La Camerata du Léman joue Ludwig van Beethoven (Cascavelle) – 1/2
Tel un Nicolas Horvath cherchant des versions inouïes des nocturnes de Frédéric Chopin, nombre de musiciens
- furètent dans les archives,
- balayent sous les meubles et
- explorent les moindres recoins
pour dénicher
- qui une nouvelle œuvre d’un cador de la musique savante,
- qui une révélation people sur tel compositeur,
- qui une annotation d’un élève d’un maître de Radio classique susceptible de faire événement.
Dans cette veine, la Camerata du Léman propose avec un sens assumé de la provocation et dans un disque au minutage concentré (moins de 44′) de s’attaquer à deux pièces fantômes de Ludwig van Beethoven : un concerto de jeunesse et une symphonie en kit qui n’ont peut-être jamais existé. C’est le premier volet de l’aventure qui nous intéressera dans la présente notule.
Le « concerto n°0 » en Mi bémol est censé avoir été composé par un Beethoven de quatorze ans pour séduire – avec succès, précise André Piguet – le prince-électeur de Cologne. La partition a disparu. N’en reste qu’une réduction partielle pour piano, sur laquelle le musicologue Willy Hess a brodé pour obtenir, en 1943, une œuvre « reconstruite » de 26′.
L’ample Allegro moderato s’ouvre sur un dialogue entre harmonie et cordes. Sans chef, la Camerata n’en montre pas moins des qualités séduisantes d’emblée :
- netteté des attaques,
- caractérisation des échanges,
- précision des ensembles.
L’entrée du piano permet néanmoins d’être certain que Philippe Boaron ne leur cèdera en rien.
- Le geste digital est assuré,
- la variété des touchers est remarquable,
- le groove des accents se mêle efficacement à la fluidité des traits de doubles croches,
- le swing des triolets et des deux en deux percute un discours sagement habillé de bariolages et d’interventions orchestrales de bon aloi.
Résultat : presque insensiblement, portées par une interprétation motivée que met en valeur la grande clarté de la prise de son signée Jean-Daniel Noir, sont mises sur pause les interrogations sur
- la nature de cet objet sonore, beethovénien-mais-pas-que-loin-de-là,
- la proportion de l’original dans la réinvention, ou
- la pertinence historiographique de cette proposition
- (hommage,
- addendum,
- exercice bien connu des cours de composition ou
- pastiche).
On se surprend à se laisser aller, simplement, au plaisir d’écouter une musique à la fois rare et familière. C’est d’autant plus aisé et agréable que
- l’énergie,
- la tonicité et
- les irisations d’intensité
ne faiblissent jamais. Une cadence habile laisse même briller à découvert le pianiste avant que ses complices ne claquent un finale promptement enlevé. Voilà qui est fort bien troussé !
Le Larghetto ternaire associe
- cordes aiguës langoureuses,
- cordes graves chargées du rythme et
- vents oscillant entre tenues des cors et commentaires des flûtes.
Le piano devient oxymorique dans la mesure où il retient ses notes avec science et lâche des paquets de quadruples croches auxquelles s’ajoutent
- trilles,
- appogiatures et
- mordants.
C’est de ce mélange d’explosivité élégante et de retenue paisible, rendu avec une grande attention par Philippe Boaron, que sourd (sans jeu de mots beethovénien, le doit-on préciser ?) notre intérêt. Pimentent l’écoute
- triolets,
- contretemps et
- deux en deux.
Certes, l’on pourrait parfois être moins sensible à une écriture qui coche toutes les cases du topos beethovénien, manquant dès lors de la force de la surprise. Toutefois, ce serait une double faute de goût : celle – que l’on qualifiera de florenceforestique – de la dame qui ouvre une mousse au chocolat et s’aperçoit, dépitée, qu’elle est au chocolat (« je m’en doutais,mais ils auraient pu me surprendre ! ») ; et celle – que l’on ne qualifiera pas car elle n’est pas issue d’un sketch – du plaisir de l’ambivalence de ce genre d’œuvres de jeunesse, associant
- moments familiers pour l’auditeur,
- instants qui semblent un rien engoncés dans l’esthétique du mouvement lent de trop bonne famille, et
- sursauts d’allégresse intérieure quand une trouvaille
- rythmique,
- mélodique voire (il y en a)
- harmonique, justifie l’attention que nous portons au discours musical.
Le rondo final est un allegretto à deux temps lancé par un piano sautillant et goûtant aux joies du ternaire. En dialogue avec l’orchestre, Philippe Boaron tricote des saucisses avec une virtuosité tranquille. Willy Hess a activé de multiples modes duo entre le soliste et la phalange, par
- confrontation (chacun investit le thème à sa façon),
- complémentarité (l’orchestre accompagne ou est accompagné par la main gauche du pianiste) et
- tuilage (les complices se refilent tranquillement la patate chaude).
Refusant de se laisser supplanter par le mec aux petits marteaux,
- flûtes,
- cors et
- cordes
se révoltent, provoquant un brusque changement d’humeur ouvrant sur un thème presque bartókien, vite dissous dans le plaisir du ressassement du motif premier, qui aboutit à un finale manquant peut-être – à notre pas humble goût – de pyrotechnie joyeuse. Reste une proposition dont l’intérêt inégal n’obère en rien
- la force de l’interprétation,
- l’amusement que suscitent les topoi compositionnels hesso-beethovéniens, et
- la légèreté roborative qu’inspire l’écoute de ce vrai-faux concerto.
Qu’en sera-t-il de la dixième symphonie ? Le suspense est insoutenable, soit, mais que l’on se rassure : il sera dissous dans une prochaine notule.
Pour écouter le disque gracieusement, c’est par exemple ici.
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Vincent Rigot, l’homme au grand chœur
Ce n’était ni un anniversaire, sinon celui de mes dix ans comme organiste des offices de semaine à la collégiale, ni une cérémonie mémorielle avec les reniflements qui vont bien. C’était une envie commune d’adresser un coup de chapeau à Yannick Daguerre, compositeur et organiste fracassé en 2011 au début de sa quarantaine par ce truc qu’on appelle la mort.
Le projet : offrir une image kaléidoscopique d’un gars qui était à la fois un redoutable virtuose classique et un fieffé musicien, ce qui ne va pas toujours ensemble. Et le premier éclat qui a jailli, ce soir-là, remémorait sa capacité à faire sonner l’instrument dont il avait gagné l’accès sur concours, avec
- solennité,
- maestria et néanmoins
- finesse.
