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De l’art d’être près d’être prêt

Jann Halexander le 26 juin 2024 au théâtre du Gouvernail (Paris 19). Photo : Rozenn Douerin.

 

Chanson géographique et épistolaire, « Je t’écris de l’île de Pâques » creuse l’une de mes veines préférées dans la mine Jann Halexander : la fredonnerie mélodico-poétique. Semblable caractérisation peut laisser craindre un excès de sirop d’érable ou un plat de guimauves ultramolles. La vidéo tournée lors du passage de Jann sur scène, à l’occasion de mon concert À quelques chèvres près, me paraît désamorcer cet effroi.
En prime, donc, une bonne nouvelle pour ceux qui apprécient l’écriture halexanderienne : le chanteur s’apprête à publier (enfin) son nouveau disque !

 

 

Herbert du Plessis joue Frédéric Chopin (Anima) – 1/7

Première du disque

 

De même qu’Augustin Dumay nous expliquait qu’il avait choisi d’ouvrir le jury du concours qu’il présidait à des pianistes car « le violon n’est pas réservé aux violonistes » (retrouvez l’intégralité de notre échange ici), de même Herbert du Plessis  pose que, pour comprendre les Études de Frédéric Chopin, il faut revenir au violon puisque le compositeur se serait inspiré de la vive impression que lui avaient faite les études griffonnées par Niccolò Paganini. C’est donc dans une perspective associant

  • l’horizontalité chantante du violon et
  • la verticalité harmonisante du piano

que semble vouloir s’inscrire l’interprète qui, après avoir donné plusieurs fois une intégrale Chopin en dix épisodes, a décidé de fixer sa vision d’une partie de l’œuvre chopinienne dans un double disque, associant – notamment – les études et les préludes sous le titre presque dutilleuxique Créer un monde nouveau se référant aux débuts du compositeur cherchant à « encapsuler le monde dans un piano ». Le résultat est un

  • projet pensé, à en croire le titre et à lire le livret – même si celui-ci laisse au lecteur la liberté d’interpréter à sa façon le titre ;
  • projet engageant par son ambition ;
  • projet excitant par son répertoire,
    • virtuose,
    • habilement articulé,
    • pimpé par des raretés, et
    • associant la profusion à la cohérence.

Dans cette notule, nous nous intéresserons aux six premières œuvres incluses dans les douze études rassemblées dans l’opus 10 et dédiées à Franz Liszt. Selon Herbert du Plessis, leur proximité avec l’écriture pour violon va au-delà de l’inspiration matricielle. Elle inclut

  • des comparaisons (les arpèges de la première étude seraient, par exemple, selon le compositeur, « comme des coups d’archet »),
  • certains doigtés – fussent-ils inspirés par le pianiste et compositeur Ignaz Moscheles,
  • des pivots de la main droite rappelant, selon l’interprète, « l’archet chevauchant les quatre cordes » comme ailleurs (septième étude) l’usage d’intervalles de deux notes lui évoque celui des doubles cordes au violon, etc.

Officiellement taxée de « plus difficile » par Vladimir Horowitz, dont on s’étonne qu’il ait eu le mot « difficile » dans son vocabulaire, la première étude en Ut. La cavalcade digitale des arpèges brisés est menée avec un brio délicat qui mêle

  • exigence textuelle,
  • célérité efficace,
  • variété des touchers pour musiquer et ce qui suscite le plus l’effet wow :
  • absence de recherche de Stabylo sonore pour souligner, attention, l’injouabilité – j’avais prévenu – du truc.

La deuxième étude en la mineur travaille le chromatisme de la main droite.

  • Souplesse des doigts,
  • légèreté bondissante de la main gauche et
  • charme de la tierce picarde

accompagnent la proposition. La troisième étude en Mi, taxée de « Tristesse » par les récupérateurs de tubes et souillée par l’immonde adepte de l’inceste acidulé, assume l’association entre

  • groove du contretemps et de l’agogique,
  • lead quasi bell’cantiste et rôle de l’harmonisation,
  • unité du propos et contrastes.

Il faut saluer le travail sur

  • la spécificité des registres,
  • la justesse des touchers et
  • l’exigence des phrasés

qui

  • éclaire,
  • aère et
  • embellit le propos.

Toujours avec quatre dièses mais en ut dièse mineur, cette fois, la quatrième étude creuse la complémentarité des deux mains en perpétuelle poursuite. La tonicité du pianiste jouant à tombeaux ouverts offre un dialogue à trois entre

  • énergie saisissante,
  • bondissements captivants et
  • transitions d’intensité séduisantes.

Derrière le brio obligé et didactique, on applaudit

  • la sensibilité du geste,
  • la modestie du fan de Chopin qui n’en fait jamais trop et
  • l’excellence de l’interprète qui se saisit du projet pédagogique pour en faire, autant que possible, de l’art.

La cinquième étude en Sol bémol, 2/4 officiel mais 12/8 à la main droite, est réputée pour n’autoriser qu’une touche blanche à la main droite. Pas de quoi effrayer Herbert du Plessis qui maîtrise, sans souci de la couleur et de la dimension des touches,

  • la furibonderie (ben si) de la main droite,
  • la vivacité ponctuante de la senestre et
  • la magie des nuances malgré la difficulté.

Rien qui

  • ne minaude,
  • ne s’esquive ou
  • ne faseye :

l’artiste croit assez à l’efficience de ces tueries techniques pour ne pas chercher à en tirer gloriole.
La sixième étude en mi bémol mineur (donc un peu en Mi majeur à un moment : même jeune, Frédéric Chopin a un kiff avec la modulation…) s’unit à la cinquième puisque la dernière note de l’une est la première de l’autre. Nouvelle tierce picarde comprise, Herbert du Plessis, fort d’un phrasé onctueux et d’un legato soyeux, y valorise le charme

  • du chromatisme entraînant,
  • de l’exigence de la régularité comme source mélodique, et
  • de la tension fructueuse entre motorisme et souplesse métronomique.

Interprétation majestueuse d’un grand art en construction ou d’un projet sonnant comme un « bon courage » aux grands élèves chargés de maîtriser les différentes techniques testées par chacune de ces études ? Nous poursuivrons l’examen de cette question dans une prochaine notule.

 

À suivre !


Pour acheter le disque de Herbert du Plessis, ce peut être ici.

 

Pauline Klaus – Le grand entretien – 4/6

Pauline Klaus, le 24 juin 2024, Paris 8. Photo : Bertrand Ferrier.

 

À l’occasion de l’édition 2024 des Musicales d’Assy, festival impulsé par Pauline Klaus, nous publions un grand entretien avec la violoniste-pédagogue-organisatrice.

