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Orlando Bass, “Préludes et fugues”, Indésens – 6/8

Orlando Bass devant la gare Saint-Lazare (Paris 8). Photo : Bertrand Ferrier

 

Le prélude-et-fugue opus 29, en sol dièse mineur, de Sergueï Taneïev ? Presque une antiquité à l’aune de la set-list proposée par Orlando Bass, pour son disque de préludes et fugues modernes ! Songez que le diptyque nous précipite en 1910, plus d’un siècle avant la création du diptyque concocté par Orlando Bass en personne pour ce récital et qui fera l’objet de la prochaine recension.

  • Pianiste accompli,
  • compositeur réputé,
  • prof d’écriture (Scriabine, Rachmaninoff et Medtner font partie de son tableau de chasse),
  • acteur de la vie culturelle européenne (il a fréquenté Flaubert et Franck, entre autres, lors de son séjour à Paris où il n’avait pas besoin de cracher sur Vladimir Poutine pour être le bienvenu),
  • dragueur qui ne s’effrayait pas de fricoter avec la femme des autres, fussent-ils Léon Tolstoï,
  • barbu, ce n’est pas rien,
  • alcoolique, non plus,

Sergueï Taneyev a connu un regain de popularité posthume en 1958 lors de la déflagration Van Cliburn, car l’Américain qui a triomphé au premier concours Tchaïkovski alors que les relations soviético-états-uniennes n’étaient pas précisément au beau fixe avait glissé ce prélude-et-fugue dans son programme.

 

 

Le prélude, andante, s’éclaire dès les quatre premières notes d’un motif qui va devenir obsessionnel, puis s’illumine en frottant cette cellule motorique à celui, plus lyrique, de la main droite. Orlando Bass y brille par

  • la clarté de son toucher,
  • sa maîtrise de la pédalisation et
  • la parfaite caractérisation des voix aux prises dans le duo qui s’élabore.

On se délecte car

  • le tempo paraît juste (allant sans précipitation ou mollesse),
  • l’agogique élégante, et
  • le souci du rythme gorgé d’une narrativité (en moins hermétique : on est suspendu aux notes du piano car on veut savoir la suite !) dont la prévisibilité, contredite par les larges intervalles d’octaves ou de septièmes, est joyeusement bousculée par le surgissement palpitant de
    • quintolets,
    • triolets,
    • contretemps,
    • trilles et
    • appogiatures.

Des modulations nourrissent la composition, que quelques

  • traits,
  • séries d’accords,
  • changements de registres et
  • d’intensité

électrisent. Le propos passe

  • du retenu au volcanique,
  • de l’apaisé au tempétueux,
  • de l’étique au profus,
  • du trépidant au résonant,

évoquant un chagrin profond (« con duolo ») jamais engoncé dans une gangue sentimentaliste, larmoyante ou gnangnantisante. Pour preuve, la fugue qui prolonge ce premier volet, en 2/4 et 12/16 à la fois, se joue « allegro vivace con fuoco ».

 

 

D’emblée s’impose une évidence. Après la leçon donnée par le prélude sur quelques astuces pour

  • instiller une atmosphère,
  • la modifier,
  • la dissiper afin d’en évoquer une autre puis
  • fondre les deux dans un même creuset sentimental,

la fugue assène que l’on n’apprend pas à Sergueï Taneïev

  • l’art du contrepoint
    • (structure,
    • échos,
    • imitations…),
  • les outils du funk savant
    • (déplacement des accents,
    • mouvements inverses,
    • renversements de lead,
    • caractérisation des registres valorisant par exemple le scintillement cristallin des aigus et la vigueur enthousiasmante de la basse,
    • concaténation de rythmes opposé tels ternaire /binaire / pointé…),
  • l’efficacité du chromatisme tant dans la dynamique (les frottements de notes proches renforcent la tonicité de la gigue) que dans l’harmonie qui s’enrichit de demi-teintes stimulantes,
  • les méthodes pour rajouter des coins dans le jukebox afin d’étoffer la partition sans l’étouffer
    • (ruptures,
    • amplifications,
    • réorchestration de motifs déjà entendus,
    • changement de tonalité…)

pas plus que l’on apprend à Orlando Bass

  • à lisibiliser, et hop, la polyphonie,
  • à transmuter la virtuosité en énergie ou
  • à ajouter à la démonstration technique l’indispensable musicalité
    • (nuances,
    • touchers,
    • phrasé).

