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Orlando Bass, “Préludes et fugues”, Indésens – 4/8

Orlando Bass après un récital à la cathédrale des Arméniens (Paris). Photo : Bertrand Ferrier.

 

Jusqu’ici, le disque d’Orlando Bass autour des préludes-et-fugues modernes nous a époustouflé tant par l’interprétation que par le choix de pièces rares et précieuses chacune à sa façon. Voici qu’il met sur son pupitre un diptyque d’Alfred Schnittke dont on croit savoir qu’il apprécie l’œuvre, en compositeur, pour

  • sa polymorphie,
  • sa science harmonique et
  • sa capacité à exprimer l’émotion dans des langages fort différents.

L’improvisation (écrite) liminaire contribue à repousser les limites du genre prélude-et-fugue non pas en trichant sur le concept mais en élargissant la sémantique. En effet, en sus des prélude-et-fugues pur jus, Orlando Bass a collecté

  • un prélude-récitatif-et-fugue ouï ce tantôt,
  • une passacaille-et-fugue et
  • une passacaille-intermezzo-et-fugue.

 

 

La subversion terminologique consistant à remplacer « prélude » par « improvisation » n’est certes pas une révolution : l’on sait par exemple que les préludes de Chopin sont réputés avoir été finalisés à partir d’improvisations ; et l’essence même du prélude-et-fugue est d’opposer une partie censément plus libre à la partie censément très corsetée de la fugue. Aussi Alfred Schnittke ne se prive-t-il pas de proposer un prélude à la fois

  • libre
    • (tenues,
    • silence comme si l’inspiration attendait de jaillir,
    • travail sur la résonance avec ou sans pédale) et
  • structuré
    • (principe dodécaphonique,
    • mesures de trois temps imperceptibles mais respectées,
    • grande précision dans les annotations).

C’est là que l’interprétation prend toute son importance. Son défi, passée la virtuosité que l’on finirait presque par banaliser tant elle est dégainée sans ostentation par le pianiste, consiste à respecter une lettre minutieuse et un esprit free, ce qui n’est pas sans faire résonner la réalité des compositeurs à l’ère soviétique (on pourrait se demander si ce n’est pas aussi le cas hic et nunc, quoique en moins dramatique) : libres d’écrire, mais avec un Komité derrière le dos pour juger de la compatibilité entre la production et la Doktrine. Alfred Schnittke s’attache donc à concilier

  • la liberté de l’improvisation,
  • la strictitude, et hop, du dodécaphonisme et
  • l’anticipation du râlage politique.

Pour rendre cette tension captivante, Orlando Bass s’attache à

  • sculpter l’harmonie grâce à une pédalisation (ou non) soignée,
  • varier les touchers d’intensité variée,
  • penser les nuances, oscillant parfois en quelques secondes entre
    • piano,
    • pianissimo et
    • mezzo piano (id sunt des intensités très proches) et
  • à incarner dans le clavier la quête de liberté joyeuse qu’expriment notamment
    • les brutales sautes de registre et d’intervalles,
    • les contrastes entre
      • traits,
      • notes répétées et
      • grondements graves soutenus,
    • les répétitions différenciées (en clair : c’est pareil mais pas tout à fait), ainsi que
    • la dissociation entre rythme théorique et réel
      • (triolet incluant un silence,
      • septolets,
      • points d’orgue,
      • appogiatures…).

 

 

La fugue s’élance en reprenant l’énoncé des douze notes fondamentales. L’interprète passionne et impressionne par

  • son sens du groove,
  • sa tonicité digitale et
  • sa capacité à rendre les mutations du mouvement grâce, par exemple
    • aux accents,
    • à la clarté des nuances engagées et
    • à sa capacité à penser la musique non comme une mélodie harmonisée mais comme une globalité incluant
      • attaque,
      • intervalles,
      • densité,
      • rythme et
      • son.

C’est

  • techniquement magistral,
  • artistiquement accompli,
  • musicalement séduisant

et, surtout, ça rend magnifiquement raison d’une partition destinée, fût-ce malgré elle, à faire headbanguer son auditoire – sur ce site, on aime le metal, on ne va pas s’en cacher .

  • Les contrastes,
  • les fusées de notes,
  • les accents

poussent à la jubilation tout en clarifiant un propos a priori plus que complexe, saperlipopette ! Le finale officiellement « maestoso »

  • n’hésite pas à solliciter des super fortissimi (« ffff » versus « fff » !),
  • associe
    • séquences de doubles croches virtuoses,
    • suspension mystérieuse et
    • tentation du cluster, puis
  • se laisse absorber par le désir de silence passant du triple piano à un quadruple piano irradié par l’indicible des suraigus.

Un diptyque

  • charnel,
  • vibrant,
  • émouvant.

De quoi donner plus qu’envie de découvrir le prochain combo choisi par Orlando Bass : une passacaille et fugue de Michel Merlet jamais enregistrée auparavant…


Pour acheter le disque, c’est par exemple ici.
Pour l’écouter gracieusement, c’est par exemple .

 

Pascal Vigneron – Le grand entretien – 3/7

Photo : Rozenn Douerin

 

Moins tête d’affiche que fomenteur d’affiches, Pascal Vigneron dénote, étonne et détonne dans le petit Landerneau de l’orgue. Musicien poly-instrumentiste, homme de réseaux mais pas de coteries, fidèle en amitiés artistiques mais pas monogame, estimé par quelques-uns des grands noms du métier au premier rang desquels Éric Lebrun, l’un des rares interprètes-compositeurs-pédagogues sur qui même les connaisseurs les plus vipérins (les connaisseurs, donc) de l’orgue peinent à postillonner leur venin, l’énergumène rassemble et divise à la fois. Sujets inflammables, convictions intimes, petits secrets, rencontres marquantes et brillantes réussites sont au programme de ce grand entretien où seront évoqués

  • le musicien,
  • l’organiste,
  • l’organologue,
  • l’organier numérique,
  • l’organisateur et
  • le studioman

que sont les mille et un pascalvignerons cachés derrière Pascal Vigneron.

 

Déjà paru
1. Devenir musicien
2. Penser l’orgue


Épisode troisième
Faire bouger l’orgue

 

L’orgue de Toul, cette Grosse Bête dont tu as chapeauté la restauration-reconstruction, illustre ta volonté de penser l’instrument comme un outil synthétique et non pas, comme ce peut être le cas çà et là dans telle ou telle église, dans telle époque voire telle région géographique.
Toul n’était pas fait pour avoir un orgue spécialisé. Le Schwenkedel était un orgue néobaroque. C’était le premier orgue de cathédrale construit après-guerre. Je le précise parce que l’époque est trrrès importante pour comprendre ce qu’était cet instrument mécanique de quatre claviers.

Il ne reste plus grand-chose de l’original…
Tu rigoles ? Nous avons gardé l’essentiel, le plus beau, le meilleur, tout simplement, et nous l’avons mis en valeur. Écoute, on vient de finir l’électrification de tous les claviers. Je peux te dire que, avant, quand tu jouais les quatre claviers accouplés sans l’électrification, fallait se mettre debout ! Tous les organistes qui sont passés depuis quinze ans disent pareil. En quoi cette modification invisible transforme-t-elle l’orgue ? Je vais te le dire : elle conserve l’identité de l’instrument et change la vie de l’organiste !

 

« À toutes les époques de la musique donc de la facture d’orgue,
on commet des erreurs »

 

L’orgue de Toul a donc gagné en répertoire ce qu’il a perdu en spécificité…
D’où sors-tu cela ? On n’a rien perdu, enfin ! Simplement, aujourd’hui, on peut tout jouer, tout, de Buxtehude à Messiaen. Tu parles d’un crime musical ! Et ces modifications ont toutes été pensée par rapport à l’existant, pas par rapport à nos petites convictions ou notre envie de nous faire plaisir ! Par exemple, avec Yves Koenig on a repris les noyaux d’anche : trop petits. De même, on a repris les mixtures, issues de l’époque Litaize donc très acides. Elles étaient trop petites ! Un autre exemple ? Au positif de dos (oui, je connais l’orgue par cœur…), une fourniture commençait comme Dom Bedos, c’était super… sauf que, à la deuxième octave, la cymbale sautait ; et, ça, c’était pas possible ! Donc on a recomposé la cymbale. Ce n’est plus comme avant, mais on fait mieux sonner ce qui était là avant. Imagine ce que ça donne : comme, au grand orgue, on a un Dom Bedos de cinq à sept rangs, avec la bonne cymbale, les quatre pleins jeux dégagent un sentiment de plénitude peu commun. Franchement, si ça, ça revient à dénaturer l’orgue aux oreilles des puristes, je souhaite à beaucoup d’instruments d’être dénaturés de la sorte.

