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Irakly Avaliani joue Bach, Brahms et Prokofiev, Salle Cortot, 18 mars 2024 – 3/3

Irakly Avaliani le 18 mars 2024 à la salle Cortot. Photo : Rozenn Douerin.

 

Gros morceau que cette Sixième sonate de Sergueï Prokofiev opus 82 choisie par le franco-géorgien Irakly Avaliani pour boucler son récital ! La légende martèle qu’elle a été composée en même temps (autour de 1939) que Roméo et Juliette et Cendrillon, tâchant d’oublier qu’elle a surtout été composée en même temps que l’Ode à Staline offerte au big boss pour ses soixante ans. La réécriture de l’Histoire, en gommant l’ambiguïté consubstantielle aux grands compositeurs soviétiques de la trempe d’un Chostakovitch et d’un Prokofiev, adorés et détestés du régime, se sape parfois elle-même tant elle tente, grotesque, de laisser croire que ceux qu’elle a désignés comme génies sont de féroces insoumis alors que ce sont souvent (aussi) de bons toutous soucieux de leurs supposés privilèges, ainsi que l’on nous apprend à faseyer.
Le pianiste attaque l’Allegro moderato avec, outre son incroyable virtuosité,

  • une grande tonicité,
  • une mâle aisance digitale et
  • un goût certain pour la résonance.

En réalité, l’interprète travaille

  • les nuances,
  • les touchers, bref,
  • la sonorité.

L’auditeur est

  • embarqué,
  • enjaillé voire, selon le musicologue M. Jean-Jacques Goldman,
  • envolé

dans un monde zébré par

  • des accents tonitruants,
  • des contrastes virulents,
  • des notes répétées et
  • ces coups de poing annoncés en teasing du concert.

Les dix petites saucisses trottinent, les mains bondissent et se croisent, les registres s’interpolent et le pianiste sculpte la puissance sonore qu’il sait tirer de son biniou. L’Allegretto travaille sur

  • le staccato,
  • les phrasés et
  • la traduction musicale d’une atmosphère martiale

  • rythmique,
  • choix des registres et
  • inversion des rôles traditionnels (à la main gauche le lead)

jouent leur rôle. Se croisent les virtuosités

  • mémorielle, évidemment,
  • digitale, incontestablement, et
  • musicale telle que le constitue l’attention
    • au son,
    • aux attaques et
    • aux mutations de couleurs.

Puis c’est le drame pupute qui gâche beaucoup. Irakly Avaliani intervient pour signaler qu’il dédie le « Tempo di valzer lentissimo » à feu Alexeï Navalny. Soumise aux diktats de la pensée unique, la salle applaudit et se lève alors que, as far as we’re concerned, cet aparté n’a rien à faire

  • ni à ce moment précis,
  • ni dans ce contexte,
  • ni dans une œuvre écrite par un mec qui, simultanément, léchait le sillon inter-fessier de Staline pour sauver ses miches.

Peu importe le courage suicidaire de la vedette occidentale qu’était M. Navalny. Peu importe que Vladimir Poutine se soit fait réréréélire à la hussarde peu avant le concert. En situation, donc enveloppé par les hourrah des béni-oui-oui dans la confortable salle Cortot, cet engagement fervent de l’artiste

  • ébrèche la puissance de la sonate en la disloquant momentanément,
  • salit la beauté percussive de la musique en plaquant sur elle une explicitation hors sujet, et
  • pseudo-fédère un public réduit à une bande de yes-men contraints de montrer qu’ils ont bien boulotté la doxa et qu’ils doivent étaler leur soumission en public

un peu à l’instar du comique antiraciste des années 1990, qui obligeait à applaudir très fort les blagues racistes pour montrer que, ha non, pas moi, d’ailleurs, j’ai un nègre parmi mes potes – un Noir, pardon. À notre petite hauteur et quelles que soient les résonances totalitaires invoquées autour de Vladimir Poutine (la question des libertés en France mériterait elle aussi quelques échos, mais presque peu importe en la circonstance), cette rupture nous paraît aplatir la musique en la repliant sur une news circonstancielle qui tente de colorier un bout d’œuvre.
Pour autant, tâchons de turn back to the music, ici travaillée comme une pâte sonore associant à-plats harmoniques et mélodie déchiquetée comme pétries en direct, sans évolution narrative patente, libérées d’un tempo lent mais pas d’une métrique scrupuleuse. Cette non-progression, alimentée par des redites poignantes, rend plus flagrantes les mutations

  • de caractère,
  • de registre et
  • d’intensité

promptement perturbées et dissipées. Le Vivace final synthétise la virulence du piano prokofiévique, et hop :

  • vitesse,
  • énergie et
  • vigoureuse différenciation des registres

sont au programme. Le mouvement précédent jouissait de la science harmonique du compositeur. Celui-ci met en évidence son consubstantiel sens du rythme.

  • Motricité des motifs,
  • récurrences qui bousculent,
  • efficience des notes répétées qui relient le Vivace à plusieurs séquences antérieures,
  • breaks saisissants,
  • réutilisation de leitmotivs parfois peu ou prou démantibulés,
  • mise en suspension donc en suspense

captivent. Fidèle à sa quête du toucher juste, Irakly Avaliani explore différentes formes d’attaque, qu’elles soient

  • rugueuses,
  • glissées ou
  • presque feulées à force de survoler l’ivoire.

Il les utilise de façon

  • différenciée,
  • complémentaire ou, au contraire,
  • unifiée aux deux mains.

C’est habilement troussé et musicalement convaincant – plus, à notre sens, que dans le Bach un tantinet trop précis à notre goût pas humble et le Brahms un rien trop épuré pour nous émouvoir sur le moment. Le triomphe qui suit pousse l’artiste à claquer un bis « moins violent »… et susceptible de déborder sur your average encore. En effet, sur un tempo presque lent, il propose l’ambitieux impromptu en Si bémol opus 142 n°3 de Franz Schubert constitué d’un thème et de cinq variations modulantes.

  • Douceur,
  • caractérisation des mains et
  • nuances paisibles

synthétisent à la fois le savoir-faire et les inclinations d’Irakly Avaliani, un monsieur qui semble, c’est rare, incapable de concevoir un concert fade et passe-partout si l’on en croit ce récital

  • rugueux,
  • ambitieux et
  • remuant !

Rendez-vous ici même or something le 29 mars pour un nouvel épisode autour de cet artiste irradiant.