C’est

  • ébouriffant,
  • dynamisant et
  • réalisé avec une finesse qui parvient à faire sonner
    • simple (si),
    • évident et
    • beau ce qui est pourtant d’une complexité inouïe.

Autant dire que l’on a déjà hâte d’écouter et de rendre compte du prochain prélude-et-fugue

  • joué par Orlando Bass,
  • écrit par Orlando Bass spécialement
  • pour ce disque d’Orlando Bass.

Taïaut !


Pour acheter le disque, c’est par exemple ici.
Pour l’écouter gracieusement, c’est par exemple .

 

Pascal Vigneron – Le grand entretien – 5/7

Pascal Vigneron et ses fans en l’église Saint-André de l’Europe (Paris 8). Photo : Bertrand Ferrier.

 

Moins tête d’affiche que fomenteur d’affiches, Pascal Vigneron dénote, étonne et détonne dans le petit Landerneau de l’orgue. Musicien poly-instrumentiste, homme de réseaux mais pas de coteries, fidèle en amitiés artistiques mais pas monogame, estimé par quelques-uns des grands noms du métier au premier rang desquels Éric Lebrun, l’un des rares interprètes-compositeurs-pédagogues sur qui même les connaisseurs les plus vipérins (les connaisseurs, donc) de l’orgue peinent à postillonner leur venin, l’énergumène rassemble et divise à la fois. Sujets inflammables, convictions intimes, petits secrets, rencontres marquantes et brillantes réussites sont au programme de ce grand entretien où seront évoqués

  • le musicien,
  • l’organiste,
  • l’organologue,
  • l’organier numérique,
  • l’organisateur et
  • le studioman

que sont les mille et un pascalvignerons cachés derrière Pascal Vigneron.

 

Déjà paru
1. Devenir musicien
2. Penser l’orgue
3. Faire bouger l’orgue
4. Oser l’orgue électronique


Épisode cinquième
Programmer de l’orgue-et-pas-que

 

Jouer de l’orgue, programmer un festival : même combat, pour toi, celui qui consiste à construire un projet, à s’y tenir et à le développer en accord avec des convictions musicales fermement ancrées. D’ailleurs, le destin de l’orgue et du festival semblent en partie liés !
Le festival de Toul a été fondé il y a quinze ans. On partait de rien du tout. Vraiment. J’avais un concert à Saint-Maurice-sous-les-Côtes…

… un tout petit village du Grand Est…
J’étais avec Michel Giroud. Michel est un grand facteur d’orgue. À quinze ans, il était chez Schwenkedel…

… la manufacture qui a construit l’orgue de la cathédrale de Toul.
Il était même là pour l’inauguration de l’orgue de la cathédrale, dans sa version princeps.

Toi, non.
En effet, j’avais un empêchement : je venais de naître le jour même !

 

 

 

« On ne se méfie jamais assez de la sclérose »

 

« Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous… » À quoi ressemblait le Schwenkedel, pendant que tu vagissais ?
Oh, à l’époque, c’était un orgue néobaroque, le premier avec quatre claviers mécaniques d’après-guerre, le plus gros qui sortira des ateliers Schwenkedel. Pour comprendre l’instrument, il faut avoir conscience de deux caractéristiques. La première, c’est que, bien qu’il soit de dimension conséquente, il a été construit à l’économie. Par exemple, tous les panneaux arrière de l’orgue, gigantesques, étaient en aggloméré. De nombreux porte-vents, pareil avec du Vestaflex. Pourtant, c’était un orgue neuf ! Sauf que l’époque voulait ça. La guerre avait causé d’immenses dommages et les finances étaient à sec.