Vincent Rigot s’est risqué à un revival de cet aspect de l’artiste en claquant un « Grand chœur dialogué » d’Eugène Gigout à faire zouker un clergyman anglais. La preuve ci-dessous.
“Les Brigands”, Opéra Garnier, 24 septembre 2024 – 2/2

Saluts des « Brigands », le 24 septembre 2024, au palais Garnier. Au premier rang, de gauche à droite, Adriana Bignani Lesca (la princesse de Grenade), Laurent Naouri (le chef des carabiniers), Rodolphe Briand (Pietro), Ching-Lien Wu (chef des chœurs), Stefano Montanari (chef d’orchestre), Marcel Beekman (Falsacappa) et Marie Perbost (Fiorella). Photo : Bertrand Ferrier.
L’histoire qui suit paraîtra vaguement inspirée par le livret d’Henri Meilhac et de Ludovic Halévy pour Jacques Offenbach. Toute coïncidence n’est pas fortuite puisque c’est lui qui a suscité ce remix réécrit par
- Antonio Cuenca Ruiz pour les dialogues parlés,
- Sandrine Sarroche pour un hors sujet et
- Barrie Kosky pour la mise en scène.
Soit donc, pour ouvrir l’opéra dans une esthétique de bar à putes, une religieuse et ses danseurs. C’est ainsi qu’apparaît Ernesto Falsacappa, le chef des brigands, déguisé en Harris Glenn Milstead, aka Divine, drag vedette des États-Unis (merci Charles Derlincourt pour la référence), ici chanté et joué par Marcel Beekman. À peine la farce liminaire effacée, il ou elle boit une cannette – c’est dire si la dramaturgie s’annonce finaude. Pour éviter de s’escagasser, on tâche de se concentrer sur la musique. Dans un théâtre redoutable pour les gosiers et bondé jusqu’au fond des loges, Marcel Beekman n’éblouit pas par la puissance de sa voix et a l’intelligence de ne pas chercher à surenvoyer. De fait, en dépit d’une direction d’acteurs qui le pousse plus vers un personnage de la cage aux folles que vers celui du grand chef en délicatesse avec ses hommes et sa fille (ce qu’il est censé être),
- la justesse,
- les intentions et
- l’effort de diction
sont louables. L’orchestre, sous la baguette de Stefano Montanari, suit les breaks et les changements d’atmosphère avec fluidité. Tandis que Falsacappa est censé fomenter un gros coup et sollicite pour ce faire sa fille Fiorella (Marie Perbost), ladite fille se retrouve entourée de gogo danseurs en slips. Est-ce l’effet, éventuellement cumulé,
- de l’incongruité scénique,
- d’une prononciation qui s’efface derrière l’enjeu musical ou, très probablement,
- d’une acoustique déformée pour nous qui sommes engoncés dans une loge de face ?
Le résultat est là : nous ne comprenons presque pas un traître mot aux premières interventions de Marie Perbost. C’est encore plus confus pour son crush, le Fragoletto d’Antoinette Dennefeld, qui semble chercher ses marques, ce qui est compréhensible pour une deuxième représentation. Si l’on s’en tient à la seule musique, la vue de l’oreille – et hop – est meilleure.
- Les voix sont belles,
- l’orchestre est attentif à nuancer, et
- les chanteurs – solistes ou artistes de chœur – font leur possible pour sauver ce qui se peut de l’opéra en exécutant avec force et sensibilité leurs
- airs,
- ensembles et
- changements de ton.
Rodolphe Briand paraît même s’amuser de devoir se dépatouiller avec un Pietro, bras droit de Falsacappa, que les costumes de Victoria Behr ont affublé d’un T-shirt résille et d’une casquette, accoutrement post-Freddie Mercury sans doute fort recherché dans le Marais, le vendredi soir venu, mais dont la pertinence paraît ici aussi grande que la nomination d’un ministre pour la cohésion des ministres dans un gouvernement de crise. Les artistes essayent bien de jouer, voire essayent de jouer bien ; seulement, ils ne peuvent qu’être tiraillés entre les choix de Barrie Kosky et ce qu’ils sont censés chanter et dire, les deux ne matchant guère. Pour les aider, Antonio Cuenca Ruiz propose des dialogues parlés allant dans le sens plus koskyen que coquin. C’est
- parfois mauvais,
- fréquemment plat et
- souvent nullissime.
Ainsi, la consensuelle ridiculisation de l’antisexisme, pour expliquer que dénoncer le wokisme est entre méchant et facho, trop plate, ne fonctionne pas. Falsacappa, définitivement regenré par le metteur en scène, est accoutré comme une tenancière de bordel cheap pour touristes de banlieue marseillaise s’égaillant à Pattaya pour s’égayer. Sur scène, les brigands se préparent à festoyer, au point que Rufus Didwiszus sort les grands moyens, en l’espèce un rideau représentant la montagne, wow. Pour son initiation, Fragoletto, ancien banquier tombé en amour de la fille du malfrat, se retrouve en
- culotte,
- T-shirt et
- tatouages
mais, heureusement, surgissent (trop tard, comme le veut leur fonction) les carabiniers menés par Laurent Naouri pour nous réjouir d’un tube de Jacques O. On en avait bien besoin, ce dont témoignent paradoxalement les copieuses huées qui accompagnent le baisser de rideau.
L’acte deuxième, ouvrant la seconde partie, décompose un décor entre des tentures figuratives et une estrade type café. C’est que, dans l’auberge, un piège est en préparation pour permettre aux brigands de récupérer les trois millions grâce auxquels le duc de Mantoue (Mathias Vidal) achètera et épousera la princesse de Grenade – d’où l’idée que Fiorella, pas indifférente au duc, remplace la vraie princesse. Les dialogues parlés atteignent un niveau à faire pâlir les griffonneurs du Miel et des abeilles (« Allez, on se sort les doigts ! »). Back to strategy : la musique, malgré tout, nous permet d’apprécier un premier chœur fort bien troussé par des brigands déguisés en mendiants. Falsacappa a opté pour une robe brillante résolument drag, c’est à la fois
- vilain,
- vulgaire et
- saugrenu,
un combo qui n’est pas un mince exploit. La série de substitutions s’engage : les mendiants redeviennent brigands, puis se transforment en marmitons, gens de Mantoue et envoyés de Grenade. Jacques Offenbach, puissamment inspiré, mêle avec métier les dispositifs vocaux.