  • Diplômée du CNSM de Paris,
  • lauréate du Conservatoire royal de Bruxelles,
  • auréolée – au moins – d’un master de philosophie en Sorbonne,

l’artiste nous ouvre les coulisses d’une carrière singulière mais pas solitaire, associant, entre autres,

  • le quatuor (avec ses complices du Lontano),
  • le concert avec orchestre et
  • le récital solo

à, donc, l’invention et la réinvention d’un festival créatif mais aussi à l’enseignement à hauteur humaine,

  • chaque activité,
  • chaque passion,
  • chaque heureux détour

semblant nourrir l’inspiration de la musicienne. Bonne découverte aux curieux !

 

Cliquer pour découvrir les épisodes précédents
1. Être violoniste, non-mode d’emploi
2. Faire du violon un métier, les coulisses d’un choix
3. Inventer un festival, pistes et contre-pistes


Épisode 4
Inciter à la création, projet de vie

 

Pauline Klaus, dans le précédent épisode, nous avons exposé l’ADN des Musicales d’Assy, le festival que vous avez fondé et que vous dirigez. Pourtant, nous n’avons peut-être pas correctement évoqué l’une de ses spécificités, qui est son inclination non exclusive pour la musique contemporaine. C’est une posture d’autant plus volontariste que, d’une part, ce concept flou peut effrayer certains mélomanes et, d’autre part, il ne résume pas du tout votre programmation, ce qui peut rebuter les monomaniaques de l’EIC ou de l’IRCAM qui viendraient plus volontiers écouter des expérimentations s’il n’y avait que ça…
Au-delà de vos caricatures, j’ai un penchant intime pour la création et le travail des compositeurs. Il se trouve qu’il résonne avec le lieu où se déroule le festival.

Expliquez-nous pourquoi.
L’église d’Assy porte un message très fort et très particulier, lié à ses fondateurs, le chanoine Jean Devémy et le Père Marie-Alain Couturier. Pour décorer le lieu, ils ont fait appel aux artistes de leur temps, quelle que soit leur religion ou leur proximité avec l’Église catholique.

 

« Heureusement, les temps changent ! »

 

En quoi cette proposition quasi architecturale a-t-elle influencé le festival ?
On ne mesure pas toujours la puissance de ce symbole d’ouverture ! Ainsi, Jean Lurçat et Fernand Léger, connus pour leur proximité avec le communisme, ont offert une tapisserie et une fresque ; Marc Chagall a signé des vitraux et une fresque accompagnée d’un très beau message sur l’œcuménisme qui résume bien la beauté et l’esprit du lieu ; et tous les artistes qui ont participé au projet ont fait don de leurs œuvres.

Osons une lapalissade pour insister sur ce fait assez rare : « offert gratuitement ».
Oui. Grâce à cette générosité signifiante, la chapelle irradie ce message d’ouverture et de foi dans l’universalité de la création.

Universalité putative qui n’est pas allée sans friction.
Il est vrai que le Christ de Germaine Richier a été rangé dans la cave quelque temps parce que la proposition était trop forte pour la sensibilité du moment.

Précisons pudiquement que ce Christ n’était pas dans telle ou telle situation rocambolesque qu’il pourrait subir lors d’une mise en scène actuelle d’opéra le situant dans une backroom. En revanche, de manière puissante, l’artiste faisait fusionner son corps avec la croix, ce qui lui a valu un « succès de scandale » selon le Centre Pompidou… et sa dissimulation jusqu’en 1969, dix ans après la mort de l’artiste.
Oui, heureusement, les temps changent ! Mais, pour nous, ce substrat de création était le plus bel alibi pour porter haut le message de foi dans l’art et dans la capacité de proposition des artistes.

 

« L’étonnement est un beau moment »

 

Ce penchant pour l’art actuel des Musicales d’Assy et de vous-même se manifeste de deux façons : des concours et des commandes.
En effet, je pense qu’il est important qu’un festival ait une démarche vis-à-vis de la création, une démarche qui implique le public, lui offre des prises sur un domaine qui n’est pas d’un accès facile et le rende vivant. De ce point de vue, l’appel à compositions annuel et, depuis quelques années, le Prix du public qui l’accompagne donnent du grain à moudre et permettent que beaucoup de choses se passent.

Comment suscitez-vous des commandes ?
C’est une démarche distincte des concours. Ça ne se déclenche pas d’un coup de téléphone. C’est plus signifiant si ça a une histoire. Et c’est d’autant plus prenant que nous ne nous voyons pas faire autrement. Le festival y invite et l’exige presque !

En 2021, pour son lancement, le concours de quatuors que vous organisez ne vous a pas valu une avalanche mais un tsunami thermonucléaire de propositions.
Il est vrai que, quand nous avons lancé ce concours, nous ne nous attendions pas à recevoir 400 candidatures. J’imagine que c’était lié à la proximité du confinement. Je suppose que nous avons récolté une explosion d’œuvres qui n’avaient pas été jouées en concert. C’était un étonnement et un beau moment à la fois !

Depuis, comme vous l’avez mentionné, vous avez ajouté au prix que vous décernez un prix que décerne le public.
Oui, le nombre considérable de candidatures nous y a poussé, afin de récompenser l’auteur d’une œuvre « coup de cœur » parmi une sélection des appels à composition. Au-delà du vote pour tel ou tel compositeur, les spectateurs sont aussi invités à s’exprimer et à partager leurs impressions sur les œuvres présentées. Cela se passe lors d’un moment dédié, à l’annonce des résultats, autour d’un bon café à la buvette… C’est un moment très particulier. Il permet de casser les murs, en quelque sorte, et de donner la parole aux auditeurs, qu’ils soient ou non férus de musique contemporaine.

 

 

Loin de la dichotomie que j’ai esquissée, vous construisez des ponts entre concours et commande puisque, pour le festival 2024, vous avez organisé le retour de Paul Novak – le lauréat du mégaconcours !
En remportant ce concours, Paul Novak a gagné un enregistrement sur le nouveau disque du quatuor Lontano – nous avions réservé une place au morceau vainqueur. Nous avons été immédiatement frappés par la beauté de son écriture pour le quatuor à cordes mais aussi par la force de son imaginaire musical, portée par des images évidentes, très visibles – celles d’un vol d’oiseaux, de la danse… D’ailleurs, il se trouve que sa pièce a également remporté le premier Prix du public. Elle a su toucher aussi les auditeurs peu habitués à la musique contemporaine.

Pour le coup, le quatuor de Paul Novak n’était pas une « création mondiale ».
Non, l’œuvre avait été jouée aux États-Unis. Nous en avons assuré la création française, nous avons inclus le quatuor dans notre disque et nous avons souhaité continué la collaboration avec le compositeur. D’où la commande que nous lui avons passée pour un quatuor tout neuf, cette fois, et qui font que, parfois, des passerelles apparaissent entre concours et commandes !