Le choix aurait pu se porter sur un instrument plus qualitatif quoique moins grand.
Il aurait pu, mais non. On a construit comme on a pu un instrument de 63 jeux (nous, on a porté ce total à 70), c’est la première caractéristique. La seconde, c’est que l’orgue a été conçu sous l’influence de Gaston Litaize pour jouer surtout de la musique ancienne et de la musique contemporaine. En effet, l’engin était impeccable pour jouer Litaize, avec ses quatre claviers de 56 notes et ses 32 notes au pédalier.

Pour ceux qui se demandent pourquoi ces précisions, stipulons que l’orgue est le cœur du festival.
Oui et non. Dès le début, j’ai prévenu : il ne faut pas que ce soit un « festival d’orgue ».

Parce que ça n’intéresse que des happy few, l’orgue ?
Pas du tout, je crois que l’orgue peut s’adresser à tous, mais faut faire un minimum d’efforts de part et d’autre ! Quelqu’un qui n’a jamais écouté d’orgue, qui n’aime pas spécialement les églises, tu ne l’obligeras pas à écouter le Livre d’orgue d’Olivier Messiaen et à payer pour ça !

Hum, à mon avis, quelqu’un qui connaît l’orgue encore moins ! Alors, pourquoi pas un festival d’orgue ?
Parce que c’est sclérosant, que de l’orgue, et parce que, des festivals d’orgue de très haute qualité, dans le coin, il n’en manque pas. Pareil pour Bach : festival Bach, oui, parce que la musique est magnifique et la matière immense, mais pas festival que de Bach.

 

 

 

« Quatre cornets pour quatre claviers : ça claque ! »

 

À Saint-André de l’Europe, le festival Komm, Bach! était un festival avec forcément de l’orgue et du Bach, mais pas forcément avec que de l’orgue et que du Bach…
L’intérêt, quand tu te laisses des ouvertures, c’est que tu peux programmer des tas de formations, des tas de compositeurs, des tas d’œuvres – et des tas beaucoup plus vastes que si tu t’enfermes dans des contraintes stupides et nocives. À Toul, j’ai programmé des orchestres d’harmonie, Rhoda Scott, Richard Galliano, des quatuors de saxophones, des cordes… Avoir toutes ces possibilités, ça n’est pas qu’un confort de programmateur : c’est la joie de s’adresser à un public plus large ce qui, à mon avis, est aussi mon rôle.

Il y a quinze ans, pour la première édition, l’orgue de la cathédrale était encore dans son jus.
Oui, les premières années, il a été utilisé tel quel. En 2012, il a été décidé de le restaurer. Sauf que la ville de Toul est petite : 16 000 habitants. Son patrimoine est démesuré par rapport à la population, donc aux ressources fiscales. Donc on l’a joué malin : j’ai accepté d’être technicien conseil à titre bénévole – à titre bénévole, j’insiste. Dans ce cadre, j’ai supervisé, suivi le travail et le flux sur quatre ans. Toute la boiserie a été façonnée par les services techniques municipaux.

Cependant, tout ne pouvait pas être homemade.
Yves Koenig, sur ce qui était son plus grand chantier, a tenu le rôle du facteur d’orgue. Avec lui, on a – entre autres – démonté toute la tuyauterie pour la réharmoniser. Le chantier était conséquent ! Je te passe les détails : en 2016, on est arrivé à une première étape célébrée avec le concert d’inauguration d’Olivier Latry. L’instrument était en parfait état, défuité grâce au changement des tirages de jeux (ils étaient électro-pneumatiques, ça bouffait énormément d’air, on les a passés en électrique), mais l’esprit initial de l’instrument n’a pas été changé.

