- nuances…)
nous confirment que, pour Pierre Réach, il n’y a pas de petite sonate de Beethoven, même si certaines sont plus proches de la plaisante ritournelle que du monument impressionnant. Pour les auditeurs pratiquant une écoute continue des deux disques du coffret, c’est précieux car l’opus 49 forme ainsi une respiration indispensable entre la « Pathétique » et la « Waldstein » qui nous attend au coin de la prochaine chronique !
Épisodes précédents
Sonate opus 2 n°2
Sonate opus 10 n°1
Sonate opus 13 (« Pathétique »)
Modern String Quartet, « Tableaux d’une exposition » (Solo musica) – 1/3
Les Tableaux d’une exposition de Modeste Moussorgsky sont de ces kebabs que les musiciens savants s’amusent à déguster moins souvent natures qu’à toutes les sauces, de la blanche à l’algérienne en passant par la Biggy et l’épicée (126 arrangements et transcriptions sont proposés à date dans la bibliothèque de l’ismlp, dont certains pour quatuors). La version nature – telle celle commentée ici – est
- savoureuse,
- impressionnante,
- haute en couleurs.
Or, il arrive que les versions assaisonnées avec art et malice sachent rendre raison et du génie du compositeur, et du talent fou de l’arrangeur-interprète – c’est le cas des Tableaux 100 % jazzifiés en majesté par Pierre-Marie Bonafos,
- au concert comme
- au disque
- en vente là.
Le Modern String Quartet y va de sa petite salsa à lui et nous renvoie à l’art de bien lire les disques : point de MOUSSORGSKY écrit en GROS sur la première de couverture ou sur le dos de la pochette. De même que Pierre-Marie Bonafos évitait toute confusion en intitulant son disque « Tableaux » sans citer d’emblée le compositeur, de même le MSQ évite toute déception de l’auditeur en rendant modeste Modeste. La sauce à laquelle ils vont assaisonner – et non assassiner – l’œuvre-phare est originale puisqu’elle associe
- des arrangements pour quatuor de la partition, signés par l’altiste Andreas Höricht et (un peu) par Joerg Widmoser, le premier violon,
- des créations des interprètes eux-mêmes, et
- une reprise inattendue : dès la set-list, nous sommes intrigués et alléchés par « Lucky Man », dont la légende veut qu’elle ait été écrite par le grand Greg Lake (dont le groupe ELP s’est itou approprié les Tableaux en 1971) quand il avait douze ans, et dont la réalité rappelle que you can’t judge a book by his cover, puisque ce chanceux plein aux as dont parle la chanson meurt glorieusement d’une balle à la guerre, « et son argent ne peut rien pour lui ».
Les premières notes de la Première promenade valent avertissement : que celui qui pénètre dans ce disque abandonne toute espérance d’humble fidélité. Joerg Widmoser a choisi d’harmoniser l’énoncé monodique qui ouvre la déambulation, éclatant le thème aux différents pupitres (Thomas Wollenweber hérite ainsi de la deuxième mesure à cinq temps, comme aspiré par les harmonisations de ses collègues). Soudain, bien plus tôt qu’attendu, la promenade prend fin pour nous précipiter sur « Gnomus », arrangé par Andreas Höricht. L’effet de surprise est évidemment réussi, le mélomane ne pouvant s’attendre à ce cut effrayant.
- Dissonances,
- silences et
- grands mouvements d’ensemble
jouent sur la spécificité de l’instrument-quatuor. L’association entre transcription proche et réinvestissement plus inspiré librement qu’éloigné se pimente de saillies jazzy presque tsiganisantes. La réinvention intelligente du cycle commence sérieusement à nous séduire. C’est le moment que choisit Joerg Widmoser pour ajouter un cahot au chaos – en l’espèce « One more picture » qui, dans une atmosphère, esquisse une atmosphère brumeuse subtilement non décrite dans le titre – libre à chacun d’intituler ce nouveau venu dans l’expo !
- Harmonies savantes,
- esprit pop,
- breaks léchés
ne jouent surtout pas la carte de la parodie moussorgskyenne mais déploient une proposition
- plaisante,
- rythmée et
- jouée avec finesse
- (phrasés variés,
- ruptures nettes,
- nuances multiples,
- furetage réussi dans les codes du jazz et de la variété).
Résultat assuré :
- on dodeline de la tête,
- on sourit, bref,
- on kiffe
car
- le développement de la pièce (5′),
- la circulation du texte entre les pupitres, et
- la précision du rendu
sont
- conçus par un compositeur malin,
- propulsés par des interprètes en symbiose,
- accompagnés d’un souci permanent de musicalité et, qualité non négligeable,
- fort agréables à suivre.
Bonne idée, ensuite, de confier l’arrangement de la Deuxième promenade à Andreas Höricht, qui feint presque la littéralité avant de griffer le texte de sa patte. Le musicien roué gardera la main sur les arrangements suivants des Tableaux jusqu’à la « Grande porte de Kiev » que récupèrera le premier violon. « Il vecchio castello » joue aussi la carte de la proximité sans jamais s’aplatir sous le poids de la fidélité.
- Finesse des archets,
- communauté des respirations,
- joyeux surgissement investissant et déconstruisant la fatalité rythmique,
tout cela est excellemment pensé et réalisé dans une forme en arche convaincante.
- Groove de la basse,
- polymorphie sonore des solistes,
- astuces
- pop (cordes frappées),
- rock (notes répétées) et
- savantes (travail du quatuor
- comme quatre,
- comme un et
- comme un orchestre avec 2/2, 1/3 et effets d’ensemble)
éclairent d’une beauté nouvelle la vieille bâtisse. De nouvelles surprise en rafale nous attendent :
- point de minipromenade,
- point de « Tuileries » et
- point de « Bydlo », qui sera replacé en avant-dernière position.
