Claudio Zaretti, Petit théâtre du bonheur, 8 avril 2017
On eut déjà l’occasion de louer Claudio Zaretti – nous renvoyons les curieux à l’hyperlien, d’autant qu’il rappelle au souvenir de l’artissse des chansons que j’aime bien comme Gratter travailler, alors bon, bref. Pour vérifier nos récurrentes impressions positives, nous l’allâmes ce tantôt applaudir à nouveau, cette fois au Petit théâtre du Bonheur où nous avions récemment salué la performance de Jean Dubois.
Dans une petite salle montmartroise bien pleine, Claudio se fait un plaisir de régaler ses admirateurs de trois types de chansons : ses classiques (« Dans les gares », « Je m’appelle Claudio »…), ses récentes (issues de Deux diamants, présenté à l’Espace Jemmapes) et les deux inédites qu’il tourne depuis quelques mois (« Kiki » et « Cosmos Hôtel »…). Il alterne, avec un mélange appréciable d’art et de spontanéité, les chansons quasi engagées (« Ô liberté », « Nunca más »), très relax (« Chanson des îles »), descriptives (« Le marché ») ou énergiques (pour lesquelles, loin d’inciter à l’euphorie abêtissante, il sait manier les nuances). Sur une structure classique de chansons qui ne prétendent pas réinventer la chanson, le franco-italo-suisse imprime sa personnalité artistique : mélodie, bienveillance, curiosité, sens de l’observation, sensibilité, sincérité et intégrité – parmi son vaste répertoire, l’olibrius choisit de chanter ce qui l’inspire au moment présent.
Les fanatiques (Claudio en a moult) repèrent, au gré des interprétations, les spécificités du soir, comme cette révolte, et non cette récolte, qui sera bonne (« Nous, on a vingt ans »). Preuve que, malgré son apparente timidité, l’homme, habitué à mille publics différents, reste perméable à l’émotion du moment, par-delà l’excellence de sa prestation. Loin du lisse que sa gentillesse anti-conflictuelle pourrait laisser anticiper, Claudio Zaretti esquisse une voix et une voie qui lui sont propres, pavées de chansons accessibles, émouvantes et euphorisantes. On regrette que le Petit théâtre du bonheur ne daigne pas offrir un p’tit coup à boire à la fin – ce qui surprend même l’artissse ; mais cela n’empêche nullement les retardataires de quérir auprès de l’artiste quelque graffiti sur l’un de ses disques en vente à la sortie. Nous, ça fait un moment que l’on a découvert ses œuvres grâce à un disquaire bizarre de la Fnac Saint-Lazare ; mais, ou donc, on n’en a pas moins passé une soirée pomme-pet-deup à avoir, une fois de plus, confirmation, que ce type sympa et humble est aussi un chanteur avec du texte que ça fait du bien de l’esgourder. Bravo, signor Claudio !
L’Opéra, Jean-Stéphane Bron
De quoi parle L’Opéra, le film de Jean-Stéphane Bron, sorti le 5 avril 2017 ? Question pas aussi sotte qu’il n’y paraît, merci, même si l’on peut consulter le dossier de presse ici.
L’Opéra parle, révélation, de l’Opéra national de Paris. En parallèle, il tresse plusieurs fils rouges (les négociations de Stéphane Lissner et son bureau luxueux, les espoirs d’un jeune baryton de l’Oural, le backstage des artistes chanteurs ou danseurs, la préparation de spectacles comme Moïse et Aaron ou Les Maîtres-chanteurs, et les classes dispensées à des élèves essentiellement noirs), privilégiant le fragment à l’histoire complète, le détail au plan général (danseuse épuisée après sa prestation plutôt qu’intégralité du ballet, travail en solo dans un studio plutôt que florilège complet d’une répétition, imitation de Bryn Terfel plutôt qu’intégrale du même lied par Michal Timoshenko) et nous faisant grâce de toute voix off explicitante.

Easy Rider, héros de Schoenberg. Photo extraite de « L’Opéra » (Jean-Stéphane Bron). Source des images officielles ici.