Avez-vous eu la possibilité de dialoguer avec le compositeur ?
Bien sûr.

Grâce au prix que vous lui avez décerné ?
Grâce à ce premier quatuor que nous avions énormément travaillé pour l’enregistrer. Nous connaissions donc bien son écriture et les sonorités qu’il avait en tête. Par conséquent, passer à une deuxième étape était un moment formidable !

 

« Devant le fait accompli, nous oublions parfois de réfléchir »

 

Néanmoins, j’imagine que les joies artistiques d’une artiste, conceptrice et organisatrice de festival doivent s’articuler avec des considérations très pragmatiques en général et résolument pécuniaires en particulier.
Heureusement, je ne suis pas seule à organiser les Musicales. J’ai la chance d’être très entourée et très bien entourée, notamment par de précieux soutiens qui ont l’habitude du fonctionnement des associations, si bien que le démarrage a été facile ou presque. Après, au fil des années, il a fallu s’adapter à l’évolution du festival. Aujourd’hui, nous proposons entre dix et quinze concerts, auxquels s’ajoutent les concerts solidaires et sociaux qui se donnent en parallèle.

Depuis la première édition, le budget a dû exploser…
Vous employez des termes beaucoup trop violents ! Non, le budget n’a pas explosé, il a bien grandi. Nous aussi ! Nous avons beaucoup appris. Peut-être les dix ans du festival amèneront-ils leurs évolutions vers d’autres modes de fonctionnement.

Plusieurs organisateurs de festivals émergents témoignent à mots couverts des difficultés que, par-delà les avantages, peut entraîner le bénévolat, en l’espèce par exemple des attentes non verbalisées – qui peuvent rejoindre celles de sponsors ou d’alliés politiques.
Ah bon ? Pour ma part, j’ai la chance de ne pas avoir rencontré ce genre de bisbilles et de pressions. Sur ces plans comme sur pas mal d’autres, nous sommes libres, et nous entendons bien le rester !

À propos de liberté, Pauline, je voudrais vous poser une question sur un moment où – pour des motifs légitimes ou non, ce n’est pas l’objet de la question –, nos libertés ont été percutées par l’annonce d’une apocalypse. Soyons concrets : comment avez-vous géré cette déflagration dont, étonnamment, on ne parle presque plus, comme s’il n’avait jamais existé, id est le black out du Covid ? L’avez-vous vécu à la manière d’une respiration, d’une inquiétude profonde ou d’une incitation à préparer le plus difficile, sans doute, qui est la remise en route de la Grosse Machine ?
Hum, je dois distinguer deux plans. Sur un plan personnel, j’ai certes ressenti la peur que charriaient les informations sur l’épidémie, j’ai eu conscience des souffrances et de la panique que cela entraînait, mais, pour être honnête, je ne peux pas dire que j’ai mal vécu cette période. Grâce à mon métier, comme beaucoup d’artistes, j’ai pu me recentrer sur moi-même et sur mon travail. J’ai lu, j’ai beaucoup travaillé, donc j’ai peu souffert par comparaison avec ce que d’autres ont pu vivre.

Pourtant, aujourd’hui, ce tremblement de terre semble n’avoir jamais existé.
Oui, aussi mon inquiétude porte-t-elle davantage sur le non-souvenir et la non-évaluation de l’impact que cela a pu avoir. Je trouve ça fou. Effectivement, on dirait que ça n’a pas existé. C’est assez incroyable. Nous nous retrouvons devant le fait accompli. Un bouleversement nous dépasse, dépasse tous nos outils de pensée, tous nos repères. Nous nous y adaptons malgré tout mais, apparemment, en oubliant la nécessité d’y réfléchir, de critiquer et de comprendre. J’ai conscience d’avoir été privilégiée dans ce moment ; mais qui évalue l’impact de cette période sur ne serait-ce que les enfants qui ont traversé cette période-là ?


Site officiel de Pauline Klaus ici.
Site officiel du festival des Musicales d’Assy çà.
Chroniques des deux disques du quatuor Lontano .

 

Nicolas Horvath joue les premiers « nocturnes secrets » de Frédéric Chopin (1001 notes) – 1/4

Première du disque

 

C’est sous la forme d’un polar que Nicolas Horvath présente sa chasse aux « nocturnes secrets » de Frédéric Chopin. Très riche, son livret piquera néanmoins sévèrement les yeux des lecteurs pointilleux , tant

  • l’orthographe
    • (« au grès de »,
    • « mises à nue »,
    • « Déborah Hayes » pour « Deborah »,
    • « à ce moment là » sans trait d’union…),
  • la conjugaison
    • (« Robert Orledge me permis »,
    • l’intégrale « inclue » certains nocturnes,
    • « nous n’avons pas retenus ») et
  • l’orthotypographie
    • (capitales aléatoires,
    • absence d’italiques sur les titres rendant certaines phrases inintelligibles à la première lecture,
    • espaces manquantes entre « p. » et numéro de page…)

auraient gagné à être révisés par un professionnel – il appert, sans trop de surprise, que l’écriture, comme

  • l’interprétation d’une œuvre de musique savante,
  • l’accord d’un piano ou
  • l’enregistrement d’un disque,

par exemple, mérite d’être soutenue par des gens qui, quoique faillibles, en ont fait leur métier. Néanmoins, sans doute faut-il transformer cette observation objective en signification subjective. En effet, les fautes grossières et patentes qui souillent çà et là le texte témoignent aussi de la singularité d’un artiste souhaitant contrôler au plus près, et jusque dans les détails souvent délégués à autrui, sa discographie déjà conséquente. Dans ce nouvel opus, comme à son habitude, il a enregistré lui-même son Steinway dans son studio, mais il est allé plus loin : il a inventé – aux sens rhétorique, archéologique et technique – une autre vision des nocturnes de Chopin.

  • Invention rhétorique, dans la mesure où l’inventio est la première étape de l’élaboration d’un discours argumentatif (les étudiants de Lettres se souviennent sans doute encore des longues et passionnantes analyses que ce sujet a inspirées à Marc Fumaroli…) ; or, Nicolas Horvath montre bien pourquoi et comment il a cherché, déniché et choisi le répertoire ici exécuté.
  • Invention didactique, dans la mesure où l’invention désigne le fait de trouver, d’exhumer, de découvrir ; or, c’est bien à la découverte de la face cachée de nocturnes supposés marmoréens et bien connus que nous invite le pianiste.
  • Invention technique, dans la mesure où l’invention désigne la méthode permettant de résoudre un problème pratique ; or, Nicolas Horvath se fait fort de résoudre une tension a priori irréfragable entre la précision d’écriture consubstantielle à Frédéric Chopin (fixée par le célèbre « Il n’y a que Chopin qui ait le droit de changer Chopin » mythiquement claqué par Chopin à Liszt) et l’existence de versions manuscrites de certains nocturnes contredisant l’édition officielle.