Je savais que tu ne me passerais pas les détails longtemps, même pas eu besoin de te relancer…
Parce que c’était une sacrée aventure ! Tiens, par exemple, on a amélioré et optimisé les anches. Elles étaient trop petites ! Pour l’Ut1 du positif, la sortie était de six ou sept centimètres, c’était ridicule… même si c’était l’époque. Ils ont fait comme ils ont pu. Ce n’est pas critiquer que de le constater ; ce n’est pas trahir l’instrument que de lui offrir une restauration à la hauteur de son potentiel.

Donc, tu l’avoues, vous avez remanié l’instrument.
On a conservé l’esprit, préservé le meilleur et changé ce qui méritait de l’être. Par exemple, le cromorne, on lui a donné du coffre, de la voix. Maintenant, il sonne formidablement dans la musique ancienne. Les anches du récit, elles, étaient beaucoup plus grosses. Par conséquent, on les a descendues au grand orgue, et on a trouvé d’autres anches pour le récit. On avait trois jeux d’anches au pectoral, dont une horreur de chalumeau tout le temps faux, une ranquette et une voix humaine. Là, pour le coup, c’était, disons, daté, cette petite batterie d’anches. On ne pouvait pas la laisser en l’état. Donc la voix humaine, on l’a mise au récit, où elle devient idéale pour la musique romantique au côté de la voix céleste. Au pectoral, on a rajouté une quinte pour avoir un quatrième cornet. C’est quand même formidable, quatre cornets pour quatre claviers ! Pour la profondeur, on a mis deux 32 pieds neufs et pour l’éclat deux chamades neuves copiées sur ce que faisait Schwenkedel à l’époque, en un peu plus rondes. Résultat, ça chapeaute le tutti mais on peut les utiliser en solo, y compris dans une tierce en taille avec le cantus firmus à la pédale.

 

 

 

« Je suis un acteur politique de la vie locale »

 

En dépit de cette débauche d’énergie, le festival Bach de Toul n’est pas qu’un festival d’orgue.
Non, autour de l’orgue mais pas qu’avec de l’orgue. Depuis le début, il y a eu des concerts de piano, d’accordéon, d’ensembles… Pourquoi se serait-on mis en tête de créer un énième festival d’orgue ? Y en a déjà des palanquées !

Tu veux dire : trop.
Je ne suis pas là pour juger. C’est mon principe de vie. Je ne juge pas les gens, et j’aime pas que les gens me jugent. Quand je donne mon avis, je ne prétends pas être dans l’objectivité, plutôt dans le vécu. Par exemple, quand je vois que l’on se remet à faire des orgues à la française avec des diapasons improbables et un nombre de notes si limité qu’on ne peut même pas jouer du Bach, oui, je pense : à quoi bon ? Est-ce bien raisonnable de claquer l’argent du contribuable pour contenter des énergumènes dotés d’un ego surdimensionné ? Franchement, quand j’entends jaser sur mon ego… À d’autres !

Tu parlais d’un patrimoine toulois disproportionné… Le festival n’est-il pas un gros machin de plus ?
Pas vraiment un « gros machin », car le budget est très petit.

Néanmoins, l’argent est au centre de quelques polémiques !
Oh, moi, tu sais, les polémiques, je n’ai jamais trouvé ça très intéressant. Je veux bien te répondre parce que tu as l’air de trouver ça croustillant mais, soyons honnêtes, les ragots… Enfin, vas-y, je t’écoute.

Cette année, on a critiqué le fait que, désormais, tous les concerts sont payants sauf ceux donnés par les étudiants.
C’est une décision de la ville. Je dois la respecter. Si ça en fait rouspéter certains qui, de toute façon, ne sont jamais venus assister à un concert du festival, quelle importance ?

On a aussi remarqué que tu étais très présent dans la programmation, cette année.
Tu sous-entends que je me programme pour me faire un petit billet à chaque fois ?