Le quatuor s’approprie la partition en la re-composant. Cela n’a rien de particulièrement iconoclaste : Maurice Ravel faisait déjà fi d’une promenade, et Leopold Stokowski n’était pas le dernier à chercher sa bonne version des Tableaux ! On passe donc directement au neuvième tableau, « La cabane sur des pattes de poule » dite « Baba Yaga », un « allegro con brio » annoncé « feroce ». C’est dans cette férocité que nous ouvrirons notre prochaine chronique sur ce disque emballant.
À suivre !
Sylvie Carbonel – Le grand entretien – 3
Avec son coffret de dix disques aux allures de rétrospective (retrouvez nos 24 chroniques – oui, 24 – sur le sujet ici), Sylvie Carbonel démontre à qui en eût douté que, à côté des pianistes spécialisés dans l’interprétation d’un compositeur ou d’une époque, il en est d’autres qui revendiquent de pouvoir et savoir tout jouer,
- de Scarlatti à Schönberg,
- de Bach à Messiaen,
- de Beethoven à Louvier,
et ce,
- en solo,
- en formation chambriste ou
- avec orchestre.
À l’occasion de cette sortie événement, elle nous a accordé un entretien lumineux et intime pour dévoiler quelques parts de son mystère – donc, aussi, le nourrir.
1. Apprendre à jouer
2. Créer sa sonorité
Épisode troisième
Se lancer
Sylvie Carbonel, vous avez eu suivi très peu de cours avant d’entrer au Conservatoire. Puis vous avez étudié avec Pierre Sancan, vous avez été diplômée à la Julliard School puis vous avez travaillé avec György Sebők. Or, vous allez accrocher un autre monstre sacré du piano à votre tableau de chasse pédagogique : Radu Lupu en personne.
J’ai eu l’immense chance de le rencontrer à mon arrivée à New York. Il venait faire ses débuts à Carnegie Hall. Entouré de ses imprésarios, il me sortait, il m’emmenait partout dans les soirées cossues. Grâce à lui, je me suis fabriqué un beau carnet d’adresses. J’ai rencontré des gens passionnants comme Kyung-wha Chung, la sœur de Myung-whun, une violoniste fascinante.
Et vous avez été une amie très proche de Radu Lupu.
Oui, une amie et une disciple : il lui arrivait de me faire travailler parfois dix heures d’affilée.
« J’ai auditionné pendant une heure dans Carnegie Hall désert »
Qu’aviez-vous encore à apprendre ?
La tendresse… La douceur… Grâce à Radu, j’ai découvert comment effleurer une basse plutôt que de l’enfoncer. Avoir pu autant travailler avec lui reste un des plus grands privilèges de ma carrière en particulier et de ma vie en général.
Permettez une question de cossard : comment peut-on travailler le piano pendant dix heures ?
Ce n’était pas toujours prévu, mais Radu aimait faire travailler. Quand je lui jouais une sonate de Beethoven, il me disait : « No, Sylvie! » Alors, on recommençait jusqu’à ce qu’il me libère d’un : « Ha, it’s coming! » Après, on pouvait passer à Schubert ou à Mozart…
… pendant dix heures ?
Hum, peut-être pas dix heures. Disons des temps très, très longs. Radu avait une passion pour l’enseignement. Il ne pouvait pas avoir de poste, sa carrière n’étant pas compatible avec les contraintes afférentes. Néanmoins, il brûlait de transmettre. Par exemple, à New York, ses amis médecins avaient un petit garçon de neuf ans. Eh bien, il allait le faire travailler ; et je suppose que c’était un débutant !
Après le CNSM, Julliard, Bloomington et, donc, Radu Lupu, vous êtes-vous enfin sentie prête à lancer pour de bon votre carrière ?
Oui, c’est à cette époque où j’ai commencé à auditionner pour de grands chefs d’orchestre comme Lorin Maazel, Sergiu Comissiona, Isaiah A. Jackson, Jan Willem van Otterloo, Michel Plasson (j’ai adoré travailler avec lui !)… et j’ai aussi auditionné pour le président de Carnegie Hall. La salle était déserte. Il n’y avait que lui. J’ai joué pendant une heure. À la fin, il m’a dit beaucoup de choses très positives et enthousiastes surmon jeu. Une semaine plus tard, mon téléphone sonne, et j’apprends que je fais mes débuts l’année suivante à Carnegie Hall avec Sergiu Comissiona, avec le concerto de mon choix.
Et vous optez pour la Totentanz de Franz Liszt. Pourquoi ?
Parce que je pensais qu’il fallait quelque chose de très, trrrès difficile et qui sorte un peu des sentiers battus – ce qui excluait les deuxième et troisième de Sergueï Rachmaninov, par exemple, ou le troisième de Sergueï Prokofiev. À l’époque, presque personne ne jouait la Totentanz.
« Je joue au tempo qui me semble juste »
Que ressentez-vous devant ce défi ? Pardonnez-moi d’insister mais, depuis le début de notre entretien, on pourrait presque croire que tout est normal :
- entrer au Conservatoire ;
- en sortir summa cum laude ;
- tourner sur (presque) toute la planète ;
- être diplômée de la Julliard ;
- être choisie pour vous perfectionner dans « la Mecque de la musique » ;
- peaufiner votre métier avec Radu Lupu.
Là, être programmée au Carnegie Hall en ayant le choix du programme, est-ce normal aussi ?
Ha non, je suis folle de joie ! D’autant que ça se passe bien avec l’orchestre. Les musiciens ont même l’air étonné. Le supersoliste, en toisant mon petit format, a déclaré : « Je n’ai jamais entendu un aussi grand son sortir d’une aussi petite chose ! »
Votre stratégie, qui consistait à prendre le temps de vous sentir prête, se révèle payante. Votre première à Carnegie Hall est un triomphe.
