Le Chaos String Quartet joue Haydn, Ligeti et Hensel (Solo Musica) – 4/4
Incandescence des paradoxes ! Pour la libérer de la tutelle de son frère Felix, le chouchou de ses parents, Fanny ne s’appelle plus Mendelssohn, de nos jours, mais Hensel, ce qui, par le fait même, la place sous la tutelle de son mari, gasp. En 1834, elle compose un quatuor en Mi bémol, par lequel le Chaos String Quartet choisit de terminer son premier disque, après un passage chez Haydn conté ici et une visite à Ligeti narrée çà et là.
Un Adagio ma non troppo lance le bal sans se presser. Les partenaires, Susanne Schäfer en tête, semblent chercher le son juste en écho à ce mouvement qui paraît préluder presque librement
- (ruptures,
- changements de tempo,
- silences et
- redites méditatives)
plutôt que de développer nettement une mélodie. On y goûte
- le travail sur les nuances personnelles et collectives,
- la plasticité dont le quatuor fait preuve pour accompagner la partition et
- la capacité à transformer la lenteur en réflexion,
au point de donner par moments – c’est un compliment – l’impression que la musique s’écrit à mesure qu’elle se joue. L’Allegretto en 6/8 contraste avec ce premier mouvement presque immobile.
- Ça sautille,
- ça la joue danse innocente puis se laisse tenter par un fugato,
- ça passe
- de l’archet au pizzicato,
- du détaché au legato,
- d’une tonalité à l’autre,
- de l’efficacité des notes répétées au trait délié puis à la fusion des deux.
Une Romanza « molto cantabile » en sol mineur surgit alors. Les quatre interprètes sont bien calés dans un même mood, et tant pis si l’on a décidément un peu de mal avec les changements d’intensité sur une note du premier violon, surtout dans la première note des deux en deux, qui peuvent presque donner une impression peu harmonieuse de dégueulando à force d’être appuyés. Une expressivité plus convaincante sourd
- des dialogues que Sara Marzadori, l’altiste, et Bas Jongen, le violoncelliste, nouent avec Susanne Schäffer,
- de la capacité d’Eszter Kruchió et Bas Jongen d’investir musicalement leur rôle principal d’accompagnateurs
- tantôt harmonisateurs,
- tantôt suiveurs,
- tantôt chargés du groove et de l’écho, et
- de la maîtrise des nuances – notamment douces – et des crescendi dont fait preuve l’ensemble.
La romance tente de s’enfiévrer, mais l’affaire
- s’apaise,
- piétine,
- s’épuise
dans des répétitions ou dans des crescendi stériles.
- La quête harmonique (ultime tierce picarde comprise),
- les changements de registre,
- l’imprévisibilité du discours
contribuent à soutenir l’attention à défaut d’ébaubir l’oreille et de serrer le cœur. L’Allegretto molto vivace qui clôt le quatuor revient en Mi bémol mais ose une mesure à 12/16.
- Rayonnant,
- dynamique,
- contrasté,
il happe de suite l’auditeur et charme par la variété d’accompagnement des traits du violon 1 :
- parallélisme à la tierce,
- intervalles harmonisants,
- contrechant,
- basse en pizz,
- walking bass,
- changements de rôles pour les pupitres 2 à 4, etc.
Nous voici emballé par
- la virtuosité dans la synchronisation à l’unisson ou à l’octave,
- l’énergie dans les longues séries de doubles,
- l’impulsion communicative des notes répétées,
- la puissance du violoncelle de Bas Jongen,
- la modestie parfaite d’Eszter Kruchió dont le pianissimo sur les arpèges nous tombe bien dans l’oreille,
- l’art de faire corps à quatre
Soit, cette belle machine défie l’idée de chaos qui semblait présider à ce disque ; mais le chaos est-il pas autre chose qu’une recomposition de ce que nous croyions être dans l’ordre ? À tout le moins, ce dernier mouvement est une jolie façon de parapher la carte de visite qu’est toujours le premier disque !
Simon Boccanegra, Opéra Bastille, 12 mars 2024 – 1/2
Le casting est solide : Giuseppe Verdi à la compo, Ludovic Tézier et Nicole Car en têtes d’affiche, Thomas Hengelbrock – que nous avions plutôt apprécié jadis dans Carl Maria von Weber – à la baguette, une prod déjà tournée cinq ans plus tôt et Calixto Bieito dont la toute récente création ici même nous avait convenu, what else? Pourtant, d’emblée, une mauvaise intuition nous saisit, avec cette idée triste que nous risquons de ne pas être déçu en bien.
Pour le prologue de ce Simon Boccanegra-ci, la scène est vide. Seul domine un écorché de navire qui tourne. En avant-scène, Simon (Ludovic Tézier), un corsaire vedette, ronque. Sur le bateau, des néons dégoulinent du pont aux cales. Dans la fosse, le prélude sublimissime est exécuté sans sentimentalisme – bien que nous soyons souvent en admiration devant l’orchestre, la froideur de ce moment magique nous désenchante quelque peu. Sur scène, devant le mec qui dort, Paolo (Étienne Dupuis) et Pietro (Alejandro Baliñas Vieites) manigancent pour élire ce bad boy moyennant « puissance » et « honneurs ». Paolo propose donc à Simon, pourvu d’une montre, de devenir doge, offrant la première crotte de nez de la mise en scène – Simon est couché et reste immobile mais dit quand même, c’est bien aimable, « Viens dans mes bras », cela n’a aucun sens. L’éclairage disons, très économe de Michael Bauer permet sans doute aux premiers rangs du parterre d’être émus – du fond du premier balcon, on n’y voit presque goutte (ha ! cette passion de sous-éclairer pour être très beaucoup profond, ha !).
