Guitarp duo joue de Falla, Debussy et Ravel (Solo musica) – 3/3
Après Manuel de Falla et Claude Debussy, c’est Maurice Ravel que le Guitarp duo a choisi de revisiter à travers trois numéros extraits des Miroirs et arrangés par eux-mêmes pour leur formation. Alors que le lien ténu entre les Estampes de Debussy et le titre du disque, Miroirs d’Espagne, était établi grâce à la pièce qu’ils avaient placée en premier, les interprètes ont choisi de garder « Alborada del gracioso » pour la fin.
La trilogie s’ouvre sur « Oiseaux tristes », le deuxième épisode du cycle ravélien, dont le compositeur assumait le projet programmatique d’évoquer « des oiseaux perdus dans une sombre forêt aux heures les plus chaudes de l’été ». Très lentement, la harpe dégaine les premiers contrastes d’attaques avec de belles harmoniques pour mimer ou plutôt transposer la percussion du marteau qu’exige la partition sur la première note. Le duo, séparé par la stéréophonie, organise le balancement avec un juste mélange
- de rigueur,
- de souplesse et
- d’habileté
rythmiques. Maurizio Grandinetti et Consuelo Giulianelli savent tour à tour prendre
- leur temps triste pour laisser les notes vibrer au creux des esgourdes de l’auditeur,
- leurs doigts à leur cou pour tresser la vitesse quand, un instant, elle surgit, et
- leur large palette de nuances pour s’approprier, autant que possible, la chaleur résonnante de la version pour piano.
En deuxième position de la sélection guitarpienne apparaît « La vallée des cloches » qui, d’ordinaire, clôt le recueil avec une partition écrite sur trois portées.
- Harmoniques,
- mélange des sonorités,
- suspensions et
- résonance des graves de la harpe
tissent les échanges mystérieux entre les cloches. Les complices rendent avec une virtuosité presque intérieure la beauté de la complexité
- rythmique,
- harmonique et
- tonale
qui fait planer une musique dont l’efficacité onirique trouve un regain de fraîcheur dans les
- dialogues,
- entrelacs,
- superpositions,
- confrontations et
- symbioses
du duo. Le résultat, habilement non pianistique, pourrait être une façon d’inviter le mélomane à redécouvrir cette grande partition ravélienne.
Miroirs d’Espagne obligent, le parcours spéculaire s’achève avec « Alborada del gracioso », l’une des deux pièces du recueil à avoir été orchestrées par le compositeur… et l’un des plus redoutables apices du répertoire du vingtième siècle naissant.
- Hispanismes croustillants,
- swing caractérisé,
- contrastes d’intensité,
- secousses rythmiques,
- virulentes modulations et inflexions tonales,
- changements de tempo et de mesure
sont agencés avec une assurance et une habileté certaines. La transcription n’hésite pas – elle a raison – à
- octavier,
- doubler ou
- permuter les rôles.
Sans doute plus hispanisante qu’idiomatique, cette version n’ôte rien au brio ni à la poésie d’une partition majeure. Elle offre une lecture
- singulière,
- intelligente et
- solidement pensée
où, entre
- notes répétées,
- glissades maîtrisées et
- souplesse chirurgicale – presque chorégraphique – du geste commun
palpitent comme de juste
- le brio,
- le suggestif,
- le contradictoire et
- le songeur.
Ceci n’est pas l’Espagne ; peut-être en sera-ce un miroir ? À tout le moins, c’est un miroir tendu aux massifs ravéliens que Maurizio Grandinetti et Consuelo Giulianelli gravissent par des voies singulières. Si l’exercice peut paraître curieux, c’est qu’il excite précisément la curiosité des mélomanes prêts à libérer leurs esgourdes de leurs habitudes pianistiques ou, mieux, d’enrichir ces us par une autre approche. D’autant plus intéressant apparaîtra alors ce disque où les musiciens, moins farfelus qu’il n’y paraît au premier abord, font preuve
- d’un goût très sûr,
- d’une virtuosité remarquable,
- d’une audace assumée et
- d’une musicalité évidente.
Pour acheter le disque, c’est par exemple ici.
Pour l’écouter sur YouTube, c’est là.
Jean Dubois, « Mazurkas vaudeville », PIC (Ivry-sur-Seine), 8 novembre 2024
Jadis, de lui, nous écrivîmes :
Jean Dubois, c’est la chanson française comme on l’aime : c’est
- Renaud pas bouffé par l’alcool,
- Dylan pas grommelant,
- Brassens shooté aux amphètes, et
- notre Charlebois à nous, avec son côté
- « chanson à texte »,
- « chanson rock » et
- trouvailles musicales.