Oui. Les gens étaient debout. J’ai eu droit à une ovation assourdissante. Plusieurs critiques m’ont encensée, notamment le New York Times. Tous étaient dithyrambiques. L’un d’eux m’a décrit comme une virtuose diaboliquement intelligente. Plusieurs promettent un avenir radieux à « miss Carbonel ». Ce succès m’a ouvert les portes du monde entier. Je considère que ma carrière a réellement commencé ce soir-là.
Pour autant, vous continuez à avoir le souci de vous perfectionner, par exemple en allant travailler avec de bons orchestres mais dans des endroits peu prestigieux parce que jouer avec orchestre, ça s’apprend en jouant avec orchestre…
Ce que vous dites est juste : jouer avec orchestre, ça s’apprend en jouant avec orchestre, surtout quand on a le bonheur de jouer avec un grand chef. Avec Sergiu Comissiona, c’était plus que formidable ! Néanmoins, il n’est pas faux d’ajouter que travailler avec des chefs d’orchestre moins attentifs, moins scrupuleux, moins extraordinaires, disons-le, peut apprendre.
Dans ce domaine, vous avez raconté une mauvaise expérience avec un chef plus soucieux de la seconde partie du programme que du troisième concerto de Prokofiev que vous deviez jouer avant…
Le troisième de Prokofiev est tellement difficile ! Physiquement, c’est très éprouvant… y compris quand, comme moi, on adooore l’œuvre ! Si bien que le contact avec le chef est un soutien bienvenu. Or, quand le chef dont vous parlez est arrivé dans la salle, je répétais. Aussitôt, il m’a lancé : « J’espère que vous ne le jouez pas aussi vite ! » J’étais estomaquée. Je ne jouais pas aussi vite que Martha Argerich, qui le joue vraiment très vite ; je jouais simplement au tempo qui me paraissait juste. Je le lui ai dit.
En théorie, un chef doit suivre le soliste, non ?
Lui ne l’a pas fait. Il a pris plus lentement. Ça m’a désarçonnée, au point qu’il m’arrivait de terminer les phrases avant lui. Autant dire que ce concert-ci a été moyen !
« La loi du marketing est dure, mais c’est la loi »
Est-ce aussi une façon d’apprendre à mieux choisir les chefs avec qui vous travaillez ?
En quelque sorte. Là, j’ai su que nous ne travaillerions plus ensemble.
Résolution presque facile car vous ne manquiez pas de propositions !
En effet ! Par exemple, j’ai joué la Rhapsodie sur un thème de Paganini de Rachmaninov avec le Boston Symphony Orchestra dirigé par Lorin Maazel. J’ai été merveilleusement accompagnée. C’était du miel !
Peut-être devrions-nous en profiter pour expliquer ce que – quand ça se passe bien… –, le chef apporte au soliste. Pour certains mélomanes, le chef est une sorte de pantin superfétatoire qui agite sa baguette et se retourne pour saluer quand la musique s’arrête.
Ce qu’il faut comprendre, c’est que jouer un concerto avec orchestre tient pour moi de la musique de chambre.
En quel sens ?
Dans la musique de chambre, il faut s’entendre avec ses partenaires autant que s’écouter. En concerto, le soliste doit s’entendre avec l’orchestre. Comme vous ne pouvez pas communiquer personnellement avec une centaine de musiciens à la fois, le chef devient votre interlocuteur privilégié.
En concert, soit. Mais en répétition ?
En répétition, j’aime les chefs qui font reprendre parce que la flûte solo n’est pas partie au moment exact où elle devait partir, ou parce que les violoncelles ont été trop envahissants, ou parce que le solo du premier violon n’était pas à la hauteur… mais il faut qu’ils sachent doser leurs interventions. Trop, c’est trop.
Racontez-nous.
Quoi ?
Votre « trop, c’est trop » est à l’évidence fondé sur une mauvaise expérience. On veut en savoir plus !
Oh, inutile d’insister, je ne nommerai pas le chef – en réalité un trompettiste – avec qui j’ai joué, une fois, en Amérique, le premier concerto de Chopin (que, heureusement, j’ai redonné dans des circonstances plus favorables). Je me suis aperçu qu’il m’enregistrait. J’étais ébaubie. J’essayais de lui expliquer : « Dans Chopin, ça peut changer, d’ici demain ou après-demain ! Je ne suis pas un robot, je suis une interprète, donc j’ai une part de liberté… » En vain. Il m’a épuisée en m’obligeant à reprendre, rereprendre et rerereprendre encore. En réalité, ce n’est pas moi qui répétais : c’était lui.
Parce qu’il ne connaissait pas la partition ?
À l’évidence, il n’avait pas assez travaillé ou pas travaillé du tout. Bref, même si, vaille que vaille, on a donné le concerto, j’ai vécu une expérience très difficile.
À l’inverse, des expériences très positives vous ont illuminée.
Oui, car j’ai découvert qu’il y a des chefs pas très connus qui sont excellents. Par exemple, j’ai joué le concerto en Sol de Maurice Ravel avec le Garden State Philharmonic, dans le New Jersey donc pas très loin de New York. Le chef n’était pas une célébrité, mais c’était un protégé de Comissiona, ce qui n’est pas rien. Ça s’est passé très, trrrès bien. Il m’écoutait. Peut-être parce que je me sentais bien, je n’ai pas eu de trou de mémoire dans le deuxième mouvement, qui est terrifiant pour ça, et j’ai retenu la leçon : certains chefs sont excellents, même si leur notoriété est faible. La loi du marketing est dure, mais c’est la loi.
À suivre !