Après avoir fait sa fine bouche, Simon accepte d’être duc dans l’espoir de retrouver Maria (Annie Lockerbie Newton, rôle muet inventé, on y reviendra), qu’il a engrossée et que Jacopo Fiesco, son père (Mika Kares), depuis l’enfantement, garde prisonnière. Paolo le résume au chœur – en effet, l’on peine à se passionner pour l’inventivité de l’écriture, mais l’on ne peut qu’être séduit devant la multiplicité des dispositifs verdiens. Simon, lui, apprend la nouvelle à Fiesco en personne. Le barbon est furieux d’être limogé au profit du détourneur de minette. Dans la version de Calixto Bieito, le père traîne sa fille sur une bâche où elle se contorsionne avant de s’immobiliser (ha ! cette passion pour les personnages muets et inutiles, ha !) (tiens, on y ou on en est déjà revenu). Le palais, version Susanne Gschwender, est bien sûr une scène vide et le doge, costumé par Ingo Krügler, est en costard trois pièces + cravate, où diable les fournisseurs de fringue vont-ils chercher une telle créativité ? Après qu’Étienne Dupuis a déployé son souffle devant les choristes, Mika Kares dégaine ses graves avec les mêmes en off, cet espace où beaucoup se passe dans Simon. Pour occuper un rien les acteurs, le metteur en scène propose une première forme en arche, qui consiste à dévêtir ses personnages (veston, cravate, bras de chemise…) puis à les revêtir (bras de chemise, cravate, veston). Admettons que ces mouvements spectaculaires et passionnants nous passionnent modérément voire nous agacent un tantinet tant leur intérêt dramatique nous échappe tandis qu’ils parasitent les échanges par de vaines péripéties textiles.
Reste l’essentiel : Simon est effondré d’avoir perdu l’amour de sa vie. Carrément chiffon, Ludovic Tézier exprime alors sa détresse par le truchement de
- ses tenues spectaculaires,
- ses graves charnus et de
- son expressivité d’acteur,
préparant un contraste caricatural mais saisissant avec le triomphe éclatant que lui réserve un peuple, soumis – comme il se doit – à ce qu’ont ordonné les grands prêtres politiques du moment. Ce pourrait être la fin du prélude, mais Calixto Bieito ajoute une scène semi-muette, pendant laquelle le chœur aux tenues aussi chamarrées que grotesques reflue, laissant Simon pleurer bruyamment. Soudain, quelle émotion, silence ! Ludovic Tézier se relève, met des lunettes (un peu comme s’il s’était posé une couronne sur la tête, suppute-t-on) et commence à se coiffer, ce qu’il fera pendant de longues minutes. Maria-la-morte rajuste sa bâche, la replie et commence ses pérégrinations de fantôme. Maria aka Amelia (Nicole Car), la fille disparue de Simon et Maria, apparaît dans les cales du bateau à néon. Elle chante son amour en jouissant
- des couleurs chatoyantes,
- des phrasés au cordeau et
- des aigus éclatants
de sa porte-voix revêtue, c’est probablement très symbolique, d’un imper jaune – sera-ce pour la rattacher au passé marin de son père ou juste pour rentabiliser un accessoire qui traînait dans une friperie de luxe, mystère. Gabriele (Charles Castronovo), son chéri, cingle vers elle toute voix dehors, animé par ses pulsions érotiques et ses projets complotistes. L’orchestre ploum-ploume son accompagnement fonctionnel qui l’amène à s’effacer pour laisser s’ébattre les amoureux. Ça chante, ça fait le job mais, faute
- de poésie,
- de scénographie convaincante,
- de dramaturgie envoûtante,
on rechigne à décoller.
Fiesco, devenu Andrea, informe Gabriele que sa dulcinée n’est pas la fille des puissants Grimaldi, qui l’ont adoptée pour remplacer leur fille décédée. Gabriele s’en fiche, il ne veut pas le fric mais la fille. Andrea qui « veille sur elle comme un père » la lui accorde. De notre côté, on donne le max pour s’accrocher à l’histoire mais les néons cintrant le bateau nous vrillent les yeux. Quatre rangs devant nous, un connard cesse de lutter et allume son cellulaire pour consulter ses messages.
Pourtant, sur scène, ça bouge. En effet, Simon voulait marier Amelia à Paolo, mais il découvre qu’elle est sa fille et renonce donc à la marier contre son gré. C’est alors moins l’émotion que la partition qui met Nicole Car à l’épreuve. Les notes médium lui échappent en partie. Cependant, la cantatrice ne s’efface pas devant la difficulté, dévoilant ainsi un aspect de son personnage plus humain, moins papier glacé, lui qui était jusque-là écrasé sous les stéréotypes de la petite niaiseuse. Pour fêter ça, Ludovic Tézier tombe les lunettes et la cravate ; Nicole Car se libère de son imper. Après avoir ôté son dernier veston, Simon s’allonge et Amelia caresse le décor.