- Duos,
- trios,
- ensembles,
- airs avec ou sans le chœur
se succèdent, s’entrechoquent et se tuilent avec bonheur. Marcel Beekman se bat comme un beau diable pour faire pétiller malgré lui le naufrage scénique. Il incarne son personnage autant que le faux sens volontaire de Barrie Kosky le lui permet, s’amusant à réussir jusqu’aux voix contrefaites comme celle de la voyageuse. Le baron de Campotasso de Yann Beuron est solidement campé :
- timbre souple,
- aisance scénique,
- interactions convaincantes avec les collègues.
Hélas, la production ne cesse de ramener le spectacle vers le bas. Les gags fomentés par le dramaturge Antonio Cuenca Ruiz clapotent dans le graveleux itératif. Rodolphe Briand se fait tripoter des nichons symbolisés par des louches (avec un « o »), enough said ou presque, car on ne peut passer sous silence la fausse résurrection des Ménines, avec
- princesse noire aux grotesques cheveux en plastique,
- chevaux de bois, à roulettes et avec têtes en peluche, et
- praticables mobiles pour figurer la religion.
D’où nous sommes, le grand air du comte de Gloria-Cassis, interprété par Philippe Talbot, manque de puissance et de graves, mais l’élégance du timbre empêche de résister au plaisir de se souvenir que « y a des gens qui se dis’t Espagnols et qui n’sont pas du tout Espagnols », évidemment ! Quand arrivent les carabiniers, ils sont évidemment en vestes et slips, sans doute parce qu’il était difficile d’exiger d’un Laurent Naouri, tout joyeusement investi dans son personnage qu’il soit, de montrer sa bistouquette, même si la performance, fût-elle exécutée par une des grandes figures lyriques hexagonales, n’aurait certes pas déparé dans la vulgarité ambiante. Marie Perbost semble avoir trouvé son rythme puisque, pour chanter son amour, elle claque un très réussi « Vraiment, je n’en sais rien, madame » avec
- l’intensité indispensable,
- les aigus impeccables qu’exige la partition et
- une remarquable synchronisation avec l’orchestre.
Puis la vie reprend ses droits : on repousse l’autel sur roulettes, Falsacappa arbore une robe à paillettes sans coiffure, et les carabiniers reviennent sur leur chevaux de bois avec la gueule de bois itou et des lunettes de soleil. Ô apothéose !
Avant le troisième acte, pendant le changement de décor, un clown vient passer l’aspirateur en avant-scène, remportant un triomphe flattant le mépris pour les spectateurs de la bande à Kosky. Puis, pour fêter l’EDVG du duc de Mantoue, des moinillons et des religieuses à cornettes dansent avant qu’Antonio-le-caissier ne soit regenré à son tour, au profit de Sandrine Sarroche, qui lit le monologue versifié – digne des pires heures du festival de Montreux, et c’est pas ça qui manque – qu’elle s’est écrit pour « le palais Barnier » avant de pousser la chansonnette devant des danseurs en boxers.
Slips à paillettes et chaussures de drags sont re-de sortie, sous l’œil du chœur où l’on reconnaît Luca Sannai et Marie Saadé, aux premières loges. Quand l’éclairage d’Ulrich Eh joue à « c’est votre dernier mot, Jean-Pierre » pour animer le happy end, on
- lâche l’affaire,
- arrête de prendre des notes et
- essaye de se reconcentrer sur la musique – à force, c’est pas si simple.
En effet, une fois de plus, sur la scène des opéras nationaux de Paris, l’œuvre a été polluée sans vergogne par des paltoquets malaisants, transformant une soirée propice à la joie et aux rires en moments de consternation et de soupirs. Face à cette machine à broyer du plaisir pour produire de la déception,
- la partition,
- la prestation de l’orchestre et
- le désir de bien faire des chanteurs, solistes ou choristes,
ne peuvent pas grand-chose, en dépit du roboratif et brillant florilège final. Souhaitons aux prochains spectateurs une grève des techniciens, qui leur permettrait d’entendre l’opéra sans subir sa déplorable traduction scénique. Resteraient, il est vrai, les parties parlées, grotesques et lourdaudes, mais une partie des nuisances serait déjà évacuée, en attendant que « quelqu’un tourne l’interrupteur des étoiles », selon l’expression de Luis Buñuel (in : Le Chien andalou et autres textes poétiques, trad. Jean-Marie Saint-Lu [1995], Gallimard, « Poésie », 2022 p. 129).
Elle est revenue

Mademoiselle Maya et son pianiste au théâtre du Gouvernail (Paris 19), le 21 septembre 2024. Photo : Patricia Nevertal.
Ils sont venus, ils étaient tous là (du moins tous ceux qui avaient pu se faufiler dans le coquet théâtre parisien du Gouvernail) pour saluer le retour de la divette, mademoiselle Maya en personne ! Après plus d’un siècle d’hibernation et plusieurs mois sans apparition publique, la chanteuse célébrée par Georges Feydeau dans Un fil à la patte a rouvert son petit salon pour partager, avec sa naïveté désarmante, les lettres et fredonneries écrites pour elle par les plus grands auteurs et compositeurs de la fin du dix-neuvième siècle. Archéologues du spectacle, Charlotte Grenat et Jean-François Varlet ont reconstitué
- sa vie,
- sa personnalité et
- son répertoire
à partir des traces laissées par le bon Geogeo dans sa piépièce. Cette série de chansons « à la manière de » fait preuve
- d’une créativité,
- d’une habileté et
- d’une variété de styles
palpitantes, tandis que se glissent, entre deux envolées vocales, l’évocation d’épistoles adressées à mademoiselle Maya par les écrivains les plus émoustillés de son temps. Le triomphe parisien qui a salué la performance de Charlotte Grenat laisse augurer du meilleur pour les deux représentations programmées à Bordeaux. Avec vous dans la salle serait un plus positif !
Irakly Avaliani joue Piotr Ilitch Tchaïkovsky (Intégral) – 3/3
En février 1886, Piotr Ilitch Tchaïkovsky honore une commande qui prend la forme d’une rêverie sous-titrée « Scène rustique russe ». C’est sa célèbre Dumka en ut mineur que choisit Irakly Avaliani afin de compléter le programme ouvert par Les Saisons. L’andantino cantabile s’ouvre sur un prélude paisible.