Rachel Koblyakov joue toute seule (Orlando Records) – 2/5
Voici le premier enregistrement du premier opus officiel d’Orlando Bass : près d’un siècle après la sonate de Paul Hindemith ouïe tantôt, le Franco-Britannique, familier des habitués de ce site, griffonnait trois mouvements qui bousculent le disque et le font basculer dans un répertoire plus abrasivement contemporain. Dès l’ouverture du premier mouvement, le compositeur et sa porte-voix embrassent un large spectre musical, en termes
- de registres,
- de nuances,
- d’attaques,
- de phrasé et
- d’atmosphères.
La musique semble sourdre des tensions qu’installe Orlando Bass. Ainsi,
- des crescendi lents ou brusques dialoguent avec des silences ;
- des lignes ascendantes clairement identifiables se frottent à des secondes statiques et répétées ;
- des espaces interrogatifs malaxent le matériau sonore jusqu’à ce qu’une impulsion furibonde dissipe ces étranges méditations.
D’un point de vue structurel, le compositeur joue également sur l’opposition fructueuse entre
- morcellement vigoureux du discours en blocs apparemment indépendants,
- fragmentation de l’énoncé à l’intérieur même du bloc et
- répétitions semblant guider l’auditeur en lui fournissant des repères grâce aux
- itérations insistantes,
- échos allusifs et
- reprises de briques musicales à l’identique ou avec une variante.
Motifs et modifications permettent à Rachel Koblyakov de déployer la richesse de son son (si). Car, outre la vigueur de son archet, la violoniste voit sollicités sa capacité à créer sans cesse de nouvelles couleurs, passant
- du gris spongieux des piani inquiétants
- aux rouges noirâtres des explosions aiguës
- en passant par un camaïeu kaléidoscopique zébré d’éclairs de plus en plus éblouissants…
et retour. Dans la cyclicité presque marine de cette houle qui frappe, se reforme et frappe encore, semble se tramer comme un portrait du musicien :
- le compositeur évoquerait alors la pulsion de créativité qui ne peut perdurer éternellement donc doit s’éteindre pour renaître ; et
- l’interprète chanterait la fragilité de son travail qui consiste à élever les âmes et soulever les cœurs – tout en sachant que music shall all your cares beguile, mais only for a while, ainsi que le sous-entendrait le superbe et long decrescendo final, ponctué de pizzicati incapables de retenir ce son filé.
Le deuxième mouvement surprend en s’ouvrant mezza voce sur un thème dansant, presque une gigue lente. Bientôt, cependant, un commentaire déborde la mélodie, comme si le compositeur se sentait à l’étroit dans cette forme et tenait au plus vite à s’en échapper. Le développement semble ainsi prendre plaisir à désosser le sujet, conservant la carcasse rythmique caractéristique (quitte à la bousiller un peu, elle aussi) après l’avoir libérée de la chair mélodique qui l’habillait. Or, celle-ci persiste et grouille encore. Entre ironie grimaçante et sadisme souriant, Rachel Koblyakov fait briller la partition par
- l’expressivité de son jeu,
- sa capacité à changer de caractère d’une note à l’autre et
- son art complémentaire d’instaurer un climat spécifique par l’association immédiatement parlante
- d’un timbre,
- d’une dynamique et
- d’une nuance.
Avec elle, nous assistons, captivés, à la trituration destructive (et pourquoi pas ?) d’un thème qui, au mitan du mouvement, se fait cogner dessus sans ménagement.
- Passages détimbrés,
- pizzicati énigmatiques,
- silences suspensifs et
- glissendi évocateurs
jubilent à réinventer, jusqu’au dernier souffle de la corde, les trois notes matricielles et la mélodie dont elles sourdent.
Le troisième mouvement commence en pizzicati. Se faufile ainsi une fugue à deux voix que les pizz, qui plus est après un abondant usage d’un archet volontiers flamboyant et parfois fulminant, rendent à la fois
- étrange,
- grotesque et
- saisissante.
L’interprète
- travaille la disposition des accents,
- caractérise la sonorité des registres balayés par la partition,
- nuance cette marche semi-claudiquante avec une largeur de spectre étonnante,
bref, happe notre attention et ne la lâche plus.
- Octaves,
- arpèges,
- questions-réponses et
- contrastes énergiques
témoignent
- d’une virtuosité,
- d’une musicalité et
- d’une intensité interprétatives
qui font honneur à l’inventivité du jeune compositeur. Ici,
- point de finale échevelé,
- de traits vertigineux et
- de cavalcades digitales ostentatoires.
Puisque les conventions sont déjouées en dépit d’une normalité de façade (une sonate en trois mouvements, quoi de plus balisé dans le répertoire ?), tout se joue dans
- l’intensité d’une attaque,
- l’opposition de nuances,
- la régularité d’une déambulation obstinée et
- la capacité de Rachel Koblyakov à nous maintenir, fascinés et horrifiés, devant ce qu’il reste des matériaux
- thématique (mélodie déchiquetée),
- rythmique (digne d’un tictac incessant) et
- sonore (le grain des pizz a remplacé l’onctuosité de l’archet).
C’est
- malin,
- brillamment fait et
- musicalement impressionnant.
Prochaine étape : un solo signé Wolfgang Rihm… À suivre !
Pour écouter la sonate sur une seule vidéo, c’est ici.
Pour acheter le disque, c’est par ex. là.
Pierre Réach joue 9 autres sonates de Beethoven (Anima) – 3/8
La « Grande sonate pathétique », ainsi qu’a été markettée la huitième sonate pour piano de Ludwig van Beethoven, s’ouvre sur un premier mouvement en Ut mineur, agrémenté d’un prélude « grave ». Soutenu par la prise de son parfaite
- (précise sans être étriquée,
- chaleureuse sans être forcée,
- spatiale sans être évanescente)
d’Étienne Collard, Pierre Réach en salue les contrastes
- de dynamique
- (sforzendi,
- phrasé,
- légèreté suivie des
- accords,
- octaves et
- quelques fantaisies chromatiques de la main droite),
- d’intensité
- (fortissimi,
- piani subito et
- crescendi) et
- de caractère
- (martial,
- méditatif,
- emporté).