Le pari de Nicolas Horvath est qu’il n’y a pas de contradiction mais une complémentarité entre des versions éditées sous la surveillance du compositeur et des

  • ajouts,
  • modifications et
  • nouvelles indications retrouvées sur certains manuscrits des mêmes morceaux,

le tout partant d’un étonnement :

 

On interprète toujours les dernières versions des compositeurs, je me suis souvent demandé pourquoi ce n’était pas le cas pour Frédéric Chopin.

 

Le pianiste s’est donc transformé en

  • rat de bibliothèques et d’archives pour repérer puis décrypter des pages inédites, et
  • petite souris pour se faufiler dans la tête du compositeur en mêlant
    • ses observations,
    • des échanges avec les musicologues les plus pointus et
    • son oreille de musicien pour choisir les versions alternatives les plus saisissantes.

L’objectif ? Dépasser à la fois le critère de La Partition Définitive À Respecter À La Lettre, et celui du « bon goût » dont on sait que c’est sans doute la chose du monde la moins partagée, sauf par les gros imbéciles daubés de l’entre-fesses. Allier

  • intuition,
  • interrogation et
  • direction artistique ferme

semble le projet de la nouvelle aventure dans laquelle le virtuose éclectique s’est lancé… et dont nous raconterons l’écoute dans la prochaine notule !

 

À suivre…


Pour acheter le disque digital ou physique (et même l’écouter !), c’est par exemple ici.

 

À bientôt !

En bref et en pointillés

 

La plupart du temps, vous êtes vraiment beaucoup à venir fréquenter ce site quotidiennement pour, probablement, y picorer

  • des idées,
  • des stimuli,
  • des pistes,
  • des…

en fait, je sais pas pourquoi mais, comme chantait Jacques Debronckart, j’suis heureux si mes notules que je revendique diversifiées vous intriguent. J’espère que la prochaine saison de ces graffiti

  • non sponsorisés,
  • non financés,
  • non prééétablis

continuera de nous donner des occasions de partage. Je vous donne donc rendez-vous à la rentrée pour échanger

  • des émotions,
  • des rigolades,
  • des froncements de sourcils,
  • des emballements,
  • des interrogations,
  • des découvertes et
  • des découvertes,

puisque, à ma grande ire, le mot revient deux fois sur l’image ci-dessous.

  • Merci,
  • youpi et
  • hauts les cœurs à chacun !

 

Une paroissienne pas comme les autres

Utopie du Paradis des edelweiss le 28 juillet 2024 à la tribune de Saint-André de l’Europe (Paris 8). Photo : Bertrand Ferrier.

 

Ce tantôt, à la messe dominicale, s’est invitée une paroissienne pas comme les autres : Utopie du Paradis des edelweiss, apparue dans ces colonnes il y a un peu plus d’une année sous une forme quelque peu plus poupine.

 

Utopie du Paradis des edelweiss le 22 mai 2023. Photo : Bertrand Ferrier.

 

La messe se déroulant sur un temps long, chaque paroissien le confirmera : le plus important est de trouver une bonne posture.

 

Utopie du Paradis des edelweiss le 28 juillet 2024 à la tribune de Saint-André de l’Europe (Paris 8). Photo : Bertrand Ferrier.

 

Mais même une bonne posture n’empêche point de vibrer à travers le sacrifice eucharistique, où la mort et la résurrection du Christ se manifestent dans la transsubstantiation. Car oui, Jésus est mort, et les meilleurs paroissiens – sans doute – ne s’en remettent toujours pas.

 

Utopie du Paradis des edelweiss le 28 juillet 2024 à la tribune de Saint-André de l’Europe (Paris 8). Photo : Bertrand Ferrier.

 

Heureusement, l’ite missa est ragaillardit le fidèle plongé dans la lumière de l’espérance. Et hop !

 

Utopie du Paradis des edelweiss le 28 juillet 2024 à la tribune de Saint-André de l’Europe (Paris 8). Photo : Bertrand Ferrier.

 

Gérard Reach, “Pour une médecine humaine”, Hermann – 4/4

Première du livre (détail)

 

Il me souvient d’un dessin de Gérard Mathieu où, devant une machine loufoque d’où pendouillait un godillot, quelqu’un demande au savant à tête de Clotaire Legnidû à quoi diable sert ce schmillblick, et s’entend répondre : « On se calme, c’est de la recherche. » Pour éviter ce travers et aller au bout du défi qu’a décidé d’affronter l’auteur de ce livre, vraiment, il est juste et bon de ne pas s’en tenir à des considérations philosophiques sur la rencontre en général sans les frotter à la pratique, autrement dit à la clinique. À quoi pourrait ressembler une « clinique humaine », selon le diabétologue et professeur émérite Gérard Reach ? Pour un médecin, son art ressortit du savoir longtemps résumé à une trilogie active :

  • déterminer les signes,
  • établir un diagnostic,
  • élaborer un traitement (289).

Or, pour un médecin humain ou projetant de l’être, le savoir, aussi exceptionnellement complexe soit-il, ne suffit pas. Le médecin doit faire un pas de côté – comme le doit le malade qui, lui, est rarement un professionnel de la maladie – pour envisager la spécificité de la consultation. On sent que la question est complexe : les chapitres, qui dépassaient parfois les quarante pages, cahotent soudain et se réduisent à deux ou quatre pages pièce. Si cela détonne et ne simplifie curieusement pas la lecture, cela réjouit aussi car

  • le supersachant,
  • l’enseignant et
  • le ponte

que sont Gérard Reach dévoilent

  • une souplesse,
  • une adaptabilité et
  • une sincérité d’écriture

qui transforment ces irrégularités de structure en sursauts intrigants. Ils contribuent ainsi à évoquer ce chaos qu’est le premier diagnostic lamaïque porté sur le patient, en l’espèce par lui-même : « Je suis malade. » Jusqu’alors, souvent, le patient ignorait qu’il n’était pas malade. La santé est peut-être le bien le plus précieux, mais il est aussi le plus discret. La maladie, elle, ne l’est pas ou, quand elle a l’habileté de l’être, ne l’est pas éternellement. Dans les meilleurs des cas, elle reste de l’ordre de l’avoir : je suis malade parce que j’ai une maladie, mais je ne suis pas ma maladie, comme un enfant peut avoir le diabète sans n’être que diabétique – pour ma part, quand j’ai une grosse sinusite, je n’ai pas une sinusite, je ne suis QUE sinusite, mais je crains de ne pas être un bon exemple. Que le patient soit douillet comme David ou Bertrand Ferrier ou qu’il sache surmonter ses douleurs et ses craintes, une chose est sûre : la maladie transforme celui qu’elle happe. Quand je suis malade et que, enfin, j’obtiens un maudit rendez-vous chez un maudit médecin, je ne suis pas ma maladie, non, mais je deviens patient, c’est-à-dire quelqu’un à qui quelque chose est arrivé (300). La langue anglaise est éclairante car elle oppose

  • disease (ce qui motive ma venue chez le médecin) et
  • illness (ma motivation vue par le médecin).