The times, they are a-changin’, et le résultat est là, hélas pour nous : impossible de resservir cette vieille sauce. Non que Jean Dubois ait déjà changé mais bien qu’il
- est en train de changer,
- veut changer,
- vit sa vie artistique comme un changement plus ou moins radical selon les saisons.
Comme une Anne Sylvestre – si magnifiquement habillée par François Rauber – reprochant à son public de la vouloir voir encore et encore avec « la guitare, les grands cheveux, et gling gling et tout ça »,
- le gratteux devient pianiste ;
- l’ACI donne dans la reprise ;
- le chanteur se revendique pleinement musicien.
En l’entendant revendiquer son choix de donner un récital « capricieux » et en l’écoutant claquer son premier instrumental, on pense à Jann Halexander qui, dans Ornithorynque, son dernier disque, débordait la chanson en proposant
- des textes récités (éventuellement chantés plus tard),
- des instrumentaux paraphrasant une chanson et
- des instrumentaux sans autre texte que leur titre.
Tout se passe comme si ces vieux loups de scène ne se satisfaisaient plus du carcan chansonnistique, tout spacieux et confortable soit-il. Pour bien le signifier d’emblée, Jean Dubois revendique les trois caractéristiques qu’il a données à son tour de chant-mais-pas-que-de-chant :
- la liberté,
- l’irréductibilité aux canons (pas que de rouge qui tache) qui va avec le premier item, et
- la polymorphie.
Le public adhère chaleureusement au projet, car il est patent que l’artiste n’est pas là pour
- se dérober,
- provoquer ni même
- « se réinventer » (on n’est pas dans Télérama ou sur France Inter, youpi).
Il est clairement en recherche gourmande d’autres
- horizons,
- éventualités,
- désirs et
- devenirs.
Il y a quelque chose non pas de Tennessee, hé non, mais de poignant dans ce refus de la photocopie de soi-même exprimé par un gars qui n’a ni l’intention ni la moindre probabilité de se « changer en prince ou en roitelet ». Quasiment sans métatexte, il explore son passé d’artiste télévisé via une émission peu appréciée des ceusses qui savent ce qu’il faut apprécier. Via Pierre Dumarchey-Mac Orlan et Léo Ferré, il se remémore sa « belle enfance », jadis magnifiée notamment par l’extraordinaire Catherine Sauvage et ses pianistes phénoménaux. Se chercher un avenir n’exige pas de renier ce qui fut mais d’accepter d’écouter le barouf voire le remue-ménage que laisse aux hommes l’insaisissable « temps qui passe », un monument discret de l’œuvre duboisique. Se chercher un avenir, c’est creuser dans les chansons
- intellectuellement plates comme l’encéphalogramme de Rachida Dati (mais moins horripilantes et plus efficaces que cette cumularde pensionnée car, elles, « on s’en souvient dès qu’on les entend ») ou auctoriales,
- francophones ou italianophones ou anglophones couleur rose ou whatever, en fait,
- de dériliction ou d’amour ébaubissant (« Splash »).
L’étonnement – au sens étymologique, peut-être – de l’assistance devant une telle palette s’exprime par des rires stupides d’autant qu’injustifiés musicalement, rappelant ceux qui accompagnaient le bouleversant « Femme piano lunettes » quand Barbara la disait sur la scène du Châtelet. La gêne d’une partie du public devant ce pas de côté artistique prouve que le chanteur frappe
- juste,
- précis,
- fort.
Son inclination presque insolente pour
- la mazurka,
- l’inattendu,
- les partitions où l’on « compte aussi voire surtout les temps où l’on ne touche pas terre »
résonne chez chaque spectateur d’une façon différente, sans doute, et c’est tellement bon signe dans un monde poussé à l’unanimité
- soumise,
- consensuelle et
- métrique voire paramétrique.
Ici,
- scottish biscornue ou danse à tomber,
- Noël effrayant par sa proximité ou la possibilité de son absence,
- propositions dissonantes puisque l’on arrive à rien tout seul et qu’il faut toujours quelqu’un pour t’en empêcher (telles ces chansons écolo ou non de Stéphane Cadé, un très proche de Jean Dubois, chansons avec lesquelles, ne fussent-elles pas incluses dans un éloge écolo des « mobilités douces » qui nous consterne par essence même si, nous, on fait que l’gasoil, nous n’avons jamais eu d’atome crochu, tant
- les textes nous parlent peu,
- poétiquement,
- diégétiquement et
- rythmiquement,
- la prosodie paraît inadaptée – en témoigne l’alourdisseuhment des syllabeuh muetteuh en fin de vereuhs, et
- la mélodie, des mots, des rimes comme des notes, nous émoustille autant qu’une risette de la pornographe Marlène Schiappa),
- les textes nous parlent peu,
- chansons formidables et espérées – parce qu’il faut bien contenter les duboisomaniaques dont est votre serviteur – sur
- le manque,
- Paris, ou
- le moment de verbaliser le love,
tout contribue à dessiner un nouveau « p’tit pays, pas très loin derrière » où la chanson
- se construit,
- se déconstruit, donc
- se reconstruit.
