Pascal Vigneron – Le grand entretien – 1/7
Moins tête d’affiche que fomenteur d’affiches, Pascal Vigneron dénote, étonne et détonne dans le petit Landerneau de l’orgue. Musicien poly-instrumentiste, homme de réseaux mais pas de coteries, fidèle en amitiés artistiques mais pas monogame, estimé par quelques-uns des grands noms du métier au premier rang desquels Éric Lebrun, l’un des rares interprètes-compositeurs-pédagogues sur qui même les connaisseurs les plus vipérins (les connaisseurs, donc) de l’orgue peinent à postillonner leur venin, l’énergumène rassemble et divise à la fois. Sujets inflammables, convictions intimes, petits secrets et brillantes réussites sont au programme de ce grand entretien où seront évoqués
- le musicien,
- l’organiste,
- l’organologue,
- l’organier numérique,
- l’organisateur et
- le studioman
que sont les mille et un pascalvignerons cachés derrière Pascal Vigneron.
Épisode premier
Devenir musicien
Le monde de l’orgue étant merveilleux, ta légitimité d’organiste est parfois contestée à cause de ton pedigree musical. Comme d’autres organistes, curieusement, à l’instar du baryténor Michael Spyres, qui revendique avoir « fait quinze ans de trompette, dix de guitare, cinq de clarinette » (Marie-Aude Roux, « Michael Spyres, ténor wagnérien et au-delà », in : Le Monde, 6 avril 2024, p. 22), tu as commencé par la trompette jusqu’à peaufiner ton instrument au CNSMDP…
Et alors ? Moi, je fais de la musique. Peu importe l’instrument : la trompette, le piano, l’orgue, en solo ou en accompagnement, je fais de la musique. L’instrument ne m’intéresse pas pour lui-même.
Cependant, tout commence par la trompette.
La trompette, c’est un instrument que j’ai choisi par défaut. D’autant que j’ai commencé la musique à quinze ans, donc relativement tard ! J’arrivais de ma Lorraine natale, pas très loin de Toul. À l’école de musique de la RATP où ma mère m’a amené, j’ai demandé à jouer de l’orgue. On m’a répondu qu’il n’y avait pas d’orgue, ici, je n’avais qu’à essayer la trompette. Faute de mieux, je me suis mis à la trompette avec Marcel Pette. Son père avait été l’élève d’Eugène Foveau, grande figure du cornet à pistons. Lui avait été formé par Raymond Sabarich et Roger Delmotte, qui a quand même été super soliste à l’opéra de Paris. Quand, trois ans après mes débuts, mon prof a compris que je voulais faire mon métier de la musique, il m’a emmené à Versailles chez Roger Delmotte. En parallèle, je suivais des cours de piano chez une ancienne élève d’Alfred Cortot, ce qui m’a donné de très bonnes bases ; et je travaillais l’orgue auprès de Jacques Marichal.
« J’étais plus fondu d’orgue que de trompette »
Tout en travaillant ta trompette ?
Absolument. Je n’ai pas attendu d’avoir fini le CNSM ou Lausanne pour jouer de l’orgue. D’ailleurs, il n’y avait pas de frontière nette entre les deux instruments. Grâce à Roger Delmotte, j’ai bien connu Pierre Cochereau et Pierre Moreau. Grâce à Jacques Marichal, j’ai bien connu Michel Chapuis aussi. Tous ces maîtres, je les fréquentais alors que je n’avais que dix-sept ans !
Qu’est-ce qui t’a jeté dans les bras de l’orgue ?
Quand, gamin, j’étais enfant de chœur, j’écoutais l’orgue tous les dimanches et ça m’a donné envie. Quand j’avais dix-huit, dix-neuf ans, et que je retournais dans le village où j’ai vécu avec mes grands-parents (ce sont eux qui m’ont élevé), j’allais chaque dimanche voir Mme Dumigny à la tribune. La pauvre souffrait d’arthrose, donc elle ne jouait pas de grands monuments du répertoire, mais peu importait : j’étais plus fondu d’orgue que de trompette !
Pourtant, ce choix par défaut t’a plu aussi…
Bien sûr, la trompette est un monde fascinant. En plus, j’avais tout à en découvrir ! Dans les années 1973-1980, le baroque n’était pas très développé. En revanche, j’écoutais Maurice André et Georges Jouvin. Je formais mon oreille. J’avais beaucoup de pain sur la planche…
Comment as-tu construit ton goût musical ?
Avec le temps. Quand j’étais au conservatoire de Versailles, avant d’être admis à Paris, je faisais la musique de scène à la trompette. Automatiquement, quand tu travailles avec un orchestre professionnel, tu apprends. Quand tu entends Gwyneth Jones ou Luciano Pavarotti, tu apprends. Même sans que tu ne t’en rendes compte, ton oreille se forme. Elle devient difficile…
… mais, pour toi, cette expertise ne sacralise pas les clivages instrumentaux.
Non, parce qu’il n’y a pas de clivage ! La musique, c’est un tout. Quel que soit l’instrument, tu gardes la même oreille. Quand je suis sorti du CNSMDP, j’ai commencé une carrière de soliste, mais je n’ai pas abandonné pour autant le piano ou l’orgue, même quand j’étais prof de trompette à l’École Normale de Musique.
Tu y as enseigné jusqu’en 2007.
Oui, et j’ai eu la chance d’y faire travailler des élèves de la trempe d’un Ibrahim Maalouf. C’étaient pas des perdreaux de l’année !
Alors, pourquoi changer de crèmerie ?
J’avais l’impression d’avoir fait le tour de la trompette, donc j’ai décidé de faire de l’orgue. C’est aussi simple que ça. J’ai commencé à travailler en profondeur Les Variations Goldberg ; j’ai enregistré Le Clavier bien tempéré avec le pianiste Dimitri Vassilakis et la claveciniste Christine Auger ; et le festival Bach de Toul est arrivé sur ces entrefaites.
« Trop souvent, les musiciens sont fiers de s’adresser à un tout petit nombre »
Autrement dit, tu ne comprends pas le procès en illégitimité que certains t’intentent aujourd’hui.