Certains ont fait plus que le sous-entendre.
Ben raté, c’est pas le cas. J’insiste : ce genre de calomnie, j’en ai largement rien à faire. Je mets ces accusations et ces fantasmes sur le compte de la jalousie, de l’incompétence et de l’ignorance. Si je jouais moins, les imbéciles en concluraient que je ne suis pas capable de jouer. Alors que la vérité, elle est simple : si je joue dans de nombreux concerts où il n’y a pas que de l’orgue, c’est que je n’aurais pas le budget pour payer un organiste à chaque fois. De surcroît, je suis le directeur artistique du festival, et c’est quoi, le rôle d’un directeur artistique ? C’est d’animer la manifestation. C’est vrai, je suis partie prenante dans un certain nombre de concerts de la saison, mais j’interviens en tant qu’accompagnateur, pas comme soliste. Je suis un acteur de la vie politique locale ; je suis salarié de la ville ; et il est donc normal, sain et heureux que je m’implique aussi à ce niveau-là !

 

 

 

À suivre…

 

Zhen Chen joue Mozart, Solo Musica – 1/2

 

Le plus difficile – selon l’interprète – et le plus connu : tel est le couplage fomenté par Zhen Chen entre les concerti 15 et 21 de Wolfgang Amadeus Mozart, Thomas Rösner dirigeant le Kurpfälzisches Kammerorchester. Enregistré en deux jours par Manfred Schumacher, assisté de Fabian Knopf, le disque s’ouvre donc avec l’allegro du Quinzième concerto en Si bémol étiqueté K. 450.  L’introduction

  • sautille,
  • rebondit sur des notes répétées et
  • prend le soin de s’alanguir sans traîner.

Le gang de Thomas Rösner est à son affaire :

  • les bois contrechantent,
  • les cordes mènent la danse,
  • les cors solennisent

et, soudain, la main droite du pianiste vient aimablement délivrer ses chapelets de doubles croches. Le soliste s’installe peu à peu. Il

  • dialogue avec les bois puis avec les cordes,
  • s’amuse des changements rythmiques
    • (croches,
    • triolets de croches,
    • doubles) et
  • se goberge des oscillations entre plaisir mélodique et gourmandise tonique
    • (staccati,
    • octaves égrenées en descendant et en montant,
    • respirations,
    • noires et croches pointées énergisant le propos)…

En somme, la chose s’annonce bien :

  • les doigts sont déliés,
  • la pédalisation est généreuse mais élégante,
  • la synchronisation avec l’orchestre de chambre fonctionne,
  • le son est parfaitement spatialisé sans étouffer ni le piano, ni ses faire-valoir.

L’orchestre sait ponctuer – par ex. mesure 112, vers 3′ et des breloques – les arpèges brisés du piano avec une variété d’intentions stimulant l’écoute

  • (ploum discret posant ou galvanisant le rythme,
  • ploum-ploum-ploum enrichissant l’harmonie,
  • deux-en-deux avec crescendo injectant du swing dans l’énoncé rigoureux du soliste).

Si l’on croit percevoir sporadiquement une tendance de Zhen Chen à aller tant de l’avant que cela ressemble à une accélération, difficile de lui reprocher de pimenter le concerto d’un zeste de peps bravache qui

  • ajoute des bulles à l’ambiance solaire,
  • désamorce le risque d’emphase ou de pompe flottant presque toujours chez Mozart et
  • met en valeur les contrastes entre traits binaires et triolets au phrasé soigné.

On se laisse ainsi séduire par

  • des trilles ciselés,
  • des couleurs variées,
  • une sérénité pianistique euphorisante et qui ne sonne jamais autosatisfaite, et
  • un dialogue réel entre soliste et orchestre.