- Arpèges tranquilles,
- économie de notes et de décibels, mais aussi
- exposition de motifs plus rythmiques que mélodiques (noire pointée + deux doubles descendantes, croche pointée + deux triples en guise de faux mordant)
distillent une atmosphère retenue dont l’interprète rend l’énigmaticité sans surjouer le mystère ou le suspense suffisamment exprimé par le texte
- (répétition des mêmes brèves séries descendantes,
- allègement puis extinction de l’accompagnement,
- allongement de la mesure passant provisoirement de 4/4 en 3/2).
Le thème s’affirme au ténor, en sandwich entre le clapotement obstiné de la main droite et l’harmonisation sans fanfreluche du reste de la main gauche. L’enrichissement du propos passe par
- l’investissement des différents registres du clavier,
- la circulation du thème du grave à l’aigu, et
- la suspension joyeusement frustrante du discours dans le suraigu.
« Con anima », la section suivante frotte entre eux les silex
- d’un staccato décidé,
- d’ornements légers et de triples croches-tremplins pour le thème, efficaces comme des lanceurs sur un porte-avion, ainsi que
- d’accords que le pianiste parvient à rendre pesante (c’est la rusticité et la partition qui l’exigent) sans les enduire d’une couche pataudo-lourdaude qui serait topique et superfétatoire.
Sous des doigts caméléons, l’auditeur se réjouit des
- contretemps,
- accélérateurs
- (traits,
- rythmes pointés,
- sextolets…) et
- suspensions presque rhapsodiques
qui égayent la rêverie.
- Modulations,
- changements de registres et
- cadence virtuose
conduisent à un « moderato con fuoco » se gobergeant
- d’octaves,
- de jaillissements et
- d’échos.
En émerge un andante tout en triples croches. Sa fougue déborde tant que, même « meno mosso », l’interprète brille par sa capacité à
- faire de la musique plutôt que du bruit,
- captiver l’auditeur par sa capacité à conduire l’écoute plutôt qu’à chercher à impressionner,
- rendre la fluidité de la rêverie plutôt qu’à la saucissonner pour forcer les contrastes.
Le retour au calme rend sa paix au rêveur en revenant
- au silence,
- au premier motif et
- aux nuances médium
à peine troublées par le double fortissimo final, surprenant comme un réveil voire réveillant par surprise le mélomane qui aurait succombé aux charmes de la somnolence.
En guise de bis, Irakly Avaliani choisit la sixième pièce de l’opus 51 : l’affriolante « Valse sentimentale » en La bémol, dont le compositeur prend soin de préciser qu’elle se doit jouer au « tempo di valse », bref. Expressivité et douceur sont exigées et au rendez-vous grâce à
- la délicatesse du toucher (mélodie et accompagnement),
- la subtilité de l’agogique (l’élargissement ou le resserrement de la mesure exigeant
- modération pour conserver l’efficacité du procédé,
- à-propos stylistique pour éviter le sentimentalisme Stabylo et, par contraste,
- régularité du beat de valse) ainsi qu’à
- la précision des nuances.
Le « tranquillo » central ne l’est pas longtemps. Le voici secoué par
- les octaves (d’abord à gauche puis à droite),
- l’élargissement des hauteurs (en clair, tandis que grondent les graves jusqu’à présent discrets, apparaissent des notes aiguës jamais ou rarement ouïes) et
- l’accélération du tempo dans un « più presto » énergisant.
Irakly Avaliani excelle à tuiler ce tourment avec l’apaisement qui accompagne le retour de la section liminaire. Ainsi apprécie-t-on, tout au long d’un disque qui semble comme synthétisé dans ce bis moins spectaculaire qu’intense, sa capacité
- à caractériser chaque atmosphère,
- à les assembler de façon multiple
- (glissement de l’un à l’autre,
- collage,
- frottement disjonctif – si, si – quand les mains expriment deux intentions différentes) voire
- à les associer par le soin apporté
- à la disposition des nuances,
- au travail sur le rythme,
- au choix des touchers et
- à la construction des phrasés.
De la belle ouvrage qui donne envie, dans une prochaine notice, de se pencher sur un autre jalon de la discographie de l’artiste – probablement son disque Johann Sebastian Bach. C’est donc fini et à suivre cependant !
Pour écouter tout le disque gratuitement, c’est par exemple ici.
En route !

Près de Rambouillet, le 17 septembre 2024, avec Utopie du Paradis des Edelweiss et Diabolo. Photo : Rozenn Douerin.
C’est une idée devenue envie puis désir. Pas évidence, ce serait prétentieux, mais désir : enregistrer un nouveau disque après le double CD 44 ou presque, disponible ici en physique et là en streaming. Première étape, le choix du studio donc des grandes lignes artistiques et techniques. C’est fait.
À venir, le choix des chansons donc les invitations aux musiciens et aux collaborateurs extérieurs
- (identité graphique,
- formalisation matérielle,
- techniciens artistes).
Le tout sans
- directeur artistique ayant la Sagesse,
- patron de label ayant le Pognon,
- manager ayant la Science (prononcer sailleunece).
Non, seul donc à plusieurs, improviser, formaliser, budgétiser (faut bien…), motiver, inventer, essayer des TRUCS, faire les CHOSES le plus mieux à la bien possible et, peut-être, un soir, tous, vous compris, se revoir grâce à ce prétexte en gestation. Le processus est lancé.
« Les Brigands », Opéra Garnier, 24 septembre 2024 – 1/2
Ce devait être une belle soirée, bien qu’elle soit mécénée, et hop, par Eiffage.
- Du Offenbach, déjà, avec du tube dedans – du Offenbach, donc, et à Garnier en plus !
- Une présentation convaincante de Barrie Kosky.
- Un récit plus loufoque que drôle, avec une trentaine de solistes, un grand orchestre et le chœur maison. What else?
La déception est à la hauteur de cette espérance. La faute au premier chef au thomas-jollysme dans lequel patauge et se fourvoie cette nouvelle production. Alors on va faire une première notice générale, puis on racontera l’histoire qui nous a inspiré cette chronique.
Du danger du thomas-jollysme
Longtemps, les amateurs de théâtre et d’opéra ont eu droit à l’olivier-pysme, avec ses ingrédients principaux :
- néons,
- praticables,
- messages écrits,
- danseurs avec ou sans zlops,
- convocation des symboles catholiques pour fricoter avec le blasphème,
- présence de soldats nazis presque obligée, et
- esthétique homosexuelle souvent sans rapport avec le sujet.