Ce que j’en comprends, c’est qu’il y a des gens qui sont aigris et qui ne m’aiment pas. Mais qui sont-ils, ces gens, par rapport aux musiciens avec qui je travaille, que j’apprécie et qui m’apprécient ? Par exemple, Éric Lebrun – c’est pas rien, comme organiste, Éric ! – est un ancien clarinettiste. Il comprend très bien mon cheminement. C’est un grand ami. Je m’entends très bien avec des organistes incroyables, au palmarès long comme le bras et à qui il ne vient pas à l’idée de me reprocher d’avoir joué de la trompette dans mes jeunes années ! Je n’ai aucun problème avec les grands musiciens. De sorte que si certains médiocres me cherchent des poux, m’envient, tentent de plaquer sur moi leur propre syndrome d’imposteur (parfois tout à fait justifié), franchement, qu’est-ce que je m’en fiche, pour rester poli !
Il est vrai que ton parcours atypique et tes réussites
- (perpétuation d’un important festival,
- aboutissement d’ambitieux projets d’enregistrement comme l’intégrale pour orgue d’Olivier Messiaen,
- achèvement de la restauration du grand orgue de Toul, etc.)
sont susceptibles de susciter un zeste de jalousie.
Peut-être, mais ce n’est pas qu’une question de personne ! Le milieu de l’orgue pousse à ces jugements à l’emporte-pièce. Il est trop petit. Trop vibrant d’entre-soi. Trop sclérosé. Dans la musique, les grands musiciens savent s’extraire de leur microcosme. Encore une fois, peu importe l’instrument dont tu joues, l’important reste de garder une ouverture d’esprit. Regarde la trompette : Guy Touvron [dont la fin de carrière a été perturbée par des scandales sexuels, NDLR] vient de décéder. Il reste qui ? Thierry Caens, Éric Aubier dans la génération d’après, et la jeune génération. Regarde Clément Saunier et Lucas Lipari-Mayer, à l’Ensemble intercontemporain, ce sont des pointures qui n’ont pas d’œillères. Ils ne sont pas repliés sur le petit monde de la trompette et ses querelles de chapelle. Alors, on me dit : « Ils n’ont pas le niveau de Maurice André ! » Et pour cause, ils ne veulent pas copier l’ancêtre, ils veulent être eux ! Surtout, ils connaissent une foultitude de choses à côté de leur spécialité, et ils sont prêts à découvrir ce qu’ils ignorent ou approfondir ce qu’ils ont effleuré. Avec eux, quand on travaille un choral de Bach, on peut mettre un focus sur un mordant parce que l’ornementation baroque, ce n’est pas leur pain quotidien. Donc je leur explique comment et pourquoi attaquer un trille par le haut ou par le bas, avec une terminaison supérieure ou inférieure, le genre de détails essentiels que j’enseignais à l’École Normale. Ensemble, on ne joue pas chacun de son instrument, on fait de la musique. Je n’en démordrai pas : peu importe l’instrument, c’est la musique qui compte.
Tu dis parfois qu’être musicien, ce n’est pas jouer d’un instrument.
Je confirme ! Il y a des gens qui ne jouent pas d’un instrument et sont très musiciens. Inversement, un instrumentiste n’est pas forcément musicien. À mon avis, c’est parce que l’on oublie cette évidence que la musique se trouve dans une impasse depuis tant d’années. Pourquoi l’accuse-t-on d’être dépassée, réactionnaire, bourgeoise ? Parce que, trop souvent, elle est fière de ne s’adresser qu’à un tout petit nombre. Résultat, le dénominateur commun entre l’ensemble des humains et elle se réduit comme peau de chagrin. Il est trop petit. J’essaye de lutter contre cette attrition, voilà tout.
À suivre !
Irakly Avaliani, Intégrale Brahms volume 1, L’art du toucher – 5/10
Après l’opus 10 et ses quatre ballades, voici venu le temps de l’opus 76 et ses huit pièces pour piano, mêlant à part égale mais sans alternance systématique caprices et intermèdes. On connaît le contexte : c’est l’œuvre avec laquelle Johannes Brahms revient à l’écriture pour piano après une pause. Les lointaines ballades s’inspiraient officiellement d’un poème ? Les « pièces » se soumettront à un régime antiprogrammatique sévère.
- Pas de titre catchy au programme,
- pas de grande promenade par temps gris sur la plage du destin alors que les étoiles dessinent un horizon mystérieux,
- pas de floraison printanière des petits lapins dans les sous-bois de la forêt de Montmorency que nimbe un parfum d’amour ténu,
- non, pas d’épithète sexy, de mot-clef vendeur ou de concept clairement identifiable dont le compositeur se proposerait de transposer le suc fantasmatique en flux sonore.
Rien que des titres génériques auxquels la musique va donner
- chair,
- vibration et
- affriolance – et hop.
L’ensemble constitue un cheval de bataille souvent attelé par Irakly Avaliani : nous avions entendu sonner ses sabots sur la scène de la salle Cortot, à l’occasion du retour triomphal du musicien sur les planches parisiennes.
Le Premier caprice, en fa dièse mineur (pas d’inquiétude pour les curieux : l’audio de la vidéo supra commence vers 0’10, ce sera aussi le cas de la suivante), égrène six doubles à la mesure dans un esprit plus qu’un tempo « un poco agitato ». Grâce à
- la clarté et la différenciation des touchers,
- la science du crescendo millimétré, et grâce à
- la maîtrise de l’indispensable binôme rigueur métronomique – léger décalage qui fait
- respirer,
- haleter ou
- basculer la musique,
le pianiste emporte aussitôt l’auditeur avec lui.
- La pédalisation toujours juste
- (aura mais pas brouillon,
- résonance mais pas flou,
- liant mais pas confusion),
- l’élégance de l’agogique,
- l’équilibre des voix
se jouent des difficultés,
- créant des liens entre les différentes atmosphères,
- éclairant avec spécificité chaque segment,
- diffusant une sérénité si peu capricieuse
que la résolution majeure de ces ébats paraît curieusement logique et non plaquée.