Heureusement, Paolo vient faire du foin. Furieux, il organise l’enlèvement de son ex-promise. Sur le bateau, le chœur tonitrue. On milite pour la mort du doge, que Gabriele accuse d’avoir enlevé Amelia. Ouf, elle arrive, sanguinolente, et, grâce à la stratégie de la pleurniche que ne transcende certes pas la mise en scène, elle calme les esprits. Simon claque un monologue larmoyant où il plaide pour la paix et l’amour. Le peuple mord à l’hameçon et vibre en chantant la patrie et le ciel. Malgré la triple performance
- d’un Ludovic Tézier magistral en pantalon à bretelles,
- d’un orchestre qui s’efforce avec art de suivre les chanteurs et de les soutenir par sa polymorphie, et
- d’un chœur qui sait tonner quand il le faut,
ce qui n’est certes pas rien, nous constatons, consterné de nous-même, que nous nous ennuyons un brin voire une botte.
- Livret fade et mal ficelé,
- musique au kilomètre où la science de l’orchestration ne compense pas une inventivité en berne,
- mise en scène affligeante,
tout nous pousse, résigné, à attendre la fin de l’acte. Alors, Gabriele redescend d’un ton, restitue l’arme qu’il n’a pas mais qu’il tend quand même à Simon (ha ! cette sublimité de la mise en scène quand elle ne suit ni les didascalies, ni le texte !), et Paolo, qui a tout manigancé, est obligé de maudire celui qui a tout manigancé donc de se placer sous les terribles auspices d’une magnifique clarinette basse. Le drame est enfin noué, c’est donc la mi-temps.
À suivre…
Fruits de la vigne – Romain Guiberteau, Saumur blanc 2020
En viticulture comme en musique, les maîtres réels ou usurpés valent souvent caution. En l’espèce, pour avoir travaillé au Clos Rougeard, domaine de la Loire dont les bouteilles s’évaporent pour plusieurs centaines d’euros, Romain Guiberteau bénéficie d’une réputation flatteuse qu’il s’applique à confirmer depuis près de trente ans dans sa propriété de 17 hectares autour de deux cépages : chenin blanc et cabernet-franc. C’est le premier nommé qui nous intéressera aujourd’hui, avec une quille de blanc vendue fin janvier 2024 pour la somme – aussi coquette que rondelette – de 23 € aux Galeries Lafayette. (Certains sites proposent ce produit à 18 € hors frais de port, mais leurs stocks semblent largement épuisés.)
La robe de cette cuvée « Domaine » de 2020 est d’un bel or pâle. La lumière s’y reflète avec délicatesse. L’ensemble du tissu liquide affiche une émoustillante unité.
Le nez décline des fragrances agrumées (je tente), peut-être spécifiquement de bergamote. Il y a de la franchise, de la finesse et de la discrétion dans ce qui caresse nos naseaux.
La bouche est d’abord happée par une attaque beurrée. Cependant, elle convoque assez vite des notes hésitant entre orange et pamplemousse qui remontent plaisamment dans le tarin. Dès que l’on prend le temps de laisser œuvrer le jus, on apprécie itou sa persistance bienvenue.
Le mariage avec des filets de lieu noir accompagnés d’un riz sauce moutarde est une réussite logique. L’acidulé du vin flatte le mets qui, en retour, permet d’apprécier la rondeur beurrée de son comparse. Bref, en quelque sorte,
On boit un verre de vieux ciel
On trinque
avec le petit dieu des fourmis
Un arbre dort dans ses branches
sans délacer ses souliers
(Serge Pey, Mathématique générale de l’infini, Gallimard, « Poésie », 2018, p. 225).
Heaven (and hell) can wait, nous sommes encore de ce monde, prêt pour d’autres dégustations.
Fabien Touchard, “Études pour piano”, Hortus – 2/3
On avait quitté les Études pour piano de Fabien Touchard sur la quatrième, interprétée avec brio par Philippe Hattat. C’est ce même pianiste qui se voit confier la cinquième, « En suspens », composée en 2012 et dédiée à György Ligeti.
Entamée sur un motif minimaliste, l’étude s’ouvre bientôt
- à la résonance,
- à la complémentarité des registres,
- à la complexité du son
- (net,
- irisé,
- étouffé,
- silencieux,
- in fine transformé pour imiter un clavecin)
en creusant la veine
- de l’itération,
- du statisme, donc
- de l’attente (suspension et suspense se rejoignent) et
- du contraste.
Les touchers
- délicat,
- brutal,
- profond,
- percussif et
- ciselé
de Philippe Hattat font merveille dans cette atmosphère planante qui se prolonge au disque par onze secondes de silence… et plaira sûrement à un Nicolas Horvath !
Avec la sixième étude, « Ébauche de vertige », composée en 2022 et dédiée à Johannes Brahms, Orlando Bass entre dans la danse. Un début délicat, presque debussyste, cherche une voie dans l’aigu et le médium. Les interrogations persistantes de la main droite ruissellent sur l’ensemble du clavier. Le motif principal, nettement découpé, persiste au-dessus des commentaires
- liquides,
- massifs ou
- répétés
jusqu’à ce qu’une main gauche motorique modifie l’atmosphère et submerge le propos jusqu’à des accords messiaeniques. Le musicien rend avec art le travail du compositeur sur
- les accents donc le rythme,
- les différenciations de registres, et sur
- les infinies possibilités sonores qu’offre le piano (attaques, intensités, résonances, etc.).