Estimes-tu avoir déjoué toutes les chausse-trappes qui guettent des restaurations de cette envergure ?
Bien entendu, à toutes les époques de la musique donc de la facture, on commet des erreurs. Même si le résultat me paraît peu contestable, nous en avons donc peut-être commis.

Pourquoi ?
S’occuper de facture amène à aller dans un sens ou dans un autre. Or, personne n’a totalement raison et peut-être que personne n’a totalement tort. À Toul, l’ouverture de la voix céleste est formidable, parce que c’est une céleste assez douce, un peu comme une unda maris. Avec ça, on peut enregistrer l’intégrale de Messiaen, on l’a prouvé, mais pas que ! David Cassan va bientôt jouer la Troisième symphonie de Louis Vierne sur cet instrument, ça va être incroyable… d’autant qu’on va jouer le troisième mouvement, l’adagio, à deux orgues, en partant de la version pour orgue et orchestre que j’ai enregistrée avec orchestre d’harmonie. Je jouerai le départ en bas, ça va être dingue.

 

 

 

« Qui joue Elsa Barraine aujourd’hui ? »

 

Moralité ?
La restauration de l’orgue de Toul prouve une fois de plus que la facture d’orgue ne doit pas être une théorie ou une pratique bloquée. Par exemple, je sais où se trouve l’orgue de la salle Pleyel. L’instrument est incroyable ! La pression est monumentale car l’orgue était placé au-dessus de l’orchestre. Les sommiers étaient en okoumé, donc ils peuvent tenir deux siècles. Ce sont des sommiers à membrane…

Précisons deux choses. Un, dans l’orgue, un moteur produit de l’air, on le stocke dans un réservoir (c’est la différence avec un harmonium où l’air non utilisé est perdu), puis les sommiers gèrent l’envoi de l’air dans les tuyaux afin d’émettre le son demandé par le musicien… quand tout se passe bien. Deux, il existe trois types de sommiers : à registres (le plus fréquent, c’est une soupape qui libère l’air ou le maintient fermée), à ressorts (plus compliqué, une seconde soupape, actionnée par un ressort, contrôle le mécanisme) et à membranes.
Quand le sommier est à membranes, on n’a pas une laye avec une soupape mais on a un moteur électrique sous chaque tuyau. L’orgue de la salle Pleyel était composé avec les octaves graves et les octaves aigus réelles. Ça signifie que, au lieu d’avoir soixante-dix jeux, on en a trois fois plus. C’était fait exprès parce que l’instrument était mal placé, avec une clairevoie…

… donc derrière une barrière ajourée…
… de sorte qu’on ne l’entendait pas bien. Ces stratégies inventives ont été inventées pour lui donner sa personnalité et sa sonorité malgré tout, sous l’égide de Marcel Dupré. C’était une évolution formidable pour les salles de concert. En sus, cet instrument est le dernier Cavaillé-Coll. Son jument était l’orgue de Verdun. La console était identique – sauf que là, c’était Rambervilliers qui a complété. Bernard Dargassies, alors chez Danion, a démonté l’instrument de Pleyel, donc il le connaît à fond. Depuis quelque temps, je cherche un endroit où le réinstaller, mais il faut des sous – tu penses, soixante-dix jeux, une console mobile, c’est beau mais c’est cher !

On en revient au paradoxe apparent signalé au début : en fait, quand on parle d’instrument, on parle bien de projet musical car, malgré qu’on en ait, on ne peut pas tout jouer sur tous les orgues.
En effet, parler de l’orgue en tant qu’instrument, c’est parler de projet et, j’insiste, d’ouverture. À l’époque de Maurice Duruflé, les programmes des récitals, c’était pas que du Bach ou que du Clérambault !

Que du Clérambault, pour un récital d’orgue, c’est rare…
On le fait de temps en temps, mais pas toute l’année, merci ! Alors, si on veut donner un concert ouvert sur le public, donc avec un peu de musique ancienne, préromantique, romantique et moderne, il faut l’instrument qui va avec. Sinon, on se retrouve avec des compositeurs qu’on ne joue plus. Qui joue Elsa Barraine, aujourd’hui ? Qui joue du Jean-Jacques Grunenwald ? Tu entends souvent du Grunenwald ? Pourtant, il écrivait très, très bien. Il a composé aussi de la musique de film. Je l’ai connu à Saint-Sulpice. Je me souviens d’une fois où il discutait de son futur concert avec programmateur du festival de Masbourg. Il lui lance : « Je pense jouer du Clérambault… » Ç’avait du sens car Clérambault, comme Grunenwald, avait été organiste à Saint-Sulpice – sur le Cliquot, lui. Le type est un peu embêté parce qu’il sait que ce répertoire n’est pas la spécialité de l’artiste. Il balbutie : « Mais, maître, on a en a déjà joué l’an dernier, alors… » Et Grunenwald de se tourner vers son fils et, avec sa diction très vieille France : « Note : pas de Cléramabault à Masbourg ! »

 

 

 

« J’aime pas les esclaves »

 

Saint-Sulpice, voilà un orgue qui ne devrait pas être transformé de sitôt…
Non, on n’y touchera pas parce qu’il est dans son jus mais, même si peu l’admettront en public, rien n’empêcherait, en procédant avec beaucoup d’intelligence, de libérer les deux esclaves qui t’entourent quand tu donnes un concert, en installant un combinateur. Moi, j’aime pas les esclaves. Je préfère donner des récitals sans personne à côté de moi [pour tirer les jeux, NDLR], sauf éventuellement un assistant pour tourner les pages dans les longues pièces compliquées.

Le grand tabou de Saint-Sulpice, c’est le combinateur.
Je respecte infiniment cet orgue merveilleux mais, quitte à choquer, je ne vois pas pourquoi on n’oserait pas ouvrir publiquement la réflexion sur la création d’un tiroir sous les registres, à droite, que personne ne verrait. On y glisserait le combinateur. On ne toucherait surtout pas au magnifique système pneumatique ; sauf que, derrière les tirants de registre, où on a énormément de place, on mettrait un moteur derrière chaque tirant. Si bien que, à chaque changement de registration, ton assistant se contenterait d’appuyer sur le séquenceur. Ça n’abîmerait pas le moins du monde le patrimoine, et ça irait dans le sens de Louis Vierne qui disait : « Le véritable élément de vie, dans l’art, réside dans l’évolution. Ne renonçons à aucune conquête d’aucun temps, mais utilisons-la à l’exclusion de tout autres système préconçu. » Tu sais pourquoi il disait ça ?

Non.
Parce qu’il était allé aux États-Unis. Il faut toujours s’ouvrir l’esprit et ne pas être obnubilé par sa vérité. Je me souviens de Jacques Amade, un organiste extraordinaire que le mari de Marie-Claire Alain n’aimait pas pour des raisons qui le regardent. À un moment, le mari de Marie-Claire se tourne vers elle et s’offusque de l’interprétation – je le dis en termes mesurés. À quoi Marie-Claire répond cette phrase : « Mais laisse-le, si ça lui fait du bien ! » Magique, non ?

 

À suivre !

 

Irakly Avaliani, Intégrale Brahms volume 1, L’art du toucher – 7/10

Première du disque

 

Voici le troisième épisode sur les quatre prévus pour évoquer les Huit pièces pour piano opus 76 de Johannes Brahms par Irakly Avaliani. Après quatre pièces bien rangées (les caprices d’un côté, les intermèdes de l’autre), tout s’mélange pour la seconde mi-temps du match : d’abord un caprice, puis deux intermèdes, et enfin un dernier caprice.
Le caprice en do dièse majeur et en 6/8 (à l’heure où nous écrivons ces lignes, la pièce n’est pas disponible sur la play-list YouTube reprenant le disque) est indiqué « agitato, ma non troppo presto ». En effet, c’est bien l’agitation qu’en traduit le pianiste en distinguant

  • le rythme des noires qui guident la ligne mélodique,
  • le motorisme des croches au grondement chromatique,
  • le groove des basses opposant au ternaire de la main droite le binaire de la main gauche (trois noires à dextre, deux appuis à senestre) et
  • l’aspect tourmenté de la musicalité
    • (minicrescendi-decrescendi,
    • concentration des registres dans le médium grave renforçant l’efficacité des notes plus aiguës,
    • surgissement des contretemps « sostenuto » puis des doubles croches à l’alto…).