Ce 8 novembre 2024, Jean Dubois paraît nous avoir attiré moins au cabaret, lieu qu’il connaît sur le bout des paroles, que dans l’atelier de l’artiste.
- À l’harmonica,
- au piano,
- à l’être,
il parvient à associer sans chantage
- le chantier en cours (« il y a des travaux dans l’quartier », constate-t-on),
- les chansons du passé et
- le champ des possibles.
Au lieu de rester silencieux donc loin
- de son activité,
- de son identité et même
- de son devoir d’artiste,
l’homme-scène cherche à emmener ses spectateurs dans un ailleurs artistique en cours d’invention et pourtant déjà multiple. Avec une délicatesse qui n’est jamais renoncement à la brutalité (sinon, comme on s’en ennuierait !), Jean Dubois sait
- frustrer ses fans sans les décevoir,
- intégrer les curieux sans jouer l’affriolant,
- oser l’honnêteté sans être dans l’étalage impudique, de façon à rester de ces « gens qui doutent mais voudraient qu’on leur foute la paix de temps en temps ».
Le résultat est aussi audacieux que réussi. Par conséquent, tant que nous le pourrons, restant en amazone, nous continuerons d’avancer notre bouche et de croquer le talent
- exceptionnellement singulier,
- sincère et, selon la terminologie goldmannienne,
- envolant,
de cet hurluberlu hors norme, convaincu que ce sera toujours un plaisir et pas que celui (nullement négligeable ou honteux) de la nostalgie.
Je passe sur la route comme un âne chargé…
… dont rient les enfants et qui baisse la tête : c’est ce qu’écrivait jadis Francis Jammes.
- Apprentissage de l’humilité,
- introspection méditative,
- aspiration parfois douloureuse à la transcendance
animent le poème mis en musique pour orgue, trompette et soprano, et propulsé pour la première fois le 1er décembre 2019 en la chapelle du Val-de-Grâce.
Irakly Avaliani joue Johann Sebastian Bach (L’art du toucher) – 3/4
Sans doute soucieux de diversité, puisque c’est dans l’unité du multiple qu’apparaît la patte d’un compositeur, Irakly Avaliani choisit, après les fantaisie et fugue BWV 903 puis le concerto dans le goût italien BWV 971, de nous proposer la Deuxième partita en ut mineur BWV 926, composée de six mouvements ici captés en une vingtaine de minutes (à titre de comparaison András Schiff évacuait le problème en à peine plus d’un quart d’heure).
La sinfonia s’ouvre sur un segment bigoût, à la fois grave et adagio. On en apprécie le mix’n’match entre
- solennité,
- silence, et
- équilibre dosant percussivité, résonance pédalisée et silence.
L’andante de la symphonie surgit avec d’autant plus
- d’élégance,
- de fraîcheur et
- de délicatesse.
La mélodie festonne sur une walking bass très jazzy.
- L’art du chromatisme alla JSB,
- la finesse des rares ornements,
- le groove des questions-réponses et des contretemps
déploient une méditation hypnotisante qui se laisse soudain déborder par une embardée ternaire.
- La légèreté,
- la tonicité et
- l’habileté de l’accentuation
font de cette troisième partie un moment roboratif dont la solidité digitale de l’interprète rend avec habileté la musicalité. À son tour, l’allemande frémit d’ambiguïté :
- dansante, elle est cependant calée sur un deux temps inébranlable ;
- établissant un dialogue aussi clair qu’efficace entre les deux pattes du pianiste, elle privilégie cependant le rôle prépondérant de la main droite en ramenant çà et là la main gauche à son rôle d’accompagnatrice ;
- inexorable, elle s’offre cependant les sursauts qui, grâce à la science du phrasé d’Irkaly Avaliani, contribuent à son charme
- (ornements,
- triples croches de relance,
- deux en deux sautillants…).
La courante ternaire sait être
- prompte sans être brouillon,
- énergique sans être vibrionnante,
- cohérente sans être monolithique grâce, notamment, aux nuances choisies par le pianiste lors des reprises.
La sarabande, forcément ternaire elle aussi, prend le contrepied du mouvement qui la précède. Elle fusionne
- un tempo posé avec un allant serti dans la plus convaincante régularité,
- une rigueur métronomique avec une sensibilité qu’un toucher incroyable rend presque palpable, et
- la clarté du discours avec le soin gracieux d’éviter tout surlignement explicitateur, pédagogisme pédant ou sous-titrage prenant les auditeurs pour des lapins d’une semaine et demie.