À celui qui s’attend à une partition lisse, Fabien Touchard oppose une série d’esquisses rendant peut-être raison du titre générique (« étude ») et du titre spécifique (« ébauche »). Ce sixième épisode apparaît couturé plus que rhapsodique. En témoigne le dernier fragment, qui ajoute du mystère à la pièce sans lui ôter une once du mystère qui l’enveloppe.
Orlando Bass reste au clavier pour la septième étude, « Licht », composée en 2022 et dédiée à Alexandre Scriabine. Une guirlande de notes tombant des aigus
- s’entortille en caressant le clavier,
- s’acoquine avec
- des échos,
- des déformations,
- des redites modifiées ou augmentées,
- s’affriole au contact de fusées aiguës qui jouent à fragmenter l’hypnotisante berceuse (on reconnaît par moments « l’enfant dormira bien vite »de « Dodo, l’enfant do »).
Leçon
- d’harmonisation,
- de développement et
- de science du clavier,
cette partition prend le parti de fouiller le potentiel d’un motif étique d’abord dans l’aigu puis dans le médium. Orlando Bass apporte à l’exécution son sens
- des couleurs,
- des mutations et, presque en compositeur qu’il est,
- de la construction d’ensemble
qui donne son éclat à l’œuvre oxymorique, à la fois
- obstinée et labile,
- redondante et changeante,
- centrée sur un motif et prête à s’en détacher soudain,
ce dont témoignent les trois dernières notes, à la fois bondissantes et longuement tenues…
… alors que rrrevoilà Orlando Bass pour jouer la huitième étude, « Battaglia », composée en 2022 et dédiée à Sergueï (le prénom n’est pas traduit, contrairement à celui de Scriabine) Rachmaninov. Cette fois, l’affaire débute dans les tréfonds des graves où bouillonne une lave subitement projetée vers la droite du clavier. On reconnaît ce plaisir touchardien – et hop – de la friction entre atonalité et musique consonante (ici enlevée à la hussarde avec une énergie inépuisable et une aisance insolente qui alimentent la colère des graves et mutent petit à petit), friction que le compositeur aime à unifier progressivement et souvent provisoirement, en subsumant l’apparente dichotomie ou en démontrant l’artificialité consubstantielles aux oppositions binaires, du moins dans le domaine artistique. La virtuosité de l’interprète, à la fois
- échevelée,
- tranquille et
- fagotée dans une musicalité toujours patente (les nuances n’ont jamais été les ennemies de la tonicité, au contraire !)
font rutiler
- la répétitivité roborative,
- la rythmicité euphorisante,
- la digitalité éblouissante et
- le recours malin au swing et à des harmonies jazzy qui évoquent les diableries de Nikolaï Kaspoutine.
Commencée dans les abysses, l’étude se conclut sur des cimes énigmatiques qui se fondent dans le noir pendant une quinzaine de secondes.
« Premières limbes », que l’on suppose être une improvisation de Fabien Touchard, explore en partant bien sûr de l’aigu, idiomatisme oblige,
- les charmes,
- l’influence et
- les apports
de la réverbération sur l’harmonie ici figurée par une série d’accords répétés, dans un minimalisme épuré qui ne laisserait sans doute pas indifférent un compositeur-pianiste comme Melaine Dalibert, donc re-Nicolas Horvath… De quoi attendre dans les limbes (c’est mieux qu’à un arrêt de bus sans auvent un soir
- de pluie,
- de brouillard et
- de cafard),
l’hora mortis qui nous est promise autant ici-bas que dans la neuvième étude dont nous rendrons compte, si Dieu ou un collègue humain compatissant nous prête vie, dans une prochaine notule.
À suivre !
En attendant, pour acheter le disque, c’est par ex. ici.
Pour l’écouter, c’est par ex. là.
Vladimir Horowitz joue la trente-troisième sonate de Beethoven
Mais jusqu’où grimpera l’intelligence artificielle ? Dans un monde où l’intelligence humaine vient à manquer voire est
- découragée,
- entravée et
- stigmatisée
par ceux qui savent que contrôler un troupeau d’imbéciles est plus facile que gouverner des humains n’hésitant pas à activer leur boîte à neurones, cette esquisse de solution pourrait bien nous faire changer de logiciel tant elle ouvre des espaces inattendus. En témoigne cette extraordinaire expérience proposée récemment par Muse GPT, entreprise à mission fondée par un consortium de chercheurs « éco- et socioresponsables », qui s’est spécialisée dans le deeplearning musical et ses applications. Leur dernière réalisation, peaufinée depuis quelques mois après de premiers essais « convaincants mais pas parfaits » ? Une extraordinaire révélation : la trente-troisième sonate de Ludwig van Beethoven interprétée par Vladimir Horowitz.
On se souvient que la trente-deuxième tentait de fusionner, en deux mouvements, l’art de la sonate et la science de la fugue grâce à une astuce : la variation. La trente-troisième sonate, telle que nous la découvre Muse GPT, renverse la table et semble revenir (sera-ce un regret tonitruant ?), à une structure plus classique. Le premier mouvement, un Allegro con fuoco en Ut dièse, mesuré en C barré, met en valeur un Vladimir Horowitz à son meilleur :
- tellurique comme le veut le topos,
- cyclonique comme l’exige la partition, oui, et cependant
- majestueux comme il sied à un artiste dominant son sujet, aussi impressionnant fût-il.