 

Fruits de la vigne – Laurent Barth, « Racines métisses » 2021

Photo : Bertrand Ferrier

 

Rigolos finissent par être ces vins dont la dénomination évoque plus un titre de disque (ici de Yannick Noah ou de Line Renaud) qu’une étiquette de bouteille. Cependant, « Racines métisses » a un double sens, nous explique notre dealer préféré, Thierry Welschinger. D’une part, l’appellation rend hommage au globe-trottisme de Laurent Barth, son vrai fomenteur, avec une feuille de vigne tissée des alphabets liés aux pays jadis traversés par le vigneron. D’autre part, elle rend raison de l’assemblage ici réalisé avec, nous souffle-t-on,

  • un max de pinot auxerrois,
  • pas mal de muscat et de riesling (on est en Alsace), ainsi que
  • du pinot gris et une once de gewürztraminer.

La robe est jaune pâle, richement parée de petits pétillements inattendus.
Le nez a la fraîcheur herbacée du champagne. C’est discret et prometteur comme des feuilles d’arbres fruitiers avant qu’elles ne soient fricassées entre les doigts.
La bouche est d’abord clairement à l’orange, puis le spectre des agrumes s’ouvre jusqu’à laisser deviner de la pulpe de pamplemousse. Comme on est foufou, on décide même qu’il y a un retour de type herbacé ou floral. Puisque, en sus, on est déglingo, on trouve ça wow. Ben, c’est l’avantage des qui n’y connaissent rien : ils osent dire les choses telles que, d’après eux, elles sont.
Les mariages polymorphes visent à acoquiner le breuvage avec trois fromages disparates. Pour ces trouples, ce vin affichant presque quinze euros en cave parisienne se révèle à la hauteur de l’investissement plaisir, et hop.

  • Avec la vache semi-molle, il relève la douceur par une âcreté sapide.
  • Avec l’ossau-iraty, son amertume se révèle et réveille la pâte dure.
  • Avec le comté dix-huit mois, le jus dévoile sa fraîcheur et tend presque vers les saveurs du vin ouillé.

Belle ouvrage, en somme, du faiseur et du receleur. Après dégustation, nous dirions avec Pierre Reverdy qu’

 

il y a de l’espoir sur la planche
des rêves à nourrir
des chansons à pleins bras
et pas de regard en arrière
où l’orage et le sang s’évaporent déjà
([1949] in : Main d’œuvre, 1981, « Poésie », 2000, p. 517).

 

 

Le Chaos String Quartet joue Haydn, Ligeti et Hensel (Solo Musica) – 2/4

Quatrième du premier disque du CSQ

 

Après un passage par Joseph Haydn, le Chaos String Quartet s’engage sur les routes mouvementés de György Ligeti en suivant la direction du premier quatuor à cordes du zozo, terminé en 1954, créé quatre ans plus tard et intitulé Métamorphoses nocturnes. Au programme, vingt minutes portées par quatre mouvements doubles et enchaînés :

  • Allegro grazioso – Presto,
  • Prestissimo – Andante tranquillo,
  • Tempo di valse, moderato, con eleganza, un poco capricioso – Allegretto, un poco giovale,
  • Subito allegro con moto – Prestissimo.

Le quatuor de Joseph Haydn présentait des formes de chaos vues en quelque sorte de l’extérieur. Nous y observions le résultat d’un chamboulement interne imperceptible. Avec la pièce de Ligeti, le concept de métamorphose nous plonge au sein même du chaos. Non plus explosion extérieure mais chamboulement intérieur, le chaos est considéré comme la recomposition d’un ordre établi. L’intérêt naît sans doute de cette idée de « métamorphoses nocturnes », où plusieurs changements sont à l’œuvre sans que la nuit ne nous permette d’en voir tous les détails. Il faudra donc

  • écouter davantage,
  • ressentir et
  • imaginer.

Appétissant ! L’Allegro grazioso liminaire, ternaire, plonge dans les profondeurs du do le plus grave du violoncelle pour bien inscrire le quatuor dans les abysses de la nuit. Bas Jongen, Sara Marzadori et Eszter Kruchió rampent dans l’obscurité, demi-ton par demi-ton,vers l’inaccessible scintillement du violon de Susanne Schäffer… jusqu’à ce que celui glisse et se retrouve à ramper derrière le combo violoncelle-alto. Des alliances de circonstance apparaissent : tantôt, les deux violons guident, tantôt, l’alto et le second violon dirigent la reptation. L’aventure des quatre hurluberlus captive.

  • Glissades,
  • ruptures de motifs ou de nuances,
  • échos haletants,
  • permutations inquiétantes,
  • parallélismes rythmiques valorisant les cahots des triolets en les confrontant à l’assurance des croches bien ancrés dans le temps

conduisent à une accélération brutale qui bascule dans un Vivace capricioso.

  • L’accentuation du rythme,
  • les frictions à la seconde près,
  • les contretemps  très marqués et
  • le travail sur les registres tour à tour concentrés et contrastés

secouent les seize cordes.

  • Crescendi,
  • ensembles et
  • relances en solo ou en duo

sont magistralement rendus par les interprètes dont

  • la coordination des intentions,
  • la capacité de changer de couleur en un tournemain et
  • la rigueur tant rythmique que tonique

séduisent. La partition

  • inventive,
  • variée et
  • habilement distribuée entre les partenaires

ne laisse pas d’ébaubir, tant dans la partie émergée donc enflammée du chaos que dans les mutations plus souterraines évoquant des changements structurels de la matière sonore. Ainsi de l’Adagio mesto qui, à la mesure 210, associe

  • des tenues apparemment innocentes,
  • un rythme chantourné et
  • une mesure instable à deux, trois ou quatre temps, qui ajoute à cette agitation intérieure.

La rondeur du grave de Bas Jongen s’entretient avec la rectitude des aigus de Susanne Schäfer tandis qu’alto et violon 2 semblent observer leurs complices avant de se mêler à l’échange de manière plus active. Le Chaos String Quartet excelle tant dans les parties suspendues, où il travaille le son de chacun et le son collectif, que dans les mouvements prompts – tel le Presto

  • l’énergie des notes en fusion,
  • la tonicité des accents et
  • le groove des synchronisations parfaites

participent de la séduction exercée par l’œuvre.