Le thomas-jollysme a prolongé ce phénomène en reprenant d’abord, comme nous le pointions sans excès de clairvoyance jadis, de nombreux marqueurs pystes
- (néons,
- écriteaux,
- praticables,
- codes gay)
puis en les simplifiant et en les grand-publiquant. C’est dans cette veine – désormais intégrée par une large France qui fait un triomphe au télécrochet des drag queens proposé par la télévision publique et à sa déclinaison sur scène – que se situe Barrie Kosky, homosexuel revendiqué et metteur en scène de ces Brigands.
- Certes, l’œuvre d’Offenbach utilise largement le motif du déguisement, mais celui-ci n’est jamais réductible à une esthétique de bar à putes ou de backroom du Marais, et pas souvent compatible avec lui (ha ! si, a minima, les metteurs en scène respectaient le principe du primum non nocere !).
- Certes, l’œuvre d’Offenbach est souvent joyeuse et farfelue, mais ce farfelu-ci ne saurait se réduire à un étalage de
- perruques pour supporters décérébrés (pour supporters, donc),
- T-shirts résille et
- slips à paillettes pour danseurs se donnant des coups de cul.
- Certes, l’œuvre d’Offenbach utilise ponctuellement des femmes pour chanter des rôles d’hommes, conformément à la tradition, mais ceux-ci sont clairement circonscrits.
Ainsi, Falsacappa peut se déguiser en carmélite, mais il joue avec son déguisement pour amuser ses affidés, il ne se prend pas pour une drag le reste du temps – la tension entre le stéréotype du chef et la réalité de l’homme qui dépend pour beaucoup de sa fille passe par cette évidence. De même, Antonio, le caissier, est un homme, pas une femme – accessoirement, c’est aussi un chanteur lyrique, pas une fredonneuse pour radio publique à qui il a été décidé d’offrir une tribune suscitant un sentiment bien plus fort qu’une simple gênance – peut-être de la gerbance.
Des avantages du thomas-jollysme
Contre toute espérance, ces inepties sont possibles. Par quel miracle ? Simplement parce que le thomas-jollysme jouit de trois avantages.
- Le premier avantage est de permettre une lecture savonnée et à grands traits de l’œuvre à mettre en scène, puisque les codes gay voire drag sont censés éblouir le spectateur par
- leur originalité supposée (super ! un chef des brigands drag queen, mais quel yéni, messs amisss !),
- leur extravagance canaille ou
- leur inadaptation roborative.
- Le deuxième avantage est qu’il peut s’appliquer à n’importe quoi puisque le support n’a plus d’importance. Il ne s’agit pas d’apporter un nouvel éclairage sur une œuvre qui n’en demande surtout pas tant ; il s’agit de répéter toujours le même éclairage (ou la même enténébration, c’est selon), et d’écraser l’opéra sous une esthétique bien en cour, passe-partout, tortillant du popotin en se prétendant inclusive et moderne alors que, dans les faits, elle n’est que
- paresseuse,
- hors sujet et
- incapable de rendre la finesse des ressorts humoristiques ici au travail.
- Pourtant, il serait malaisé de s’offusquer que Barrie Kosky peinturlure Les Brigands à grands traits, dans une effervescence dont la joie sonne faux. En effet, c’est là que le troisième avantage du thomas-jollysme entre en jeu : contester sa pertinence, sa justesse et son omniprésence étouffante dans les commandes publiques expose à l’accusation d’homophobie, à peine moins ostracisante que celle d’antisémite (avec Barrie Kosky, c’est le strike).
La farce suintante de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques, jeux cités pendant Les Brigands grâce au texte écrit pour l’occasion (on explore le répertoire parce qu’il est palpitant, mais on le modernise parce qu’on vaut mieux que lui, m’enfin), a rappelé qu’il est peu ou prou interdit d’exprimer sa consternation devant le thomas-jollysme. Il est choquant d’être choqué quand, sur les scènes opératiques, la vie, artistique ou pas, commence ou finit à la Techno Parade et assimilé. En réalité, il n’y a rien de moralement révulsant à estimer qu’il est triste et écœurant de voir Les Brigands représentés avec tant de moyens et si peu d’exigence. Pourquoi le critique devrait-il craindre d’être désigné à la vindicte des Défenseurs autoproclamés de la Morale Moderne ? Au contraire, il faut repousser cette anticipation inquiète car quiconque sortira son cerveau de ses chaussettes constatera que, ici, le problème n’est pas l’homosexualité ni même ses codes.
Non, le problème est que ces topoi sont à la fois banals et dissonants par rapport à l’œuvre. Banals car souvent vus sur les grandes scènes d’Europe pour illustrer tout et n’importe quoi, donc rien mais beaucoup. Dissonants car nullement en harmonie avec l’opéra concerné. En l’espèce, banalité, avec un « b », pas pu m’en empêcher, et dissonance sont complémentaires : les mêmes codes, plaqués sans autre raison qu’une idée de la modernité conforme à ce que les grands subventionneurs subventionnent, ainsi que des pulsions personnelles,
- peuvent choquer dès lors qu’ils sont tartinés sur des scènes qui valent mieux que ça,
- rabaissent des œuvres exceptionnelles ou puissantes en les plongeant dans la fange d’un convenu auquel elles sont étrangères, et
- brident des artistes souvent soumis aux désirs stupides de metteurs en scène thomas-jollystes qu’il leur faut de surcroît trouver « particulièrement intelligents et à l’écoute » sous peine, à quelques exceptions près, de ne plus être programmés pour incompatibilité d’humeur.
Non,
- cette révolte,
- ces hauts-le-cœur,
- cette lassitude aussi
n’ont rien d’homophobes. Ils relèvent, je le crois, d’une forme de lucidité attristée, et je ne vois guère pourquoi il serait malsain de partager une telle intuition. Une telle conviction. Un tel désarroi, surtout.
À suivre : le récit de la représentation !
Herbert du Plessis joue Frédéric Chopin (Anima) – 7/7
Comme la plupart des objets culturels intrigants, le double disque de Herbert du Plessis fait dans la nuance voire dans l’oxymoron. Certes, il rassemble d’impressionnantes intégrales (celles des deux opus d’études et celle des vingt-quatre préludes, évoquées ici), mais il se mâtine d’un côté récital par le truchement des bonus et des bis. Le disque aux vingt-quatre études proposait à dessein les rares variations écrites en souvenir de Paganini ; le disque aux vingt-quatre préludes se conclut par un bonus et un bis.