Aussi L’Opéra parle-t-il bien plus de l’institution que de l’art opératique ou chorégraphique – c’est le focus, avec un « s », promis par Jean-Stéphane Bron. Le film évoque ceux qui dominent ce monde (le patron, l’ex-directeur de la danse dit M. Portman, le nombreux aréopage d’assistants dont les quelques extraits de réunion poussent à se demander s’ils ont, tous, une réelle utilité et/ou efficience…), les artistes (solistes, profs, membres du chœur ou du ballet) et les équipes techniques (pompiers et femmes de ménage incluses), les cadres administratifs, les mécènes et presque pas les clients. En alternant panoramiques, plans larges et plans serrés, il évoque aussi la vie de ce monument, les réunions tarifaires, les consultations en urgence pour un remplacement, les répétitions, les cours, les séances extraordinaires, les machines à frics comme ce repas à propos duquel le vernis craque quand, Stéphane Lissner, qui s’est mis en scène en défenseur du consommateur exigeant une baisse des tarifs les plus chers (150 € lui paraissait juste, compter pourtant 252 € pour 2017-2018), avoue son mépris pour les mécènes. En effet, ceux-ci, malgré les grèves qui grippent la France, ont bien l’intention de venir se goberger, ce qui nous paraît plutôt sain, surtout quand ils payent – au contraire de ces méprisables parasites incultes que sont les politiques en place et leur staff.

Philippe Jordan, un passionné de saucisse bien prononcée et d’orchestre bourré dès le matin. Photo extraite de « L’Opéra » (Jean-Stéphane Bron).
L’Opéra parle aussi de la représentation de l’opéra en tant qu’art mythique, de l’Opéra en tant que lieu financièrement inaccessible, et des deux mêlés en tant que concept socialement pas du tout universel. Dès lors, il présente aussi l’Opéra dans la vie de la cité, par la transmission artistique, par la sensibilité aux événements (loi El Khomri, longs passages gnangnan sur le Bataclan – le but affiché étant que la pleurniche obligatoire permette au show de go on) et par la volonté de proposer, sur trois ans, à une classe de CM2 « issue de quartiers défavorisés », de jouer faux mais de jouer d’un violon ou d’un violoncelle, afin de faire entrer les pauvres et leur famille dans l’enceinte sacrée. Avouons-le, ces passages nous ont révulsé. Admettons que la nécessité des coupes et des non-dits entraîne schématisation voire caricature. Il n’empêche, loin de sortir grandie, la culture versant paternaliste ainsi représentée (une multimillionnaire offre à quelques Noirs la chance de se frotter aux joies subliiiimes de la musique classique) est hérissante. Plus : quelle que soit la sincérité de cette Suissesse d’origine, horripilante est la vision de cette dame, qui vit entre Paris et New York et vient s’encanailler en embrassant des petits pauvres – comme Angelina Jolie baiserait des bébés de réfugiés dans un camp de l’ONU, le temps de la photo –, en leur affirmant indifféremment qu’ils ont tous beaucoup de talent. On n’est pas sûr que le cinéaste ait voulu dénoncer cette condescendance mise en scène, cette vision d’une culture verticale (et non de partage), cette excuse au luxe incarnée par des gamins manipulés, cette conception d’un art comme un supervirus que l’on inoculerait à quelques rares élus mal partis dans la vie mais pas si méchants, au fond ; à force que le cinéaste y revienne, on ne jurerait pas qu’un minimum d’ironie distanciée entoure ces passages.

Stéphane Lissner, l’homme qui ne connaît aucun air d’opéra mais, soi-disant, se bat pour des billets à maximum 150 € (252 € en réalité). Photo extraite de « L’Opéra » (Jean-Stéphane Bron).