  • La diversité des dispositifs,
  • la variété des caractères musicaux et
  • l’agencement très fin, qu’il soit logique ou imprévisible, des saynètes les unes aux autres

sont éblouissants. Ainsi de l’arrivée à l’Andante tranquillo qui fascine par le travail

  • rythmique
    • (éphémères mouvements perpétuels,
    • tremblements et trilles communicatifs,
    • choix des mesures),
  • organisationnel
    • (qui joue avec qui,
    • qui se tait,
    • qui perturbe l’organisation de l’instant,
    • qui relance par les effets d’écho,
    • qui se love dans le flux dominant, etc.) et
  • sonore
    • (archet,
    • pizzicati,
    • harmoniques,
    • recours à la sourdine…).

Le chaos, ici, n’est pas réductible à la violence permanente des chocs. Il se situe aussi dans

  • l’insidieux (ainsi du travail sur des intervalles en partant des secondes pour préparer l’arrivée tardive des neuvièmes),
  • l’imperceptible et même
  • le discret (ainsi des légères accélérations du tempo instabilisant, et hop, ce qui semblait pérenne).

Ainsi bousculé, nous voici au mitan du quatuor. Retrouvons-nous tantôt pour une notule contant la fin de cette histoire proposée avec précision et passion parle Chaos String Quartet !

 

Irakly Avaliani joue Bach, Brahms et Prokofiev, Salle Cortot, 18 mars 2024 – 2/3

Irakly Avaliani le 18 mars 2024 à la salle Cortot. Photo : Rozenn Douerin.

 

Quand, après être sorti respirer au moins quelques secondes après les monumentales Fantaisie chromatique et fugue de Bach, Irakly Avaliani revient pour jouer Brahms, il n’a pas les yeux dans le vague et repère illico dans la salle l’impatientant doudou des hommes modernes de tout sexe. Furibond et posé, il tance donc longuement une spectatrice qui, parmi d’autres gougnafiers, utilise son cellulaire. On lui en sait infiniment gré, même si l’on s’étonne de la raison qu’il invoque : c’est parce que, ce soir, on enregistre, alors qu’il aurait juste pu dire – fût-ce de façon châtiée – que, si ça t’intéresse pas, casse-toi pôv conne, ne dérange pas ceux qui sont venus kiffer la vaillebe.
Peut-être ce focus sur le recordingyeah, est-il révélateur de notre questionnement. En effet, la sobriété et la maîtrise du pianiste semblent s’adresser davantage aux micros qu’au cœur des spectateurs, alors qu’elle est aussi destinée à leurs oreilles, charge à elles de traduire en émotions ce qu’expriment

  • les sons,
  • leur agencement et
  • les silences qui les portent.

Peut-être était-ce aussi le fait du Bach précédent qui, none offense, n’est pas le plus rock’n’roll et smoothy de toute la littérature. Ou peut-être est-ce lié à la fatigue qui, certains soirs, accompagne certains autoproclamés mélomanes même passée la porte de la salle de concert, les poussant à attendre que l’artiste leur donne la becquée plutôt qu’il ne sollicite leur capacité d’être pensant et ressentant. Ou peut-être, enfin, est-ce lié à notre position à jardin, sous le balcon, qui altère l’acoustique.
Qu’importe puisque, avec les Huit pièces opus 76 de Johannes Brahms, l’artiste septuagénaire va avoir l’occasion de nous chavirer, comme eût chanté Marie-Paule Belle. Au programme, quatre caprices et quatre intermèdes publiés en 1879, initialement séparés puis mix’n’matchés par la tradition. Le capriccio en fa dièse mineur « un poco agitato » joue sur la liberté et l’émotion manifestée par

  • les nuances,
  • les respirations et
  • la liberté d’une agogique bien tenue.

Avec le capriccio en si mineur, « allegretto non troppo »,

  • l’art du toucher rejoint ceux
  • du phrasé et
  • de la variation d’intensité,

bien que le pianiste semble revendiquer une certaine sécheresse interprétative, n’en déplaise au Mélomane Las Qui Préfèrerait, au nom de son omnipotence, que l’on déversât du feeling extraverti dans ses esgourdes. Dans l’intermezzo en La bémol, « grazioso », on goûte la gourmandise des aigus sertis par une basse plantée dans le registre médium, avant que d’autres horizons ne soient explorées avec la même sûreté de goût. L’intermezzo en Si bémol, « Allegretto grazioso », se complait dans une méditation qui refuse d’envisager de se dissoudre autrement que dans un clair obscur. Le contraste avec le capriccio en do dièse mineur, « agitato ma non troppo presto », est d’autant plus vivifiant.

  • Tonicité des attaques,
  • traits,
  • accents,
  • motorisme

secouent le cocotier-récital. L’intermezzo en La, « andante con moto », ragaillardit grâce à ces faux déséquilibres qu’Irakly Avaliani

  • esquisse,
  • retient et
  • fomente à nouveau

avec maestria. La solennité discrète de l’intermezzo en la mineur, cette fois, « moderato semplice », fait ouïr sans emphase l’artiste dans ce qui semble être l’un de ses terrains de jeu préférés : les nuances médium. Il y a

  • du recueillement,
  • de l’intériorité et
  • une patente quête du ressassement qui cherche davantage l’essentiel que le bavardage.

L’affaire se conclut sur le capriccio en Ut, « grazioso e un poco vivace », où Irakly Avaliani persiste et signe :

  • point de spectaculaire,
  • point d’épanchement,
  • point de débordement.

Ainsi sourd une tension stimulante entre le respect du propos de Johannes Brahms, jamais mélodramatique ou sursentimentalisé, et la pulsion Stabylo qui nous anime, ce soir, nous faisant confondre fantasme de spectateur et réalité du texte. Le résultat appert s’approcher d’une version

  • épurée,
  • singulière,
  • habitée

des Huit pièces conçues comme un tout cohérent (non comme un catalogue de variétés visant à ébaubir) et marquées d’une même patte artistique. Comme pour les Fantaisie et fugue, les vétilleux bornés pointeront du doigt tels minuscules accrocs propres au concert plutôt que la Lune de l’interprétation dans son ensemble, impressionnant par

  • sa solidité,
  • sa sûreté et
  • sa singularité.

Comme ils ne nous ont rien dit, nous les laissons en paix et luttons pour ne pas

  • massacrer,
  • déchiqueter puis
  • décapiter dans d’atroces souffrances

la traditionnelle pouffiasse assise derrière mais trop loin pour qu’on puisse la choper sans perturber le concert, petite bourgeoise misérable coincée dans un projet qui la dépasse et qui secoue donc, faut bien s’occuper, ses bracelets EN PERMANENCE. Oui, assurément, si le public cherche des versions

  • plus affriolantes,
  • plus immédiates,
  • plus scintillantes,

il trouvera des interprètes prompts à le satisfaire. Il n’en encaissera que plus difficilement la standing ovation réservée à l’artiste dans une communion salle – scène plus que rare à Paris. Les hourrah joyeusement interminables prouvent que, ce soir-là,

  • le dos droit,
  • l’air sévère,
  • l’âme ferme,

Irakly Avaliani a conquis fans et curieux… en attendant de leur offrir, après un entracte qui semble presque improvisé tant il met du temps à se distinguer du précipité (bravo, la régie de la salle Cortot !), la tellurique sixième sonate de Sergueï Prokofiev.