Le formidable Deuxième caprice en si mineur, en 2/4 et siglé « Allegretto non troppo », s’ouvre sur des doubles croches sautillantes qu’accompagnent une marche chromatique descendante propulsée par une main gauche bondissante. La prise de son, proche de la table, rend justice à la technique du musicien en associant habilement
- l’acidulé du détaché paraissant survoler les touches,
- le crémeux de la main gauche bien enfoncée dans le clavier et pourtant toute en réflexes, ainsi que
- la conduite très sûre d’un propos simple d’apparence mais bourré d’astuces
- rythmiques (ainsi des appogiatures et des rythmes pointés qui cassent l’uniformité des séries de doubles croches),
- phrastiques (ainsi des deux en deux qui font palpiter la mélodie et des arpèges qui relancent l’articulation sur le premier temps) et
- pianistiques (ainsi de la pédalisation, à la fois strictement contradictoire a priori avec le pétillement de la dextre et absolument indispensable pour respecter le texte et le groove de la senestre).
Ce moment d’une délicatesse délicieuse, et vice et versa, permet aussi à Irakly Avaliani de dégainer sa spécialité : l’irisation des nuances dans un petit spectre contenu entre piano et mezzo forte. L’oscillation ainsi obtenue n’oblige pas à tendre l’oreille pour ne rien rater des intensités légèrement mutantes mais conduit l’écoutant – y compris quand il est, comme l’auteur de ces lignes, un gros lourdaud qui aime les spectres étendus et, dans d’autres domaines, la fureur bruitiste du metal ou des explorations électro d’un Nicolas Horvath, par exemple – à mieux apprécier la musicalité subtile qui émane de ces micro-mutations, donc à davantage jouir
- du toucher,
- du phrasé et, par voie de conséquence,
- de la musique de Johannes Brahms.
Tout ceci, comme de coutume sur ce carnet de notules, ne ressortit pas d’un exercice verbeux d’admiration, tâchant d’encenser platement l’interprète comme on flatte la croupe d’une vache (j’imagine que ça doit être sympa de discuter avec une vache, verbalement et tactilement, la question n’est pas là), mais tente de mettre des mots sur notre étonnement, au sens étymologique du terme, devant la capacité du musicien à nous happer dans
- une partition,
- un recueil,
- un univers
qui le passionnent – et ce, d’autant plus que ces subtilités nous avaient pour partie échappé lors de la version en concert.
- Les modulations,
- les évolutions de couleurs plus que de caractères,
- les à-coups rythmiques dans la régularité
- (appogiatures,
- quintolets,
- agogique)
participent de l’impression d’une interprétation – tant pis pour l’oxymoron – intime et néanmoins impressionnante qui efface la technique derrière une poésie époustouflante jusqu’à la tierce picarde finale. D’accord, mille fois d’accord, ça fait beaucoup d’épithètes, mais je n’allège pas la formulation car une telle saturation traduit probablement notre enthousiasme et notre hâte de découvrir les intermezzi suivants – ceux qui feront, malpeste, s’en doutait-on ? l’objet d’une prochaine notule.
Pour écouter Brahms par Avaliani en vrac mais gratuitement, c’est par exemple ici.
Pour acheter le disque, difficile, sauf si l’on est prêt à dépenser 70 € hors frais de port sur Amazon.
Romain Watson, « Comment j’ai disparu » (2024) – 1/2
Voici qu’advient la deuxième production phonographique d’un trio articulé autour de Romain Watson, la face découverte d’un jeune chanteur-guitariste qui agite cordes de gratte et de vocalité depuis de nombreuses années, comme accompagnateur et comme frontman de divers projets dont le plus pérenne, jusqu’ici, s’appelait Atlantys et rockait ferme la chanson francophone et anglophone, avec l’inénarrable et néanmoins excellent Jacky à la basse.
- Biberonné aux anims et à Jean-Jacques Goldman parmi mille autre influences,
- imbibé par une famille où la chanson française mordait volontiers sur les grands succès anglo-américains,
- influencé par un père qui soignait les corps donc les âmes (et qui grattait, ô surprise, sa guitare pour chanter avec les autres) et une mère qui savait élever au sens allègrement vertical les gamins de tout âge qu’elle accueillait dans son giron plus généreux que celui de la Jeanne à la canne,
le musicien a connu des galères d’intermittent avant, petit à petit, de percer sur les scènes du Ch’Nord et au-delà. Vainqueur d’un radiocrochet qui n’était pas réservé aux minaudeurs souffrant de leur génie entre
- bêlements,
- susurrismes,
- vocoders et
- âneries en plastique débitées sans en rien bitter,
il s’est produit dans de petites et grandes salles, assurant même la première partie du lointain vainqueur de Roland-Garros un temps reconverti dans la vente de slips, et qui continue, de façon assez incompréhensible, à attirer les foules surtout quand la buvette est ouverte et que le play-back est gratuit, bref. Romain Watson a su aussi saisir d’autres chances, comme lorsqu’il a impressionné par sa fusion avec le public au Main Square, le grand festival d’Arras. Résultat, il y revient en force cette année le 6 juillet – un samedi, s’il-vous -plaît, jour vedette s’il en est – pour, nous assure-t-on, « tout déchirer d’un singulier trait de lumière ». Dans ce contexte d’engagement total, rien d’étonnant si, pour ce premier album sous son nouveau nom de scène, le monsieur s’est chargé de tout :
- paroles,
- musiques,
- prise de son,
- mixage,
- mastering et
- production
sont garantis faits maison, même si la qualité du produit fini démontre que, désormais, certaines autoprods, quand elles sont gérées par des qui savent, tiennent le menton aux grosses machines largement soutenues par des subventions publiques, ces vieilles arnaques promptes à puiser dans les caisses destinées aux artistes émergents pour financer les besoins millionnaires des albums dégueulasses des sans-foi-ni-loi comme allumé-le-feu-Johnny et autres Zazie.