On le sait : comme le résumait feu Allain Leprest, y a pas que, sur Terre, les p’tits enfants d’verre. Comment fait-on pour accéder à la musique quand l’autocar du collège passe par Opéra ? Râpé pour le solfège… C’est pas un truc à spliquer à un zozo qui, depuis vingt-sept ans, à son tout p’tit niveau, s’excite pour exciter la curiosité et donner, avec l’aide d’artistes septionnels et parfois de curés bienveillants, accès à et envie de la musique d’orgue, sans égard pour le pedigree musical, culturel, financier, religieux des gourmands. Pas parce qu’il (je) est génial ou prosélyte de la Qulture, hélas ; juste parce qu’il (je) est rganissse et juge dommage que la beauté de l’instrument, si cher à son cœur et à entretenir, et la beauté immensément variée de son répertoire soient réservés à des Konnaisseurs ; et peut-être aussi parce qu’il est basiquement sûr qu’un même frisson peut être partagé et par des esssperts et par des néophytes saisis par ce truc inattendu. (Nan, le film parle pas de moi, alléluia, mais c’est mon site, alors si je veux évacuer certains doutes de mauvaises fois par une incise autobiographique, j’vais m’gêner.) En soi, louable et louée est donc l’entreprise, qui consiste à faire entrer symboliquement la culture où elle n’est pas désirée, et à faire entrer physiquement des mômes dans un haut lieu où ils n’ont aucune appétence à traîner leurs hardes. Las, vendue de la sorte, concentrée sur une classe – scolaire et sociale –, l’ambition liminaire apparaît ridicule et malsaine, oscillant entre bonne conscience néo-colonialiste et mépris satisfait d’avoir ouvert l’esprit de « ces gens-là » par le seul fait de revenir des States afin de les bénir d’une accolade. En somme, en traduisant les dichotomies redistribution pécuniaire versus accusation d’élitisme, ou mécénat versus révolte sociale, les séquences, dérangeantes, presque dégradantes selon nous, autour du « mécénat pour enfants » visent sans doute à justifier un art qui coûte fort cher à la collectivité, alors qu’il ne garde son prestige qu’aux yeux et aux oreilles d’une minorité… et de touristes plus ou moins fortunés. Cette problématique, faute d’être creusée, étayée, le cas échéant partiellement relativisée, ressasse alors en creux des clichés purulents, autant sur les pauvres décérébrés que sur la purification de la richesse par la générosité (homéopathique) de prestige. L’évoquer était utile ; la traiter de la sorte peut, disons même doit susciter la gêne, ce qui est sans doute une qualité pour un film documentaire.
C’est aussi de cela que parle L’Opéra. C’est même sans doute le point le plus intéressant de ce film-puzzle : la difficulté de parler de l’Opéra et de le concevoir. Un détail le manifeste – l’usage des sous-titres qui traduit le propos de certains artistes… mais pas les airs ou extraits enregistrés en direct, comme pour manifester qu’il est plus simple de verbaliser le prosaïque que l’art (si, si). Or, produit aux enjeux symboliques aussi forts que ses hénaurmes besoins pécuniaires, l’opéra n’est pas susceptible d’être cerné en une heure cinquante. Du reste, là n’est pas le défi, car il s’agit bien d’un film de cinéma, pas d’une émission télévisuelle. En d’autres termes, l’objectif n’est pas de révéler les coulisses d’une création, par exemple, de A jusqu’à Z, mais de proposer un kaléidoscope de petites capsules de vie à l’Opéra autour de personnages récurrents. Dès lors, le blanc, la marge, l’incertain ont leur place, narrativement, intellectuellement, filmiquement aussi (différents types de prises de vue et de multiples options de montage sont utilisés). Aussi la bonne idée du réalisateur est-elle de ne pas chercher systématiquement la continuité, la cohérence, la boucle. Il préfère offrir quelques aperçus sur les enjeux sociétaux, culturels, marketing (ha ! le wording ! ha ! cette vidéo prise sur son portable par l’assistante de la vedette au moment des saluts !), humains de la Grande Boutique, sans chercher à percer des secrets trop vastes et trop opaques pour un documentaire unique. Peut-être l’ignorance de ce « milieu », revendiquée par le réalisateur comme un gage de qualité et de pertinence, est-elle moins la force que la faiblesse d’un tel projet : force, elle l’est un peu car, tout en cherchant à brasser large, elle lui permet de se focaliser sur des détails rigolos (la prononciation de la saucisse en est un bon exemple) ; faiblesse, elle l’est beaucoup car, si elle flatte la connaissance que l’amateur a déjà de ce monde et pour qui, partant, tout ce qu’il voit rings a bell, elle ne le fait nullement entrer dans des rouages précis qui, par-delà le voyeurisme ou la curiosité, dont on ne sache pas que, appliqués à un art aussi fascinant, ils soient défauts ou pêchés, l’aideraient à mieux saisir quelques mystères de cette machinerie. En l’état, le spectateur risque de repartir en manquant de biscuit, une fois dépassé le plaisir, gouleyant, de « soulever un moment le rideau » afin de comprendre certains mécanismes dont il voit parfois le résultat, souvent impressionnant à défaut d’être toujours convaincant.