Le contraste avec l’Allegro « di molto e con brio » est ainsi garanti, non point seulement par le tempo (les quadruples croches précédentes atténuaient le contraste) mais par
- l’énergie de la sonorité,
- la régularité de l’allant et
- la tonicité affirmée des attaques.
Pierre Réach opte pour une différenciation intériorisée, au sens où il semble concevoir les sonates beethovéniennes comme un espace de frictions plus que comme une série de moments incompatibles
- (rapide / lent,
- fort / tendre,
- brillant / lyrique…).
Ainsi réussit-il à poser, autour d’une main gauche ploum-ploumeuse, une main droite
- baladeuse avec légèreté,
- tressautante avec charme,
- dialoguant avec elle-même et comme avec l’auditeur.
Dès lors, on peut goûter confortablement
- l’agogique précise,
- la distribution fine des nuances et
- les habiles différenciations des touchers.
La huitième sonate n’a pourtant pas grand-chose de confortable, et c’est ce dialogue entre interprétation soignée et tension interne qui, à nos esgourdes, fait le sel de la version de Pierre Réach. Ainsi, la réminiscence du grave liminaire semble moins entraver la vivacité créée par l’allegro que lui redonner du souffle en lui proposant
- une suspension intrigante,
- une respiration tonifiante,
- un tremplin revigorant vers la modulation fragile en majeur.
La partition permet à l’artiste
- de caractériser les registres (graves grondants mais distincts),
- de varier les couleurs (entre tempi et à l’intérieur de chaque dynamique) et
- de déployer un spectre pianistique particulièrement irisé,
- du pétaradant au délicat,
- de l’explosif à l’introverti et
- du rutilant au joyeusement rustique.
L’Adagio cantabile en La bémol est le tube de la sonate.
- Sa sérénité étagée sur trois voix
- (lead,
- bariolage,
- basse),
- sa préhension des multiples registres
- (exposition dans les graves,
- réexposition du thème dans les aigus, puis
- ré-aspiration vers les profondeurs du piano) et
- les mutations de son développement
- (rôle du ternaire dans la relance ou la rythmique,
- double bariolage,
- dynamisation des triples croches)
contribuent au plaisir d’écoute et valident la voie interprétative choisie par Pierre Réach : non point opposer mais
- jointoyer,
- faire résonner et
- agencer
les
- changements,
- contradictions et
- tensions
manigancés par le compositeur. L‘attention portée par le musicien
- au toucher,
- aux nuances et
- à la respiration globale
inspire un profond respect pour cette proposition. Le rondo allegro revient à Ut mineur. On est immédiatement happé par le punch de l’interprète. On se repait
- de staccati ébouriffants,
- d’appogiatures étincelantes et
- d’un accompagnement à main gauche d’une extraordinaire vitalité…
alors même que ce qu’il y a à jouer de ce côté-ci ne brille pas, a priori, par
- son intérêt,
- son originalité ou
- sa créativité.
Or, c’est précisément de cette association entre mélodie accrocheuse et accompagnement bateau que le mouvement tire son énergie. C’est pourquoi Pierre Réach n’efface pas la banalité de ce que joue la senestre, il s’en sert comme d’une lumière braquée sur la dextre. L’une ne dévalorise pas l’autre, au contraire : elle est à son service. Le charme naît de la collaboration voire de la complémentarité entre les deux – et, il faut bien le dire, d’une synthèse musicalement impressionnante. Il est fort envisageable que le musicien ne pense pas en ces termes tant paraît fluide, naturelle, évidente, sa capacité
- à déminer la dichotomie, et hop,
- à penser avec plutôt que contre, et
- à proposer une vue englobante qui nous permet d’imaginer ce qu’a peut-être imaginé, quelques siècles plus tôt, LvB en personne.
Là encore, que Beethoven ait réellement privilégie l’hypothèse réachienne ou non n’a aucune importance, car l’intérêt d’une interprétation, au sens fort, est avant tout
- de proposer une lecture spécifique d’un texte commun,
- d’emporter la conviction de l’auditeur par l’adéquation entre l’intention et la partition, et
- de laisser ouverts les autres possibles.
De fait, une belle idée n’invalide pas d’autres belles idées ! Celle de Pierre Réach associe
- maîtrise,
- élégance,
- variété et
- cette capacité à lustrer une intention que seule permet une longue fréquentation avec une partition.
Bref, abandonnons-nous au jargon réservé aux experts en musicologie appliquée, et reconnaissons que, loin d’être simplement croquignolesque, c’est gouleyant. Pour prolonger ce voyage et ce plaisir, les deux sonates plus brèves de l’opus 49 nous permettront tantôt de retrouver l’interprète dans ces œuvres moins fréquentées par lesquelles passe aussi, forcément, une intégrale. Vivement !