Tout cela est à la fois

  • très net et pas clair,
  • précis et remuant,
  • cadré et débordant,

bref, agité.

  • La colère des octaves graves,
  • le ressassement et la répétition, ainsi que
  • la confrontation des mesures binaires et ternaires

conduisent le morceau à développer vraiment un caractère capricieux qui fait tour à tour

  • tonner,
  • murmurer,
  • tanguer,
  • hésiter,
  • s’ébrouer,
  • s’emporter puis
  • exploser (chose rare chez ce musicien !)

le piano. Dans cette atmosphère orageuse, Irakly Avaliani fait valoir

  • son intériorité musicale aux piani caractéristiques,
  • son intégrité interprétative privilégiant la lettre de la partition à sa réinterprétation sous couvert d’émotion artistique, et
  • la solidité de sa vision musicale qui lui permet de dessiner une continuité derrière la rhapsodie sans écraser les contrastes.

 

 

L’intermezzo en La, « andante con moto » comme la quatrième ballade, est affiché à 2/4 mais prolonge la tension précédente entre trois temps et deux fois un temps et demi. Cette fois, Johannes Brahms associe

  • le 6/8 des triolets au 4/8 de la basse, puis
  • le 3/4 de la main droite au 2/4 de la main gauche, et enfin
  • un peu des deux modèles ensemble, sinon, c’eût été trop simple.

Les reprises permettent de se goberger

  • de l’étrange balancement,
  • du rythme volontiers dissocié,
  • de l’association entre clarté de l’articulation et onctuosité de la pédalisation, ainsi que
  • du spectre des nuances allant du piano au mezzo forte.

La modulation en fa dièse mineur poursuit cette association entre binaire et ternaire jusqu’à ce que la reprise sans transition du motif liminaire nous ramène

  • au soleil du majeur,
  • aux irisations du chromatisme grave et
  • aux mystères d’un apaisement sous forme de résolution que l’on doit appeler sérénité…

et que la coda et sa fin brève ne sous-titreront pas. Dans une prochaine notule, suite et fin du voyage en miroir avec l’intermède et le caprice qui concluront notre parcours de l’opus 76.


Pour écouter Brahms par Avaliani en vrac mais gratuitement, c’est par exemple ici.
Pour acheter le disque, difficile, sauf si l’on est prêt à dépenser 70 € hors frais de port sur Amazon.

 

Tristan Pfaff et Gaspard Dehaene, Showroom Kawai, 30 avril 2024 – 1/2

Gaspard Dehaene au Showroom Kawai, le 30 avril 2024. Photo : Rozenn Douerin.

 

Il flotte un air de fête, cette veille de 1er mai. Il fait à la fois frais et chaud. Aux marges d’un quartier peu réputé pour sa convivialité alla francese, les terrasses des bistros débordent pourtant. Au fond du presque discret magasin de démonstration des pianos Kawai, deux pianos de concert Shigeru Kawai ont été presque emboîtés pour présider à un récital. Plutôt que de se terrer dans leur loge, Tristan Pfaff et Gaspard Dehaene procèdent aux derniers préparatifs scéniques et saluent le public comme si les artistes, avant un concert, étaient des gens normaux. Air de fête, vous dit-on.
Même topo pour le programme de trois quarts d’heure théoriques qui s’avance, en préparation du festival de La Roche-sur-Yon où les deux hurluberlus joueront ce samedi, et s’ouvre par le Carnaval des animaux de Camille Saint-Saëns, avec récitant claquant les textes de Francis Blanche, s’il-vous-plaît – le transcripteur n’est pas mentionné, sera-ce Ralph Berkowitz, le plus célèbre ? Camille Saint-Saëns, comme tout compositeur barbu de musique classique du dix-neuvième siècle (un genre particulier), n’était pas spécialement réputé pour ses talents comiques. Quand, en 1886, il ose proposer cette « grande fantaisie zoologique », il ne tarde pas à s’en mordre les doigts. En effet, cette suite de quatorze épisodes ne manque pas d’humours efficaces qui ne peuvent que déstabiliser les notables s’étant assis sur un balai et constatant malgré qu’ils en aient, les maudits hères, que peuvent faire fort bon ménage

  • facétie,
  • savoir-écrire et
  • talent.

Après que Bertrand Périer, en dépit de ses tics peut-être trop séducteurs d’avocat

  • prestigieux,
  • expérimenté et
  • top level (Conseil d’État et cour de cassation, ça rigole plus),

pédagogue in vivo et ex libris de « l’art oratoire » pris dans ses astuces efficaces

  • (silences appuyés,
  • regards portés,
  • respirations Stabylo),

a convaincu, en une prise de parole (on pense aux théories pragmatiques de Jean Sommer, l’ex-chanteur incroyable devenu coach vocal, hélas) qu’il allait contribuer – contrairement à ce que nous avons peut-être laissé entendre – à la réussite du projet en saisissant l’auditoire par son surjeu grâce à trois atouts flagrants

  • (l’intelligence du texte,
  • la science de ce-que-c’est-de-parler-en-public,
  • la gourmandise des mots),

l’arrangement pour deux pianos – mais si, la phrase va bientôt finir – convainc dès l’introduction et la solennelle « Marche royale du lion ». Les effets

  • de confrontation entre les deux mastodontes à cordes et marteaux,
  • de caractérisation du personnage et de la situation, et
  • de pittoresque animalier réinventé à l’aune de l’humain

effacent presque la virtuosité requise, laissant la jubilation l’emporter sur la technicité – pour les auditeurs, évidemment, mais, semble-t-il quelque peu aussi pour les interprètes. « Poules et coqs » ouvrent aux oreilles le royaume du staccato permettant aux gallinacées de picorer.

  • Nuances,
  • percussivité et
  • musicalité

ne sont certes pas contradictoires avec un morceau à programme ! Les petites saucisses courent à l’unisson après les « Hémiones », offrant de s’ébaubir devant

  • le groove (accents),
  • la célérité roborative et
  • le parallélisme ébouriffant des deux ploum-ploumistes.

Notes répétées et octaves dessinent alors un Offenbach à rythme de « Tortues ». Par-delà le réinvestissement de l’intertexte, savoureux pour les mélomanes, Tristan Pfaff et Gaspard Dehaene parviennent à installer une atmosphère qui désamorce toute réductibilité de l’œuvre à une blagounette pour fins « connoisseurs » (en français dans le texte). De même, « L’Éléphant » échappe à la seule lourdeur signant la conception humaine du pachyderme en caractérisant les différents registres et en équilibrant la récurrence du thème avec ses commentaires. Camille Saint-Saëns et ses porte-voix refusent l’univocité : la stéréotypie iconique (ce qui fait que l’on « reconnaît » un animal à travers les notes) est volontiers subvertie par des propositions annexes – comme dans cette évocation des « Kangourous », où les sautillements plus dansants que bondissants irriguent les deux pianos mais savent aussi s’apaiser sans perdre l’attention de l’auditeur… au contraire. Soudain, après

  • la terre de l’éléphant,
  • l’air des kangourous sauteurs, voici
  • l’eau de l’« Aquarium ».

C’est l’un des deux hits de la suite, que la qualité de la transcription et l’habileté des interprètes honorent. Nous voici nous réjouissant

  • de la magie liquide délivrée par des doigts déliés,
  • du vertige étonnant provoqué par des synchronisations remarquables, et
  • des contrastes lumineux

qui, ensemble, rendent joliment justice à des trouvailles harmoniques pourtant souventes fois entendues. Des « Personnages à longues oreilles », ces ânes qui, pour le carnaval, « ont mis un bonnet d’homme », les deux complices expriment

  • les interrogations,
  • les dialogues et
  • les suspensions.