En bref, un film intéressant que l’on conseille de voir par exemple au Cinéma des cinéastes (Paris 17), où il est projeté dans la superbe salle Marey, et de s’y rendre entre gens de bonne compagnie, qui rigoleront aux mêmes moments, ne s’offusqueront pas trop des cucuteries charliesques ou des illusions injectées de force aux p’tits enfants de pauvres, et ressortiront avec ce qui, selon le réal, n’aurait dû être qu’un point de départ : « L’envie d’en savoir plus ». Décevant mais chic, et réciproquement.
Trompe-la-mort, Opéra Garnier, 5 avril 2017
Le concept : l’opéra de Paris créait ce mois-ci sa commande, une composition de Luca Francesconi inspirée par Honoré de Balzac. Nous allâmes applaudir la dernière, dans cet oxymoron de Garnier – décor grandiose, espace minimal entre les rangées, ce qui rend toute représentation moins agréable, même quand on n’est pas gigantesque.
L’histoire : Lucien de Rubempré (Cyrille Dubois) veut se suicider, et pourquoi pas ? Parce que l’abbé Carlos Herrera (Laurent Naouri) l’en empêche, soucieux de posséder une créature. Le saint homme au visage difforme promet de faire du chougneur cet homme aux mille réussites que le zozo désespérait d’être. Lucien va donc se lancer dans deux aventures parallèles : draguer les nobles moches ou vieilles mais pleines aux as (Béatrice Uria-Monzon, Chiara Skerath), et s’adonner au stupre amoureux avec son Esther chérie (Julie Fuchs), une pute – peut-être le mot le plus utilisé dans l’opéra – que l’abbé refourgue au marquis de Nuncingen (Marc Labonnette) grâce à l’entremise d’Asie (Ildikó Komlósi). Lucien sera donc attaqué des trois côtés à la fois : pour avoir voulu avoir du succès alors qu’il se sait louseur depuis le départ ; pour avoir berné les richasses qui lui écrivirent mille cochoncetés ; et pour avoir accepté qu’Esther « battît monnaie sur le traversin » afin de lui refourguer le million dont il a besoin. Les révélations fomentées par un trio de potineurs (Laurent Alvaro admiré jadis, François Piolino, Rodolphe Briand) bousculent tout ce monde. L’abbé, reconnaissant qu’il est un faux abbé, exige un pacte. Aussitôt après, Lucien est accusé de meurtre, interrogé et exécuté à vingt-sept ans. Le juge accepte de céder au chantage du faux abbé, Jacques Collin de son état, bagnard en fuite et surnommé Trompe-la-mort, qui s’est automutilé la face pour n’être plus reconnu. Bientôt, son statut d’ordure sournoise et maligne lui vaudra, logiquement, d’être désigné chef de la police dans un monde où les femmes sont des salopes, les puissants des corrompus vicieux et les pauvres des arrivistes dégoûtants. Miam, mi-démon.

Julie Fuchs (Esther), Susanna Mälkki (chef), Laurent Naouri (Trompe-la-mort) et Cyrille Dubois (Lucien de Rubempré)
L’œuvre : sur un livret et une musique de Luca Francesconi, cette poly-exploitation de Balzac propose une partition riche, portée notamment par une orchestration foisonnante et variée. Alors que le compositeur sous-utilise l’excellent chœur local (les chuchotis et le hors scène sont privilégiés), il manie avec gourmandise toutes les richesses d’un orchestre incluant, en sus de l’instrumentarium habituel, force claviers nobles, un accordéon hélas pour l’approche finale, et de multiples percussions dont certaines se sont réfugiées dans les loges. L’usage de la récurrence et de l’ellipse réjouissent et stimulent le spectateur (en tout cas, moi, ça m’a stimulé, na), surtout pour une création dont le site de l’Opéra ne daigne pas préciser le synopsis – je serais tellement heureux de discuter avec les responsables du site pour leur essspliquer pourquoi leur créature me semble en-dessous de tout. En revanche, la dramaturgie convainc moins, quand bien même on admettrait que des à-plats narratifs, des points d’orgue monologués, des longueurs se prenant pour des langueurs font potentiellement sens. Coupes ou retouches scénaristiques auraient peut-être valorisé la tension sans détriment pour l’équilibre ou, plutôt, le déséquilibre général. De même, sans tenir compte des supposées donc bien compréhensibles erreurs de live telles que mauvaises liaisons ou oublis d’hispaniser des « u », on n’est pas certain que l’irrégularité de la prosodie, avec coupures de mots incongrues (surtout au premier acte), répétitions parfois bizarres et appui sur des finales muettes soient plus dues à une volonté artistique qu’à une maîtrise perfectible de la langue française. Ces quelques scories subjectivement pointées, reconnaissons ici une association qui nous plaît : ambition de la musique, originalité du traitement de la trame narrative, souci de rester à peu près intelligible – voire un peu trop à notre goût lors de la confrontation finale.