Le bonus est constitué d’un florilège intitulé par l’interprète Feuilles d’album et complète le principe intégraliste, et hop, par le plaisir du picorage qui n’est certes pas réservé aux gallinacées. On sait que la composition pour albums était le selfie des riches qui, à l’occasion d’un salon ou d’un concert donné en leur humble chaumine, sollicitait l’artiste afin qu’il gratifiât d’une miniature le recueil de la maisonnée.
L’interprète recrée son propre album en ouvrant le bal avec le Presto con leggiereza en La bémol, souvent considéré comme le vingt-sixième prélude. Il s’agit d’une cavalcade de trois-quarts de minute, dont le pianiste galbe
- le legato donnant sa souplesse à la pièce,
- le flux des intensités assurant l’intérêt de l’exercice et
- la tension entre énergie motorique et agogique
- aérant,
- éclairant ou
- dynamisant le propos.
La Mazur suivante campe sur la tonalité de La bémol. Herbert du Plessis en rend
- la légèreté dansante,
- la simplicité joyeuse et
- l’association tonifiante entre mélodie populaire et astuces savantes
- (chromatisme çà et là acidulé,
- harmonisation habile mais discrète,
- construction charpentée avec le miroir intro / coda).
La Valse sostenuto en Mi bémol, considérée comme la dix-huitième du genre et destinée à un banquier, ne s’embarrasse pas de faux-semblants. Elle
- tournoie tranquillement,
- volette paisiblement, et
- adjoint habilement à la grâce du ternaire les p’tits boosters que sont
- le rythme pointé,
- les appogiatures bondissantes et
- l’inversion du lead entre la main droite (première partie) et la main gauche (seconde partie) qui colore l’énoncé.
Prolongeant la tonalité de Mi bémol, le Largo fleure bon la marche. L’interprète ne cherche pas des poux de midi dans la tonsure de quatorze heures. Il se contente, ce qui n’est pas rien,
- de pimenter la solennité avec un allant seyant,
- d’orner la linéarité du texte avec de précieuses nuances, et
- de glisser des respirations bienvenues dans un phrasé luxueux.
Le Cantabile en Si bémol se balance sur
- un 6/8 d’une plaisante tranquillité,
- une harmonisation aux trouvailles sporadiquement saisissantes, et
- un toucher combinant le soyeux de la mélodie avec la délicatesse du ploum-ploum accompagnateur.
Plus longue pièce de ce florilège, le Nocturne en do mineur ose afficher plus de3′ contre 1’15 en moyenne pour ses complices de virée. Le tempo modéré permet de profiter pleinement du swing propulsé notamment par
- les anacrouses dynamisantes,
- le duo répétition d’un motif obsédant + variations du traitement, et
- le combo accompagnement obstiné en croches à gauche et liberté de la mélodie
- (notes pointées,
- appogiatures,
- gruppetti de cinq, neuf, onze, douze ou quatorze notes,
- incrustation de triolets,
- accélération du débit via le recours aux triples croches, etc.).
Alors même que l’œuvre paraît paisible, Frédéric Chopin suscite manière d’intranquillité en y distillant progressivement
- une instabilité rythmique qui se complique et ne se dissout pas dans une coda apaisée,
- des surprises harmoniques rappelant que l’évidence tonale n’est qu’une évidence tonale parmi d’autres évidences tonales, et
- des changements
- de tempo (les ralentis écrits et les a tempo dialoguant avec les animato),
- de nuances et
- de caractères dont la complémentarité ici, la coalition là, contribuent à l’intérêt de cette « feuille ».
Deux mazurkas concluent l’album inventé par Herbert du Plessis, et jouent aussi la partition de la nuance. L’interprète y voit des pièces esquissées par Frédéric Chopin puis arrangées par Julian Fontana en vue d’une publication posthume. La mazurka en Ut, op. 67 n°3,
- pétille,
- sautille,
- se retient pour mieux repartir en mouvement, bref,
- rayonne allègrement.
La mazurka en Sol, op. 67 n°1, virevolte avec
- moult ornements,
- force facéties rythmiques, et même
- une modulation dans la patrie centrale pour relancer le discours et l’écoute.
À son habitude lorsque cela s’impose, Herbert du Plessis veille à ne pas en masquer les racines folkloriques sous une préciosité savante qui gâcherait l’effet. C’est bien cette association entre une danse populaire et une écriture savante qui fait le prix de l’œuvre. On veut donc y entendre
- du lourdaud,
- du pataud et
- du balourd
enrubanné dans les volutes
- harmoniques,
- rythmiques et
- gracieuses
de la Très Chic Musique Classique. Bingo, dans la présente exécution, on a tout cela ! Dès lors, le plaisir suscité par l’écoute de ce patchwork bien ficelé – et d’autant plus agréable qu’elle intervient après deux gros blocs de vingt-quatre morceaux – méritait un bis. Sans se faire prier, le pianiste nous l’offre via le prélude op. 45, même s’il nous prévient que le titre nous berne : à part le mot, rien à voir avec l’opus 28 joué en ouverture de disque. Herbert du Plessis en propose une vision paradoxale car
- énigmatique et décidée,
- maîtrisée et prompte à s’abandonner,
- fluide et tenue.
L’auditeur navigue à vue avec bonheur tant
- les modulations perpétuelles (dont le compositeur n’était pas peur fier),
- l’indécidabilité mélodique et
- l’étrangeté de la cadence
associent intimement topoï chopiniens et figures moins courues par le Franco-polonais. Une façon habile de renvoyer au titre de ce double disque, Créer un monde nouveau : derrière les grandes lignes de la cosmogonie de Frédéric Chopin se cachent
- de petites lignes,
- des astérisques et
- des codicilles
qui non seulement n’ont pas moins d’intérêt que les gros caractères mais contribuent sans doute à rendre ces derniers lisibles et bien encrés encore aujourd’hui – découvrir qu’il reste à découvrir quelque chose de ce(ux) qu’on aime, qu’y a-t-il de plus efficace pour stimuler le kif ? De même, derrière le brio d’une interprétation polymorphe et difficilement reprochable, derrière l’ambition soutenue et la qualité technique du disque (il ne faut évidemment pas se laisser dissuader par une première de couverture typographiquement entre banale, surannée et peu engageante…), se profile une vision d’un Chopin grand grâce à ses chefs-d’œuvre ET grâce à ses œuvres méconnues – on pense à Nicolas Horvath traquant dans les archives les secrets des nocturnes pour mieux nous re-révéler les nocturnes pas du tout secrets. Le résultat doit être salué car il est
- stimulant,
- tonifiant et, qualité non négligeable,
- fort savoureux.