Nul braiment, vraiment, ici, mais une intériorité qui sonne juste et marque la confiance des pianistes dans la musique, au-delà du côté plaisant de l’imitation conventionnelle. Sur un principe similaire, le « Coucou au fond des bois » et son motif répété, nous signalent les musicologues numérologistes, à vingt et une reprises (heureusement, c’est pas du Bach donc on peut s’épargner la symbolique kabbalistique de la chiffristique appliquée à la musique), joue à la fois sur

  • l’imitation loin d’être messiaenique de l’oiseau et du froufroutement sylvestre,
  • les échos rebondissant d’une hauteur et d’une nuance l’autre, installant comme une spatialisation stéréoscopique du décor et des personnages, ainsi que sur
  • la variété
    • de touchers,
    • d’accents et
    • d’intensités.

On ne quitte point l’ornithologie pas très parkerienne en nous enfonçant dans la « Volière » dont l’atmosphère intense et les parallélismes pianistiques enveloppent l’auditoire avec une efficacité saisissante. Les oiseaux suivants passés sur le grill de CSS sont les « Pianistes », et l’on ne doute pas que les deux énergumènes s’escrimant devant nous ont sans doute beaucoup souffert pour monter ce mouvement, peu habitués à jouer

  • mal,
  • pas en rythme et
  • en léger décalage.

Comme espéré, ça joue affreusement faux : un délice. Les très réussis « Fossiles » évoquent à la fois

  • l’animalité des corps sédimentés,
  • la proximité avec notre condition de mortels (si, si) et
  • la question de la vie après notre mort.

On pense à Barthélémy Saurel, l’un des grands chanteurs avec du texte dans ses musiques, qui affirme aspirer à être « incinéré au bois de hêtre » parce que

 

J’veux pas qu’que’qu’ chos’ m’arriv’ sans savoir c’qui m’arrive,
et, surtout, je n’veux pas qu’un cadavr’ me survive.

 

Tristan Pfaff et Gaspard Dehaene déploient avec élégance

  • tonicité d’articulation,
  • allant rythmique et
  • phrasé énergique

qui auréolent cet épisode tragique et drôle d’une musicalité ayant harmonieusement digéré les citations en général et les autocitations en particulier. De quoi ouvrir la cage au « Cygne », second grand hit de la suite. L’œuvre a beau être usée jusqu’à la corde pour nos oreilles contemporaines, elle saisit, poigne et bouleverse dès que les interprètes trouvent la juste mesure entre gestuelle de faquin

  • secouant sa crinière de geai,
  • yeux fermés,
  • corps tordu

pour souligner à quel point l’artiste est ému (alors qu’on s’en fout, de son émotion, on est égoïste, c’est nous qu’on veut être ému) et froideur mécanique tentant de contrebalancer la posture en plastique de certains violoncellistes télévisuels de frère en frère, quel que soit leur incontestable savoir-faire (c’est ça, le pire !). Voici donc venu le temps d’une pièce pas rigolote, au point qu’elle était la seule que CSS autorisât à être jouée après que les glandus, faquins et autres peigne-zizi eussent vilipendé son Carnaval parce qu’il était souvent rien chouette et rigolo. Le projet programmatique demeure, mais le chant du cygne et de la suite résonne différemment.

  • Clapotis lacustre d’une grande précision,
  • précieuse répartition de la mélodie entre pianistes et registres,
  • souplesse de la circulation du lead entre interprètes,

tout cela est exécuté avec justesse et maestria. Reste le finale, sorte de synthèse des treize précédents épisodes tant il concatène l’art triple de la citation musicale :

  • citation d’œuvres allogènes d’autres compositeurs,
  • citation d’œuvres allogènes de CSS,
  • citation du Carnaval des animaux lui-même.

Ouvrant grand le spectre des possibles pianistiques et rendant ainsi hommage aux pianos à queue de Kawai, la puissance invitante (même si l’on n’est pas toujours certain que leur réglage n’aurait pu être optimisé et égalisé – problème de budget, probablement, comme pour les programmes offerts aux spectateurs !), Tristan Pfaff et Gaspard Dehaene profitent d’une séquence riche et d’une transcription à la hauteur pour

  • maximiser l’usage des registres de leurs instruments,
  • jubiler à travers le jaillissement trépidant des staccati,
  • ajuster la pédalisation qui, tout en compensant la sécheresse de l’acoustique, veille toujours à ne pas mordre la netteté
    • du discours,
    • des échanges et
    • de l’harmonie,
  • caractériser les changements de couleur, et
  • profiter au mieux de l’instrumentarium du jour (on sent que les pianos puissants s’opposent puis se cajolent puis s’excitent puis s’unissent, etc.).

Triomphe

  • assuré,
  • mérité et
  • joyeux

pour les pianistes formidables et pour le récitant parfait. Un air de fête, décidément, que la suite du concert va pourtant nimber d’un crêpe allègrement noir en chantant la mort et l’égalité…

 

À suivre !

 

À la nôtre !

Avec Debussy de la Lorette en Cornouailles, partenaire du double album « 44 ou presque ». Photo : Kuhuru.

 

En ce jour Ferrier, c’est l’occasion de fêter une double bonne nouvelle :

Je me souviens d’avoir écrit cette fredonnerie au moment où je préparais un tour de chant programmé à Ze Artist, un théâtre spécialisé dans l’humour. La première date était une sorte d’audition. Le patron était dans la salle. Si on faisait rire, on était reprogrammé. Moi, j’aime bien être drôle mais plutôt quand on ne me le demande pas. Alors, j’ai graffité une chanson pas drôle et je l’ai mise en ouverture du récital. Elle a beaucoup Ferrir. J’ai été reprogrammé. J’imagine qu’on a dû fêter ça au troquet.

 

 


Pour écouter 44 ou presque sur Spotify, c’est ici.
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Orlando Bass, “Préludes et fugues”, Indésens – 3/8

Première du disque

 

Orlando Bass en convient dans le livret de son disque que nous continuons de découvrir : ce « Prélude et fugue » de Karol Szymanowski est un peu une arnaque, dans la mesure où l’aspect construit du binôme est une illusion, les deux parties ayant été écrites indépendamment l’une de l’autre, le lien s’entortillant autour de la tonalité identique d’ut dièse mineur. L’illusion n’en est pas moins parfaite.Et alors ? Des sonates ou des œuvres orchestrales qui

  • rassemblent,
  • collationnent voire
  • concatènent, et hop,

des mouvements composés dans diverses circonstances et non à l’occasion d’un même projet créatif, l’histoire musicale en regorge, tant pis pour les puristes (étonnant que cette race existe encore, bref).

 

 

Le prélude, entre 6/8 et 12/8, s’avance

  • « Lento ma non troppo »,
  • rubato et
  • concentré dans des nuances privilégiant le pianissimo, le mezzo piano ou, dans les cas extrêmes, le piano.

Orlando Bass en illustre

  • la gravité
    • (registre,
    • tempo,
    • nuances,
    • legato des accords,
    • pédalisation),
  • le swing ternaire et
  • l’irrégularité à la fois
    • inscrite dans la structure du prélude
      • (tenues escamotant les temps forts,
      • mesures se dilatant puis se contractant,
      • frictions tonales voire modales se gobergeant d’un chromatisme savoureux),
    • accentuée par l’agogique à la guise de l’interprète et
    • stimulée par les indications incitant çà à jouer « poco avvivando », là « pochettino più.

L’illusion d’un prélude est parfaite, associant

  • des lignes brisées récurrentes pour charpenter le texte,
  • un allant qui ne fanfaronne pas et pousse donc l’auditeur à se demander où cet introït va le mener, et
  • une apparence d’improvisation qu’entretiendraient
    • les irrégularités sus évoquées,
    • les diastoles et sistoles des registres convoqués (tantôt graves, tantôt aigus, tantôt associés), ainsi que
    • les sursauts du flux discursif dont la tranquillité n’est qu’illusoire, la lave grondant dans le volcan, façon mini-Scriabine.

Dès lors, on se laisse absorber avec délectation dans une partition

  • d’une grande richesse harmonique,
  • d’une belle variété d’intensités et
  • d’une admirable construction débouchant sur un fade-out prenant.

 

 

La fugue,

  • andante,
  • binaire et
  • « sempre molto legato »,

s’avance sur un sujet zigzagant, pris dans une attraction descendante contre laquelle il tente de lutter. Pour nous laisser jouir de la tentation chromatique, Orlando Bass soigne

  • ses articulations,
  • ses respirations et
  • ses attaques.