Aussi Romain Watson tient-il à poser les choses dès le premier titre où il explore ses « Racines ». La chanson pourrait être une simple ode aux origines, incitant à accepter ce qui, tantôt, « ancre » et, tantôt, « pourrit le crâne ». Or, derrière la litanie hypnotisante, les glissendi de fausses cordes alla Matthieu Chedid soulignent que l’affaire n’est peut-être pas aussi entendue que cela. « Racines » est traité comme un personnage au singulier, gagnant en énigmaticité ce qu’elle perd en gnangnantise consensuelle, alléluia. Romain Watson laisse une belle part aux instrumentaux qu’il dissocie des soli. C’est le signe que, qui en doutait ? tout n’est pas dit dans les mots. Le mystère de la fredonnerie trouve dans la musique une forme
- d’intériorisation,
- de méditation,
- de prolongement
qui permet à l’auditeur de laisser résonner la chanson en lui. Car il y a quelque paradoxe à ce qu’un disque intitulé Comment j’ai disparu commence par chanter les racines et enchaîne avec une chanson appelée « Là, chez moi ».
Les arrangements de la chanson sont résolument 70’s – ou, si l’on préfère, façon Ginger Accident se frottant à Thomas Fersen comme dans « Donne-moi un petit baiser ». Sous le côté dansant de la tune, Romain Watson
- triture la prosodie,
- ose les enjambements,
- se goberge de rimes approximatives,
- lâche la bride à un phrasé volontiers sursautant,
avant de révéler le vrai titre de sa chanson, qui serait plutôt… « Lâchez-moi ». Derrière le jeu de mots, on entend la singularité schizophrénique de l’artiste, à la fois
- aspiré par ses racines,
- inspiré par ses pulsions artistiques et
- quêtant sa véritable – donc indéfinissable – identité,
partagée entre ce qu’il révèle de lui au public (« là, chez moi ») et ce qu’il garde pour lui (« lâchez-moi »). Signe d’une belle continuité en dépit d’une grande variété de styles, la « Valse de la vie » – héritée de l’excellente série « 1 jour, 1 chanson », manigancée et finalisée par l’artiste – à la fois
- dialogue à sens unique,
- déclaration d’amour et de colère, et
- prosopopée inversée,
confirme les pistes esquissées dans les premiers titres :
- hésitation entre « tu » et « vous » évoquant les racines prises dans leur globalité donc pensées au singulier dans le titre d’ouverture,
- enjambements créant une dynamique quand s’arrête la phrase musicale (« Depuis le temps qu’on s’connaît, vous / permettez qu’on s’tutoie »),
- intimité de la voix captée de très près et désir de flammes qui se manifeste au troisième couplet,
- picorage dans les différents registres de langue, du soutenu métaphorique (« Y a-t-il un plaisir malsain / à nourrir de ton sein / des hommes sans limites ? ») au vieux djeunse (« Je te kiffe, je veux pas qu’on splitte » faisant écho au « j’me décide à checker mon tél » ouï dans « Là, chez moi »)…
Tout se passe comme si la variété des styles explorés par Romain Watson cherchait, à chaque fois, à attraper d’une manière différente la confusion identitaire qui semble posséder le personnage mis en scène par l’artiste. Lui-même semble l’admettre dans le festif « Tête » qu’il attaque – sur le groove bien lourd de Marine Courtin puis avec le soutien du beat idéalement basique de Mélanie – en déclarant : « Faudrait qu’j’arrête de me prendre la tête » (ce qui résonnera avec manière de rétractation dans le titre presque final « Je veux pas qu’ça s’arrête »). En réinvestissant le projet goldmanien de devenir adulte (« Faudrait que j’devienn’ plus sage, que j’sois plus raisonnable à mon âge »), le chanteur le subvertit en osant se « vénère » façon Stromae et en renonçant à trouver une Janine pour éviter le pire. S’esquisse un dialogue avec soi : le « lâchez-moi » du deuxième titre serait alors moins une adresse au public qu’une supplique de Romain à Watson…
Plus Christophienne dans le travail sur le grain de la voix et les sons de synthé en introduction, la chanson-titre explore à nouveau la quête d’identité de l’artiste dont le « je » reste un jeu (pfff…) aux règles d’autant plus mystérieuses qu’il affirme, cette fois, avoir « disparu ». Brouillé, éclaté, le voici désormais dissout – avec, youpi,
- les soli de guitare,
- le break pianistique et
- le travail de spatialisation sonore
qui vont bien (même si je n’aurais pas dit non à une extended version avec un postlude encore plus long, hélas inenvisageable dans ce format de chanson – mais qui sait, peut-être en live ou dans de futurs previously unrealeased bonus tracks ?). Impossible d’abandonner la chronique sans passer par le disco « Aujourd’hui n’existe pas » pour trois raisons.
- D’abord, le titre confirme notre diagnostic de schizophrénie, puisque non seulement Romain Watson a disparu mais, désormais, il est deux puisque la voix de Sofia lui mange la moitié de son texte avant de s’unissonner (et hop) à lui. C’est toujours un plaisir quand le patient d’un psychiatre sauvage – c’est ça, d’un critique – se soumet à la volonté de l’expert autoproclamé.
- Ensuite, le titre confirme la tension délicieusement intenable entre la déréliction du « je », son omniprésence dans les textes et la contradiction que manifeste la création (quand on n’est personne et rien à la fois, comment chanter ?).
- Enfin, le titre confirme la possibilité d’un après, symbolisé par le tutoiement (« Oublie tout, claque la porte »), puisque le présent a disparu comme le « je », si bien que la seule solution réside dans la musique et le son qu’il faut « MONTER ». Titre taillé pour la scène avec ses épisodes à claps nimbés d’un riff imparable, le titre est aussi pensé pour l’écoute continue du disque ou du streaming grâce au travail de production qui insère d’autres sons (hélas celui de l’accordéon, que j’abhorre mais qui est ici, quoique superfétatoire vu que je déteste cet instrument, traité en complément et non en distributeur à goualantes).