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Irakly Avaliani joue Piotr Ilitch Tchaïkovsky (Intégral) – 2/3
En juin, Piotr Ilitch Tchaïkovsky devait être occupé. Ceci expliquerait que le septième mois des Saisons soit aussi court. Juillet est illustré par le chant du faucheur, qui, dans le texte d’Alexeï Koltsov encourage et son corps et le vent du midi à bosser. De cette chanson de labeur, Irakly Avaliani traduit
- la rigueur (accents nettement dessinés),
- la répétition (staccati obstinés de la main gauche),
- le déséquilibre inconfortable de la faux qu’on élève et abat encore et encore (contretemps joliment balancés), et
- la nécessité de souffler qui vient avec l’effort (triolets aux deux mains),
passant de la lourdeur consubstantielle au motif paysan à la légèreté du vent qu’évoquent les pianissimi finaux.
Août, le huitième mois, reste lié, pour Alexeï Koltsov, à la moisson effectuée en famille jour et nuit, la chanson des charrettes grinçant jusqu’au bout de l’obscurité. Pour ce 6/8 en si mineur siglé allegro vivace, Tchaïkovski donne l’occasion à son interprète de laisser imaginer une mécanique bien huilée
- (saccade des pistons évoquée par un rythme binaire serti dans des mesures ternaires,
- ronronnement du moteur suggéré par la circulation des staccati,
- infinitude du cycle de travail à accomplir murmuré par la tonicité légère et immuable d’une main gauche qui va sans cesse en rebondissant).
Dans ce labeur harassant, les tâches peuvent néanmoins varier, comme en témoignent
- le surgissement de doubles croches accélérant le débit,
- la survenue d’un dolce cantabile
- (petite pause ?
- évocation de la nuit qui tombe ?
- distinction des missions familiales selon la puissance musculaire des uns et des autres ?) et
- le retour de la partie liminaire.
Cette nouvelle exposition permet au pianiste de confirmer, plus encore que la sûreté impressionnante de sa technique, son attachement à la précision
- du phrasé,
- du toucher et
- de la construction des intentions interprétatives.
Septembre, le neuvième mois, sera consacré à cette activité dégueulasse donc bien humaine qu’est la chasse dont Alexandre Pouchkine croque, en quelques vers, l’excitation qu’elle suscite grâce aux trompes chez les piqueurs et les chiens de meute. L’allegro non troppo en Sol se jette joyeusement dans le projet programmatique en faisant tonner les cors avec le p’tit truc qui fait sonnerie de chasse : les tierces qui sonnent et la quinte qui surgit pour la péroraison. Irakly Avaliani paraît se délecter, tant dans la deuxième partie que sur la durée de cette miniature, à rendre l’ambiguïté de la partition en ABA, à la fois
- sciemment basique
- (rythme,
- répétitions,
- importance de l’accord de Sol) et
- relativement subtile
- (mutations chromatiques,
- changements de caractère,
- réinvestivissement des triolets
- d’abord martiaux,
- ensuite trépidants,
- enfin triomphants).
Octobre, le dixième mois, est celui des feuilles mortes nous rappelle Alexis Konstantinovitch Tolstoï au cas où, benêts, nous l’eussions omis. C’est donc un ré mineur « doloroso e molto cantabile » qui nous accueille dans une ravissante mélodie (à découvrir dans l’hyperlien proposé au début du présent paragraphe) que la pédalisation habille avec grâce.
- Simplicité du propos,
- délicatesse des dialogues, entre
- mélodie et accompagnement, ainsi qu’entre
- mélodie et écho,
- clarté éclaboussante du phrasé
font de ce moment nostalgique une respiration sans chichi joliment glissée par le musicien, longue coda en fade out incluse. Pour le onzième mois, Nikolaï Nekrassov nous suggère d’imposer à jamais silence à notre mélancolie. C’est donc allegro mais moderato que nous attaquons les vraies froidures en Mi, sur les ailes d’un air quasi populaire qui refuse de se laisser ensuquer dans la vase mouvante du tristoune. (Nan, je sais, « vase mouvante du tristoune », bon, franchement, voilà, quoi. Mais sur le moment, ça paraissait correct, alors bon.) Pour y parvenir, Tchaïkovsky déploie des stratégies qui lui sont familières :
- enrichissement harmonique (de l’unisson à l’accord de quatre notes pour un même motif),
- variations rythmiques (binaire à la mélodie contre ternaire à l’accompagnement) et
- utilisation d’un large spectre d’intensités soit en gradation directe (piano puis forte), soit en glissements (crescendo et fade in).
Ce nonobstant, le sujet imposé au compositeur n’est pas la joie mais la lutte contre le blues. Aussi écrit-il une partie centrale « gracieuse », certes, mais en mineur, le tuilage entre le Mi et le la étant à la fois harmoniquement très logique et musicalement très surprenant. En effet, l’on passe de la fête de village (avant les DJ) à une atmosphère plus intime, où la couleur tamisée du mode mineur contamine bizarrement les pulsions de vie
- (appogiatures,
- contretemps,
- rythmes pointés voire doublement pointés,
- vigueur des doubles croches).
Un peu à l’inverse de Hitchcock qui, avion à l’appui, souhaitera créer une scène de terreur en plein jour, Tchaïkovsky semble vouloir susciter la joie par l’obscurité – Dieu avait bien tenté le coup un 25 décembre, mais c’était Dieu, voyons, pas Piotr Ilitch. La réussite d’Irakly Avaliani consiste à subsumer mélancolie et joie (un cliché bien français consisterait à ajouter avec une mine entendue et sapientale voire un bruit de bouche pour donner l’impression que nous susurrons dans un micro de France Culture : « Mais, au fond, n’est-ce pas cela, l’âme russe ? », et un petit rire connard pour répondre à la question), c’est-à-dire à ne pas opposer l’une à l’autre mais, ce qui est plus intéressant et plus conforme au projet de ce mois de novembre, à laisser deviner leur non-binarité. Reconnaissons-le, seul un crétin décérébré est capable de croire qu’il peut être entièrement joyeux parce qu’on lui ordonne de l’être pour cause, mettons,
- de reformation d’un groupe de rock de son enfance,
- de finale de foot voire
- de l’imminence du bal des pompiers,
ou, au contraire, entièrement décomposé pour cause, par exemple,
- d’élection d’un député du Rassemblement national,
- de baisse des cours de Bourse ou
- de la mort d’un chanteur milliardaire réfugié en Suisse comme toute bonne gloire nationale, c’est-à-dire subventionnée par l’État français.