La netteté du jeu contraste sciemment avec le déséquilibre profond du texte

  • (croches pointées – doubles,
  • exposition du sujet à cheval sur deux mesures,
  • appogiatures renforçant la claudication)

qui, lui-même, frictionne avec la sévérité contrapuntique de l’écriture. La seconde partie de la fugue s’enrichit

  • de trilles,
  • de doubles croches,
  • de tempi plus souples, ainsi que
  • d’une plus grande amplitude
    • de registres,
    • de nuances et
    • de touchers.

Résultat ?

  • La lisibilité de la polyphonie pourtant fort riche,
  • les délicatesses du toucher,
  • l’aisance technique,
  • la science de la pédalisation (magique jusque dans la coda) ainsi que
  • la capacité à rendre poétiques, captivants et même narratifs
    • l’harmonie,
    • le chromatisme et
    • le savoir-faire du compositeur

font de cette interprétation un moment suspendu confirmant le bien-fondé du projet. En effet, jusqu’à présent, le disque traduit la créativité – multiple, forcément multiple – qui sourd des contraintes quand un maître de l’écriture

  • les assume frontalement,
  • les peinturlure à sa façon et
  • se les approprie.

La prochaine étape promet : nous y aurons rendez-vous avec Alfred Schnittke !


Pour acheter le disque, c’est par ex. ici.
Pour l’écouter intégralement et gratuitement, c’est par ex. .

 

Pascal Vigneron – Le grand entretien – 2/7

Pascal Vigneron. (c) Quantum.

 

Moins tête d’affiche que fomenteur d’affiches, Pascal Vigneron dénote, étonne et détonne dans le petit Landerneau de l’orgue. Musicien poly-instrumentiste, homme de réseaux mais pas de coteries, fidèle en amitiés artistiques mais pas monogame, estimé par quelques-uns des grands noms du métier au premier rang desquels Éric Lebrun, l’un des rares interprètes-compositeurs-pédagogues sur qui même les connaisseurs les plus vipérins (les connaisseurs, donc) de l’orgue peinent à postillonner leur venin, l’énergumène rassemble et divise à la fois. Sujets inflammables, convictions intimes, petits secrets, rencontres marquantes et brillantes réussites sont au programme de ce grand entretien où seront évoqués

  • le musicien,
  • l’organiste,
  • l’organologue,
  • l’organier numérique,
  • l’organisateur et
  • le studioman

que sont les mille et un pascalvignerons cachés derrière Pascal Vigneron.

 

Déjà paru
1. Devenir musicien


Épisode deuxième
Penser l’orgue

 

Pascal, dans l’épisode liminaire de cet entretien, tu as tenté de dénouer un premier paradoxe : trompettiste par défaut, tu es devenu organiste par choix. Tu en as profité pour nous expliquer pourquoi, selon toi, l’instrument ne fait pas le musicien et réciproquement. Est-ce pas un second paradoxe de la part de quelqu’un qui a travaillé avec Selmer pour peaufiner la fabrication de la trompette, puis qui a conseillé la ville de Toul pour la restauration du grand orgue ? Finalement, l’instrument, ça compte, non ?
Bien sûr qu’il y a un lien entre l’instrument et la musique, mais ce lien existe entre tous les instruments et la musique ! Il est peu ou prou le même entre l’orgue et la musique qu’entre la trompette et la musique. Je te parle d’un état d’esprit, d’une exigence, d’une réflexion qui ne s’arrêtent ni quand on change d’instrument, ni quand on en pratique plusieurs en parallèle comme je l’ai fait.

De là à passer d’expert ès trompette à expert ès facture d’orgue, admets qu’il y a un pas et que vous n’êtes pas nombreux à l’avoir franchi…
Je te l’ai dit, mon but, c’était de faire de l’orgue voire de faire des orgues. Au point que j’ai suivi un CAP de menuiserie, dans ma jeunesse, avec un seul but : faire de la facture d’orgue. Donc j’ai appris à travailler le bois. Pas au niveau d’un facteur d’orgue, peut-être ; mais j’ai les bases. J’ai construit ma maison avec un studio d’enregistrement…

… on en parlera presque bientôt…
… eh bien, dans la maison, dans le studio, j’ai fait à peu près tout moi-même, sauf l’ossature bois. J’ai posé le parquet, j’ai isolé, etc. Pour ça, il faut quand même savoir manier les machines, les onglets, savoir faire une mortaise ou déligner une planche, etc. Les machines aident, c’est sûr, qui plus est en facture d’orgue. Regarde, Jacques Nonnet, un type extraordinaire qui était chez le facteur Giroud, il dispose de machines au millième. Du coup, quand ses collègues et lui posent une mortaise ou un chevron, c’est impeccable. Au dix-huitième siècle, ils devaient faire la même chose à la scie, ça leur prenait infiniment plus de temps et plus de personnel. L’évolution est impressionnante !

 

 

 

« J’aurais bien testé des chamades avec un cône de sax soprano »

 

Précisons que la menuiserie est souvent la base du parcours des facteurs.
Oui, la menuiserie et un certain esprit, aussi. Comme tu l’as dit, j’ai beaucoup travaillé avec Selmer. Je dois beaucoup à cette boîte. Elle m’a vraiment aidé à développer ma carrière.

J’ai lu que tu ne voulais pas être décrit comme leur essayeur mais comme un « collaborateur privilégié »…
Bon, tout dépend de ce que l’on entend par « essayeur ». J’ai effectivement essayé des innovations avec eux, mais j’étais partie prenante, je réfléchissais, je proposais, je discutais, je ne me contentais pas de venir souffler dans un tube ou une embouchure. La facture instrumentale m’a toujours passionné, peu importe l’instrument, encore une fois ! Avec Selmer, par exemple, on réfléchissait à la taille des ouvertures. C’est tout sauf un détail, si tu y réfléchis, parce qu’un corps sonore, que ce soit une trompette ou, dans un orgue, une flûte harmonique, son principe est le même. Ta pression de base, qu’elle s’exerce par un soufflet ou par le diaphragme, c’est pareil ; qu’elle fasse vibrer une anche ou des lèvres, c’est pareil !

Entre trompette et orgue, à t’en croire, tout ne serait que continuité.
Il y a des spécificités, évidemment. Cependant, il y a beaucoup de points de connexion. Par exemple, j’avais suggéré à Yves Koenig de tester des chamades en partant du cône d’un saxophone soprano. Ne rigole pas, c’est tout sauf bête. Selmer aurait pu s’y coller, mais ça ne s’est pas concrétisé. On aurait pu partir du huit pieds, prendre les cinquante-six ou soixante notes et imaginer un truc intéressant parce que le laiton utilisé chez les sax, surtout avec un vernis mat, brossé, argenté ou aurifié, est beaucoup plus épais. Ça aurait mérité d’être exploré. Dommage !

Sera-ce un signe de ce « manque d’ouverture » que tu dénonces ?
Possible.

 

 

 

« Michel Chapuis guidait les facteurs avec qui il travaillait »

 

Dans ta démarche, la facture d’orgue te permet d’emboucher, d’une part, ton savoir-faire et de menuisier et d’essayeur au sens que tu as spécifié, avec, d’autre part, l’aboutissement d’une réflexion sur la musique, le souffle et l’ouverture.
Disons que les choses se sont bien boutiquées, d’autant que, là-dessus, est arrivée l’aventure du grand orgue de Toul. J’avais déjà bricolé de belles choses ailleurs. Par exemple, j’avais rapatrié un orgue hollandais à la collégiale de Saint-Gengoult. Je l’avais récupéré en pièces détachées. Je l’ai remonté entièrement de A à Z. Je ne me hausse pas du col mais, pour mener à bien ce genre de mission, faut quand même avoir quelques notions. Cela étant, y a des domaines auxquels je ne touche pas.

Comme ?
L’harmonie.

Pourquoi cette limite ?
Parce que je pourrais essayer de m’y coller, mais je sais que ce ne serait pas bien fait. C’est comme la soudure : sans moi ! Il faut avoir la main. Il y avait un tuyautier chez Mühleisen que Julien Marchal a repris chez Koeing, il est extraordinaire. Il a vraiment une main magique. Il va d’un bout à l’autre, il met son blanc d’Espagne, il assure à chaque fois, c’est formidable. Donc, ça, je ne le ferai pas. Quand tu fais, il faut aussi savoir où t’arrêter. Michel Chapuis, qui était un ami, avait aussi cette lucidité.