Or, au mitan du parcours, c’est bien la créativité de Romain Watson qui saisit. Spiralant autour d’une même quête d’identité, le chanteur compose une série d’irisations non pas autour de son mal-être qui, dans le cadre d’une prestation artistique, serait, en soi, modérément palpitant, mais autour de la question de l’identité. Pas que de son identité. Dès lors,
- se demander qui est Romain Watson, c’est aussi se demander qui nous sommes, nous qui croyons souvent dans des identités figées, rassurantes, sclérosantes, stimulantes, étouffantes, rutilantes, fantasmées, etc. ;
- écouter Romain Watson, c’est découvrir la multiplicité des possibles de la variété quand elle n’a pas peur – au contraire – de proposer des styles différents ;
- nous connecter à ces différentes esthétiques de chanson, c’est forcément en chercher la colonne vertébrale, c’est-à-dire l’identité.
Les chansons de Romain Watson, loin de former un long thrène nombriliste, rassemblent leurs auditeurs, dans leur diversité interne et externe, pour les faire vibrer avec les outils faussement simples de la variét’ et le plaisir malin d’un questionnement ontologique drapé dans les oripeaux de la pop music. À bientôt pour la seconde partie de ce compte-rendu, feat. le hit du disque dont le clip est déjà disponible ici !
Pour écouter tout le disque gratuitement, c’est par exemple ici.
Pour acheter cette production indépendante de qualité, nous contacter (compter 15 €, port compris).
Orlando Bass, « Préludes et fugues », Indésens – 1/8
De temps en temps, ça lui prend et, ni une, ni deux, Orlando Bass décide de passer de grands concours, au clavecin ou au piano. Souvent, il les gagne voire les écrase comme l’an dernier, quand il a raflé quasi tous les prix du concours Olivier Messiaen. En 2016, il a glané le grand prix du concours-festival centré sur le répertoire pianistique moderne, ce qui lui a valu d’enregistrer ce disque au programme démoniaque, qui arrive enfin sur notre gramophone pour être chroniqué. Sur la set-list (presque) que des préludes et fugues, huit en tout, composés entre 1910 et 2016 et prolongeant un genre qu’Orlando Bass, un peu généreux, fait remonter à 1508.
Le disque commence par le diptyque d’Amy Beach, composé en 1917. On connaît le sort de la dame, pianiste mise sous le boisseau pendant son mariage, compositrice frénétique après la mort de son époux, en 1910. L’opus 81 s’ouvre « maestoso, quasi improvvisazione », avec l’inscription en équivalents-notes d’A. Beach et… quatre portées.
- Résonance,
- gravité,
- virtuosité,
- échos rachamaninoviens
marquent la première partie du prélude. À cet épisode, dont Orlando Bass rend avec art la tension « pesante » et riche de couleurs sombres, succède une partie plus élégiaque qui réexpose le motif-signature de la compositrice. Cette fois, l’égrenage des doubles en triolet évoque davantage Chopin, même si les trouvailles harmoniques déjouent bientôt la comparaison.
- Chapelet hypnotisant de tierces,
- exploration habile des registres médiums et aigus,
- contrastes
- d’intensités,
- de rythmes et
- de dynamiques
captent tour à tour l’attention.
- Mutations tonales,
- suspension des traits,
- travail sur les oppositions de vitesse donc de caractère
achèvent d’ébouriffer le prélude dans le calme. Le motif-signature sert de premier sujet à une fugue au chromatisme serré dont Orlando Bass rend parfaitement nette la polyphonie classique.
- Jeu avec le ternaire,
- variations brusques ou progressives des nuances,
- mélange des humeurs,
- mutation progressive de la croche à la double bondissante
démontrent, chez la compositrice comme chez l’interprète,
- un métier très sûr,
- un goût remarquable et
- une vision musicale qui sait transfigurer la forme obligée (et choisie) par
- l’inventivité,
- la maîtrise artisanale et
- une haute confiance dans les bonnes vieilles règles contrapuntiques qui, ainsi maniées, démontrent
- leur efficacité,
- leur fécondité et
- leur potentiel jubilatoire,
autant d’effets souvent gommés par l’extrême exigence de l’exercice que compositeurs et interprètes ont parfois tendance à faire payer à l’auditeur parce que, boudu, faut bien se venger sur quelqu’un, alors pourquoi pas lui ? Ici,
- la différenciation des voix,
- la précision des octaves et
- l’art de la pédalisation
articulent une interprétation brillante et énergique que sublime un finale pas-que-lisztien en La.
- Magnifique,
- malin,
- captivant,
donc à suivre.
Pour acheter le disque, c’est par ex. ici.
Pour l’écouter intégralement et gratuitement, c’est par ex. là.
Fruits de la vigne – Xavier Frissant, « Les caillasses » 2022
Un mois après avoir raconté un blanc venu de Touraine et fomenté par Xavier Frissant, voici sur la table une quille du même vigneron – un vin rouge, cette fois, toujours conseillé par l’excellent couple de dealers formé par Thierry W. et PiB. Autant dire que l’on aborde avec confiance ce terrain de « Caillasses », fort des propos rassurants du retailer : « Le nom laisse accroire qu’il s’agit d’un vin rugueux alors que, en fait, non. » Le branding rendrait hommage au terroir mêlant argile et silice sur un espace « très caillouteux ». Le jus, lui, résulte d’un composite associant 70 % de cabernet franc et 30 % de côt, ailleurs appelé malbec.
La robe est d’un rouge groseille uniforme, alliant une forme d’intensité à une certaine légèreté.
Le nez laisse prédominer un bel ensemble de fruits cuits sans véritable concurrent, sinon une pointe végétale ou un rien épicée qui se pose sur la fragrance comme un pétale presque coquin, olé, et même olé-olé.
La bouche confirme la piste du fruit fondu (peut-être avec une dominante groseille). Avec ses 13°, le vin ne joue ni les cadors testostéronés, ni les jus en costard trois pièces laissant rutiler une étiquette à plus de trois chiffres. Fin musicien, il sait jouer les accompagnateurs, c’est-à-dire non pas le passe-plat mais le partenaire capable de mettre en valeur la mélodie simple d’un plat basique tout en offrant une harmonie dont on sort réjoui comme d’un crépuscule d’été, quand on prend conscience que
la nuit effacera notre univers fragile,
le fantôme du lit quitté par les amants
et le défaut du verre imitant le diamant,
mais la vitre longtemps vibrera sur la ville
(Robert Desnos, Destinée arbitraire, Gallimard [1963], « Poésie » [1975], 2020, p. 207).