 

Fruits de la vigne – Malhòl 2022

Photo : Bertrand Ferrier

 

Le nouvel épisode de notre enquête sur « que boire de correct à Paris autour de 10 € ? » ne nous entraîne pas au bout de la nuit avec les démons spécialisés dans cette affaire, mais du côté des côtes-de-gascogne. Sur le grill, un Malhòl (le mot semble signifier « jeune vigne ») 2022. Ce produit, inventé par Simon Capmartin et Guillaume Couralet, est disponible pour tout juste moins de 10 € chez NYSA et d’autres cybercavistes, bien que la fiole soit annoncée comme étant issue d’une « cuvée exclusive » de NYSA. Il est le résultat d’un assemblage de trois cépages :

  • malbec pour moitié,
  • merlot pour 40 %, et
  • le solde en tannat.

La robe est taillée dans un tissu grenat foncé. Sa belle compacité s’éclaire d’un rouge

  • presque clinique,
  • net et
  • lumineux.

Pas tout à fait affriolante, la chose s’annonce a minima intéressante.
Le nez est complexe à saisir. L’on croit distinguer le froissement d’une feuille de cassissier ; puis une pulsion proche de la synesthésie nous prend, et nous voici perdu entre des affaires de papilles plus que de naseaux, situant notre impression entre sucré et acidulé. De quoi activer notre curiosité !
La bouche confirme la proximité avec le cassis mais s’entortille également dans des notes de réglisse qui forment une plaisante extension à la pièce principale couverte de fruits noirs. Une certaine astringence donne à son tour une pâte plutôt heureuse à l’ensemble. Toutefois, le résultat reste trop peu présent à notre goût, même face à un plat aussi simple qu’un cordon bleu enrubanné de légumes variés. Pour nous séduire, il manque

  • de la tonicité,
  • de l’affirmation, peut-être
  • de l’ambition gustative.

Avec 12,5°, la quille semble plutôt pensée pour des amateurs de vin « pas trop fort », dont l’accompagnement

  • discret,
  • sans chichi,
  • murmuré mezza voce,

serait la tâche principale. Sans doute ne sommes-nous pas assez amateur de « vins de copain » et de « jus de convivialité » pour être pleinement embarqué dans le projet de cette cuvée. Que diable ! Comme l’écrivait Paul Valéry de la mer, quand l’heure de la dégustation a sonné,

 

Le vent se lève !… Il faut tenter de vivre ! (…) [et que] la vague en poudre ose jaillir des rocs !
(In : Le Cimetière marin [1929], cité in : Mon beau navire, ô ma mémoire. Un siècle de poésie française. Gallimard, 1911-2011, Gallimard, « Poésie », 2011, p. 199)

 

Baste, si Dieu nous prête vie ou réciproquement, nous quêterons ailleurs nos points d’exclamation.

 

Pierre Réach joue Harlap et Beethoven, Synagogue de Copernic, 10 mars 2024 – 3/3

Pierre Réach, le 10 mars 2024 à la synagogue Copernic (Paris 16). Photo : Rozenn Douerin.

 

Y aurait-il pas quelque paradoxe à ce qu’un artiste comme Pierre Réach, si prompt à s’espanter devant la violence et la haine qui embrasent le monde, conclue son récital – narré d’abord ici puis – sur l’Appassionata de Ludwig van Beethoven ? Peut-on à la fois s’étonner des rugissements de nos frères humains et malaxer avec gourmandise les étincelles de la passion, cette maladie capable de transcender le plus immanent des patients ? Ce serait aller vite en besogne que de s’étonner outre mesure de cet éloge ultime de la passion. En effet,

  • il s’agit de musique, ici, pas de provocation à la haine ou de jet d’accélérant sur un volcan en fusion ;
  • il s’agit de mise en art de la violence des émotions, donc à la fois d’un exutoire possible pour celui qui compose et de transsubstantiation de l’ébullition potentiellement dangereuse pour celui qui écoute ; et
  • il s’agit d’un prisme plaqué presque long de temps après 1807, l’année d’édition de cette œuvre qui, jusqu’en 1838 et sa transcription pour piano à quatre mains, ne s’appelait pas ainsi.

Même si la partition ne rechigne pas au bouillonnement, le prisme de l’élan passionné est sans doute moins pertinent que le filtre de l’émotion pour appréhender trois mouvements nullement univoques et guère programmatiques. Cheval de bataille obligé des beethovéniens, ce mastodonte de vingt-cinq minutes tire en effet une grande partie de son charme de l’immense palette

  • de couleurs,
  • d’atmosphères et
  • de caractères

qu’il convoque. Plus que la passion, plus encore que l’émotion peut-être, qui sont, en somme, deux perspectives plus psychologisantes que musicales, trois questions semblent parcourir la Vingt-troisième sonate : celle

  • de l’expressivité du marteau
    • (comment faire musique avec ces touches et ces outils de percussion sur corde ?
    • en quoi, spécifiquement, le piano – bien aidé désormais par une facture plus clémente sinon plus aboutie – fait-il résonner autre chose que du son afin de faire vibrer celui qui l’entend ?
    • qu’est-ce que, singulièrement, cette forme musicale possède pour me parler – de moi, de Beethoven, de la vie, de ce que je ne connaîtrai pas, de ce qu’il me reste néanmoins à découvrir, etc. ?),
  • de la manière dont la musique peut traduire nos versatilités de cœur, et
  • de la définition de l’art beethovénien comme organisation sonore
    • de notre chaos intérieur,
    • de nos pulsions de vie et, partant,
    • de nos astuces pour nous sentir encore en état, en devoir et en mesure de faire, un temps, la nique à la mort.

L’Allegro assai en fa mineur, porté par sa mesure à 12/8, paraît problématiser cette puissance d’interrogation qui palpite dans les pièces maîtresses du puzzle beethovénien. D’emblée, ses premiers énoncés proférés par Pierre Réach convoquent un spectre fascinant

  • de nuances,
  • de touchers et
  • de phrasés.