Le spectacle : avant de profiter de l’œuvre (2 h 10 sans entracte, curieusement), pour cette dernière représentation, les spectateurs qui ont la politesse d’arriver à l’heure bénéficient d’un bon quart d’heure de cacophonie générée sans honte par les musiciens de l’orchestre. C’est à la fois désagréable et inconvenant, un peu comme si la maîtresse de maison qui vous a invité – moyennant, en l’espèce, une coquette petite somme – lavait la vaisselle devant vous pendant que monsieur déféquait bruyamment, porte grand ouverte. Quel que soit le niveau de ces musiciens, on ne peut que s’étonner de leur incorrection – et de l’absence de réaction de l’institution contre ces pénibles habitudes. Faute de mieux, il faut donc se farcir ces crottes de nez envoyées par des sans-gêne, tout br(u)illants soient-ils, pour accéder, enfin, à Trompe-la-mort.

Laurent Alvaro (Contenson), Rodolphe Briand (Corentin), Philippe Talbot (Eugène de Rastignac), Marc Labonnette (Baron de Nuncingen) et Béatrice Uria-Monzon (Comtesse de Sérisy)
Le dispositif scénique (Guy Cassiers et Tim Van Steenbergen, également costumier) qui attend le spectateur est à la fois basique et sophistiqué. Basique parce que moderne : pas de décor fixe, des praticables qui montent et descendent. Sophistiqué car, sur des lamelles mouvantes, sont projetées des vidéos. Théâtre dans le théâtre, mise en abyme mise en abyme, les vidéos (Frederik Jassogne) représentent essentiellement les ors de l’opéra Garnier, voire l’opéra vu de Googlemaps, et il faut attendre les scènes finales pour trouver un semblant d’esthétique dans les clairs-obscurs traversés par des éclairs autoroutiers dégoulinant des cintres. La fragmentation de l’espace est donc à la fois horizontale (plusieurs « étages » se répondent en hauteur, des praticables montent puis descendent sous scène, un rideau semi-transparent sert d’écran géant), verticale (des panneaux-écrans strient sporadiquement la scène, des ampoules investissent le vide) et transversale (un tapis roulant se déclenche de cour à jardin comme de jardin à cour). Prétendre que l’on a gobé la substantifique moelle de ce dispositif ou des lumières de Caty Olive sous-éclairant systématiquement Lucien et l’abbé serait mensonger. L’impression de déjà-vu et de passe-partout l’emporte sur tout effort d’exégèse. La spécificité des enjeux francesconiens ne paraît pas avoir été prise en compte, avec un avantage : cette proposition scénique pourrait s’appliquer à n’importe quel opéra monté par une scène fortunée mais intellectuellement paresseuse.