Épisodes précédents
Sonate opus 2 n°2
Sonate opus 10 n°1
Fiction pour la jeunesse, un florilège des pitchs – Janvier 2024
Qu’est-ce qu’une fiction pour la jeunesse ? Au lu des pitchs de la production de janvier 2024 (un vieux supplément de Livres Hebdo qui traînait…), voici quelques pistes selon vos goûts, nouveautés et nouvelles éditions mêlées. Si pour vous, une fiction pour la jeunesse…
- … c’est un truc avec un plot pourri mais signé par un auteur à succès, on privilégiera
- Le Rivage des survivants (« Le labyrinthe », tome 2) de James Dashner, traduit par Guillaume Fournier (PKJ, 351 p., 18,5 €) où, « alors que l’avenir du monde entier est en jeu, le groupe est divisé, chacun faisant face à ses propres doutes » ou
- Bienvenue dans l’anthropocène, voir infra,
- … c’est un truc qui parle d’homosexualité, on privilégiera
- Ce coeur empoisonné, tome 1, de Kalynn Bayron, traduit de l’anglais par Isabelle Perrot (Sabran, 363 p., 25,9 € [édition collector]) où l’héroïne « hérite d’un domaine délabré dans la campagne new-yorkaise où elle s’installe avec ses deux mères » ou
- L’Embrasement (T.J. Klune, trad. Isabelle Troin, De Saxus, 462 p., 18,9 € [édition collector]), où « Nick file le parfait amour avec le petit ami de ses rêves »,
- … c’est un truc écolo, on privilégiera
- Chanteleau (Emma Del et alii, Naturalia publications, 40 p., 14 €) où, « pour sauver l’eau, le jeune garçon [Tilo] rejoint Bahar à dos d’oiseau », ou
- Zinzins, les humains ! (Véronique Delamarre Bellégo et alii, Sarbacane, « Pépix », 153 p., 11,5 €), où « Moutt et Kanda aperçoivent les moches, des hommes barbares et sanguinaires », des hommes, en somme, ou
- Bienvenue dans l’anthropocène… (John Green, trad. Nathalie Peronny, Gallimard Jeunesse, « Pôle fiction », 405 p., 9,3 €), où « 44 textes courts explorent l’impact des hommes sur la Terre et sa biodiversité »,
- … c’est un machin mystique et engagé, on privilégiera
- Dieu le père (Roda Fawaz, Les oiseaux de nuit [Etterbeek], « L’éléphant dans le boa », 84 p., 10 €), où « Roda [cherchant son papa] en appelle à Dieu. Avec sa mère et Allah, ils forment trio infernal » ou
- NEB (Catherine Solé et alii, L’école des loisirs, « Médium », 288 p., 15 €) où Alex « découvre les méthodes de manipulation utilisées par les géants du web », ces méchants,
- Dieu le père (Roda Fawaz, Les oiseaux de nuit [Etterbeek], « L’éléphant dans le boa », 84 p., 10 €), où « Roda [cherchant son papa] en appelle à Dieu. Avec sa mère et Allah, ils forment trio infernal » ou
- … c’est un truc qui fait rêver, on privilégiera
- Amies pour la vie (Geneviève Guilbault et alii, Fleurus, BFF, 368 p., 15,9 €) où « Charlotte a retrouvé son amoureux, sa meilleure amie et sa routine, mais un mal de gorge l’empêche d’embrasser Sasha » ou
- Avis de tempête (Catherine Kalengula, Hachette Jeunesse, « Bibliothèque rose », 88 p., 5,9 €), où « les amis de Marinette l’aident à se rapprocher d’Adrien, bien qu’ils risquent de provoquer une akumisation »,
- Amies pour la vie (Geneviève Guilbault et alii, Fleurus, BFF, 368 p., 15,9 €) où « Charlotte a retrouvé son amoureux, sa meilleure amie et sa routine, mais un mal de gorge l’empêche d’embrasser Sasha » ou
- … c’est un truc bien traduit, on privilégiera
- This time, it’s real (Anne Liang, trad. Lucie Marcus, PKJ, 368 p., 18,5 €) ou
- Wayward Son (Rainbow Rowell, trad. Maud Desurvire, PKJ, pages non précisées, 18,9 €)
- … c’est un truc avec un pitch qui wow, on privilégiera
- La Fête des crêpes : niveau 2 (Magdalena et alii, Père Castor-Flammarion, 32 p., 5,8 €) où « Zélie et Roméo veulent faire des crêpes. Ils préparent la pâte. Le père de Zélie les aide à les cuire » ou
- Mais qui es-tu, Nahida ? (Lucie Zoé Meusy, La maison rose [Cossonay-Ville], « La maisonnette », 201 p., 15 €), où l’on apprend dès la première phrase du pitch que « Nahida est une sorcière », affaire classée, ou
- Fugue (Stéphane Pirard, Les oiseaux de nuit, « L’éléphant dans le boa », 81 p., 10 €), où l’on apprend avec surprise mais dès la première phrase qu’il s’agit d’une « pièce qui aborde le thème de la fugue » palsambleu.
Sinon, y a des livres ici, olé.
Sylvie Carbonel – Le grand entretien – 2
Avec son coffret de dix disques aux allures de rétrospective (retrouvez nos 24 chroniques – oui, 24 – sur le sujet ici), Sylvie Carbonel démontre à qui en eût douté que, à côté des pianistes spécialisés dans l’interprétation d’un compositeur ou d’une époque, il en est d’autres qui revendiquent de pouvoir et savoir tout jouer,
- de Scarlatti à Schönberg,
- de Bach à Messiaen,
- de Beethoven à Louvier,
et ce,
- en solo,
- en formation chambriste ou
- avec orchestre.
À l’occasion de cette sortie événement, elle nous a accordé un entretien lumineux et intime pour dévoiler quelques parts de son mystère – donc, aussi, le nourrir.
Épisode deuxième
Créer sa sonorité
Sylvie Carbonel, dans le premier épisode, nous avons évoqué quelques aspects de votre formation musicale que l’on pourrait appeler « initiale ». En effet, le succès que vous rencontrez lors du concours de sortie du CNSMDP clôt un important cycle de travail et vous propulse directement dans le monde que vous aspiriez à habiter : celui des concerts en général et des tournées en particulier…
C’est un fait. Comme j’ai été remarquée au Conservatoire, j’ai eu le bonheur de faire tout de suite de grandes tournées – et ce, dans toute l’Europe. J’ai beaucoup joué en Allemagne, en Belgique, aux Pays-Bas, au Danemark, en Suède, en Norvège…
… vous sillonnez même la Grèce tant et si bien que vous expliquez la connaître comme votre poche ! Puis vous écumez le Moyen-Orient et tournez beaucoup en Égypte, en solo et avec orchestre.