Blanchi sous le harnais, le pianiste a passé l’ère de la démonstrativité propre aux bons élèves. Voici un moment qu’il arbore une toute autre exigence, celle de la radicalité. La radicalité n’est pas l’excès, la pose ou le pari conceptuel, vaguement étayé par un jargon musicologique spécieux, qui conduit certains énergumènes à revisiter des chefs-d’œuvre pour leur donner une modernité destinée à montrer davantage le génie visionnaire de l’interprète que la qualité persistante d’une pièce écrite deux siècles plus tôt. Non, la radicalité réachienne ne consiste pas à faire n’importe quoi et à s’en enorgueillir. Au contraire, il s’agit d’entrer dans l’intimité de la composition pour en révéler, par le truchement des intensités, des attaques, des deux en deux, des respirations ou des emballements

  • la vigueur des rythmes qui s’interpolent,
  • les étincelles des segments qui s’affrontent et
  • l’efficacité des registres opposés qui se défient.

Faisant moins feu de tout bois qu’incendie de toute brindille, Pierre Réach laisse crépiter les notes ; et la vertu de cette explosivité autorisée est qu’elle éclaire d’une lueur particulière les passages plus mélodiques. De la sorte, il travaille aussi un élément important quoique souvent oublié de la musique : la durée. Le mouvement pèse onze minutes, ce n’est pas rien. L’interprète ne dissimule pas ce souffle, préférant le rendre haletant. Sous ses doigts, le premier mouvement de la sonate tire son unité de la projection d’escarbilles musicales. Il devient une collection de vignettes enchâssées et volontiers imprévisibles qui se referme avec brio sur un finale pyrotechnique qui, comme un bon feu, s’éteint in fine.
Grâce à la fureur à peine tempérée de l’Allegro assai, l’Andante con moto, en Ré bémol et 2/4, tranche par son mélange de sérénité (conforté par le choix d’un mode majeur) et de gravité (diffusée par un tempo et un propos retenus). L’apparent statisme du moment, le pianiste le colore

  • d’une intériorité,
  • d’une retenue et
  • d’une variété d’intensités

qui enrichissent le langage de la sonate. Opposer le caractère tellurique de la trépidation percussive à la dimension plus éthérique de la méditation harmonieuse serait évidemment un non-sens – bien que le mode, la tonalité, le tempo changent, la grammaire émotionnelle se complète plus qu’elle ne se désagrège. Néanmoins, on retrouve ici l’une des qualités que nous apprécions particulièrement chez Pierre Réach : la capacité de rendre à la fois la singularité de chaque cadrage musical et l’unité du film compositionnel. La caractérisation des passages apaisés et des fragments plus tourmentés semble répondre à une même exigence de radicalité, entendue cette fois comme la volonté d’aller à la racine

  • de l’émotion,
  • de la passion, bref,
  • de la création telle que la laisse entrevoir la partition.

Alors que nous avons fini par signaler au connard qui nous jouxte à main gauche que, s’il comptait sortir de la synagogue dans l’état où il était entré, il devait absolument enlever le bip saluant l’arrivée des SMS qu’il ne cesse de consulter, l’Allegro ma non troppo final synthétise symboliquement ce qui précède.

  • C’est un allegro comme le mouvement 1, mais il est bridé comme s’il se métissait avec le tempo plus modéré du mouvement 2 ;
  • c’est un allegro en fa mineur comme le mouvement 1, mais il arbore une mesure à 2/4 comme le mouvement 2.

Tout porte à croire que l’interprète se cale sur cet entrelacs pour, à son tour, créer manière de synthèse entre l’envie d’en découdre et la volonté de laisser, au sein même de cet élan, une place

  • à la poésie,
  • à l’imaginaire, et
  • à l’insaisissable.

En réalité, cette dichotomie est subsumée par l’impression que l’onirique naît de l’énergique, et que l’évanescent est l’aspiration qui

  • attire,
  • alimente et
  • justifie

l’allant rythmique. Virtuose indifférent à l’effet wow que produit la virtuosité digitale, l’interprète se sert

  • de sa technique,
  • de sa connaissance de la mécanique beethovénienne et sans doute
  • de sa conception de la geste beethovénienne plus globalement

pour creuser plus loin et mettre à nu la polysémie de l’œuvre, laquelle

  • ne choque plus
    • passion versus modération,
    • célérité versus méditation,
    • percussivité versus suavité,
  • ne cherche pas davantage à écraser ces différentes dimensions les unes sur les autres, mais
  • réussit à
    • dévoiler,
    • éclairer et
    • exploiter

leur imbrication pour en tirer une lave artistique que le volcan créatif ne cesse de cracher. Le processus sismique, l’éruption et ses conséquences donnent une musique

  • pensée,
  • convaincante et cependant
  • charnelle.

Devant nous, l’homme chic évoqué lors de la précédente notule s’est remis à headbanguer, c’est très bon signe. Quant à nous, nous nous laissons porter par le tumulte. Pourquoi se débattre ? Aux suspensions du flot répond l’énergie d’un mouvement qui semble perpétuel. Ça avance, manigance, ressasse, rue, accélère, glisse un œil en arrière puis reprend la folle cavalcade jusqu’à la coda magistralement échevelée. Hourra et brava saluent l’exécution dense et stimulante d’une sonate considérable que prolongent trois bis jusqu’au premier mouvement de la « Sonate au clair de lune » (ne revenons pas sur ces étiquettes vendeuses qui ont accompagné nos compte-rendus…). Pierre Réach offre un peu

  • de douceur ici,
  • de mélancolie çà,
  • d’élévation là

avant le retour au rush virulent de la vraie vie, qu’éclaire parfois la musique de Ludwig van Beethoven quand elle est électrisée par ses porte-voix convaincus qu’elles irradient

  • « la bonté,
  • la générosité et
  • la fraternité ».

Certes pas les radiations les plus médiatiques du moment, mais pas forcément les moins désirables pour autant !

 

Irakly Avaliani joue Bach, Brahms et Prokofiev, Salle Cortot, 18 mars 2024 – 1/3

Irakly Avaliani le 18 mars 2024 à la salle Cortot. Photo : Rozenn Douerin.