Le bref rondeau, toujours ternaire (après
- trois blanches par mesure puis
- trois noires par mesure, voici que la partition concentre
- trois croches par mesure),
sait
- bondir (les staccati !),
- jaillir (l’impulsion donnée par les sauts de quinte !), et
- rendre ravissants les détails grâce à la précision de l’exécution (la très fine différenciation entre la durée d’une croche détachée et le surgissement d’une double après un quart de soupir !).
Le capriccio final revient au battement binaire. Il concentre les points d’attraction goûtés lors des cinq épisodes antérieurs, notamment
- les contradictions qui rendent vivant un contenu a priori engoncé dans des formes préétablies et sagement respectées
- (solennité et grâce,
- vigueur et légèreté,
- immutabilité du tempo et sensualité des nuances),
- la palette de touchers qui transforme un débit de notes en musique,
- l’excellence du phrasé qui
- éclaire le propos,
- galbe une dynamique et
- donne du souffle à cette épopée en doubles croches ininterrompues, ainsi que
- le parfait étagement des intensités rendant la polyphonie à trois voix
- foisonnante,
- gourmande et cependant toujours
- claire et distincte.
Une telle réussite, magnifiée par la prise de son nette mais point froide de Joël Perrot, réjouit d’autant plus qu’un dernier diptyque nous attend pour l’ultime notule, à venir, autour de ce disque jusqu’ici plus qu’impeccable : passionnant.
À suivre !
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Guitarp duo joue de Falla, Debussy et Ravel (Solo musica) – 2/3
Transition entre le premier cycle de de Falla et le suivant de Debussy, Homenaje du premier pour feu le second. C’est la seule pièce du disque jouée telle quelle, id est sans transcription. Habanera libre, la pièce exige que l’interprète, en sus de posséder une technique très pointue, sache aussi
- s’appesantir,
- sentir le juste moment pour poser notes et harmoniques octaviées, et
- créer un swing funèbre d’une belle complexité entre
- repères à la basse frottant contre agogique en général et changements de tempo en particulier,
- inégalités,
- arpèges,
- triolets de croches ou de doubles,
- quintolets voire sextolets de doubles,
- ornements, appogiatures et accents, etc.
Maurizio Grandinetti déploie avec une grande poésie
- la noirceur du morceau,
- son harmonie saisissante et
- sa brûlante brièveté sans cesse en ébullition intérieure.
Pour tuiler Manuel de Falla avec Claude Debussy, le Guitarp duo choisit de bousculer l’ordre d’Estampes afin de rester dans un rythme de habanera avec « La soirée dans Grenade ». Choix évidemment contestable, comme presque tout choix intéressant, mais qui témoigne d’un souci de penser le disque comme un récital cohérent et non comme un catalogue de possibles. À la harpe l’ambiance liminaire, à la guitare les harmonies hispanisantes. Si l’on se déprend de la délicieuse complexité pianistique originelle (enfin, « délicieuse » quand c’est pas toi qui joue, certes), on ne peut que saluer
- les ruptures de tempo parfaitement senties,
- les audaces harmoniques rendues avec grâce,
- la richesse des registres convoquées sans faseyer, et
- la belle capacité à traduire la ductilité du propos
- (rubato,
- agogique,
- caractère,
- tonalité).
Octaviation comprise, les complices veillent à rendre la complexité stimulante de cette pièce intermédiaire avec un à-propos jamais démenti.
Les estampes – mot que les auditeurs fantômatiques de Georges Brassens vénèrent, surtout avec des hanches quelque peu convexes – continuent donc par leur début, « Pagodes », en Si et sur un tempo « modérément animé ». Idéalement dessiné pour une harpe à laquelle se mêle une guitare tantôt harmonique, tantôt mélodique, le mouvement est rendu avec
- la juste exigence rythmique, tantôt souple, tantôt précise,
- le sens du dialogue stimulant, tantôt complémentaire, tantôt fusionnel, et
- le mystère ad hoc, tantôt onirique, tantôt swingué par des accents saillants.
Derrière l’exotisme de pacotille que cet arrangement dissipe du reste quelque peu, la proposition du Guitarp duo se révèle
- très intéressant,
- techniquement en place et
- musicalement fouillé.
Les « Jardins sous la pluie », passage indiqué « net et vif », convient également aux cordes grattées avec leur prédominance de simili arpèges qu’investissent avec aisance les deux complices séduisant par
- leurs permutations judicieuses,
- l’art d’habiter l’harmonie égrenée tout en faisant sonner le lead (donc les références aux deux chansons enfantines qui tiennent lieu de fil rouge et finissent par s’interpénétrer),
- l’habileté à détricoter l’enchevêtrement rythmique pour mieux plonger l’auditeur dans cette trame, ainsi que
- la faculté à rendre naturelles les brillantes modulations.