Parfois, certains ne l’ont pas.
Non, même de grands bonshommes, même dans de grands endroits. Tiens, par exemple, il y a quarante ans, j’ai vu François Chapelet sortir des trompettes de l’écho pour les mettre en chamade avec des tuyaux. C’était saugrenu, mais ça ne se ferait plus, aujourd’hui !

La page Wikipedia de Michel Chapuis précise qu’il connaissait « la facture d’orgue pour l’avoir pratiquée lui-même, ce qui a simplifié ou compliqué ses rapports avec les facteurs d’orgue »…
Pfff, Wikipedia, qui lit encore ça ? La vérité, c’est que Michel connaissait plein de choses. Ça guidait les facteurs avec qui il travaillait, et ça les guidait en direction du bon sens. Aujourd’hui, les organistes qui mettent les mains dans le cambouis ne sont pas si fréquents. Par exemple, à Toul, à cause des peaux de cuir qui sont usées, on a parfois des pannes sur l’équerre qui remonte vers l’abrégé de pédale : j’y vais, je regarde, je répare, ça évite de faire venir un facteur pour un truc réparable sans lui.

 

 

 

« Je ne veux pas d’une société du clivage donc de la limitation »

 

Dans le premier épisode, tu évoquais aussi Pierre Cochereau qui, sans offense, avait sa réputation de bricoleur du dimanche…
Pierre bricolait comme un fou. Il bricolait même l’électricité. Quand je suis allé chercher son piano que je vais mettre dans mon studio d’enregistrement, Marie-Pierre m’a montré des fils qui couraient… Oh la la ! Il devait s’offrir de jolis feux d’artifice, avec ça, c’est sûr ! Mais c’était un gamin. Et alors ? C’est pas une performance, quand tu as son talent et son vécu, d’avoir su rester un gamin ?

Soit, mais contestes-tu que, même entre vedettes de l’orgue, les polémiques sur la facture soient légion ?
Bien sûr, s’apprécier, se respecter, ça n’empêche pas les bisbilles. Ainsi, Michel [Chapuis] avait expliqué à Pierre [Cochereau] que le départ de la pédale du Cavaillé de Notre-Dame, pourtant sur moteur pneumatique, était aussi immédiat que l’électricité… sauf que, sans l’électricité, tu n’as pas les combinateurs ou le crescendo pour des orgues de cette dimension. Les deux n’étaient pas d’accord ! De façon plus générale, ce que signifie cette anecdote, à mon sens, c’est que, en facture d’orgue comme dans la vie, les points de vue se discutent. Ils ne s’annihilent pas. Pourquoi opposer ce qui, souvent, peut se concilier et faire avancer ?

Je ne t’apprendrai rien en pointant le fait que la facture d’orgue ne vise pas toujours le progrès.
Mon Dieu, non ! Il y a tant d’orgues que l’on renvoie deux siècles en arrière, ces temps-ci, sous couvert du respect délétère d’une pseudo historicité ! À l’inverse, je pense à Pierre Pincemaille, avec qui j’ai donné beaucoup de concerts. Pierre était pour la synthèse. Il demandait : « Pourquoi, pour écouter du Couperin, il faudrait aller dans telle église, et pour écouter du Vierne dans telle autre ? »

Parce que, sur la plupart des orgues, on ne peut pas tout jouer, peut-être, et que certains font mieux sonner certains répertoires que d’autres ?
Je n’en suis pas toujours sûr. Surtout, je ne suis pas sûr que ce soit l’avenir de la facture. On vit de plus en plus dans une société de la spécialisation, donc du clivage, donc de la limitation. Il faut se méfier de ce réflexe sclérosant. Regarde à la trompette, à la clarinette, on peut tout jouer avec un seul type d’instrument !

Tu sais bien qu’il y a des instruments anciens : il y a des orchestres spécialisés dans le baroque, dans la musique romantique, avec des musiciens munis d’“instruments d’époque »…
Certes, mais on peut aller loin, comme ça, avec l’hyperspécialisation et les scléroses que cela entraîne. Moi, je ne suis pas sûr que ce soit souhaitable, donc je lutte en musique et en facture pour proposer d’autres solutions.

 

Pour découvrir gratuitement l’intégralité du disque célébrant la restauration de l’orgue de la cathédrale de Toul, c’est ici.
À suivre !

 

Irakly Avaliani, Intégrale Brahms volume 1, L’art du toucher – 6/10

Première du disque

 

Si les huit pièces pour piano op. 76 de Johannes Brahms formaient un poème, ses huit épisodes seraient des vers aux rimes tour à tour plates (AABB) puis embrassées (ABBA), avec

  • A désignant les caprices et
  • B les intermèdes.

Nous voici arrivé à la seconde partie des rimes plates, donc aux deux premiers intermezzi dont le premier s’avance en La bémol, affublé d’indications presque précises : il doit être à la fois gracieux et expressif.

 

 

Pour ce faire, le compositeur munit l’interprète d’une mallette à outils dont il doit savoir se servir. Parmi ces ustensiles,

  • le staccato de l’accompagnement,
  • les arpèges allégeant certains intervalles et accords,
  • des contretemps rebondissants,
  • une concentration du propos sur la droite du clavier, plus naturellement froufroutante que la section grave, et
  • des nuances contenues aux alentours du piano.

Assurément, Irakly Avaliani est un bon bricoleur brahmsologique, d’autant que sa pédalisation, enveloppante mais aérée comme l’exige la partition, caresse l’oreille. Ensuite, dans une partie B, l’air de rien, le rythme s’enrichit :

  • triolets dans une mesure binaire,
  • contretemps et
  • appogiatures mordant sur la mesure pour lancer les temps forts

contribuent à développer le propos. Enfin, dans une brève reprise des deux parties,

  • l’élargissement du spectre des aigus,
  • manière de synthèse et
  • mesure alanguie cédant au ternaire

enrubannent cette virgule musicale glissée avec délicatesse par les doigts d’Irakly Avaliani.

 

 

Le deuxième intermède monte d’un ton et se retrouve en Si bémol majeur, toujours « grazioso » mais, cette fois, « allegretto ». Ici, le balancement et la fluidité s’imposent grâce

  • au partage des rôles (lead au soprano, accompagnement aux autres voix),
  • à la collaboration entre la pédale d’alto à contretemps et le swing de la main gauche qu’elle complète, et
  • à l’hésitation tonale qui lance le morceau sur un F7 et s’amuse ensuite à masquer la dominante de Si bémol en multipliant les fausses pistes
    • (si et mi naturels,
    • sol dièse / la bémol,
    • pédale de sol à la basse laissant croire à une tonalité de sol mineur).

Dans cet étrange confort inconfortable (confort car très mélodieux, inconfortable car joliment instable), on goûte

  • la finesse du legato,
  • la netteté de la mécanique au sein de la mesure et
  • l’art d’Irakly Avaliani d’habiter la douceur pianistique en appliquant

    • nuances appropriées,
    • agogique habile car contenue, et
    • ductilité des piani, si l’on entend par « ductilité », terme chéri des critiques musicaux parce que c’est pas très clair ce qu’est-ce que ça veut dire, la capacité d’une matière à résister à l’étirement, en l’espèce
      • à changer de couleur sans changer de nature,
      • à paraître cohérente sans sembler stagnante, et
      • à garder la douceur d’une surface étale sans se soustraire au charme des irisations.

Nulle modulation ne parvient à perturber le calme de l’intermède. Mieux, celle qui ouvre la dernière partie semble entretenir cet apaisement joyeux en nourrissant la simplicité de l’œuvre ou, plutôt, la rassérénante apparence de simplicité qui sourd de la maîtrise du clavier par l’interprète

  • (égalité de toucher sur l’ensemble des registres,
  • conception d’ensemble du phrasé et non volonté didactique d’éclairer chaque partie,
  • capacité presque magique de faire sonner la mélodie sans étouffer l’accompagnement au swing indispensable).

Vivement les rimes embrassées que nous commencerons d’explorer lors du prochain épisode !


Pour écouter Brahms par Avaliani en vrac mais gratuitement, c’est par exemple ici.
Pour acheter le disque, difficile, sauf si l’on est prêt à dépenser 70 € hors frais de port sur Amazon.