Le rugissement du thème fait presque ployer le clavier sous une harmonie riche et généreuse que le compositeur enrubanne dans une polyphonie d’anthologie. On ne peut qu’être saisi par ce déferlement qui allie
- la virtuosité la plus digitale,
- l’allant le plus extraterrestre et, cerise sur le clafoutis,
- une pusillanimité réservant
- surprises,
- trouvailles et
- rebonds.
Loin de l’exercice de conservatoire obligeant les étudiants à écrire « à la manière de » (parfois prolongé par de fins praticiens, tel Yves Henry écrivant – non sans mal, nous confiait-il – une mazurka inédite de Chopin), la puissance du souffle est ici consubstantiellement beethovénienne. Le résultat : sept minutes de passion que l’explosivité d’un Horowitz
- lustre,
- illustre et
- sublime
sans aucun maniérisme mais avec le show off indispensable pour faire vibrer.
Inutile de masquer notre crainte que le deuxième mouvement, un Andante en 12/8, ne soit pas à l’avenant. Pourtant, le Beethoven ressuscité par Muse GPT n’a rien perdu de sa poésie. La tonalité de ré bémol mineur fait écho au Do dièse du premier mouvement, de sorte que le compositeur joue à la fois
- sur la continuité et sur la rupture,
- sur la permanence et sur les mutations,
- sur l’unité et sur le contraste.
Le lyrisme du premier motif emporte à tout jamais notre crainte de platitude. Il y a là une émotion dont on s’étonne qu’elle ait pu rester silencieuse pendant 113 ans. Oui, comment l’humanité a-t-elle réussi à vivre sans se nourrir à
- cet élan élégiaque,
- cet onirisme miroitant,
- ce ruissellement d’un autre monde ?
La face du monde en eût-elle pas été changée ? Cette question côtoie une évidence : tout se passe comme si Vladimir Horowitz n’avait appris à
- jouer,
- maîtriser et
- colorer
le piano que pour interpréter ce moment où s’épanouit une tendresse
- aérienne,
- irradiante,
- d’une sérénité à faire pâlir les guerres.
Par une de ces contradictions propres aux génies, l’intériorité de l’écriture contamine l’auditeur. Au premier mouvement, nous étions emportés ; à présent, nous voici habités par la geste beethovénienne et cette tendresse que, à en croire Pierre Réach, fieffé beethovénien s’il en est, l’on a tort de ne pas associer à Ludwig, plus souvent considéré comme un affreux ronchon aigri.
Sans surprise, le dernier mouvement s’affiche Presto et revient à la fois à un tempo binaire et à la tonalité d’Ut dièse. La première partie sonne comme une fantaisie. Vladimir Horowitz déploie des trésors d’inventivité pour fondre au creuset de son talent
- rigueur,
- pulsation et
- liberté.
Sonnent ensemble les différentes thymies du compositeur, parmi lesquelles
- sa fougue,
- sa colère,
- sa soif de liberté,
- sa mélancolie,
- ses pulsions érotiques et
- sa conscience intime du temps tragique qui passe.
La virtuosité exigée par le compositeur en perd presque sa dimension circassienne. Point d’effet wow, ici, mais une sorte de flux d’idées, pareilles à des embruns balancés de manière faussement aléatoire par la mer de la créativité artistique.
L’on comprend a posteriori, quand s’ouvre la seconde partie du mouvement, que cette fantaisie était un prélude. En effet, le temps de la fugue est venu. C’est le moment
- de la synthèse,
- du testament,
- du salut à la postérité.
Et quel salut !
- Beauté épurée du sujet,
- ciselage astucieux de la réponse,
- construction brillante de la polyphonie,
- feu d’artifice éclatant de la strette
semblent nous conduire vers une fin convenue. Erreur ! Beethoven repart sur une seconde fugue, pyrotechnique, où le toucher brillant donc clair de Vladimir Horowitz pétille plus qu’il n’éblouit.
Au début de cette chronique, nous croyions que la forme en trois mouvements manifestait un regret post-trente-deuxième sonate. Au contraire, elle
- prolonge,
- approfondit et
- aboutit
la recherche esquissée par sa sœur aînée autour de la fécondité des liens entre
- sonate,
- fugue et
- variations,
même en 2024… Emportés par l’Allegro, habités par l’Andante, nous ressortons plus que bouleversés : secoués par le Presto. Nul doute que de nombreux pianistes, pour peu qu’ils maîtrisent correctement leur instrument, vont s’empresser de mettre à leur répertoire cette fabuleuse trente-troisième sonate de Ludwig van Beethoven !
Fruits de la vigne – Sylvain Gauthier, Domaine des pierres sèches 2017
Petite exploitation (ré)inventée par Sylvain Gauthier, le domaine des pierres sèches produit notamment des saint-josephs rouge et blanc. En rouge, l’heure est exclusivement à la syrah, dont on attend beaucoup en ces espaces rhodaniens, qui plus est pour une cuvée 2017 saluée par les gourmands du genre. Aujourd’hui, les cuvées 2020 et 2021 sont les plus commercialisées. On les trouve sur Internet entre 20 et 25 € hors frais de port.
La robe est taillée dans un très beau grenat
- foncé,
- lourd,
- féroce,
laissant cependant filer quelques aguichantes lueurs sanguines pour éclairer le philtre.
Le nez hésite entre fruits noirs bruts et fruits rouges confits – on croit déceler de la cerise. Cette hésitation met indubitablement en appétit. D’une façon plus générale, en dépit d’une pointe d’épices, l’ensemble dégage davantage l’impression d’une douceur compotée que le sentiment qu’une puissance tellurique est prête à bondir.