Pour subsumer cette dichotomie, et hop, le médecin est invité à une approche holistique, où c’est la personne qu’il faut prendre en considération au-delà du malade et de la maladie. Le très beau lapsus de la page 306 le résume :

 

Le médecin ne se contera pas de soigner des maladies

 

pose Gérard Reach. En effet, le récit médical se construit, notamment face à la maladie chronique, dans un « cercle du care » où soigner s’accompagne du souci de prendre soin. Le défi existe depuis l’Ancien Testament, où l’on trouve des études cliniques ou presque prouvant que manger des légumes et boire de l’eau donne, en dix jours, meilleure mine que manger gras et boire du vin (tant pis si, ailleurs, Dieu promet des viandes grasses et des mets succulents ou envoie son fiston pour transformer l’eau en vin : si la Bible en était à une contradiction près, ça se saurait, ses adeptes seraient des savants, pas des croyants), 313. L’evidence-based medecine postule que la preuve est un élément-clef pour soigner décemment. Or, l’EBM est aussi une croyance posant que la science seule sait guérir. Autrement dit, au nom de la statistique, elle exclut le patient de la consultation médicale. L’auteur plaide, au contraire, pour que l’expertise du savant qu’est le médecin ne soit pas un prétexte pour ne pas « reconnaître la personne assise en face de vous ». On pourrait se demander si, parfois, cette distance entre le savant désagréable, froid et hautain, et celui qui le sollicite n’est pas conçu par les mauvais médecins comme un gage de qualité… Pour autant, Gérard Reach n’esquive pas une question plaidant pour l’EBM. Pourquoi les statistiques, ces données

  • réelles,
  • objectives,
  • incontestables,

connaîtraient-elles des échecs ? Peut-être parce qu’elles ne rendent pas compte – c’est leur métier – de chaque cas particulier. Peut-être parce que, faute d’une écoute et d’un discours médical dépassant la prescription, le patient, intentionnellement ou non, n’a pas respecté le protocole de soins. Peut-être parce que, si le non-observant est toujours le malade, le co-responsable de l’évitement du soin pourrait bien être le médecin lorsque son attitude contribue à la disjonction entre prédiction scientifique et réalité humaine. C’est un fait : l’humain n’est pas que rationnel. Une part plus ou moins grande de son comportement est dictée, sinon par ses pulsions, du moins par ses émotions dont on sait par expérience qu’elles peuvent être dilatées et déformées par la maladie. Aussi Gérard Reach pointe-t-il que ces tensions ne peuvent être comprises sans que soient activés trois concepts essentiels :

  • le principe d’autonomie, déjà évoqué,
  • l’EBM et
  • l’éducation thérapeutique du patient (ETP).

Le « chapitre » de trois pages qui y est consacré est trop bref pour qu’un non-initié en saisisse toute l’importance ; en émerge néanmoins l’idée qu’un patient intelligemment informé de son état gère mieux

  • sa maladie,
  • sa santé et
  • l’usage qu’il sollicite des soignants.

Pour une médecine humaine, Gérard Reach esquisse alors quelques pistes, parmi lesquelles [ce compte-rendu ne fait que balayer certains aspects du livre, pour en connaître tous les recoins, il conviendra aux curieux de l’acheter et de le lire] :

  • l’asymétrie, qui consiste à reconnaître que le patient a besoin d’un médecin sachant soigner et doté d’une éthique suffisante pour ne pas abuser de son pouvoir ;
  • la sympathie, qui consiste à « imaginer ce qui est bon pour » un patient par opposition à l’empathie qui évalue ce qui serait bon « du point de vue de cette personne » ;
  • le passage
    • du paternalisme (je décide pour vous),
    • de l’informatif (je vous dis, vous choisissez),
    • de l’interprétatif (je vous aide à choisir)
    • au délibératif (je vous dis ce que je pense, vous choisissez) ;
  • la confiance, qui vaut
    • pour le patient,
    • pour le médecin,
    • pour la médecine,
    • pour les médicaments et tutti quanti ;
  • l’art de la conversation, donc de se rendre à la fois compréhensible et accessible à la parole de l’autre, fût-il statutairement inférieur au docteur – et le corollaire de la conversation qu’est l’écoute active ;
  • l’hospitalité quand hospitalisation il y a, et l’amour comme philia, c’est-à-dire comme réciprocité du soin qui fait que, quand le médecin prend la responsabilité de l’autre, il prend aussi soin de lui-même (380).

L’idée majeure est de contribuer à désobjectiver le patient, souvent réduit par synecdoque à sa pathologie, conçue comme un tableau clinique soluble dans des protocoles validés statistiquement. L’avantage de l’objectivation est son efficience ; son inconvénient est d’omettre l’irréductibilité sporadique des individus à des généralités, quelque pointues soient-elles. Gérard Reach va plus loin en pointant, en sus de l’objectivation du patient,

  • son abstractisation – ainsi du corps qui n’est plus palpé mais soumis à des batteries d’examen permettant d’en examiner l’intérieur grâce
    • aux rayons,
    • à la résonance ou
    • à la biologie, et
  • sa financiarisation – ainsi des logiques de chiffre et de rentabilité qui s’imposent à l’hôpital.

Par conséquent, un « changement de paradigme » (389) serait nécessaire pour lutter simultanément contre la non-observance des soins par le patient et contre l’inertie clinique des praticiens. Or, cela pose un problème, le problème majeur de l’humanité : l’argent, ici incarné – pour ainsi dire – par le temps. Aussi le diabétologue insiste-t-il sur l’urgence de se réapproprier sa propre chronologie. Se soigner peut prendre du temps. Tous les malades ne peuvent se contenter d’avaler un cachet pour aller mieux ; certains doivent consacrer plusieurs heures par jour à leur santé, parfois à leur survie, et ce fardeau est volontiers oublié par les médecins. De même, une pratique raisonnée de la médecine exige de préserver des temps de réflexion pour ne pas limiter l’art du soin à la mise en application automatisée d’arbres décisionnels, peut-être bientôt aidés par l’intelligence artificielle – et déjà bien installée par le contrôle des prescriptions via le logiciel utilisé par le médecin. Le temps pathologique est un temps polymorphe. Il est celui

  • que la maladie chamboule,
  • qu’elle rend insupportablement long et itératif,
  • qu’elle rythme en fonction
    • des douleurs,
    • des prises de médicament et
    • des effets secondaires,
  • qu’elle absorbe quand le sommeil ou la fatigue l’emporte, et
  • que la proximité d’une mort inéluctable, enfin conscientisée, rend plus ou moins spécifique selon les moments et les individus, notamment en soins palliatifs, et
  • que le décès enveloppe d’un épais mystère après que « l’aiguille du temps » est tombée (400), sans arrêter la nécessité d’une autre forme de soin pour autant.