 

Romain Watson, “Comment j’ai disparu” (2024) – 2/2

Première du disque

 

Récapitulons ce que nous avons pointé dans le premier épisode de cette notule : pourvu de racines assez profondes pour qu’il leur crie « Lâchez-moi », Romain Watson ne « comprend pas » la logique d’une vie où, tel Diam’s, il n’est pas d’humeur à ce que quiconque lui prenne la tête, même lui. Résultat, il préfère se perdre, disparaître « faute d’idéaux », à peine assez vivace pour espérer « échapper aux autres » en gagnant demain. (Suivez-moi pour d’autres résumés discographiques.)
On en était donc là, à ne pas savoir si le fait qu’aujourd’hui n’existe pas signifiait que le chanteur était mort ou que demain était déjà arrivé, quand survient une chanson proclamant que « Demain n’est plus important » à force de « devoir tous les jours vivre sans toi ». Assez de faux suce-pince : on ne saura pas qui est ce « toi ».

  • Une jolie demoiselle ?
  • Le fantasme d’une identité recomposée ?
  • L’image de l’artiste dans le miroir de sa psyché (« je suis moitié, tu es l’autre moitié ») ?

 

 

Chez Romain Watson, sous des dehors quasi gentillets, tout est brouillard ou rien n’est.

  • L’évident,
  • le solide,
  • l’objectivable

n’ont pas leur place dans sa poétique. Sans aller jusqu’à oser l’album-concept, sans créer une musique tourmentée où la dissonance sonore traduirait la stridence intérieure, l’artiste semble découvrir, au fil des chansons, que son identité est moins

  • dans l’ipséité (je suis ce que je suis, par mes racines et mon histoire), moins
  • dans l’altérité (le « tu » peut devenir « je » ou « nous ») que
  • dans la quête donc dans le mystère.

Le chanteur, en l’espèce grand amateur de jeux de rôles, n’est pas quelqu’un qui met en musique ses émotions mais qui transforme ses troubles en

  • notes,
  • groove et
  • feelings,

à la lisière entre

  • générosité (autant que mon expérience serve mes auditeurs),
  • nombrilisme (ce que j’ai vécu peut résonner chez autrui) et
  • nécessité ontologique (si je ne sais plus qui je suis, je peux le redécouvrir en dialoguant via ma musique).

Dès lors, rien d’étonnant si, au fil du disque, la deuxième personne du singulier s’impose comme une première personne. Attention, la phrase qui suit décoifferait même Gilles Gabriel : Romain Watson construit son personnage comme la personne aux deux personnes dont il manquerait une personne, la première.

  • Les enjambements (« J’ai parcouru ton ombre assez de fois pour ne pas / m’y soustraire »),
  • l’enrichissement d’un rythme basique,
  • le changement de registres associant voix de poitrine et voix de tête traduisent ces préoccupations.

 

 

Ainsi s’exprime aussi « Le manque », marqué par la place accordée à

  • l’infinitif (« s’enfuir avant le réveil », « mettre sur pause ») auquel fait écho la boîte à rythmes,
  • l’espoir d’une analepse tourbillonnante (« je reviendrai (…) comme (…) un souvenir qui me revient ») et à
  • l’illusion d’un devoir rassurant, horizon de volonté préfabriquée déjà évoqué dans « Tête » (à « faudrait qu’j’arrête » succède « il faudrait que tu te poses un instant »).

En écho à cette distance entre la vie, le ressenti et la théorie de ce qu’il faudrait faire, éviter, être, la musique travaille

  • la résonance d’un clavier goût piano,
  • la suspension de la voix et
  • le rôle du non-verbal.

Romain Watson pousse la quête

  • de cet approfondissement de soi,
  • de ce prolongement de lui-même,
  • de cette nécessité de l’autre en tant que miroir reformant et non déformant

jusqu’à co-chanter avec Zèbre et co-écrire avec Maxime Faivre cette tune. Tout se passe comme si la personnalité de l’artiste et son art se délitaient et nourrissaient le délitement de l’être. Ainsi, la chanson devient triple : elle est le constat d’une faille intime, elle creuse cette fêlure jusqu’à inventer la source d’une joie dans le mal-être, et elle permet de reconstruire son moi grâce à cette joie.

Car il s’agit bien

  • d’une reconstruction surtout pas à l’identique (cela prolongerait l’effet schizophrénique du double qui perturbe tant l’artiste),
  • d’une refabrication inventive,
  • d’une reconstitution identitaire

et non d’un repli passéiste, façon archéologue sapiental. Chez Romain Watson, la réalité ne semble tenir que par

  • l’imaginaire,
  • la musique et
  • la créativité.

 

 

En témoigne le tube de l’album où l’artiste se figure en extraterrestre, renversant la logique goldmanienne. Quand JJG traînait « au hasard, le soir était tombé, avec mon sac et ma guitare, j’étais un peu fatigué », le narrateur de « J’me balade tranquille » traînait carrément « au hasard dans la voie lactée ». De même que JJG, grâce au hasard, a eu une « bonne idée » qui le conduira jusqu’aux spaghetti et à Frédéric Dard, ce qui n’est pas rien, Romain Watson constate que « le hasard fait bien les choses ». Porté par l’aléatoire

  • des événements qu’il renonce à maîtriser,
  • de la poésie (donc des enjambements dont il a fait sa marque de fabrique pour avancer envers et contre toutes les règles – prosodiques mais pas que) et
  • de l’intranquille légèreté de l’être (les sifflements du riff évoquent les Monty Python incitant à regarder on the bright sight of life and death, y compris sur le bois de la croix, ce qui est sans doute le message chrétien le plus inattendu et le plus imagé de cette bande de frappadingosses),

le chanteur semble avoir franchi un palier. À en croire « Faire mieux », à force de ressasser, de chanson en chanson, son espoir de se poser et d’être « tranquille », il a basculé dans l’espace, l’a « redéfini » et s’est laissé aspirer dans la galaxie en s’asseyant sur « un banc de sable ». Ce n’est pas une happy end, déjà parce que c’est pas la fin mais aussi parce que la joie n’est pas l’objectif le plus évident de l’olibrius.

  • Toujours en suspension, ses troubles d’identité (je / tu / on / nous) n’ont pas disparu.
  • Sempervirens est son espoir qui est aussi sa crainte d’une normativité salvatrice (« il faudra que je défasse », « il faudrait qu’on s’taille (…) si tu t’sens de taille », en écho au couplet écolo de « J’me balade tranquille » où il rêve de « se tailler ailleurs).
  • Persiste itou sa désorientation : lui qui ne comprend pas la « logique de la vie » au point de s’être « perdu », « entrave que dalle ».

 

 

Ce nonobstant, le tissu d’échos entre les chansons du disque commence à former un motif plus net – toujours compliqué, jamais parfaitement dicible, mais plus net. Enfin, l’ACI admet que « créer, c’est me tisser une couverture de survie, (…) enfouir mes pensées dans un rêv’ d’infini ».

  • Le mid-tempo berçant le titre,
  • la place à peine dissimulée de la guitare sèche symbolisant manière
    • de vérité,
    • d’authenticité,
    • de courage aussi pour regarder la réalité en face
      • (celle du monde,
      • la nôtre et
      • celle de nos rêves), ainsi que
  • le rôle des chœurs élargissant l’espoir du chanteur

traduisent en musique cet apaisement heureusement incomplet. Car si, avec « Nouvel an », ses sons synthétiques, ses sifflements, ses détournements rythmiques, ses emballements presque alla Placebo, Romain Watson semble avoir réinventé son identité, c’est l’identité d’autrui qui, désormais, semble incertaine. Son adieu à l’année ancienne creuse l’ambiguïté de l’abandon. Comme Jean-Jacques Goldman laissait « des bouts de moi au creux  de chaque endroit / un peu de chair à chaque empreinte de mes pas », Romain Watson a laissé son âme et son sang « si c’est important » dans « Demain n’est plus important » ; à présent, il déclare :  « J’ai des raisons de te laisser, mêm’ si tu me plais », personnifiant l’année passée et persistant dans son refus de clarifier ces « tu » dont il sème ses paroles, et sans doute pas que pour jouer au mystérieux.