Pour faire vibrer votre vitre, si j’puis dire, compter entre 10 et 13 € env. par Internet hors frais d’envoi.
Irakly Avaliani, Intégrale Brahms volume 1, L’art du toucher – 4/10
Dernier des quatre sommets de l’opus 10, la quatrième ballade, la plus majestueuse avec ses dix minutes au compteur, s’avance andante con moto en 3/4 et en Si. Enfin, pas vraiment en Si immédiatement : plutôt par un si mineur 6 qui capte l’oreille par le battement harmonique suscité d’entrée (même si le montage, comme pour chaque piste, est étrangement raté par l’équipe de Sonogramme, la quatrième ballade commençant à la fin de la piste 3).
- Tranquillité,
- balancement et
- clarté de la marche chromatique descendante
se dévoilent grâce à sur un toucher expressif qui sait laisser respirer la mesure sans s’enkyster dans des effets mélodramatiques surjoués. La deuxième partie, plus lente travaille le swing
- en basculant dans l’intimité du ré dièse mineur, id est en s’éloignant de la sérénité rassurante du mode majeur pour gagner en inquiétude légère ce qu’elle abandonne en confort bourgeois,
- en associant une main droite en 18/8 et une main gauche en 6/4 (frottant donc le ternaire au binaire) et
- en insérant la ligne mélodique à l’alto, soit au milieu de l’accompagnement, avec l’interdiction faite à l’interprète de « trop marquer la mélodie » sans doute pour renforcer l’effet d’embrassement souhaité par le compositeur.
S’ouvre alors une méditation hypnotique entre médiums et graves qu’Irakly Avaliani transforme presque en trio pour instruments indépendants, aux sons spécifiques, avec
- triolets presque imperceptibles et pourtant précieux,
- lead délicatement tiré des cordes et
- marche résolue de la senestre.
Ainsi happé, l’auditeur vit au plus près
- les frottements harmoniques,
- les nuances resserrées donc d’autant plus efficaces, et
- l’hésitation qui conduit à la dernière modulation.
Le retour du premier motif
- (même structure,
- même mesure,
- même tempo,
- même tonalité),
pimpé par des doubles croches revigorantes, s’efface bientôt devant une nouvelle idée, plus posée, qui semble approfondir la méditation. Le musicien sait en rendre
- la majesté incarnée par les octaves solennelles de la main gauche,
- la profondeur que le legato offre aux accords de la main droite, mais aussi
- la fragilité discrète que symbolisent
- les quarts de soupir aérant le discours,
- les contretemps enjambant la mesure ou en détournant la logique, et
- les glissements harmoniques qui galvanisent la mélodie et, peu à peu, conduisent à l’accord de Fa # permettant le pivot vers la tonalité de si mineur.
Car Johannes Brahms reprend alors le deuxième motif, celui qui associait binaire et ternaire, toujours en mineur mais dans une autre tonalité qui fait écho à la troisième ballade. Ainsi se confirme, jusqu’à l’extinction et la tierce picarde finale, la fonction synthétique de ce quatrième volet de l’opus 10, comme si le compositeur regroupait dans une même œuvre les ingrédients qu’il a malaxés dans les précédents numéros
- (binaire / ternaire,
- mineur / majeur,
- unité / forme composite, etc.).
Le résultat n’est pas magistral, ce serait didactique ou pédant : c’est simplement, oui, simplement superbe et prenant. Prochain épisode ? Les huit pièces pour piano de l’opus 76. Miam !
Pour écouter tout Brahms par Avaliani en vrac mais gratuitement, c’est par exemple ici.
Pour acheter le disque, difficile, sauf si l’on est prêt à dépenser 70 € hors frais de port sur Amazon.
Simon Boccanegra, Opéra Bastille, 12 mars 2024 – 2/2
Nous avons quitté Simon Boccanegra au moment où tout allait bien pour lui, donc où la tragédie allait se nouer. Quand nous regagnons la salle, Annie Lockerbie Newton est à poils sur le rideau. Des rats lui courent dessus. Pourtant, ils ne sont pas prêts à quitter le navire, au contraire, leur morsure septicémique va commencer à produire l’effet escompté.
Dans l’immédiat, le rideau semble nous avertir que la seconde partie sera marquée par la vidéo signée Sarah Derendinger. Ainsi, tandis que le fantôme de l’amour morte marche sur le plateau tournant, on suit les évolutions pixélisées de Ludovic Tézier. De son côté, Paolo (Étienne Dupuis) fomente. Il se prépare à empoisonner l’ex-corsaire. Pour trouver du soutien, il affirme à Gabriele (Charles Castronovo) que le doge veut se taper Maria-Amelia (Nicole Car). Bingo ! Dans un long solo, Gabriele se laisse dévorer par la fake news (« La jalousie embrase mon âme, tout mon sang ne pourrait éteindre ce brasier »). Bien soutenu par le hautbois, Charles Castronovo déploie une riche palette de sentiments qui voguent
- de la fureur
- à la détresse
- en passant par le doute et l’incompréhension,
et en se focalisant sur l’obsession de l’opéra italien : il faut que la chérie soit
- vierge,
- pure,
- vertueuse et
- innocente (sinon, « que je ne la voie plus ! »).