On ne peut que s’incliner devant
- un choix d’œuvre malin,
- une réinterprétation brillante et
- une capacité à rendre poétique le complexe.
Du meilleur augure avant les trois Miroirs de Maurice Ravel qui s’annoncent…
À suivre !
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Eragon en direct !
Eragon, c’est le livre qui a écrit beaucoup de ma vie. Parce que j’en ai traduit le premier tome, parce qu’il m’a ouvert mille portes et, finalement, fermé davantage. Dois-je le stipuler ? Sa nouvelle édition, illustrée par Sidharth Chaturvedi, me réjouit – et c’est pas si pire, je pense, de partager ici quelques réjouissances simples !
Et si un jour le flasque avait gagné le mur ?
C’est ce que l’on n’appelait pas, alors, une punchline, et pourtant… L’art poétique de Guillevic embrasait ses miniatures, entre
- suspensions,
- étincelles et
- éboulements
du langage. Dans ces interstices, j’avais cru bon, jadis (si, en 2019, c’est jadis), de glisser quelques notes de musique que des amis poètes de la musique avaient accepté d’endosser à l’occasion d’un concert intitulé Douze regards sur la vie d’un croyant fomenté en l’église du Val-de-Grâce grâce, justement, aux encouragements de l’organiste titulaire du lieu, le sieur Hervé Désarbre. À l’occasion du second récital que j’ai donné en ces lieux sanitaires et militaires à la fois, j’ai retrouvé quelques archives de ces regards. Voici celle qui fixe le premier regard sur
- la caresse,
- l’absence et
- les mains ou presque.
Irakly Avaliani joue Johann Sebastian Bach (L’art du toucher) – 2/4
Oui, ça fait mal de voir un artiste qui se fourre le doigt dans les œillesses, mais on l’a déjà dit alors on avance. Après la fantaisie chromatique et sa fugue (BWV 903, Irakly Avaliani poursuit son récital Bach avec le célèbre concerto « dans le goût italien » en Fa (BWV 971). Le premier mouvement est d’évidence et de tradition un moment vif, mais le compositeur s’est abstenu de toute explicitation tant, d’une part, le propos ne laisse aucun doute et, d’autre part, l’interprète doit être assez musicien pour déterminer le tempo juste dans sa vision de l’œuvre… même s’il est amusant de voir certaines versions arborer des indications fantaisistes comme « Allegro, noire à 104 ». Le mouvement-sans-indication-de-tempo est pris avec une faconde toute pianistique, fondée sur la distinction
- d’intensités entre parties orchestrale et soliste (topos du « goût italien »),
- d’articulations arbitrant les différentes
- accentuations,
- staccato et
- legato, et
- d’exposition du discours via le travail sur
- le phrasé,
- la respiration et
- le rythme (contretemps, enjambement de mesure, densité des triples croches formant de quasi ornements, etc.).
On apprécie la clarté (je n’ai pas fini ma phrase)
- des échanges polyphoniques,
- de la narration et
- des différents touchers,
ce qui n’est pas exclusif d’une pédalisation habilement conduite, au contraire : le texte étant retranscrit à la pointe-sèche, il s’habille avec goût du froufrou d’une résonance maîtrisée.
L’andante, ternaire et mineur, explore
- la mutation de registres (médium versus graves),
- le topisme associant l’accompagnement et la mélodie sublimement ornementée,
- l’harmonie entendue et le ravissement du chromatisme.
L’art du toucher by Irakly Avaliani rend miraculeuse la fausse simplicité du mouvement, tant la virtuosité n’est jamais uniquement pyrotechnie.
- La maîtrise des différentes nuances piano,
- l’art de la pédalisation sur un texte prévu pour énonciation sur clavecin,
- le contrôle du clavier (réglé par Jean-Michel Daudon), et
- la science du sourd comme du prééminent, id est de l’étagement du son,
participent d’une science émouvante de la boîte aux dominos d’ivoire.
Le presto final revient en majeur. Dans le duo,
- la tonicité se fait virtuosité,
- l’accentuation éclairage,
- l’art de nuancer narration.
La capacité de l’interprète à
- aller de l’avant,
- relancer,
- donner du souffle,
- étager les intensités,et
- laisser résonner la percussivité pianistique
ressortissent d’une musicalité puissante que l’on a hâte de découvrir multiple dans la Seconde partita (BWV 826), objet de notre prochaine notule sur ce disque plus que stimulant.
À suivre !
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Guitarp duo joue de Falla, Debussy et Ravel (Solo musica) – 1/3
Contrairement à ce que laisse entendre le titre du disque, il ne s’adresse pas au marché français (le livret cible les mélomanes germanophones et anglophones uniquement). Dommage, car il recense trois arrangements d’œuvres marquées par notre pays. L’un célèbre les débuts pianistiques parisiens de Manuel de Falla ; les deux autres hommagent, et hop, des compositeurs emblématiques de l’Hexagone. C’est le premier volet de cette fenêtre qui sera ici recensé.