 

Il se décrit comme un passionné de l’art du toucher. Il ne doit pas avoir complètement tort puisque, le 18 mars 2024, cette promesse d’Irakly Avaliani attire à lui une foule nombreuse à laquelle la salle Cortot n’est pas habituée – en témoignent un personnel en général et un vigile désagréables à force d’être nerveux. Quand le récital peut enfin commencer, coup de théâtre ! Exit la dixième sonate de Wolfgang Amadeus Mozart. Le pianiste explique que, ayant joué le programme tel quel l’avant-veille en Normandie, il s’est rendu compte que l’œuvre ne s’harmonisait pas avec ce qui suivait. Point de sonate solaire, donc, mais les Fantaisie chromatique et fugue BWV 903 de Johann Sebastian Bach.
Le choix est audacieux, car l’œuvre est difficile pour l’exécutant comme pour l’auditeur. La fantaisie est

  • rhapsodique,
  • couturée,
  • volontiers cahotante.

La fugue est

  • aride,
  • brute,
  • bien plus rigoureuse que charmeuse.

Ça tombe bien, Irakly Avaliani n’est pas là pour minauder. En témoigne une fantaisie qui tente de synthétiser l’irréductible. Le pianiste travaille

  • la pédalisation et les traits,
  • la rigueur mesurée et l’agogique permise par les accents remettant d’équerre le discours,
  • la célérité presque liquide et la suspension aérienne de la cavalcade que renforce l’usage d’un large spectre de nuance.

Certains – dont nous sommes – pourront estimer que l’usage abondant du sustain noie quelque peu les contours acérés d’une harmonique aussi crochue que les côtes bretonnes, surtout quand elles voient passer un pétrolier divaguant près du rail d’Ouessant. D’autres se laisseront prendre par une interprétation

  • radicale,
  • personnelle et
  • habitée

où la méditation a autant sa place que les manifestations d’énergie

  • (traits vertigineux,
  • ornements groovy,
  • trilles impeccables).

L’énoncé du sujet de la fugue s’enfonce dans les délicatesses du piano. De même qu’il ne faut plus compter sur l’oncle Archibald pour payer les violons du bal, abandonnez ici toute espérance de voir Irakly Avaliani payer son écot

  • au spectaculaire qui fait fondre les amateurs de cirque,
  • au sentimentalisme qui dévoile l’émotion sous le contrepoint rigoureux, voire
  • à l’aguiche-esgourdes qui offre à l’auditeur des effets faciles à même de soutenir sans effort son attention au long de la douzaine de minutes requise.

Le côté luthérien du compositeur, avec ce que cela comporte de stéréotypes mais d’habitudes d’écriture itou, semble transpirer de cette pièce profane à travers une interprétation qui opte

  • plus pour l’austérité que pour le démonstratif,
  • plus pour le sérieux que pour le brillant, et
  • plus pour la confiance dans le texte que pour le souci de le faire vibrer au-delà de quelques lents crescendi magistraux.

Bref, ce Bach sans

  • fioritures,
  • falbalas et
  • dentelles,

laisse augurer d’un concert dense dont une prochaine notule évoquera le deuxième mouvement : les Huit pièces opus 76 de Johannes Brahms.

 

Fruits de la vigne – Xavier Frissant sauvignon blanc 2022

Photo : Bertrand Ferrier

 

Disponible en cave ou par Internet autour de dix euros la bouteille hors frais de port, par ex. ici., le Touraine blanc 2022 d’Isabelle et de Xavier Frissant nous est glissé par Thierry Welschinger comme un blanc fiable qui nous permettra d’arrêter d’écrire pis que pendre des blancs disponibles dans la capitale autour du début de la dizaine. Acceptons-en l’augure et testons cette proposition dont l’étiquette un peu moche (c’est quoi cette typo qui donne l’impression que le vigneron signe Sauvignon Blanc ?) nous fait aimablement grâce des codes fffatigants du marketing convenable incluant

  • nom de cuvée pseudo évocateur
    • (« Le mirobolant »,
    • « Au-delà de la phytocytose, mieux accueillir demain l’altérité.e.x »,
    • « Bleu ensemble, les filles ! »),
  • logos bio ésotériques
    • (« Haute Valeur Biologique Ajoutée »,
    • « Convient aux vegans engagés dans les ZAD »,
    • « Respecte les exigences TC-470 et XO-B 2022 de l’UE depuis 1872 ») et
  • design laissant
    • craindre d’être arrivé dans un salon d’exposition de mobilier conceptuel tendance psychédélique épuré pour fondateur de starteupe qui s’emmerde quand il ne donne pas des leçons de morale politique pro-bizenèce sur BFM Business (pour fondateur de starteupe, donc),
    • redouter d’avoir ouvert sans même y prendre garde la pochette de présentation de notre prochain anticancéreux expérimental, ou
    • espérer qu’une notice explicative est fournie avec la quille afin de ne rien rater de la profondeur métaphysique de ce, précisément, raté.

(Non, les médailles d’or de Gilbert & Collard ou whatever, c’est un autre créneau.)
La vraie robe de cette bouteille, hors étiquette, se dérobe, hahaha, froufoutant une clarté quasi diaphane, et hop. Nous apparaît

  • un or homéopathique,
  • une dilution de l’idée de jaune, voire
  • l’aquarelle d’un soleil timide qui viendrait de naître.

Le nez se désaccorde volontiers, offrant le battement désirable des choix qu’il est heureusement impossible d’arbitrer. On croit déceler

  • un côté sucré qui attise la gourmandise,
  • un côté agrume finaud qui appelle à la prompte dégustation, et peut-être aussi, plus discret,
  • un intrigant côté herbe fauchée depuis peu qui complète et enrichit ce triangle prometteur.

La bouche, elle, impose d’emblée trois sensations :

  • une fraîcheur immédiate,
  • une note d’agrume aguichante, et
  • un équilibre plaisant.

Confrontée à un poisson au four armé de ses pommes de terre (j’écris ça surtout pour m’en ressouvenir quand Sosotteur Ier de la Pensée complexe nous aura menés en guerre pour défendre le farceur consternant qui jouait du piano avec sa bite), le breuvage ajoute à ses atours minéraux une légère impression beurrée assez sobre, hohoho, pour ne pas étouffer les notes acidulées sous un ronronnement plus banal. S’il avait été invité au festin, l’heureux fripon, Édouard Glissant eût sans doute conclu :

 

Et vous avez cueilli, ainsi que druide en la forêt surnaturelle du passé,
Un midi. Et le temps et l’avenir s’y marièrent, leur note vous fut douce.
(Le Sel noir, extrait du Sang rivé [1961], Gallimard, « Poésie » [1983], 2005, p. 53)

 

Le Chaos String Quartet joue Haydn, Ligeti et Hensel (Solo Musica) – 1/4

Première du premier disque du CSQ (photo : Davide Bertuccio)

 