La cadence est prise avec la même envie d’en découdre, donc de ménager des plages de respiration entre des traits fort prompts où, parfois, le sustain peut paraître à la fois

  • superflu (n’apporte rien à l’atmosphère),
  • parasite (ne fait pas davantage pulser la virtuosité…) et
  • dommageable (… au contraire),

même s’il fait peut-être écho à la phobie boulangère, aka la crainte du pain, longuement exposée par le soliste dans le livret, certains pianistes ayant la tendance absurde de pédaliser pour se rassurer.

 

 

L’Andante ternaire en Mi bémol est pris avec modération par l’orchestre, comme pour mieux contraster avec l’exubérance du premier mouvement. Plus qu’un dialogue entre les deux parties, Mozart propose un duo en apparence indépendant, le pianiste alternant soli et accompagnement du bloc orchestral puis des bois.

  • Les changements de dispositif dialectique,
  • les brèves audaces chromatiques et
  • les louables différenciations d’intensité

laissent l’attention en éveil. L’Allegro synthétise en quelque sorte les deux premiers mouvements : il est

  • en Si bémol, comme le premier, et
  • sur un rythme ternaire, comme le deuxième.

Cette fois, c’est le piano qui lance le groove avec un art de l’élan et du staccato que maîtrise à merveille Zhen Chen. L’orchestre lui répond puis s’emporte sur des notes répétées. Le piano propose alors des pistes d’apaisement – lequel n’est pas engourdissement – et de concorde.

  • Doubles croches,
  • tentation modulante,
  • deux en deux pulsés,
  • grands arpèges en doubles,
  • traits en triples et unissons grondeurs

assurent la vivacité du passage.

  • Croisements de mains faisant crépiter le clavier,
  • babillages avec le hautbois relançant le ressassement thématique et
  • dynamique tonifiante (pour le morceau et pour l’écoutant)

    • des doubles,
    • du ternaire,
    • des contrastes

contribuent à l’intérêt de la chose. La cadence ne respire guère : ce n’est pas le projet de cette version

  • plus vibrionnante que poétique,
  • plus tendue que confortable,
  • plus dans la relative prise de risque que dans le luxe de la pose (encore moins de la pause).

Un joli crescendo final achève de convaincre de l’appréciable connivence entre le soliste et ses comparses, valorisant le meilleur de l’enregistrement :

  • du punch,
  • de la complicité et
  • de l’envie d’avancer.

Sérieux, dans un monde où l’on semble avoir le choix entre la mollesse du consensus abêtissant et la dureté de la haine mortifère de l’autre, l’envie d’avancer, fût-ce dans un concerto de Mozart, ben, ça fait du bien par les écoutilles où c’que ça passe.

 

Irakly Avaliani, Intégrale Brahms volume 1, L’art du toucher – 9/10

Première du disque

 

Elles auraient dû s’appeler Klavierstücke, mais c’était compter sans la pression de la dédicataire à laquelle Johannes Brahms a fini par céder – l’opus 79 rassemblera donc deux Rhapsodies. La première en si mineur – qui va ici nous intéresser – est annoncée « agitato » et, en effet, c’est le sentiment que parvient à nous transmettre Irakly Avaliani grâce à

  • un tempo sans concession,
  • des accents qui s’assument et
  • une puissance de rebond sur les octaves de la main gauche qui groove grave.

L’interprétation réfute cependant l’incandescence univoque.

  • Les modulations,
  • les détachés percutants,
  • les octaves toniques,
  • les effets de pédalisation,
  • les différenciations de nuances voire même
  • une reprise pas inscrite sur toutes les partitions mais pas moins efficace

énergisent, et hop, plus qu’ils n’écrasent cette composition bousculante, re-hop. Le pianiste en profite pour investir pleinement le projet a posteriori rhapsodique sans perdre de vue l’exigence liminaire d’agitation jusqu’au mouvement central en Si, « moins agité ».