Certes, l’on s’étonne que les arrangements – des Quatre pièces espagnoles de Manuel de Falla et des cycles suivants – ne soient pas signés, mais l’on a hâte de découvrir la version hispanisante from Italia proposée par le guitariste Maurizio Grandinetti et la harpiste Consuelo Giulianelli. Avec des titres aspirant, classiquement, à saisir la singularité de différentes provinces ou ambiances espagnoles, le cycle a lancé Manuel de F. dans le grand bal français. D’emblée, prévenons ceux qui ont dans l’oreille
- la puissance,
- la tonicité et
- l’énergie
d’une Alicia de Larrocha que, avec ce disque, ils risquent la bisque, et pas de hommard, ben voyons. À la furia des marteaux va s’opposer l’élégance un rien doucereuse d’un échange policé entre musiciens civilisés, grattant des cordes au lieu de les frapper.
C’est ce que laisse deviner « Aragonesa », le mouvement qui ouvre la danse. Les deux acolytes s’amusent à changer de rôles, comme les deux mains du pianiste, tantôt accompagnateurs, tantôt solistes. La précision des changements communs
- de tempo,
- de tonalité et
- de caractère
séduit sans encore tout à fait convaincre, le temps que l’oreille s’habitue : pourquoi la harpe, très guitaristique, plutôt qu’une seconde guitare ? sera-ce pour assurer une basse dont la résonance fait sens, en effet ? En réalité, pour créer une sonorité spécifique distincte de l’original, les complices semblent jouer sur la proximité quasi impressionniste des sonorités plus que sur leur complémentarité.
« Cubana », un moderato ternaire en La, travaille la complexité
- rythmique,
- harmonique et
- chromatique
sous l’apparente indolence du balancement.
- L’habileté,
- la musicalité et
- l’élégance
habillent la partition d’oripeaux moins puissamment coupés que dans la version originale mais pas moins soignés.
L’appropriation duettique de « Montañesa (paysage) » passe par un andantino tranquillo où la difficulté de nuancer les passages piano versus pianissimo tente de se compenser par
- la distinction du « chant bien en dehors » confié à la guitare,
- l’utilisation d’harmoniques,
- l’inversion des rôles fusionnant les sonorités,
- les octaviations guitaristiques des basses dans la coda, et
- l’efficacité chirurgicale des cordes grattées sur les passage marcato.
Dans « Andaluza », annoncé « vivo (très rythmé et avec un sentiment sauvage) », les complices jouent habilement
- les accents contre la puissance,
- le tuilage et l’unisson discordant contre l’univocité sonore, ainsi que
- l’échange de rôles contre la plate similitude.
Devant un travail aussi soigné, il faut sans doute que nous ayons un rien de snobisme compassé pour juger la chose
- joliment pensée,
- brillamment exécutée mais
- point tout à fait transcendante.
Vivement les prochains cycles français pour vérifier si, ces deux fois, la magie fonctionne !
À suivre !
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« Les ailleurs », Le Lincoln, 29 octobre 2024
Commencée comme une enquête radiophonique, Les ailleurs a été transformée par Sébastien Duijndam, son créateur, en une série de six épisodes vidéo dont deux étaient diffusés ce tantôt au prestigieux cinéma Le Lincoln qui jouxte les Champs-Élysées et ne nous est pas inconnu puisque nous y avons ploum-ploumé jadis au côté du chanteur Jann Halexander (qui apparaîtrait dans le sixième épisode) et des guitaristes Claudio Zaretti + Sébastyén Defiolle. Le pitch du documentaire : à travers quatre personnes (principalement), partir à la découverte de ces dizaines de compatriotes qui disent avoir été abductés, c’est-à-dire enlevés par ce que, pour faire simple, nous appellerons des extraterrestres. Le vidéaste a décidé de prendre son temps et fait donc de la longueur voire de la langueur un outil
- d’exploration,
- d’apprivoisement et
- de désimplification
de ce genre de témoignage choral. L’insertion de séquences extraites d’une vieille émission de TMC où apparaissait déjà l’une des protagonistes principales des Ailleurs surligne – peut-être un peu trop – la différence de démarches entre, d’un côté, une posture aguicheuse et presque ouvertement moqueuse, et, de l’autre, un désir d’approfondissement reposant moins sur une empathie surplombante que sur une apparente neutralité curieuse
- (pas de voix off, alléluia !,
- pas de sous-titre,
- pas même de véritable arc narratif).