Les quatuors à cordes, comme tous les ensembles, ont un avantage et un inconvénient : ils peuvent et doivent choisir leur étiquette. Le branding a même tant d’importance pour le Chaos String Quartet qu’il ouvre le livret en dissertant sur l’origine de son nom. Le texte proprement musical de Harald Haselmayr omettra tout autant d’exposer quelques éléments présentant la cohérence du programme choisi. Sans doute une volonté de laisser la confusion faire son œuvre, soit ; mais aussi une occasion manquée pour aider l’auditeur à se sentir moins benêt voire plus vif d’esprit – ce qui, sans écraser la musique sous son intellectualisation, n’est ma foi pas si désagréable. À défaut, acceptons le prisme du chaos qui se justifie d’emblée par une set-list faisant se succéder des pièces de

  • Joseph Haydn (1732-1809), qui nous intéressera dans la présente notule,
  • György Ligeti (1923-2006) et
  • Fanny Hensel (1805-1847), qu’un souci sans doute féministe débarrasse de son nom de Mendelssohn – même si Naxos, en commercialisant le produit, rétablit la double appellation, plus bankable, sans doute.

Aux pupitres,

  • Susanne Schäffer côtoie
  • Eszter Kruchió,
  • Sara Marzadori prenant l’alto et
  • Bas Jongen jouant un violoncelle de Hendrik Jacobs datant de la toute fin du dix-septième siècle.

Le quatuor en fa mineur de Haydn choisi par les représentants du chaos est le cinquième numéro de l’opus 20. Composé en 1772, il s’inscrit dans une série de six œuvres que les sachants expertologues jugent décisives pour le genre qu’est le quatuor, et où les biographes passionnés de storytelling lisent à la fois les tourments personnels que traverse alors le compositeur et le bouillonnement lié au magma philosophique qui anime l’Europe. Deux chaos pour le prix d’un, donc, et quatre mouvements au programme, dont le premier dure presque autant que les trois autres réunis.
Cet Allegro moderato commence par opposer le premier violon à ses accompagnateurs. Peu à peu, les rôles des acolytes s’enrichissent sans remettre en cause la primauté mélodique de Susanne Schäffer. On apprécie

  • la compacité du son de l’instrument-quatuor,
  • le lyrisme bien tempéré des deux violons et
  • la clarté offerte par
    • les accents,
    • nuances et
    • contrastes d’intensité.

Les interprètes dévoilent ainsi la captivante tension entre

  • une certaine envie de légèreté
    • (détaché,
    • envolées,
    • ornements,
    • doubles croches,
    • breaks…),
  • une sensation de fatalisme dont témoignent notamment
    • les reprises (répétant les mêmes tentatives d’évasion sans progression),
    • l’itération de mêmes motifs, fussent-ils légèrement modifiés, et
    • la vanité des modulations peinant à s’imposer longtemps et renouant toujours avec le fa mineur, ainsi que
  • l’impossibilité de se résoudre à abandonner
    • (longueur,
    • rythmes pointés,
    • contretemps).

 

 

Naïvement, on doute qu’un Menuetto puisse être chaotique. Les interprètes proposent néanmoins des ingrédients pour en pimper le rythme régulier, parmi lesquels

  • les sforzendi,
  • l’appui des contretemps du violoncelle,
  • le choix de nuances contrastées parfois à l’intérieur d’une note (le premier violon aurait à notre goût tendance à abuser de ce changement d’intensité vaguement baroqueux, peut-être microchaotique mais susceptible de paraître un rien criard à force, la captation nette et très proche de Benedikt Roβ risquant d’accentuer cette impression).

Le trio, forcément majeur, peut jouer le chaos par sa tentative sporadique de mêler les musiciens de façon inhabituelle (second violon associé au violoncelle, par ex.). Reste que le plus grand frottement est sans doute provoqué par le morcellement de la pièce en quatre miniatures répétées, pouvant donner la sensation mêlée

  • d’un rebond incessant,
  • d’un écho confusant (et hop) ou
  • d’un enfermement inquiétant.

L’Adagio se risque d’emblée en Fa, alternant ainsi les modes (le menuet, avec le da capo, ayant été en fa mineur, puis majeur, et re-mineur pour finir). Le balancement ternaire du 6/8 ouvre la voie à l’énoncé du thème par le violon 1, ensuite chargé de le commenter en triples croches et triolets de doubles. Suivie par des complices attentifs, Susanne Schäfer joue finement sur

  • la sonorité,
  • la justesse et
  • l’opposition entre rigidité mesurée et passages façon cadenza.

Aussi se laisse-t-on entraîner sinon par le chaos, du moins par l’incertitude naissant de l’association entre

  • la clarté du rythme et sa remise en cause par la liberté accordée au premier violon,
  • le ternaire structurel, le binaire jaillissant et les triolets ajoutant à la richesse de la partition, et
  • la liberté obtenue par les respirations communes et les synchronisations habiles des quatre parties

Le bref Finale qui renoue avec le fa mineur est constitué d’une fugue à deux sujets lancée par le second violon. Pris sur un tempo preste, il efface la pesanteur du mineur par

  • la légèreté des staccati,
  • la vivacité des échanges, et
  • la capacité des interprètes à rendre rutilante et conviviale la maîtrise contrapuntique du compositeur

(ha, cette astuce

  • des brèves réponses puissantes,
  • des changements de registre et
  • des tenues

confiés au violoncelle de Bas Jongen !). Le travail sur

  • les nuances,
  • les phrasés,
  • les couleurs

séduit et donne probablement une autre image du chaos : chaos intérieur, cette fois, puisque, à l’intérieur d’un système très codifié, le sujet-mélodie

  • se modifie,
  • se dégrade,
  • se régénère,

bref, reste toujours identique donc différent. À ces métamorphoses perceptibles, que notre compte-rendu a taché d’illustrer en se déstructurant sur la fin, répondront, dans une prochaine notule, les Métamorphoses nocturnes du sieur György Ligeti.

 

À suivre !

 

Pierre Réach joue Harlap et Beethoven, Synagogue de Copernic, 10 mars 2024 – 2/3

Pierre Réach aux Batignolles, le 14 avril 2022. Photo : Bertrand Ferrier.