En conclusion, Gérard Reach promeut le « principe carité » (de care) comme complément indispensable de l’exigence de technicité. Dès lors, on se demandera à juste titre si ce livre, à travers la quête d’une médecine humaine, ne nous incite pas à réfléchir sur une déshumanisation civilisationnelle qui dépasse largement la seule médecine. Cette perspective donne une résonance plus large à un ouvrage qui, certes, donne l’impression d’être construit de guingois voire de bric et de broc si l’on en croit de multiples indices tels que

  • le déséquilibre entre les deux grandes parties,
  • l’inégalité des chapitres déstabilisant la construction de la pensée,
  • la différence entre les passages très cours de fac, parfois, soyons honnête, ronronnants et fastidieux car trop généraux pour cadrer avec la problématique du livre, et ceux où le texte creuse, essaye, réfléchit, évalue, interroge, etc.,

mais examine avec exigence une question dont il est difficile ou dangereux de faire l’économie. C’est acter une évidence que de constater que

  • médecine en particulier et soin en général,
  • bureaucratie au sens de David Graeber,
  • organisation du travail,
  • construction des liens sociaux et
  • communauté politique

semblent précipitées – et, partant, nous précipiter – dans une inquiétante spirale de déshumanisation. Avant même de

  • réenchanter l’avenir,
  • refonder le vivre ensemble,
  • redessiner un cap sociétal

et autres vieux vœux moins pieux que vides, il conviendrait sans doute d’oser disséquer, autant que possible, cette perte

  • de sens,
  • d’attention et
  • de fraternité

qui désunit les humains mais, plus encore, fragilise ce que nous croyions être le fondement de notre humanité. En définissant des pistes visant à mieux

  • comprendre,
  • réinventer et
  • pratiquer la rencontre,

Pour une médecine humaine fait bravement sa part d’un travail dont les plus optimistes d’entre nous pourront espérer qu’il est en cours.

 

Au bord de la rivière

Jann Halexander le 26 juin 2024 au théâtre du Gouvernail (Paris 19). Photo : Rozenn Douerin.

 

En ces temps un rien trop chaleureux sur l’Hexagone, il est temps de prendre le frais en suivant un cours d’eau où défilent un taxi, la Louisiane, des amours perdues et une brise fleurant fort le wokisme.
Si.
Le tout en compagnie de l’invité fredonnant d’À quelques chèvres près, tour de chant fomenté le 26 juin u théâtre du Gouvernail (Paris 19). Bonne découverte ou réécoute aux curieux !

 

 

Pauline Klaus – Le grand entretien – 3/6

Pauline Klaus, le 24 juin 2024, Paris 8. Photo : Bertrand Ferrier.

 

À l’occasion de l’édition 2024 des Musicales d’Assy, festival impulsé par Pauline Klaus, nous publions un grand entretien avec la violoniste-pédagogue-organisatrice.

  • Diplômée du CNSM de Paris,
  • lauréate du Conservatoire royal de Bruxelles,
  • auréolée – au moins – d’un master de philosophie en Sorbonne,

l’artiste nous ouvre les coulisses d’une carrière singulière mais pas solitaire, associant, entre autres,

  • le quatuor (avec ses complices du Lontano),
  • le concert avec orchestre et
  • le récital solo

à, donc, l’invention et la réinvention d’un festival créatif mais aussi à l’enseignement à hauteur humaine,

  • chaque activité,
  • chaque passion,
  • chaque heureux détour

semblant nourrir l’inspiration de la musicienne. Bonne découverte aux curieux !

Cliquer pour découvrir les épisodes précédents
1. Être violoniste, non-mode d’emploi
2. Faire du violon un métier, les coulisses d’un choix


Épisode 3
Inventer un festival,
pistes et contre-pistes

 

Pauline Klaus, de nombreux artistes « classiques » fondent et dirigent un festival – parmi les derniers à avoir témoigné sur ce sujet dans cette colonne, on peut citer les pianistes Pierre Réach, Tristan Pfaff et Sylvie Carbonel. À leur instar, vous avez fondé et vous dirigez les Musicales d’Assy, mais on pourrait presque dire que ce festival vous a aussi fondée et, sinon dirigée, du moins donné quelques pistes à suivre…
Il est vrai que les Musicales ont beaucoup contribué à me construire, dans ma vie de musicienne… et plus ou moins précipité la création du quatuor Lontano. Les deux projets sont nés ensemble.

De quelle façon ?
Grâce à un coup de pouce du destin, encore lui ! Un jour, je visitais une petite église classée non loin d’un chalet de famille. Dès que je suis entrée, j’étais entourée d’œuvres de Matisse, Chagall, Bonnard, Rouault… Je n’en revenais pas. Plus que ça : j’ai perçu comme un appel du lieu. J’y suis retournée tout de suite avec mon violon. J’avais envie de jouer et découvrir l’acoustique. Le lieu était assez désert. Je pensais être seule, mais quelqu’un était présent et écoutait derrière un pilier. Quand j’ai eu fini de jouer, cette personne m’a raconté l’origine et l’histoire de ce lieu extraordinaire, puis ses craintes pour l’avenir car ce village de montagne était en pleine reconversion.

 

Le quatuor Lontano et Tanguy de Williencourt (piano) aux Musicales d’Assy, le 22 juillet 2024. Photo publiée avec l’autorisation du festival.

 

« Il faut garder une marge de créativité »

 

Aviez-vous le désir de créer un festival avant la rencontre ?
Dans un coin de ma tête, peut-être, mais c’était plus vague, de l’ordre d’une envie : celle de faire des choses avec des gens autour de moi. Je rencontrais des musiciens formidables qui m’inspiraient, et j’avais l’envie de trouver comment nous rassembler pour travailler et partager  au-delà du hasard des productions. Le festival, dont la gestation a duré un an ou deux, a en quelque sorte concrétisé cette envie de partage, de collaboration et d’émulation.