Mais comment le savez-vous ?
Est-ce exact ?
Oh que oui ! J’ai sillonné ce si beau pays qu’est la Grèce : j’y ai donné dix-huit concerts. J’étais très heureuse… et morte de fatigue ! Au Liban, j’ai joué au festival de Baalbek. Quel pays merveilleux ! Il est si beau !
Ou, du moins, il l’était.
Hélas… J’ai joué à Beyrouth. J’ai aussi gagné l’Égypte où j’ai vécu des moments d’une grande intensité. Je me souviens d’un concert au Caire… C’était extraordinaire !
« Ce que je joue correspond à mes choix de cœur »
D’où vient que vous avez pu tourner autant aussi vite ?
Au Conservatoire, quelqu’un était chargé d’organiser des tournées, notamment pour l’Allemagne et la Scandinavie. Comme je suis sortie première nommée, j’ai été choisie pour endosser la tournée la plus intéressante.
C’était un tremplin que vous aviez gagné, mais vous avez su en tirer profit selon le fameux principe du « être programmé, c’est bien ; être reprogrammé, c’est mieux ! ».
J’ai eu la chance que l’attachée culturelle en Allemagne apprécie ce que je faisais. Elle m’a proposé de revenir l’année suivante pour quinze concerts. Quinze concerts, vous vous rendez compte ? Évidemment, j’ai sauté de joie.
Que jouiez-vous à cette époque ?
Il m’arrivait de commencer avec la sonate K.330 de Mozart ; ensuite, lors de la première tournée, je jouais les Fantasiestücke opus 12 de Schumann, la Quatrième ballade de Chopin, trois extraits des Miroirs de Ravel (« Les oiseaux tristes », « Une barque sur l’océan » et « Alborada del gracioso ») ; et je jouais les trois pièces opus 11 de Schönberg. C’était un de mes tubes.
Pas étonnant, dès lors, si on les retrouve dans le coffret qui vient de paraître chez Skarbo !
J’adooore cette œuvre. Elle m’a suivi toute ma vie. Je m’y sentais bien. À écouter les critiques, je crois que je la jouais très bien. Et c’est avec elle que j’ai eu mon prix en analyse.
Aviez-vous déjà conscience des exigences ou des conventions, selon les points de vue, qui encadrent un programme de concert ? Par exemple, aviez-vous des pressions pour mettre du Chopin et du Mozart ? Étiez-vous amenée à négocier, comme certains de vos pairs, sur l’air du : « OK, tu joues Schönberg si ça te fait plaisir mais, d’abord, tu nous mets des pièces plus bankable ? »
Non, j’étais complètement libre. Peut-être ai-je suivi les conseils de Pierre Sancan pour proposer des programmes équilibrés, mais ce que je jouais correspondait à mes choix de cœur.
« Ma vie a changé quand je me suis présentée au Leventritt »
Dans le précédent épisode de cet entretien, vous avez évoqué le public comme co-créateur des moments de grâce qui, parfois, subliment un concert. Comment appréhendiez-vous, au cours de ces premières tournées, la diversité d’un public qui, certes, doit bien inclure quelques amateurs de musique dissonante ou méconnue (voire les deux !), mais qui comprend surtout, selon toute vraisemblance, des fanatiques de Mozart et assimilé ?
Hum, je ne sais pas trop comment répondre à cette question, d’autant qu’elle est plus ou moins pertinente selon les endroits.
Y a-t-il un auditoire que vous avez préféré ?
En Allemagne, le public est merveilleux. En Amérique, c’est le top, mais, en Allemagne, ce sont souvent des gens musiciens qui viennent vous écouter. Au moins à l’époque, il y avait un piano dans tous les foyers, voire un piano et un violon. Par conséquent, pour ceux qui vous écoutent, la musique n’est pas qu’une théorie froide, c’est une pratique chaude. Ils la connaissent. Ils la vivent. La finesse d’écoute de tels spectateurs est exceptionnelle.
Néanmoins, apprécier un concert n’est pas réservé aux « pratiquants » et aux gens très pointus en pratique instrumentale ou en musicologie !
Surtout pas ! Du reste, c’est fascinant de constater qu’il y a plusieurs façons d’être à l’écoute et de remercier un concertiste. J’ai rencontré des publics très attentifs voire enthousiastes un peu partout. Certes, quand j’ai fait une grande tournée en Chine et en Asie du Sud-Est (à Singapour, Taïwan et Hong Kong), j’ai eu la sensation que les spectateurs étaient plus réservés ; mais, là encore, il est plusieurs manières de marquer son appréciation, et j’ai été formidablement accueillie là-bas également. Si bien que, pour vous répondre, non, je ne crois pas qu’il y ait tant de différences au sein du public et entre les publics eux-mêmes.
Vous nous décrivez avec une modestie non feinte un début de carrière tonitruant, qui aurait satisfait n’importe quel artiste… sauf vous.
Si, si, j’étais très contente !
Pourtant, alors que vous triomphez dans le monde entier, vous estimez que votre formation n’est pas terminée.
Ce n’est pas si simple, mais il y a de ça !
« Aux États-Unis, mon horizon a éclaté »
Pourquoi n’est-ce pas si simple ?
Eh bien, ce n’est pas si simple parce que, en plus de faire de belles tournées, je passe les grands concours internationaux. Ainsi, je suis lauréate du concours Georges Enesco de Bucarest et j’ai obtenu le Prix international Olivier Messiaen à Royan. Mais l’un des tournants de ma vie d’artiste – et pas seulement d’artiste… –, c’est quand je suis allée à New York passer le concours Leventritt, qui était le concours le plus important à l’époque.