Les interprètes : heureusement, en fosse, l’intransigeante et formidable Susanna Mälkki mène orchestre et chanteurs d’une battue précise qui inspire synchronisation, rythme et respiration aux acteurs sonores. Le plateau, pour une fois très français, a recruté du haut de gamme. Laurent Naouri, méconnaissable sous son masque, a la tessiture et la présence hébétée qu’il faut. Cyrille Dubois rend la complexité (pas que technique, mais quand même) de son rôle avec un désarroi joliment incarné. Julie Fuchs ne manque ni d’abattage ni de résistance – son redoutable dernier air est enlevé comme à la parade, et avec sensibilité s’il vous plaît ! Marc Labonnette séduit en vieux pigeon plein de faconde, scéniquement et vocalement, tandis qu’Ildikó Komlósi, au contraire, en fait trop pour donner sincérité et force à son personnage d’entremetteuse dénuée de morale. Philippe Talbot, vu et ouï jadis en Zizi, si si, est inaudible : ce soir-là, au moins, sa voix n’a pas la puissance requise pour passer outre l’orchestre. À l’opposé, Béatrice Uria-Monzon a toujours une voix puissante, mais elle sacrifie les consonnes sur l’autel de la force : on peut sans risque défier tout monzonophile de décrypter une miette de son texte – c’est gênant, et pour suivre l’intrigue sans les sous-ttres et pour le malaise que cette incapacité à prononcer suscite chez l’auditeur à force de forcer. Heureusement, le trio bouffe constitué par Laurent Alvaro, François Piolino et Rodolphe Briand (cinq rôles solistes à l’ONP en deux saisons pour cet artissse), joue ses deux grandes scènes, entre chant et texte parlé, avec brio et précision. L’orchestre, lui, s’approprie cette partition variée en caractérisant avec soin les climats convoqués par l’artiste, et emporte le spectateur dans la découverte.
En conclusion, le tout donne un spectacle qui aurait peut-être gagné à être densifié çà et là (dialogues pas toujours utiles au rythme narratif, explicitation morale finale fort regrettable), et où l’on aurait aimé que fût revigorée une mise en scène qui manque de trouvailles, de singularité et de puissance dramaturgique (Guy Cassiers et Erwin Jans), oui ; mais aussi un spectacle qui capte l’attention et se révèle peu à peu au spectateur, dans son ambition gourmande et son mystère intelligible. Le triomphe fait par un opéra Garnier plein en témoigne avec justesse.
Trio Sageman, Institut Goethe, 4 avril 2017
Ce 4 avril, sweet suite de la série « Classique en suites », concerts mensuels auxquels me convie bien aimablement le distributeur Socadisc, à et avec l’Institut Goethe, pour des tarifs presque rigolos (billets de 5 à 10 €) et un principe qui change presque tout : le « pot » d’après concert, visant autant à vendre les disques des artistes qu’à faire du moment, après la découverte et l’émotion, une occasion de convivialité et de sociabilité, ce qui n’est pas rien. Au programme : un trio piano – violon – violoncelle, et deux œuvres signées Rachma et Tchaïko. Bien sûr, le lien entre les deux compositions choisies n’est pas un hasard : arguant de l’émouvante marche funèbre qui clôt la première œuvre comme la seconde, on prétendit parfois que le Trio élégiaque n°1 en sol mineur avait été composé par Sergueï Rachmaninov en hommage pré-posthume à Piotr Ilitch Tchaïkovski. Il semble qu’il n’en soit rien, bien que la date de la composition (1892, en quelques jours de janvier) et celle de la mort de Tchaïkovski (1893) soient presque proches.

Ben quoi ? Juste avant un concert, même les dames très chic peuvent rendre hommage à Tchaïkovski en jouant (à) la dame de pique ! Photo : Rozenn Douerin.
Caroline Sageman (piano), David Galoustov (violon) et Maja Bogdanovic (violoncelle) ne plaident pas pour cette hypothèse. Ils prennent l’œuvre pour ce qu’elle est musicalement et non conjoncturellement (œuvre « de jeunesse » ou « de circonstance »). Ils s’attachent donc à faire chanter ses trois forces : sa constante recherche mélodique, son sens aigu d’une continuité discontinue (si, ça veut dire quelque chose, en l’espèce : le trio tient en un seul mouvement, donc continuité, qu’animent des forces contradictoires, donc discontinuité vu que c’est pas toujours la même affaire, mais cohérentes, donc re-continuité – franchement, « continuité discontinue », c’était pas si mal trouvé, non ?) et son souci de faire chanter les différents timbres des instruments. Chaque musicien brille par ses qualités propres : compacité, nuances et précision pour la pianiste ; pour le violoniste, refus du pathos (élégiaque n’est pas gnangnan), rigueur et insertion humble dans le petit ensemble (par opposition à une posture de supersoliste que l’on subit parfois, même en musique de chambre) ; écoute, justesse et variété des couleurs pour la violoncelliste.
- La charismatique Caroline Sageman. Photo : Rozenn Douerin.