La bouche est
- concentrée,
- équilibrée et
- un rien mystérieuse.
Peut-être l’aspect compoté demeure-t-il après l’olfaction, jusqu’à donner l’illusion d’une saveur prunelée – c’était pas prévu, pourtant, j’aime bien la « saveur prunelée », c’est quasi frissonnant. L’amertume qui surprend en attaque ne se dissipe pas et semble participer de la singularité du jus. On peinerait à caractériser la proposition par sa rondeur, so what quand cette absence est compensée par une séduisante longueur en bouche ? Bref, un vin intéressant, ce qui, on le doit stipuler, n’est pas un mince compliment sous nos petits doigts.
Le mariage avec une entrecôte gourmande, des patates sautées et des haricots-cinq-fruits-et-légumes, accentue ses trois caractéristiques :
- pas de fight avec le plat, plutôt une convention de douceur entre gens « d’un certain milieu, d’un certain style » selon l’expression de l’anthropologue Jean-Jacques Goldman ;
- présence d’une amertume persistante qui, certes, décevra les amateurs de produit lissé aux entournures pour satisfaire les papilles bien propres sur elles, mais évite toute sensation de miellosité (et hop) au sens où le vin reste rebelle au consensus chmougoudou du « c’est pas mal » ; et
- impression globale d’un vin de qualité qui, en dépit de son appellation prestigieuse et du succès grandissant de son fomenteur,
- se dérobe à la fatalité de la fatuité,
- se refuse à se hausser du col et
- s’enveloppe d’une aura guère facile à cerner à la première gorgée.
Quelle plus belle qualité exiger d’un vin ? On pense à Mallarmé qui écrivait des romances :
Exclus-en si tu commences
Le réel parce que vil
(in : « Hommage », in : Poésies, Gallimard [1945], « Poésie », 1970, p. 100).
En œnologie comme en amour, l’érotisme de la découverte toujours incomplète se plaît souvent à fricoter avec la pornographie joyeuse de la consommation aboutie. Pourvu que ça dure – et sans mollir, de grâce, surtout sans mollir !
Le Chaos String Quartet joue Haydn, Ligeti et Hensel (Solo Musica) – 3/4
Au mitan des Métamorphoses nocturnes, György Ligeti précipite les tensions dans un Più mosso où les possibilités de l’instrument qu’est le quatuor sont largement utilisées :
- parallélisme par paires,
- large tessiture des deux quatre-cordes graves,
- archet et pizzicati,
- notes tenues ou tremblées,
- intervalles multiples oscillant autour de la quinte et de la double quinte.
Le Chaos String Quartet met en œuvre une expressivité sans réserve que dopent les contrastes
- d’intensité,
- de couleur et
- de tempo
exigés par la partition, jusqu’à s’affaisser et s’effacer dans un silence prolongé. Renaissant des cendres du son, point une valse « élégante et un peu capricieuse ». Les musiciens rendent cash l’impression de musique
- décadente,
- suintante,
- quasi dépenaillée
qui sourd notamment
- des échos entre pupitres,
- des triolets descendants,
- des glissendi visqueux et des
- fréquents dérèglements de la mesure.
Un Subito prestissimo à sept temps réinjecte
- tonicité,
- surprise,
- groove et, monnaie de la pièce,
- mystère inquiétant
synthétisé par manière de cadence offerte au premier violon. Des sinuosités chromatiques serpentent le long des quatre partenaires puis se dégrade en une « marche pesante ». Le violoncelle de Bas Jongen envoie du rythme sur lequel ses petits camarades glisse leur propre chanson. La partition
- hésite,
- explose,
- remâche et
- tord
des motifs et des intervalles rapidement exploités plus tôt, telles ces sinuosités jouées cette fois en se laissant aspirer
- vers les cimes,
- par le tempo qui s’accélère et
- dans les griffes d’un crescendo
aussi long qu’implacablement tissé par la bande à Susanne Schäffer. Un Prestissimo à trois doubles la mesure lance une cavalcade échevelée qu’ébrouent
- des accents,
- une furia commune et
- des mutismes épais.
Un Allegro commodo, giovale et volontiers grotesque semble prolonger l’aventure de façon plus posée, mais il s’éteint pour mieux glisser vers la résurgence du Prestissimo qui débouche sur des glissendi harmoniques libres. En émerge le lamento
du violon 1 puis de l’alto de Sara Marzadori, puis du violon d’Eszter Kruchió.
Peu à peu, dans une atmosphère hypnotique, l’ironie des glissendi laisse apparaître une mélancolie âpre que conclut le feulement grave du violoncelle de Bas Jongen. Un dernier sursaut, et la nuit silencieuse s’installe. En apparence, sans doute, rien n’a changé. Le noir est noir. Et pourtant, le Chaos String Quartet nous en a convaincu : cette nuit-là est
- protéiforme,
- multiple,
- mouvante.
Au petit ou grand jour, saura-t-on si, dans le secret des obscurités, c’est elle qui se métamorphose en jour ou si, en l’écoutant, c’est nous que la nuit a métamorphosé ? Éléments de réponse, peut-être, avec le Quatuor en Mi bémol de Fanny Hensel, qui fera l’objet d’une prochaine notule.
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Joseph Haydn, Quatuor en fa mineur
György Ligeti, Premier quatuor, partie 1/2
À suivre !