Cette méthode n’incite sans doute pas au binge watching, chaque épisode paraissant assez dense en soi, mais elle permet de laisser émerger les deux facettes des « contactés ». D’une part, ils ont un récit à porter ; de l’autre, ce récit potentiel est dangereux car il les dénormalise. Ainsi, la question de la normalité apparaît comme le premier point saillant de cette enquête. Choix éditorial ou réalité du terrain, Sébastien Duijndam n’a pas choisi d’interlocuteurs particulièrement
- excentriques,
- farfelus ou
- cultivant ouvertement leur singularité.
D’un point de vue diégétique, on peut regretter ce casting dans un premier temps, car une diversité plus saillante des personnalités aurait donné du relief voire de la profondeur au récit. Cependant, dans un second temps, il semble que cette relative linéarité épouse le point de vue du réalisateur, qu’il s’agisse d’un constat ou d’un combat, actant que les abductés ne sont jamais des personnages résolument exotiques. Ils ont
- des failles,
- des traumas,
- des perplexités
donc sont parfaitement normaux. Que tous le soient, le visionneur trouve forcément cela un peu dommage ; mais, si tel est le cas, il lui faut transformer ce reproche en regret… même si, pour tel ou tel trublion, un peu
- de bizarrerie assumée,
- de tonicité dissonante,
- d’audace résolue,
on n’aurait pas craché dessus dans ce monde de rectitude macrono-retaillique où l’inculte ministre de la culture est toujours
- maire d’arrondissement (comme quoi, la culture ou la mairitude, c’est pas si prenant),
- une mère pensionnée à 2500 boules le mois (la vie est dure, mes choupinets, que voulez-vous ?), et
- une indigne lobbyiste pas accessoirement mise en examen pour corruption passive et abus de pouvoir.
La première question que pose le documentaire est donc celle de la normalité. Rencontrer un extraterrestre – le plus souvent être rencontré par lui – n’est pas la norme. Le prix à payer contre cette expérience extraordinaire, au sens propre, est une certaine discrétion (qui peut être étouffante) voire l’installation d’un tabou social qui consiste à ne surtout pas parler de ses expériences extraterrestres en société. Cela se voit sur les témoins floutés ou cadrés hors-champ ; cela s’entend dans l’absence de noms des héros du film, option peut-être maladroite sur la longueur car un prénom, aussi basique que cela paraisse, permet au visionneur de s’attacher davantage à un personnage. Chacun, ici, tient à mettre en avant ses
- stratégies,
- astuces et
- techniques
pour ne pas être taxé de fou, que ce soit par
- le mensonge (quand on est interné en psychiatrie pour une TS),
- la séparation des autres pour préserver son espace privé (quitte à développer une rhétorique survivaliste inattendue) ou
- la discussion en vases clos (avec les copines qui aimeraient bien être abductées ou au sein des groupes de parole de CERO France, association regroupant les personnes ayant le sentiment d’avoir eu un Contact ou fait l’objet d’un Enlèvement lors de Rencontres Ovni).
La rencontre extraterrestre transforme « une vieille dame » en personnage de série, mais elle l’oblige aussi à cloisonner son existence, parfois en refoulant la rencontre jusqu’à ce qu’un événement inattendu ou une séance d’hypnose régressive l’oblige voire lui permette de réintégrer l’épisode à son histoire. C’est que l’événement – qui peut être unique ou multiple voire très fréquent – est un choc à double titre : il révèle qu’une autre civilisation existe bel et bien, et qu’elle est en contact avec certains d’entre nous ; et il dessille les yeux sur la réalité que nous contemplons (« il faut enlever la buée sur nos lunettes », explique, amusé, un témoin confirmant la difficulté de boire un café quand, comme l’auteur de ces lignes, on est bigleux). La vérité n’est peut-être pas ailleurs, mais des ailleurs existent, dont les mystères sont systématiquement – autrement dit de manière peu catchy – justifiés par la supériorité intellectuelle et technique des extraterrestres.
En effet, la deuxième question abordée au fil des témoignages n’est pas celle de la crédibilité ou de la véracité des dires. Après tout, les témoins témoignent. Qu’ils aient rencontré un extraterrestre, qu’ils mythomanisent ou qu’ils aient juste déliré, au sens étymologique, pour un non-pratiquant, cela n’a aucune importance, même si l’on aurait aimé en savoir un peu plus sur les critères de non-intégration au CERO, par exemple, et le rôle des psychologues sévissant dans l’association. Les témoins, eux, portent une parole sur
- un vécu,
- un ressenti,
- une stupéfaction et, souvent,
- une incompréhension.