 

 

Dans la dernière chanson, le tubesque « J’veux pas qu’ça s’arrête », il l’avoue : « J’commence par me parler à moi-même, / Je crois qu’c’est comm’ ça que j’m’emmêle. » Le verbe revient plus loin : « Je crois que j’ai un sérieux problème. » Bien vu, Romain : dorénavant, ton problème, c’est que tu crois, donc que tu es. Celui qui a passé quarante minutes à se morfondre parce qu’il ne savait pas paraît découvrir la solution – savoir est inaccessible, croire l’est moins.
Croire ouvre des possibles sans dissiper l’ambiguïté consubstantielle au personnage qu’est, comme son patronyme fictif l’indique, Romain Watson. Car, enfin, on ne sait pas ce que désigne le « ça » dans « ça s’arrête », et c’est sans doute mieux ainsi. Bah, oui, laissons les certitudes aux mélomanes sans imagination, et saluons la performance d’un chanteur capable

  • de claquer des titres intimistes,
  • de balancer des hymnes imparables, et
  • de construire son album comme un roman discret mais supérieurement échafaudé,

ce qui étonne presque peu de la part d’un artiste également co-auteur de romans imaginatifs pour la jeunesse au côté de l’ami Maxime Fontaine. On ne peut qu’être bleufé, et hop, par l’art que possède le chanteur pour mêler

  • narrativité du disque (enfin un chanteur qui prend au sérieux l’album au-delà de la collection de ses derniers titres !),
  • spécificité de chaque titre et
  • maîtrise d’un personnage de scène à la fois
    • fabriqué au sens étymologique de fingere qui a donné « fiction », et
    • d’une authenticité bluffante grâce au masque ainsi utilisé qui universalise, en quelque sorte, ses troubles forcément proches, à un titre ou à un autre, de nos propres doutes.

Dans Comment j’ai disparu, qui n’est pas qu’un hommage à la chanson éponyme mais bien le titre d’une œuvre sur la fragilité d’une identité qui se dérobe et se refagote

  • grâce aux autres,
  • contre et avec eux, donc
  • tout contre eux,

on se réjouit de découvrir douze titres qui, même quand ils ne sonnent pas une cloche dans nos préférences chansonniques, parviennent à capter notre attention grâce

  • à l’arrangement,
  • à la particularité des choix vocaux, et
  • au travail impressionnant sur le son.

Cerise sur le clafoutis, le disque

  • ne s’enferme pas dans un concept intello, même si le terme, sous nos saucisses, n’aurait rien d’une insulte ;
  • n’a rien d’une longue chougnerie sur l’air de « la vie, quand même, parfois, quelque part, ben pardon, hein, j’veux dire, je souffre de ouf, du coup » ;
  • n’étale pas un savoir-faire compositionnel – pourtant acquis au fil de nombreuses années et de non moins nombreuses expériences musicales – comme on étale ses lettres au Scrabble.

Au contraire, il vibre d’une singularité savante qui

  • ne trahit pas qui elle est en trichant, en mentant,
  • ne s’offre pas en pâture complaisamment tatouée comme un code-barres,
  • ne prétend pas ou plus aller toujours droit devant, mais raconte une histoire avec
    • ses mots,
    • ses notes,
    • son artisanat et
    • son art.

C’est

  • divers,
  • intéressant,
  • audacieux et
  • maîtrisé.

De la belle ouvrage qui s’apparente plus à un travail de Romain qu’à un disque élémentaire, mon cher Watson (voilà, ça, c’est fait, il était temps, petit navire).


Pour écouter tout le disque – enfin, presque – gratuitement, c’est par exemple ici.
Pour acheter cette production indépendante de qualité et l’écouter avec ses titres bonus, nous contacter (compter 15 €, port compris).

 

Orlando Bass, “Préludes et fugues”, Indésens – 2/8

Orlando Bass en juin 2019, devant la gare Saint-Lazare (Paris 8). Photo : Bertrand Ferrier.

 

Nous avons tantôt entamé la découverte des préludes-et-fugues sélectionnés par Orlando Bass pour son disque inscrit dans la série « Piano modern recital » d’Indésens, dirigée par Dimitri Tchesnokov et réservée aux vainqueurs du Concours-festival afférent. Après un superbe diptyque d’Amy Beach, l’artiste propose un triptyque de Yuriy Shamo, le fils d’Igor grâce auquel nous avions découvert l’artiste en compagnie de… Dimitri Tchesnokov, deux ans après la publication du présent disque, à une époque qui nous paraît lointaine où permettre à un Franco-Ukrainien d’origine russe de jouer un compositeur ukrainien au centre Chostakovitch ne poussait aucun crétin pseudo cultureux à pousser des cris d’orfraie.
Avec ce disque, l’interprète signe ainsi le premier enregistrement de la Troisième sonate, composée en 1969.

 

 

Le Prélude s’ouvre sur un motif motorique de trois notes auquel répond une main droite plus qu’énergique, guidée par une vibration ouvertement jazzy

  • (contretemps,
  • accents,
  • pistes harmoniques…).

Les ingrédients pianistiques utilisés par le compositeur

  • (accords puissants,
  • unissons ascendants,
  • percussivité,
  • suspensions…)

sont puissamment mis en valeur par l’interprète qui déploie

  • une virtuosité assez patente pour n’avoir point besoin de s’autosurligner,
  • une aisance rendant évident ce qui est complexe (capacité, en dépit de la redoutable exigence technique, à
    • nuancer,
    • contraster et
    • organiser un propos éruptif) et
  • une musicalité qui charme – or, si l’on est tout ouïe, c’est aussi pour passer un beau moment, pas juste pour admirer un extraterrestre (art
    • de hiérarchiser les sons,
    • de créer du liant entre les segments sans écraser les effets de surprise, et
    • de travailler les sons davantage comme des couleurs que comme des fatalités posées dans les oreilles de l’auditeur sans
      • intention,
      • direction ni
      • perspective).

L’aspect rhapsodique du mouvement affiche un langage qui paraît inspiré de l’improvisation (genre pratiqué largement par Orlando Bass, dans la lignée d’un Cyprien Katsaris), avec

  • ses flux et ses reflux,
  • ses explosions organisées et ses moments de répit où le piano semble chercher l’idée suivante,
  • ses grands geysers spontanés et l’apaisement où se devine presque le bouillonnement prêt, instamment, à déborder.

 

 

Yuriy Shamo travaille avec gourmandise

  • les différents registres,
  • l’harmonisation cyclique,
  • les multiples formes de toucher
    • (notes uniques,
    • notes répétées,
    • accords,
    • sforzendi,
    • glissendo…),
  • les résonances
    • (temps bref du staccato,
    • prolongements des tenues,
    • extension permise par la pédalisation…) et
  • la tension entre apparence dégingandée et construction fermement tenue dont témoigne la forme ABA (en presque clair, la fin ressemble au début).

Le récitatif est lui aussi suscité par une formule de la main gauche. Lamento, thrène, plainte : peu importe le qualificatif, reste le fait que, après l’énergie du premier mouvement, le compositeur explore l’émotion du temps

  • diffracté,
  • posé,
  • interrogatif,

qui n’exclut pas, heureusement pour les mélomanes dont la contemplation n’est pas la première qualité,

  • la percussivité,
  • le mystère des unissons,
  • les curiosités harmoniques et
  • cette convaincante complicité entre relâchement apparent de l’écriture suspendue et vue d’ensemble entortillant la sonate autour de la colonne vertébrale qu’est le deuxième thème du prélude, sur lequel brode le récitatif.

 

 

La Fugue se lance sur un groove de gigue où se mêlent

  • ivresse du contrepoint,
  • joie du rythme et du contrerythme ternaire,
  • plaisir du ressassement (la main gauche travaillant bientôt le système initial des trois notes motoriques),
  • jubilation de la percussion explosive,
  • sapidité de l’exploration de l’ensemble des registres de l’instrument – que cette exploration soit
    • exclusive (uniquement sur un registre),
    • complémentaire (l’aigu accompagnant le grave, le grave assurant la rythmique sous un aigu en solo, etc.) ou
    • en confrontation (chaque main tentant d’emporter le morceau, aux sens propre et figuré), et
  • vertige de la virtuosité mobilisée en permanence.

Le motif central du premier mouvement, qui était aussi le seul motif du récitatif, apparaît dans un épisode central où la course folle semble s’éteindre avant que la forme CBC ne reprenne ses droits, renvoyant du bois pour préparer le plaquage tonique des deux accords finaux.

  • Rare,
  • palpitant et
  • brillamment envoyé.

Vivement la prochaine notule où Karol Szymanowski sera sur la sellette !


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