Le Van Cliburn – artiste qui a d’ailleurs remporté le Leventritt en 1954 – n’existait pas encore, à l’époque ?
Non, il a été créé en 1962. L’année où je me suis présentée au Leventritt, nous étions deux cents candidats au premier tour. J’ai fait partie des sept demi-finalistes.
C’était une performance plus que remarquable !
Surtout que, devant nous, les plus grands pianistes américains entouraient Rudolf Serkin, président du jury ; et c’est sur les conseils de Rudolf Serkin en personne que j’ai pris la décision de vivre aux États-Unis.
Rudolf Serkin avait confirmé votre intuition : vous sentiez qu’il y avait quelque chose en plus qui vous manquait en France.
C’est juste. J’ai senti que, aux États-Unis, l’esprit était ouvert. J’ai deviné que, là-bas, tout était possible. En France, tout était étriqué. Par exemple, au Conservatoire, il ne fallait surtout pas aller écouter les élèves dans les autres classes. L’esprit musical était bouché. Aux États-Unis, mon horizon a éclaté.
Grâce, en partie, à la courte échelle que vous ont faite l’homme d’affaires Olivier Mitterrand et l’écrivain politique André Malraux…
Oui, ils m’ont soutenue quand je postulais pour la bourse Harkness de New York en écrivant des lettres de recommandation particulièrement chaleureuses.
C’était la moindre des choses ! André Malraux était un de vos familiers.
Je le connaissais très bien, c’est exact. Je jouais souvent pour lui, chez lui…
… et il vous écoutait en sirotant un verre de whisky bien tassé !
En effet, telle était son habitude !
Avec son aide, entre autres, vous obtenez la prestigieuse bourse à laquelle vous aspiriez. Là non plus, ce n’était pas une mince affaire.
Non, mais le résultat est là : grâce à elle, je peux m’installer aux États-Unis. J’y resterai sept ans.
Vous voilà donc à New York et, excusez du peu, vous toquez à la porte de la Julliard School.
J’en suis sortie diplômée.
« Un grand soir est beau quand il est un commencement »
Tout simplement ! Et pourtant, là encore, vous avez un goût d’inachevé que vous résumé dans une phrase terrible : « Quand je sors de Julliard, je ne me suis pas encore sentie prête pour me vendre. »
C’est vrai.
Votre goût pour les études vous empêchait-il de les quitter tout à fait, ou quelque chose qui pourrait s’apparenter à un complexe de modestie vous tarabustait-il ? De l’extérieur, vous aviez le CV parfait !
Mais, monsieur, la musique n’est pas qu’une affaire de CV, vous savez. Moi, je sentais qu’il me manquait encore quelque chose. Qui mieux que moi pouvait en juger ?
Soit, mais, d’un point de vue franco-français, nous pourrions nous attarder deux secondes sur ce souci de perfectionnement, non ? Après un premier prix à Paris, des victoires dans les concours internationaux et un prix à New York, qu’est-ce qui pouvait vous échapper pianistiquement ?
Je voulais disposer d’une meilleure sonorité. Je savais faire, mais je voulais parfaire ce que je savais faire. Il faut être parfait pour débuter à Carnegie Hall. Quand le public et les critiques vous entendent pour la première fois, ils doivent subir un choc frontal, pas moins. Vous n’avez qu’une occasion de leur infliger cette commotion. Moi qui rêvais de jouer à Carnegie Hall, je souhaitais mettre toutes les chances de mon côté pour que ce grand soir soit non pas un aboutissement mais un vrai commencement.
Admettons. Ce nonobstant, qu’avez-vous pu trouver de mieux comme lieu d’enseignement, après avoir triomphé au CNSM et à la Julliard School ?
Je suis allée à l’université de Bloomington, dans l’Indiana. J’aspirais à travailler avec György Sebők. C’était un immense génie et du piano, et de la pédagogie. Bloomington elle-même était surnommée « la Mecque musicale du monde », ce n’est pas rien ! Y enseignaient aussi János Starker et Menahem Pressler…
« György Sebők était un mentor de vie »
Comment votre nouveau mentor vous a-t-il choisie (car si, vous, vous vouliez être son élève, lui devait décider s’il voulait être votre professeur…) ?
Lors d’un camp d’été, dans le nord de New York, nous étions quarante élèves qui aspiraient à travailler avec lui. Or, il m’a dit des choses extraordinaires sur mon jeu.
Du genre ?
« Vos forte pourraient faire tomber les murs de cette salle ! »
Cette puissance a contribué à vous valoir une place parmi les élus…
Oui, György m’a accepté dans sa classe de Bloomington. J’ai gardé mon appartement à New York même si je travaillais dans l’Indiana. J’avais classe deux fois par semaine. Il fallait jouer une œuvre différente à chaque fois, quitte à y revenir. À chaque séance, György parvenait à trouver le détail à peaufiner. Il savait pointer ce qui ne fonctionnait pas dans une sonorité. C’était exactement ce genre d’expertise dont j’avais besoin pour progresser.
L’homme était-il à la hauteur du professeur ?
Les deux facettes étaient indissociables. Pour ma part, j’étais fascinée par ce personnage. Il était médium. Ce n’était pas seulement un grand musicien, pas seulement un mentor de piano : un mentor de vie.
Il faut dire que vous aviez mis votre enseignant au défi en lui annonçant : « Moi, je peux tout jouer bien. » Quelle audace !
Ha ha ! Lui aussi était sceptique. Il m’a dit : « Ça m’étonnerait. » Et puis, au bout d’une quinzaine de classes sur des répertoires très différents, il m’a glissé : « Je commence à vous croire… » Vue son exigence, quel compliment sublime !
À suivre !