De sorte que la deuxième question soulevée par le documentaire est, intelligemment, celle de la verbalisation. Quand un témoin part dans la distinction d’espèces ou de races d’aliens qui n’est pas sans évoquer les affirmations d’un Sylvain Pierre Durif, autour du système
- des cités de lumière,
- des reptiliens et
- des Illuminati,
il propose un discours
- construit,
- architecturé,
- réfléchi,
à l’évidence nourri de lectures comparées ; et sa parole n’est pas plus ou moins captivante que le verbe hésitant ou rétractable d’autres interviouvés décrivant une scène puis revenant sur les mots forcément trop simplificateurs (récurrent « la table d’opération n’était peut-être pas une table d’opération »). Une très belle scène montre un témoin feuilleter un livre d’astronomie solaire pour désigner la vérité la plus à même d’être partagée : une teinte de bleu. Dans un monde au chromatisme chargé de traditions (les gris, petits ou grands, les petits hommes verts, la lumière éblouissante…), cette précision touche par sa volonté de cerner grâce au non-verbal une expérience qui, comme toutes les expériences fortes, est largement habitée par l’ineffable.
Sébastien Duijndam travaille volontiers cette problématique du dicible et de l’indicible en proposant des récurrences faisant signature tels que
- les gros plans, sorte de contrepoint au floutage, manifestant sur l’écran la puissance des coming-out assumés ici ;
- les scènes filmées par drones, qui proposent sans doute un écho à l’idée de civilisations extraterrestres nous observant de très haut, parfois même depuis près de quarante années-lumière ; et
- ce qui s’apparente parfois à des plans de coupe et servent tantôt de points de suspension, tantôt de détail qui, subitement, devient récit (émouvante et non seulement drôle scène de la courgette, légume-personnage important du deuxième épisode !).
À rebours
- d’une musique signée Julien Perez, hélas
- topique,
- redondante et surtout
- envahissante,
- d’un générique hamiltonien qui détone avec ce qui suit, et à rebours
- de visuels stellaires moins poétiques que clichés,
la caméra arrive par moments, parfois au prix d’un montage sursautant, à développer un langage spécifiquement visuel signifiant et porteur de réflexions. Elle n’hésite pas à travailler
- l’itération (procédés récurrents),
- le multiple (association entre différents plans et axes), et
- le parallélisme (scènes chez le coiffeur, par exemple).
Ainsi nous précipite-t-elle dans les affres de la troisième question, celle du sens. Dans les témoignages, tout se recoupe et tout diffère. S’agit-il des mêmes extraterrestres ? Que viennent-ils faire ici ? S’ils sont si géniaux, pourquoi s’embêtent-ils avec notre espèce sous-évoluée ? Nous voient-ils comme des pingouins à qui ils viendraient imposer une puce, sachant qu’aucun pingouin ne croira quoi que ce soit sur les non-pingouins et les puces ? Sont-ils amis ou ennemis ou les deux ? Ont-ils seulement la notion de l’amitié ou, en extorquant du sperme voire en trifouillant des stérilets, cherchent-ils à retrouver – de manière un rien singulière, on l’admettra – l’émotion qu’ils n’ont plus à force de clonage et de manipulation génétique ? Comme le dit une interviouvée dans le premier épisode, « je ne sais pas, on ne peut que supputer ». Il y a quelque chose de touchant, et ce terme n’a rien de désobligeant, dans ce grand balancement entre
- conviction assurée (j’ai été abductée) et désarroi structurel (je ne peux pas tout vous dire),
- savoir pratique (« ils viennent maxi à quatre heures du matin ») et fragilités intimes (« j’ai pas le droit de faire l’amour avec quelqu’un d’autre qu’eux, pourtant, je suis pas puceau, j’ai des enfants »),
- joie profonde et panique quotidienne,
- certitude de toucher à quelque chose d’hénaurme et interrogations youtubiques (« un son de pulsars, ça fera jamais autant de vues que le cul de Kim Kardashian »),
- gravité émue et, parfois, humour qui fuse.
La question du sens conduit les témoins à formuler des punchlines-clefs comme « j’aurais aimé qu’ils m’effacent la mémoire » ou « j’ai besoin de comprendre ». Aussi ne faut-il pas regarder Les ailleurs en espérant apprendre quoi que ce soit sur les supposés extraterrestres, ce n’est pas le sujet, et pour cause ! Ceux qui savent qu’il existe une autre civilisation le savent ; ceux qui pensent que c’est du bullshit le pensent. Restent
- l’humain,
- le besoin d’histoires,
- l’envie d’enjamber
- l’horizon,
- le possible et
- le probable,
- la fructueuse confrontation de l’individu et de l’immensité du monde, et
- ces petits quelque chose qui animent les fourmis que nous sommes sur une boule minuscule perdue dans la galaxie.
Les ailleurs cherchent, lentement, à nous rapprocher de ces essentiels. Malgré sa lenteur qui peut décourager le simple curieux, ce n’est pas son moindre mérite.