Ce sera le premier air à être applaudi ce soir-là. Ô surprise ! Amelia (Nicole Car) arrive sur ces entrefaites, après avoir croisé le fantôme de sa mère – nan, rien n’a de sens, mais c’est souvent la condition sine qua non pour signer une mise en scène à Bastille. Elle confirme qu’elle est pure. Elle se balade dans les cales du bateau. Le fantôme montre ses nichons. Amelia, non, mais elle demande à Simon l’autorisation d’épouser son chéri. Problème : il appartient à une famille ennemie du doge. Simon gueule pour le principe alors que la caméra offre un gros plan sur les tétons de la fantômette. Hélas, Annie Lockerbie Newton se rhabille. Le grondement des cuivres accompagne l’empoisonnement du boss. Pour la troisième fois, Ludovic Tézier s’allonge afin de dormir. Tandis que Paolo s’enfuit, Gabriele veut profiter de la sieste du papa pour l’assassiner. Ouf, Amelia veille et l’empêche de « frapper un vieillard sans défense ». C’est l’occasion d’un grand trio où tout le monde se réconcilie moyennant négo : si Gabriele calme le peuple qui gronde à l’entrée du palais (l’occasion jubilatoire pour le chœur de vociférer), Simon lui accordera la main de sa fille qu’il l’accusait de lui avoir volé.
L’acte troisième s’ouvre sur le triomphe du doge et l’arrestation de Paolo, sur le point d’être supplicié. Le doge est au premier plan, inerte, debout. (Rappelons que c’est de l’art, on ne peut pas comprendre le génie de Calixto Bieito, sinon, on serait tout aussi génial que lui : le mystère est cette rustine que les malins collent sur leur je-m’en-foutisme pour donner aux imbéciles l’illusion de la profondeur.) Alors que Paolo se vante devant Jacopo (Mika Kares) d’avoir empoisonné Simon, il est puni par un chant nuptial permettant au chœur de murmurer après avoir craché des décibels. C’est le camouflet suprême pour le comploteur puisque celle qui se marie est celle qu’il convoitait.
Tandis que Paolo est décapité avec un canif, le doge constate qu’une « flamme noire serpente dans [s]es veines ». Un ample duo avec Jacopo permet à Ludovic Tézier d’exploiter
- la profondeur de sa voix,
- l’expressivité de son timbre et
- la force de son souffle,
à quoi Mika Kares répond par une recherche d’incarnation vocale qui campe son personnage passant à son tour de la fureur au chagrin en passant par la pitié. Pendant ce temps, ça crapahute à quatre pattes dans la cale de l’écorché de bateau. Dans les bras de son ex-ennemi, Simon lâche à sa fille : « Dieu m’accorde d’expirer dans tes bras. » Côté mise en scène, c’est donc la fête du slip. Il est temps que cessent ces âneries. Le doge meurt après avoir désigné son successeur (comme il est mort, il sort de scène en marchant et file vaquer sur son vaisseau fantôme), le chœur se lamente, un grand crescendo salue l’arrivée du fantôme, et ite missa est.
Gros-Jean comme devant, nous ne pouvons qu’applaudir mollement, confit dans notre désarroi. Certes, Simon Boccanegra n’est pas le plus passionnant des drames verdiens, mais il est habilement
- tissé de dispositifs vocaux variés,
- semé de grands airs et duos spectaculaires,
- habillé avec savoir-faire par un orchestre bien exploité et un chœur aux couleurs multiples.
Reste que ce qui se passe et ne se passe pas sur scène ce soir-là nous dépasse et nous laisse sur le bas-côté. Tout nous paraît
- vide
- de théâtre,
- de tensions,
- d’émotions,
- soucieux de ne pas traiter l’histoire dans
- son immédiateté,
- sa vigueur dramatique,
- sa vocation émotionnelle (avouons notre vulgarité : c’est aussi pour ça qu’on vient à l’opéra…),
- gâché par des ajouts et effets (rôle muet, vidéos soulignant la vacuité plus que ne la comblant, etc.)
- inutiles,
- grotesques et
- parasites,
de sorte que l’on échoue à s’émerveiller. L’indifférence nous empêche
- de vibrer pour Amelia ou Simon,
- d’admirer les chanteurs,
- de jouir de la fécondité apportée par la conjonction
- d’un grand orchestre dirigé par Thomas Hengelbrock,
- d’un chœur sollicité dans des fonctions multiples, et
- de solistes qui font ce qu’ils peuvent pour que l’échec de la mise en scène affecte le moins possible leur solide prestation – tout en ayant sans doute conscience de l’effet produit par la mise en scène sur le spectateur.
C’est vaguement
- triste,
- révoltant,
- écœurant – en un mot :
- naze
d’assister à un spectacle comme en n’y étant pas ; et c’est peu de dire que, en dépit du succès de The Exterminating Angel, l’on craint le plus médiocre pour le prochain Ring programmé en ces lieux et confié à Calixto Bieito,
- sa paresse,
- ses clichés
- (ah ! la nudité !
- ah ! la vidéo !
- ah ! l’insignifiance des costumes d’Ingo Krügler et la pauvreté du décor de Susanne Gschwender !) et
- son hybris (ah ! la contradiction entre le texte et ce qui est demandé aux artistes !).
Fruits de la vigne – Domaine Striffling, « Les voleurs »
De sinistre réputation chaque année quand il se renouvelle dans les grandes surfaces et les troquets fiers de s’encanailler avec béret et jus crapuleux couleur cassis censé sentir le cassis et goûter le cassis alors qu’il s’en tient souvent à une saveur à la hauteur de son fumet de poisson trop fait et d’huile de vidange rôtie au soleil africain puis oubliée au bord du périph parisien pendant quelques années dans un vague terrain flou jouxtant un camp de zombies crackomaniaques, le Beaujolais, à l’instar du Languedoc jadis, héberge, en sus de piquettes qu’il vaut mieux ne pas challenger avec un gosier de jouvenceau (qu’il vaut mieux ne pas challenger tout court, en fait), de délicieuses cuvées. Parmi les domaines réputés, Striffling, géré depuis 12 ans par Guillaume Striffling en personne, est désormais de ces vignobles capables de commercialiser son blanc villages « Les voleurs » près de 15 € (13,5 € sur Internet, 14,5 € en cave à Paris comme chez Thierry Welschinger) alors que, dans sa propre estimation de gamme, le jus n’affiche qu’une étoile sur trois.
La robe est taillée dans du jaune clair. Elle joue sur une transparence et des éclats pour le moins aguicheurs.
