
Désormais, ce n’est plus un secret pour personne, on peut donc partir de là : comme beaucoup de ses confrères musiciens, Pauline Klaus est une obsédée. Dans son premier disque solo, elle ose l’avouer. D’ordinaire partisane du partage et du collectif, ainsi qu’elle nous l’expliquait pour nous décrire le festival qu’elle chapeaute, la virtuose déploie ici un éventail de ses passions et de ses ruminations à elle, au premier rang desquelles figure Johann Sebastian Bach, représenté par les fantaisie et fugue BWV 542 transcrites par Tedi Papavrami. Ce monstre pour orgue a une histoire pas très certaine mais qui suggère que le diptyque colle deux pièces écrites à des périodes différentes, et dont la fugue serait issue d’une improvisation donnée par Jojo lorsqu’il concourait pour un poste d’organiste titulaire. Une remémoration, donc. Une obsession, déjà.
Dans cet album, l’œuvre à deux volets est matricielle. Placée en premier, elle est aussi valorisée par un livret très intéressant, lui aussi en deux parties : d’abord la contextualisation de ce disque par l’artiste elle-même ; ensuite un entretien de l’artiste avec Tedi Papavrami exclusivement sur cette transsubstantiation, allant au-delà des poncifs du genre, du genre, justement :
- « qu’est-ce qu’on garde, qu’est-ce qu’on ajoute ? » ;
- « qu’est-ce que ça enlève, qu’est-ce que ça apporte ? » ; et
- « de quel droit vous retouchez un tel monstre sacré ? »
(grâce à la digitalité de la dame, l’on peut lire la première partie du livret ici, et l’entretien là). La fantaisie est attaquée sans fausse pudeur. Là où l’orgue peut jouer de la résonance pour s’offrir des respirations servant à mieux précipiter les traits de triples croches, le violon de Pauline Klaus substitue
- l’énergie des attaques,
- la fermeté du geste et
- l’allant décidé du tempo.
Néanmoins, si, loin de se contenter d’impressionner, ce qui serait déjà pas si pire, elle séduit, c’est qu’elle ajoute à la virtuosité consubstantielle au genre un souci épatant
- de nuancer,
- de contraster les registres, et
- de mêler astucieusement fougue et agogique.
La partition originelle associe
- ligne mélodique,
- harmonisation et
- walking bass.
La transcription préserve évidemment le thème et l’assortit avec une seconde voix
- tantôt bourdon,
- tantôt doubleuse,
- tantôt aiguillon.
Cette mutation des rôles renforce l’intérêt des passages méditatifs qu’entrecoupent de saisissantes fusées.
- La vigueur des attaques,
- la capacité à faire sonner la polyphonie,
- la volonté de narrer une partition soubresautante, et hop, comme on raconte une histoire forte
saisissent jusqu’à la tierce picarde – parfois contestée – conclusive. La qualité d’une transcription qui navigue entre
- citation littérale,
- octaviation mélodique,
- sélection des éléments essentiels et
- liberté des choix (le violon pouvant, au gré des passages, être
- main gauche,
- main droite,
- mélange des deux voire
- pédale avant les accords finaux)
ne gâche rien.
La fugue qui suit fait trembler à peu près tous les organistes honnêtes… et parfois les spectateurs craignant que l’interprète n’attaque bille en tête le morceau puis tente de rétropédaler, trop tard, quand il se ressouvient des complexités polyphoniques qui l’attendent. Comment un violon peut-il en rendre le foisonnement rigoureux et éruptif ?
C’est d’abord le calme qui marque l’exposition du sujet. La réponse stupéfie par la capacité de Pauline Klaus à rendre presque deux sons distincts, comme si deux violons jouaient alors qu’un seul est devant les micros. L’arrivée de la troisième voix colore le grave du violon de teintes dignes d’un alto. Transcripteur et interprète
- font miroiter la polyphonie,
- concentrent le propos dans la confrontation des voix,
- rendent avec adresse les inflexions du développement,
bref, convainquent et ébaubissent. Cette réduction est une bestofisation dont le langage violonistique fait presque oublier la fureur roborative de l’original. À mesure de l’écoute, l’exploit technique de la musicienne s’efface devant sa musicalité. En dépit des difficultés dont cette partition pleine de notes regorge, elle
- respire,
- phrase,
- confronte et
- avance.
Tout
- chante,
- vibre et
- s’épanouit.
À la magnificence de l’orgue, Pauline Papavrami et Tedi Bach substituent
- l’énergie d’un instrument plus modeste,
- sa liberté d’attaques, et
- sa capacité à fonctionner comme un creuset où le métal de la polyphonie créative, poussée à son paroxysme, étincelle sous un jour nouveau.
De quoi mettre en appétit en vue de la prochaine étape : l’obsession d’Eugène Yasaÿe et l’enfance de George Enescu. À suivre !
On peut
acheter le disque ici,
écouter gratuitement le disque là, et
retrouver nos précédentes chroniques klaussologiques comme
le grand entretien,
le voyage géomusical du quatuor Lontano de 2021 (ici, çà et là) et
la montagne magique du même ensemble mais pas que (ici, çà, là et re-là).