Les gens fréquentables, eux,
- jonglent entre ce yin et ce yang que sont la jubilation et la désespérance,
- métissent leur allégresse de tristesse plus ou moins tempérée, et
- trempent tôt ou tard leurs chagrins dans la relativité elle-même relative du désarroi.
et c’est
- cette tension mentale,
- cette mixture psychique,
- cette substantifique moelle thymique
que compositeur et interprète donnent l’intuition d’exprimer ici… ce qui est très réconfortant pour l’auditeur qui, sous le feu des injonctions sociétales, s’inquièterait parfois de ne pas être en phase avec le ressenti univoque exigé : ce n’est pas inquiétant, l’ami, c’est bon signe.
Le douzième mois nous parle d’un temps que les jeunes – ça existe, même dans la musique classique – ne peuvent pas connaître pour deux raisons. D’une part, ce temps, c’était celui de Noël alors qu’il devenu depuis que la laïcité bien tempérée a fait une fixette sur ces salauds de catholiques, celui des « fêtes de fin d’année » ; d’autre part, selon Vassili Joukovski, c’est celui où, la veille de Noël, les mignonnes lisaient l’avenir et jetaient leurs souliers dehors (ça, même moi, sans être un perdreau de six semaines, j’ai pas vraiment connu, il me le faut avouer, à demi-pardonné). Concrètement, nous partons sur une valse en La bémol, dont l’interprète sculpte avec un art consommé
- la légèreté,
- la liberté et
- les charmes modulants.
Le trio en Mi aspire lui aussi à osciller entre
- sautillements,
- hésitations et
- itérations.
Le da capo et la coda finissent de tourner allègrement la tête des auditeurs car l’aisance de l’interprète s’y fait
- grâce,
- malice et
- jubilation.
Qu’il est heureux de profiter d’une virtuosité
- moins extravertie qu’intérieure,
- moins technique qu’acérée,
- moins brillante que musicale !
De quoi nourrir notre hâte de découvrir les deux tubes programmés pour la prochaine chronique du disque : Dumka et la Valse sentimentale. Miam !
Pour écouter tout le disque gratuitement, c’est par exemple ici.
Fruits de la vigne – Vue sur ciel 2023
Entre Carcassonne et Limoux, la famille Teisseire s’est reconstitué un domaine de onze hectares avec un assez bon relationnel pour que sa cyberprésentation soit reprise au mot près par La Dépêche du midi, dont il est vrai que
- l’indépendance, comme dirait son concurrent,
- l’honnêteté et
- la déontologie journalistique
n’ont jamais été les premiers arguments de survie – d’autres quotidiens nationaux et plumitifs spécialisés dans le copier-coller de communiqué de presse ne pourraient certes se targuer d’une attitude plus digne. Voici donc la fête à l' »authentique petit nid » qui se trouve « perché sous les hauteurs », au couple de vignerons dont la femme « met sa carrière d’infirmière en parenthèse » (la faute de frappe, c’est pour faire PQR authentique, sans doute), etc. L’ensemble n’est évidemment pas stipulé comme publi-reportage ou whatever, si bien que ceux qui souhaitent aborder cette notule sous l’angle des éléments de langage peuvent commencer par la fiche officielle du domaine…
… avant de lire l’avis d’un certain « P. A. » (on pense à Pierre Palmade désormais dit Le Honni, conseillant – dans un de ces sketchs liminaires dont il avait le génie, de l’attente inquiète d’un spectateur au résumé du spectacle – un journaliste chargé de faire une bonne critique : « Et à la fin, si vous trouvez que ça fait un peu pub, vous pouvez personnaliser l’article en ajoutant vos nom et prénom »).
Devant une telle unanimité, il paraît fort prétentieux de proposer une recension d’ignorant, mais nous voilà coincé par deux problèmes, ce qui fait beaucoup :
- d’une part, nous avons promis une notule à notre dealer du jour, Pierre-Benoît Pérard ;
- d’autre part, nous dégustons un vin sur les avis des conseilleurs mais avant tout furetage visant à éliminer le plus grotesque de notre non-savoir.
Or, jusqu’à ce que nous cherchions à nous auto-recadrer, nous avions l’intention de reconnaître que ce mariage équitable de chenin et de chardonnay, vendu 15 € chez Mes accords mets vins, nous mettait en joie. Pour deux raisons, ce qui est moult, là aussi, en tout cas comparé à une raison : c’est bon, et l’association avec le plat prévu fonctionne super bien. (Désolé pour ceux qui ne maîtrisent pas tout l’idiolecte des quasi sommeliers, hein.) Par conséquent, voici nos impressions sur un vin IGP de la Haute vallée de l’Aude victime de la terrible malédiction du naming pupute qui inspire moins notre imagination que notre consternation.
Sous nos yeux, la robe du nectar se déploie dans un jaune
- clair,
- voilé et
- délicat.
Le nez, léger sans être insaisissable, nous paraît associer, de façon complexe donc catchy, et hop,
- côté beurré,
- côté fruité (moins agrume qu’ananas) et
- une pointe d’acidulé.
(C’est dire si P.A. maîtrise mieux son sujet que nous : nous n’en avons pas mis une dans la cible.)
La bouche, elle aussi, fonctionne très bien : elle nous paraît
- directe,
- franche,
- étonnamment longue quoique sans
- rondeur ronronnante,
- fraîcheur grinçante ou
- finasserie râpeuse.
Le combo que forme le jus avec un pavé de saumon cru accompagné d’une semoule de blé aux lentilles vertes et petits légumes séduit, semblant étoffer (sans « u ») la douceur du propos en lui donnant une perspective qui ouvre sur d’autres saveurs, façon irisation tranquille d’un clapot lacustre déconstruisant un reflet fatigant pour le recomposer avec un mix d’art et de nature. Oui-da, en termes de critique viticolistique, c’est sans doute pas super clair mais, puisque l’on a dit aux amateurs de clarté que la fiole nous parut savoureuse et pertinente, il ne nous restait plus qu’à
peindre en bleu le chagrin d’un citronnier ami
comme le proposait René Depestre alors « en état de poésie » [1980] (in : Journal d’un animal marin. Choix de poèmes. 1956-1990, Gallimard [1990], « Poésie », 2024, p. 18). Ce que nous fîmes en nous pourléchant les babines.