Le nez est discret. On y croit déceler quelque chose de végétal, peut-être de fruité s’ouvrant vers l’agrume. Modeste mais appétissant.
La bouche part sur le beurré acidulé des chardonnay bien travaillés. Elle s’appuie sur une direction minérale qui guide le gourmand, un peu de poire épicée dans le clapet, vers une finale longue et généreuse contant fleurette, nous semble-t-il, à la framboise.
Le mariage avec un miniplateau de fromages n’a rien d’exotique. C’est une cérémonie joyeusement polygame où la fraîcheur du liquide fricote souplement et sans rougir avec les trois compères qui lui sont proposés ; et chaque membre du quatuor vole de danse en danse, en pensant se trouver
là où ce qui n’a pas de regard s’étiole
peu à peu : la fleur d’oranger trop tôt cueillie,
la promesse oubliée, l’ombre d’une île
entrevue et remise à plus tard – nous dirons :
où donc étais-je, là-bas, si je n’ai pas dansé ?
(Guy Goffette, Éloge pour une cuisine de province suivi de La Vie promise [1991], Gallimard [2000], « Poésie », 2002, p. 247)
Irakly Avaliani, Intégrale Brahms volume 1, L’art du toucher – 3/10
Après une première ballade profonde, une deuxième synthétique, voici la troisième des quatre œuvres composant l’opus 10 de Johannes Brahms, à la fois ballade et « intermezzo ». Plus brève pièce du quatuor, elle précède la plus longue – de loin : 3’30 contre 10′. Dans le précédent épisode, nous avons montré comment, par le jeu
- des tonalités,
- des modes et
- des tempi,
le compositeur a organisé ces quatre pièces en un tout cohérent, et comment, par son interprétation, Irakly Avaliani semblait en avoir tenu compte – même si nous en avons fractionné le compte-rendu pour éviter d’infliger de trop longues notules aux curieux qui nous font l’amitié de feuilleter cet espace. La troisième ballade en si mineur et 6/8 (donc à la fois ternaire et binaire puisqu’elle peut contenir deux groupes de doubles croches par mesure) est ouvertement allegro, ce que les précédentes n’étaient que par interstices. D’emblée, le pianiste travaille le contraste et la complémentarité entre
- tonicité,
- accent et
- rythme.
La tonicité, c’est la capacité de rebondir à partir d’un appui. L’accent, c’est l’effet qui oriente l’écoute soit vers le temps, soit vers le contretemps. Le rythme, c’est la régularité dont le respect permet
- de faire sourdre un balancement (notamment en ternaire),
- d’assurer la dynamique (notamment en binaire) et
- de laisser émerger le groove,
ce dernier étant entendu comme la capacité du musicien à irriguer la régularité de la partition avec une irrégularité intrinsèque, suscitée grâce aux effets d’attente, à la tonicité et aux accents. Tout se tient ! Ceci est certes inscrit dans la composition elle-même, mais il incombe à l’interprète d’en rendre la magie grâce à son art du toucher.
Or, sous les doigts d’Irakly Avaliani, les marteaux deviennent des pois mexicains : ça jaillit, ça pivote, ça cavalcade et s’engouffre sous le buffet du salon avant de réapparaître quand on pensait, presque soulagé, l’affaire emmaillotée dans la poussière sale et collante du temps qui passe. Une telle énergie traduit le travail brahmsien consistant, dans ce premier segment, à associer
- ascensions légères,
- fusées descendantes parallèles et
- débordements de la mesure
- (octaves accentuées sur la deuxième croche,
- séries de deux croches répétées de part et d’autre de la barre,
- appui grave sur le dernier temps de la mesure).
Surtout, le compositeur mêle les astuces
- de l’itération qui permet à l’auditeur de se reconnaître (répétition
- des motifs clairement identifiables,
- des enchaînements entre les sections et
- du texte, grâce à la reprise) avec
- celles du mystère
- (fragmentation du propos,
- suspension du développement,
- absence de ligne uniformisante).
Signe que quelque chose de pas net se trame,
- la tonalité de Si se substitue à celle de si mineur,
- le rythme balancé se clarifie nettement et
- le propos se concentre dans l’aigu et le médium.
Le retour de l’ultra grave prépare
- d’abord le rappel du premier segment en si mineur,
- ensuite sa submersion par le mode majeur (cela constituera un pont avec la dernière ballade puisque la tonalité de Si majeur caractérisera le quatrième numéro de l’opus), et
- enfin le dernier mot laissé au mystère (tenues double pianissimo, discours épuré, insaisissabilité de l’appogiature finale qui contraste avec la durée des accords).
Rendre conjointement
- la vivacité,
- la diversité et
- l’ambigu mystère
de la troisième ballade : défi de taille, exécutant à la hauteur !
Pour écouter Brahms par Avaliani en vrac mais gratuitement, c’est par exemple ici.
Pour écouter les quatre ballades spécifiquement ET gratuitement, c’est par exemple là.
Pour acheter le disque, difficile, sauf si l’on est prêt à dépenser 70 € hors frais de port sur Amazon.
Sur les rails du grand Nord
Le grand Nord, pour un Parisien, commence, mettons, un peu au-delà du périphérique, vers Épinay, Villetaneuse, là où les sillons des trains de banlieue commencent à s’étoiler. Or, fut un temps où je fréquentais un peu plus que sporadiquement cette fameuse région du grand Norrrd, poussant même l’audace jusqu’à gagner Arras. En aventurier, j’en ramenais des anecdotes tantôt ébouriffantes, tantôt cocasses, même si l’essentiel de ce qui se passe en expédition reste, le doit-on préciser ? en expédition. Bien que les occasions de rejoindre ces contrées lointaines se soient espacées, certaines histoires, entendues, vues, retranscrites par ouï-dire et désormais fossilisées en chansons, ne se sont point effacées.
Inscrite dans le grand catalogue des chansons géographiques, section « chansons ferroviaires », « La gare d’Arras » vient d’entrer dans le cercle des chansons à plus de cinq chiffres d’écoute dans Spotify. N’en doutons point : les amateurs d’aventures à sensations fortes sont en fête – merci, public !