« Irakly Avaliani », Hervé Gicquiau, Affinités piano
D’Irakly Avaliani, ouï à Cortot, il existe une biographie autorisée écrite et autoéditée par Hervé Gicquiau. D’emblée, évacuons le terrible défaut du livre : une écriture péniblement maladroite, associée à une orthotypographie et à une ponctuation souvent déplorables. Bien qu’il soit difficile de passer outre ce qui constitue a priori l’essentiel d’un livre, il faut s’y essayer car le ramage vaut bien mieux que le plumage.
En effet, sont narrées ici « les tribulations d’un pianiste en URSS » et pas seulement. Les années de formation du jeune Géorgien pas encore concertiste sont captivantes. Elles nous plongent dans un monde certes complexe (l’enchevêtrement des niveaux de conservatoire n’est pas présenté avec une clarté exemplaire) mais étonnant. Apprendre le piano dans les années 1970 en Géorgie, ce n’est pas pour jouer « Tiens, v’là du boudin » à deux doigts. L’excellence musicale et l’exigence technique sont la norme, au point que, même après avoir atteint un niveau remarquable, il est trrrès prématuré pour l’impétrant d’envisager une carrière de concertiste. Et ce, pour au moins trois raisons.
- D’abord parce que la route est longue avant LE conservatoire Tchaïkovski puis les grands concours internationaux, voie plus impériale que royale ;
- ensuite, parce que ladite route est limitée par la situation pour partie autarcique des musiciens dans l’Union soviétique ;
- enfin, parce qu’elle est dépendante de petites combines plus ou moins mesquines, comme aujourd’hui dans tous les conservatoires majeurs, mais sans doute un peu plus et, surtout, voilées pudiquement sous l’arbitraire politique.
Grâce à son savoir-faire musical et à ses habiles relations, Irakly Avaliani déboule au Tchaïkovski pour quatre ans d’études redoutables qui n’empêchent pas – au contraire – le pianiste de rêver à d’autres horizons artistiques, le théâtre d’abord, bientôt le cinéma. Les épreuves diplômantes s’enchaînent, associant
- piano,
- accompagnement,
- pédagogie et
- communisme scientifique (si).
Peu tenté par les concours internationaux, Irakly Avaliani revient à Tbilissi où il trouve des engagements mais ne s’épanouit guère, jugeant son jeu plus conforme à la rigueur de l’école soviétique qu’à la musicalité spécifique à laquelle il aspire. Après son service militaire, il entre en contact avec Ethery Djakeli-Rouchadzé. Sur ses conseils, il va longuement se perfectionner, c’est-à-dire d’abord casser ses habitudes d’exécution pour habiter davantage le son, l’art et l’air selon les principes établis par la compositrice Marie Jaëll. Sa mue (en deux mots) accomplie, il se téléporte à Moscou et devient pianiste pour la Philarmonia, la plus importante structure chargée d’organiser des concerts dans toute l’Union – on ne peut qu’être saisi par la carte des voyages de l’artiste, glissée dans le cahier photographique central. Le voici pianisant tant dans de grandes salles que dans des usines, des orphelinats, des prisons, etc. L’annexe de l’ouvrage offre un aperçu saisissant sur une semaine de tournée.
En dépit de la masse de travail et de déplacements exigée par son poste à la fois prestigieux et très astreignant, l’artiste trouve le temps
- de traduire,
- de coacher in extremis un violoncelliste qui ne lui en saura guère gré, et
- de développer ses capacités surhumaines de concentration et de mémorisation.
Le voici capable de jouer du Bach pendant que, dans le même espace, un haut-parleur diffuse de la pop, ou d’accompagner la sonate « à Kreutzer » sans la partition, oubliée par l’organisateur. Tantôt, il passe à la télé ou récitalise, et hop, dans des salles de renom ; tantôt, il joue « La truite » dans un parc pour deux clodos (l’important étant que le concert prévu ait lieu, même en l’absence de spectateurs). En 1989, il obtient enfin de gagner l’Hexagone, où il
- s’installera,
- se mariera avec « Masha S. », artiste qui illustrera la jaquette d’un de ses disques, et
- acquerra la nationalité française.
Comme annoncé par Hervé Gicquiau et par le sous-titre du livre (curieusement placé au-dessus du titre sur la première de couverture), la biographie ne s’intéresse guère à cette seconde partie de la vie d’Irakly Avaliani, peut-être moins exotique mais dont on n’est pas tout à fait sûr qu’elle soit si inintéressante. En attendant un hypothétique prochain tome et en dépit d’un style pataud qui ne saurait réjouir le lecteur, le livre d’Hervé Gicquiau entrebâille une fenêtre sur une expérience singulière et étonnante qui fait résonner ensemble l’art et l’artiste.
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Fantaisie chromatique et fugue de Bach
Huit pièces op. 76 de Brahms
Sixième sonate de Prokofiev
Fruits de la vigne – Château Mourgues du grès 2022
Notre quête de blancs savoureux autour de dix euros, prix parisien, continue dans les franges hautes de la frontière, avec ces « Galets dorés » proposés à 11,5 € chez NYSA pour accompagner ce qu’il reste d’un petit plateau de fromages. Le produit fait partie du catalogue du château Mourgues du grès, un vignoble labellisé costières-de-Nîmes et chapeauté depuis près de vingt-cinq ans par François Collard.