Précisons que les Musicales d’Assy ne se contentent pas d’aligner des concerts, ce qui serait déjà beaucoup. Elles inventent aussi des formes de concerts ; elles sont très axées sur la création sans pour autant être un festival « de musique contemporaine » ; elles intègrent des « scènes ouvertes » où vous testez des œuvres nouvelles auprès du public. Pourquoi un tel bouillonnement ?
Peut-être d’abord parce que le festival se déroule autour d’un lieu atypique qui a, en quelque sorte, suscité sa concrétisation – qu’une manifestation suscitée par un lieu atypique soit elle-même (par certains aspects) atypique est donc hautement logique ! Et peut-être, ensuite, parce que le festival est imaginé et façonné par les musiciens eux-mêmes, même si je coordonne et dirige les événements, de sorte qu’il ne se limite pas aux « cases » habituelles que l’on peut retrouver d’un festival à l’autre. Il faut garder une marge de créativité pour faire écho au musicien qui s’engage dans l’aventure. Quand j’invite un artiste et que le contact est bon, il en résulte une sorte de bouillonnement d’idées qui suscite des rebonds et de nouveaux projets. En somme, la diversité des concerts prend sa source dans l’imagination des interprètes et des compositeurs.

Vous n’avez pas seulement interrogé le contenu du concert : vous avez remis en cause son contenant.
Oui, nous avions un questionnement sur la forme du concert traditionnel. Les conditions, la situation d’où peut naître la musique sont quelque chose de passionnant à travailler. Certaines salles de concert ressemblent parfois à des « boîtes » aveugles. J’aime l’idée d’investir des lieux qui ont leur propre magie, comme l’église d’Assy ou l’ouverture infinie d’un panorama de la chaîne de montagnes…

Votre travail de direction, presque de chef d’orchestre, semble double : d’une part, susciter de la créativité (ce qui n’est pas toujours la demande première des organisateurs de festivals estivaux) ; d’autre part, la canaliser pour assurer une cohérence au foisonnement qu’une telle liberté est susceptible de provoquer ou de révéler…
Il y a de ça, oui. Mais vous oubliez un acteur essentiel dans la conception de chaque édition : le public ! Je veille à m’adresser à lui, qu’il soit fidèle ou nouveau, et à créer des échanges. Je suis attentive à ce qu’il me dit. Les Musicales existent depuis presque dix ans ; depuis presque dix ans, nous bénéficions des retours que nous offrent notre équipe les spectateurs. Ils nous disent ce qu’ils ont aimé et ce qu’ils n’ont pas apprécié quand nous avons tenté une expérimentation à laquelle ils n’ont pas adhéré.

 

Le quatuor Lontano devant la chapelle de Doran aux Musicales d’Assy, le 28 juillet 2024. Photo publiée avec l’autorisation du festival.

 

« Je veux faire vivre Assy et faciliter les partages »

 

L’une des particularités du festival – ce n’est pas lui faire offense que de le mentionner puisque cela contribue à son charme –, c’est qu’il est fixé dans un endroit peu connu et lointain. Quel public avez-vous réussi à attirer pour que vivent et perdurent les Musicales ?
Permettez-moi de rectifier, car vous exagérez : Assy est un lieu connu des amateurs d’art. Et ce n’est pas nulle part, c’est au pied du mont Blanc !

Soit. Cette localisation vous attire-t-elle un public local, des spectateurs habitués des festivals estivaux, des fans du quatuor Lontano ? et comment s’articulent ces différents profils ?
Derrière votre question, j’entends l’idée – fondée – que les festivals estivaux, en France, ce n’est pas ce qui manque.

Autour du mont Blanc, il y en a quelques-uns aussi.
Oui, il y en a beaucoup dans la région d’Assy. Par conséquent, nous avons un public local, une communauté de passionnés qui va de festival en festival et de concert en concert. C’est très sympa, et cela nous permet d’avoir de bonnes relations avec les autres festivals du coin. Eux comme nous, chacun à notre manière, sommes convaincus de la nécessité de faire vivre les lieux où nous sommes ancrés, et de faciliter les partages.

Dit comme ça, c’est très mignon, mais j’imagine que, malgré tout, la concurrence doit être rude…
Non, c’est fini, tout ça. Nous essayons de travailler en bonne entente, voire dans un esprit de coopération. D’autant que les Musicales sont installées dans un patrimoine très spécifique. L’église où se déroulent les grands concerts est moderne puisqu’elle a été construite dans l’entre-deux-guerres et consacrée en 1951. C’est un endroit sans équivalent sur le territoire. Donc nous n’avons pas de « concurrents » ni sur les thématiques, ni sur les lieux. Au contraire : peut-être la multiplicité des festivals conduit-elle chacun des organisateurs à cultiver ses singularités.

En dehors des festivaliers multirécidivistes, l’emplacement attire-t-il un public spécifique ?
Difficile de répondre de façon définitive et complète. « Le public » n’existe pas. Chaque année, il varie autour d’une base solide ; et, chaque année, il change en partie. Certains spectateurs viennent de Lyon, de Paris, des festivals alentour… Beaucoup viennent de Suisse, quelques-uns d’Angleterre ou du Japon ! Il est certain que l’aura du lieu attise une certaine curiosité et contribue à attirer au-delà d’un public de mélomanes.

 

 

 

« J’aime l’idée que le festival parle à des gens différents »

 

Au fil des éditions, la nécessité de « faire la même chose mais pas pareil mais quand même un peu la même chose », est-ce confortable, amusant ou, à la longue, fastidieux ?
Surtout pas fastidieux ! Il y a un côté que j’aime particulièrement dans l’idée d’un festival, c’est sa saisonnalité. Comme je l’ai évoqué, je suis très sensible aux rythmes et aux rites. L’idée que, après le printemps, chaque été apporte le festival, ça me réjouit. Chaque édition interagit avec ce que nous avons vécu dans l’année écoulée. Le renouvellement se fait naturellement.

Avec une constante : la présence importante du quatuor Lontano, ce qui est cohérent puisque votre formation s’est structurée en partie pour cet événement annuel.
Il faut être lucide. Les Musicales d’Assy, ce n’est pas le festival qui va révolutionner la scène française. En revanche, c’est un laboratoire très précieux de ce que le quatuor Lontano et moi-même en particulier avons envie d’attraper, de montrer, de créer par le biais des commandes que, par exemple, certaines subventions nous permettent d’engager.

Inviter un autre quatuor à cordes que le Lontano serait-il une éventualité ?
Ce ne serait ni impossible, ni simple. Il faudrait que cela cadre avec la démarche que nous avons développée. À Assy, quand nous invitons un artiste, l’objectif est double : créer un appel d’air et éviter que les rencontres ne soient qu’éphémères. C’est aussi cela qui guide notre programmation.