- Le toujours très concentré David Galoustov. Photo : Rozenn Douerin.
- La toujours souriante Maja Bogdanovic. Photo : Rozenn Douerin.
Ce premier « gros morceau » emballant met en appétit pour le Trio en la mineur op. 50 de Piotr Ilitch Tchaïkovski, imposante pièce de 45’ à l’étrange construction (premier mouvement classique, second constitué de douze variations se terminant moriendo). Ses différents développements placent tour à tour chacun des quatre instruments (piano, violon, violoncelle, trio) au centre de l’écriture. Une telle variété, démontrant une palette d’écriture séduisante quoique moins immédiatement bouleversante, peut-être, que la pièce précédente, offre de savourer l’art consommé des interprètes. En conséquence, le spectateur à la fois réjoui et prétentieux a toute occasion de pointer tel ou tel choix qui, dans sa suprême subjectivité, ne le convainquent pas complètement. Ainsi, la volonté de David Galoustov de dessiner sa partie à la pointe sèche fait gagner en netteté et en intériorité ce qu’elle perd en évidence émotionnelle. En clair, c’est à l’auditeur de se laisser gagner par la musique et non par des effets faciles – quitte à ce que le violoniste donne, sporadiquement, par-delà sa virtuosité, une impression de froideur ou de manque de chair responsabilisant, certes, le mélomane, mais pouvant susciter, sur la longueur, un p’tit manque de vibrations intimes. Le piano solide de Caroline Sageman ne souffre, en lui-même, d’aucune contestation. D’autant que les nuances de l’artiste sidèrent par leurs subtilités et leurs capacités à faire chanter distinctement les voix de la partie pianistique. Toutefois, on regrette parfois que le Blüthner de concert sonne de manière plus grêle que ronde et chaleureuse. De plus, l’outrecuidance des critiques n’ayant aucune limite, l’ouverture béante du couvercle, mettant à nu sa tendance métallique, entraîne, d’où nous sommes situés, un problème d’équilibre de son – en clair, piano trop fort ou violoncelle trop avalé par l’acoustique. C’est ce que Diapason pointait tantôt à propos du disque live reprenant le programme du concert, enregistré en 2014 et paru récemment : souci structurel ou coïncidence ?

Le violoncelle de Maja Bogdanovic, bien vivant même s’il a été un peu étouffé par la puissance du piano. Photo : Rozenn Douerin.
On l’aura compris, ces critiques s’appuient sur des points de détail et des goûts personnels ; ils ne remettent en cause ni l’intérêt de ce concert à la fois dense, solennel et pétillant, ni l’engagement de l’interprétation, la cohésion du trio et la personnalité des interprètes (le monolithe Galoustov, la sévérité froncée de Sageman et le sourire perpétuel de Bogdanovic). Fayotage de ma part pour avoir droit à un prochain concert gratuit ? Ben non, j’me méfie tellement de ce risque que j’dis c’que j’pense et puis c’est marre. Bien. En revanche, je ne finirai pas la rédaction de ce souvenir sans mentionner la finesse du programme qui s’achève sur trois bis. Loin de nous offrir une resucée d’une variation brillante ou une pièce lente et douce, les musiciens choisissent de faire tout péter. Caroline Sageman, dont j’imite désormais la grimace renfrognée avec beaucoup de talent, soit dit sans me vanter, oublie ce que son patronyme peut évoquer à l’onamisticien amateur, et s’apprête à faire étalage de sourires, rythmique talonnistique, chant primal et chorégraphie de la jambe droite (tout en jouant fort bien simultanément) ; et la voilà qui entraîne ses comparses dans une galerie d’encores réjouissants. Idéal pour finir d’enflammer l’assistance qui garnit l’auditorium (« on avait plus de 250 réservations, malgré le débat présidentiel ! » s’étonne l’organisatrice) : au swing hongrois succèdent le cancan joué « bien français » et un tango au balancement convivial, suscitant même des p’tits arrangements entre musiciens in vivo. En conclusion, encore une soirée où le talent, le métier et la singularité de jeunes artissses ont su être mis en évidence par un programme intelligent et une organisation aux petits oignons. De quoi donner hâte d’applaudir ici même, le 2 mai, le pianiste Stéphane Blet jouant Mozart et Schumann.