La robe affiche un jaune presque bouton d’or. La couleur est
- soutenue et unie,
- élégante et aguicheuse,
- sérieuse et assez mystérieuse pour être appétissante.
Le nez, discret mais présent, hésite entre
- le floral,
- le minéral et
- le beurré.
Il promet un vin joliment construit.
La bouche surprend d’abord par une entrée directe, franche, marquée par une amertume agréable. Pas de rondeur à traquer, mais de belles notes associant
- le cassis,
- une pointe d’agrumes a posteriori et
- une touche d’amande écrasée qui semble émerger dans l’harmonie finale.
Le mariage avec trois fromages est globalement heureux et témoigne d’une louable adaptabilité du vin. La limite se situe peut-être avec l’Ossau-Iraty, dont les saveurs toniques et affirmées paraissent décontenancer son accompagnateur. Comme en écho lointain et anticipé, dans ses Poèmes bleus, Georges Perros écrivait :
Il est cent façons de mourir.
Pour vivre, on est beaucoup plus sage.
Il s’agit de savoir moisir
Entre l’espoir et le fromage.
(Gallimard [1962], « Poésie », 2019, p.98)
Le fromage, c’est fait. L’espoir, on verra plus tard. Dans l’interstice, cette moisissure est un champignon bien séduisant.
Fabien Touchard, « Études pour piano », Hortus – 1/3
Né en 1985, Fabien Touchard revendique neuf prix du CNSMDP – CNSMDP où, sur ces entrefaites, il a été nommé professeur de contrepoint en 2019. Dans le disque dont commence ici la chronique, il rassemble douze études composées entre 2010 et 2022, revendiquées comme « d’une grande virtuosité », accompagnées de deux « limbes » d’1’30, qui le voient s’emparer du piano. Le reste du temps, le Steinway D capté par Aurélien Marotte en avril 2023 est confié à de jeunes pianistes, notamment Orlando Bass, bien connu (entre autres) des lecteurs de ce site et interprète d’un tiers du programme, et Philippe Hattat qui en endosse un autre quart.
La Première étude, « Dans le vent venu », a été composée en 2010 et dédiée à Claude Debussy. Elle nous parvient sous les doigts de Flore Merlin. Une oscillation liminaire se trouble avec l’ajout d’une basse résonante. Les graves motoriques s’irisent et s’irritent d’accords aigus. Des arpèges suspendent l’histoire puis cèdent la place à une structure inspirée de ce qui vient d’être joué. Le compositeur joue
- de la complémentarité des registres,
- de l’opposition entre
- traits têtus,
- accords et
- résonances, et
- de la juxtaposition
- de séquences identifiables,
- d’arrêts et
- de silences
jusqu’à l’extinction dans l’extrême aigu où la note s’efface derrière la percussion.
La Deuxième étude, « Dancing Lilies », a été composée en 2018 et dédiée à George Crumb. À David Kadouch de faire danser les lys. L’Étude assume son programme exploratoire. Par séquences
- tuilées,
- enchaînées ou
- juxtaposées,
Fabien Touchard
- travaille donc truque donc élargit la sonorité du piano, associant des sons
- mécaniques autrement dit naturels,
- enveloppés par le sustain,
- fomentés sur la corde même,
- mêle
- lyrisme,
- fragmentation et
- suspension, et
- associe des contraires avec gourmandises, par exemple
- de grandes envolées du clavier et des motifs étouffés à même la corde,
- des exigences de résonance et la profération d’un texte inintelligible,
- des registres qui concentrent, dilatent ou embrasent le discours,
- des échos presque chopiniens et des grondements harmoniques,
- des attaques toniques et un long fade out, etc.
Le résultat est fort intéressant. la Troisième étude, « Vers l’abîme », a été composée en 2022 et dédiée à Vladimir Horowitz. Camille Belin creuse l’incipit dans l’extrême grave du clavier.
- Variétés des rythmes,
- allant du motorisme,
- sonorités quasi jazzy,
- vertige
- de l’ultra speed,
- du mouvement perpétuel et
- de ses suspensions
sont valorisés par le soin apporté aux différentes sonorités que la pianiste caractérise et ce,
- sur l’ensemble du clavier,
- en dépit de l’exigeante célérité de la chose et
- par-delà la dimension roborative d’une virtuosité non dissimulée
(en presque plus clair, très belle technique mais non moins charmeuse musicalité). Puis la machine semble s’arrêter. Le souffle s’apaise. La nuit retombe. La vitalité n’est qu’une illusion que, tôt ou tard, dissipera la seule grande réalité qu’est la mort.
La Quatrième étude a été composée en 2012 puis reprise en 2022 et dédiée à Art Tatum. Philippe Hattat, qui revendique une égale passion pour le piano, le clavecin, l’orgue et… le violoncelle, est envoyé affronter le fauve. On est saisi par
- l’exigence digitale,
- la science contrapuntique,
- l’attention portée aux accents,
- l’usage mêlé de
- traits,
- glissendi,
- récurrences, et
- la puissance motorique du piano faisant écho à l’étude troisième,
mais aussi par ce qui charme l’oreille :
- les rythmes,
- les répétitions,
- les trouvailles harmoniques,
- les équilibres provisoires faisant espérer la rechute dans l’ivresse de la virtuosité, et
- les nuances apportées par un interprète très impressionnant.
Le résultat ?
- Spectaculaire,
- joliment ficelé et
- séduisant, dernière longue résonance finale comme apprécie le compositeur incluse !
À suivre !
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