En plus des propositions liées au quatuor Lontano, vous avez proposé pour l’édition 2024 un concert de harpe, un concert de piano très classique, un concert influencé par le tango. Comment définiriez-vous les axes que suit le festival ?
Je ne définis pas d’axe a priori. Ce qui se vit aujourd’hui changera peut-être avec le temps. Je n’ai pas d’idée préconçue sur le festival. Ce que nous réalisons se vit sur le tas, au gré des rencontres. Mon objectif est de proposer des programmes variés afin que le public qui viendrait pour un récital en particulier ait peut-être l’envie de rester pour écouter un concert très différent. Je crois beaucoup à la contagion. J’aime l’idée que le festival plaise à des gens différents et curieux, prêts à se laisser surprendre par quelque chose qu’ils n’auraient pas du tout attendu. Une programmation uniforme ou monothématique, même si ça parlerait sans doute à certains mélomanes, en tant qu’organisatrice, ça me ferait un peu peur !

D’où ce pari sur la diversité plus que l’unicité.
Oui. Et puis, soyons clairs, pourquoi un festival devrait-il avoir une cohérence formatée plutôt qu’une identité intérieure ?

 

 


Site officiel de Pauline Klaus ici.
Site officiel du festival des Musicales d’Assy çà.
Chroniques des deux disques du quatuor Lontano .

 

Gérard Reach, “Pour une médecine humaine”, Hermann – 3/4

Première du livre (détail)

 

Pour le docteur Jean-David Zeitoun, « au niveau global, la médecine progresse mais la santé recule”, ainsi qu’il l’a exposé dans Le Suicide de l’espèce (Denoël) et Le Monde (27 juillet 2024, p. 18). Lui y voit des causes anthropiques (pollution, alimentation, agriculture empoisonnée alla FNSEA, réchauffement climatique…). Dans une optique nullement contradictoire, le diabétologue Gérard Reach se concentre sur une autre piste, plus anthropologique, en constatant que la rencontre entre le médecin et le patient est devenue rare, fragile, incomplète, et donc incapable de soigner efficacement. Après avoir réfléchi

voici que Pour une médecine humaine (Hermann) propose une piste qui consisterait à construire en raison l’altérité, c’est-à-dire à rejeter l’évidence stérilisante d’un face-à-face pour redécouvrir non seulement l’autre mais l’essence même de l’altérité, donc soi-même. L’Autre n’est autre que par rapport à un Moi (249) ; et l’auteur propose d’envisager cette question en s’appuyant sur les réflexions

  • de Paul Ricœur,
  • de Derek Parfit et
  • d’Emmanuel Levinas.

En effet, en phénoménologue, Paul Ricœur a tâché de définir « soi-même comme un autre« , le « même » de l’expression désignant à la fois l’itération (« c’est la même histoire ») et l’ipséité (« c’est l’histoire elle-même »). On peut regretter que Gérard Reach cite trop longuement le philosophe qu’aurait censément assisté Sosotteur Ier de la Pensée complexe, plutôt que de réinvestir personnellement ses écrits pour les intégrer à sa problématique. Néanmoins, bien que le procédé fonctionne mieux en cours magistral que dans une démonstration écrite, l’on peut aussi y voir une marque de modestie voire de déférence qui s’inscrit sans doute dans la veine didactique de l’auteur, souhaitant d’abord confronter son lecteur à l’original afin qu’auteur comme lecteur puissent, dans un second temps, tirer les enseignements de la VO. En l’état, les citations permettent d’esquisser des concepts dont Gérard Reach compte faire son miel prochainement :

  • action,
  • temporalité et
  • narration.

Les écrits de Derek Perfit s’intéressent davantage à l’identité personnelle. En excellent nul en math, nous décrochons quand l’équation se substitue au verbe, mais nous retenons l’idée que l’identité « est sujette à des degrés » (261). Par exemple, si on dit de moi que je ne suis plus le même depuis mon accident, on distingue deux identités.

  • D’une part, une identité numérique – avant et après mon accident, je suis toujours un individu ;
  • d’autre part, une identité qualitative – avant et après mon accident, je suis toujours un individu, mais je ne suis plus le même.

L’auteur ajoute un exemple pour clarifier cette apparente dichotomie : si j’ai acheté deux boules blanches et que j’en peins une en rouge, numériquement, j’ai toujours deux boules blanches mais, qualitativement, l’une d’elles est peinte en rouge.Quel rapport avec notre sujet ? Eh bien, dans une rencontre, pour prendre en compte de façon holistique une personne, il convient de concevoir son identité comme une multiplicité de moi, plus ou moins prégnants, éphémères, significatifs, etc. Cette diversité, qui n’est pas division mais plutôt coexistence mouvante, pourrait intervenir dans la question elle-même polymorphe guidant Gérard Reach :

  • pourquoi se soigne-t-on (ou pas) ?
  • qui soigne-t-on ?
  • à quel moment soigne-t-on ?

Aussi l’auteur s’est-il tourné vers Emmanuel Levinas (sa guideline avec Baruch de Spinoza et Hannah Arendt, semble-t-il), pour qui l’éthique est la prise en compte du « caractère fondateur de l’existence d’autrui« . Pour Levinas, l’existence n’est pas un donné. Elle se concentre a priori dans un « il y a » qui doit être investi par l’existant. Le lien entre les deux est le « je », c’est-à-dire l’identité de celui qui perçoit. Pour la relation entre les existants, Levinas propose de distinguer le désir (j’ai faim donc je mange, j’aime lire donc je lis…) du Désir qui est le constat d’une séparation entre mon inclination et l’objet auquel j’aspire. La prise de conscience de cet Autre entraîne la fracture du Moi qui doit reconnaître qu’il n’est pas tout. La saturation de citations guère explicitées pourra ou assommer le lecteur manquant de pulsion transcendantale en pointillés ou, comme l’espère le citateur, « conduire à une méditation » par

  • son usage immodéré d’un langage libéré de sa fonctionnalité pragmatique habituelle,
  • sa recherche d’un sens libéré des concessions ordinaires et
  • son refus de simplification vulgarisante mais susceptible d’étioler la densité du propos.

Or, pour Levinas, le langage est lié à la fois à l’éthique et… au visage (279). En effet, sous ses multiples formes donc non pas sous sa seule verbalité, et hop, il est le lieu de la rencontre, mais un lieu inexclusif qui fait coïncider partiellement la conversation, selon la sémantique réachienne, et la consultation, selon l’idiolecte médical, donc à la fois une forme d’équilibre (moi patient et vous médecin partageons des codes linguistiques et sociaux qui nous permettent de nous parler) et une forme d’asymétrie (c’est quand même toi le professionnel du soin et moi le mec qui flippe parce que quelque chose ne va pas ou me fouaille les entrailles ou la tête ou le bide en tout cas me déstructure l’esprit par le corps). Comment ces problématiques s’interpolent-elles jusqu’à préfigurer la possibilité d’une « médecine humaine » ? C’est la question que nous résoudrons peut-être en examinant la « pratique d’une clinique humaine » dont le récit conclut le livre.