 

On pourrait croire que, ça y est, les choses sérieuses vont commencer, comme si quelque 35′ de récital – racontées ici – n’avaient pas résonné. Capté par le pianiste, on a presque oublié le lieu où se déroule la manifestation et son acoustique pour le moins perfectible. Nous voilà aspiré par le marketing, qui donne plus de poids et de prix aux sonates de Ludwig van Beethoven quand elles ont une étiquette que lorsqu’elles n’ont qu’un numéro.
S’avance donc la Dix-septième sonate op. 31 n°2 dite « La tempête ». Beethoven la compose en 1802, un moment charnière de sa vie – un moment down, surtout puisque non seulement sa surdité est bien installée, mais il veut la garder secrète et, partant, doit s’exfiltrer de la ville. Le naming de la sonate est justifié par le fait que LvB affirme qu’y résonne l’esprit de La Tempête de William Shakespeare où, en gros, Prospero le noble magicien, ostracisé,

  • provoque le naufrage de ses ennemis,
  • les met à l’épreuve et
  • se réconcilie avec eux – suivez-moi pour plus de résumés littéraires express.

L’Allegro liminaire est anticipé par une mesure largo qui n’est pas qu’une mise en jambe. Elle marque en effet le début des cahots qui vont faire soubresauter le flux musical. La tempête, si l’on consent à ce filtre, ce ne sont pas seulement de grosses vagues, c’est aussi

  • le ressac,
  • l’attente de la prochaine lame,
  • les mouvements désordonnés du cœur,
  • la proximité
    • oppressante,
    • concrète et
    • immédiate de la mort,

cette proximité que, tous les jours, nous autres gens de terre vivons également mais nous débrouillons pour voiler comme une décoration sacrée lors de la Semaine sainte. Sans se noyer dans la métaphore marine filée, Pierre Réach rend avec art

  • la tension entre les arpèges libres largo,
  • les suspensions adagio et, au centre,
  • le désir des dix petites saucisses d’en découdre avec le clavier jusqu’à l’explosion que déclenche la main gauche.

En effet, loin de se contenter d’exiger une dextérité sans faille, la partition sollicite en sus la capacité de l’interprète à gérer

  • flux et reflux,
  • précipitation et retenue,
  • mouvement et brisures.

Pierre Réach excelle à esquisser une cohérence du zigzag, tadaaam Il laisse émerger une direction non pas en émondant, en limant, en aspirant les ruptures dans la motricité allègre de la virtuosité mais en les embarquant dans un swing singulier qui intègre les à-coups à la progression. Le live hyperbolise, et hop, ce précipité, et l’on se laisse volontiers secouer par la cohésion réachienne entre

  • savoir (connaissance savante et intime de l’œuvre) et savoir-jouer,
  • inflammabilité du clavier et bride de la modération provisoire qui rend plus impressionnant l’incendie,
  • exigence du texte et capacité de rendre l’aspect presque spontané et improvisé du jaillissement vital.

Il sourd, haha, de cet incipit bouillonnant une impression de nécessité

  • musicale,
  • anthropique et
  • charnelle.

Les

  • brisures,
  • mutations et
  • variations

évitent de réduire Beethoven

  • à la brutalité,
  • à la délicatesse ou
  • à la virtuosité.

Elles font entendre ce qui se joue derrière le son. Elles présentifient, ben voyons,

  • la puissance de la colère,
  • l’énergie des changements d’humeur et
  • la force du piano dont le compositeur exploite le potentiel pour exprimer
    • les limites contre lesquelles nous nous heurtons,
    • nos pulsions animales et même
    • la transcendance qui bat parfois dans l’humain…

jusqu’à l’extinction émouvante du mouvement. L’Adagio prolonge ces vibrations sur un tempo plus mesuré. Le compositeur continue de creuser dans la même mine les veines

  • de l’indécidabilité que miment les suspensions narratives,
  • de la quête sans laquelle rien
    • (silences,
    • ornements
      • papillonnant autour de la note,
      • la faisant advenir ou
      • racontant ce qu’elle aurait pu être,
    • fragmentations,
    • répétitions) et
  • de l’impossible unicité de nos vies dont rendent compte les contrastes du discours.

Désormais, il n’est plus question de tempérance : l’auditeur jubile en se gobergeant du travail sur

  • les sonorités propres à chaque registre,
  • les complémentarités des deux mains
    • (accompagnement / thème,
    • partage du lead,
    • dynamique motorique / direction mélodique…) et
  • les coutures
    • (effet rhapsodique,
    • réminiscences,
    • tuilages,
    • imitations,
    • surimpressions…).

L’Allegretto final tranche par son apparence guillerette. Pierre Réach la fait bientôt voler en éclats. S’immiscent dans l’allégresse

  • des accents (re)bondissants,
  • des staccati groovy et
  • des effets d’agogique qui dilatent le propos pour le mieux concentrer.

Résultat ?

  • Les graves explosent,
  • les contretemps crépitent dans les aigus, et
  • la virtuosité disparaît presque sous l’intensité rock du moment à laquelle, aux moments opportuns, la pédale donne
    • de l’aura harmonique,
    • du souffle qui défie la sécheresse de l’acoustique et
    • une emphase bienvenue.

Sans esbroufe, sans extravagance de tempi, sans minauderie, sans mise en scène grand-guignolesque, Pierre Réach offre à la partition et au compositeur

  • des piani parfaits (on a pas mal parlé, dans la précédente chronique, de ses forte ravageurs en omettant peut-être d’insister sur le plaisir qui naît de la confrontation entre fureur et douceur),
  • une fluidité époustouflante et
  • une musicalité assez réfléchie pour apparaître comme naturelle dans le miroir de l’instant.

Devant moi, un spectateur asiatique habillé avec un chic pour le moins pimpant n’en headbangue pas moins pour accompagner la pulsation entraînante, et affiche le sourire finaud du « connaisseur » (en français dans le texte) qui, sachant les les chausse-trappes, les difficultés et les trucs qui permettraient de les contourner

  • (allègement des notes,
  • pédale floutante,
  • p’tit ralenti bien pratique…),

dodeline du chef en constatant qu’il est fort, le mec qui ploum-ploume. Le triomphe fait à Pierre Réach, à peine la dernière note avalée, prouve que ce verdict est partagé de façon multiple par l’ensemble du public tant l’interprète a convaincu

  • du plaisir qu’il prenait à nous présenter ce monument à sa manière,
  • de son inclination personnelle pour l’œuvre et
  • de sa conviction que jouer – donc écouter – la dix-septième sonate de Ludwig van Beethoven, c’est pas seulement cool, fun voire funky : c’est important.

Et le plus dingodingue, c’est qu’une autre hénaurme sonate nous attend pour la prochaine notule…

 

Plus d’articles sur Pierre Réach (compte-rendu de disque et de concert + grand entretien) ici.
Un autre article à suivre !