 

 

  • Légèreté du bariolage,
  • effervescence des croches et
  • joie des irisations chromatiques

transcendent l’idée réductrice d’une forme sonate dissimulée (mouvements vif – lent – vif). Le retour de l’agitation initiale n’en est pas moins parfaitement tendue, associant

  • la réjouissance du déjà-ouï,
  • la virulence du ressassement et
  • le frottement entre ce dynamisme et le mode mineur qui structure le projet.

Les variations

  • de couleur,
  • de toucher et
  • d’humeur

sont rendues avec

  • fougue,
  • précision et
  • inventivité

par Irakly Avaliani, laissant augurer d’un finale en fanfare avec la seconde rhapsodie, annoncée « molto passionato » !


Pour écouter Brahms par Avaliani en vrac mais gratuitement, c’est par exemple ici.
Pour acheter le disque, difficile, sauf si l’on est prêt à dépenser 70 € hors frais de port sur Amazon.

 

Fruits de la vigne, Domaine Guion, « Candide » 2021

Photo : Bertrand Ferrier

 

Stéphane Guion – rien à voir avec le fâcheux humoriste jamais drôle, une profession hélas répandue – produit des vins bio en Bourgueil en proposant des variations autour du cabernet franc. La cuvée « Candide » exploite des vignes pas encore trentenaires, élevées sur un terroir argilo-calcaire. Le millésime 2021 est encore plus léger que son prédécesseur, avec seulement 12° d’alcool au compteur. On le trouve autour de 12 € sur Internet et chez des cavistes parisiens dont le sieur Thierry Welschinger.
La robe oscille entre groseille et cassis, avec une préférence pour la baie noire. L’impression curieusement obscure qui domine devient joyeusement lumineuse sur les bords : la métaphore est un rien hermétique mais mériterait peut-être d’être, comme une tombe, creusée.
Le nez est assurément un point fort du breuvage. On y croit déceler de l’herbe folle (ou, a minima psychiatriquement instable), des épices tendues et peut-être même une once de citronnelle en dernier recours. C’est intrigant et appétissant.
La bouche est fraîche et légère. L’attaque nous paraît s’appuyer sur la groseille, mais le cassis remporte le match retour. L’ensemble reste néanmoins cohérent et assume sans chichi une forme de simplicité bien travaillée donc agréable. Point de profondeur abyssale, point de rondeur replète, du dynamisme et de l’éphémère qui, face à un plat du même tonneau (ou presque) réjouit en évitant, et nous l’en remercions, de nous plonger dans l’extase excessive – l’extase, donc – de cette fille qui « 
wanna shot a hole into the sun » dès qu’elle « feels like having fun » (Sébastyén Defiolle, Spira spiritum noctis. Chansons et poèmes nocturnes, Book éditions, 2024, p. 136). Faut rester digne, hein. Tsss, tsss.

 

Orlando Bass, “Préludes et fugues”, Indésens – 5/8

Première du disque

 

Huit actes qui, à force

  • de susciter l’intérêt,
  • d’inspirer l’enthousiasme et
  • de réjouir en partageant des raretés plus que plaisantes,

relèvent le niveau d’attente à chaque nouveau prélude-et-fugue interprété par Orlando Bass : voilà le danger de cette saga dont le cinquième épisode se prépare à fricoter avec la « Passacaille et fugue », l’opus 36 de Michel Merlet. En termes musicologiques, le diptyque en question est ce que l’on appelle, par euphémisme, une maudite grosse vacherie. Notez bien qu’il ne s’en cache guère et s’en repent encore moins ! Le bougre est conçu pour cela, ayant été commandé par le concours Marguerite Long auquel concourent peu de musiciens restés plantés à égrener les mouvements lents du volume 2 des Classiques favoris du piano. La partition est entièrement écrite sur trois portées, et les trois sont bien remplies voire, dans la fugue, débordent.
La musique s’appuie sur un projet théorique simple et complexe. Simple, car elle tournicote autour des notes représentant Tony Aubin, le dédicataire de la pièce. C’est simple. Complexe, car,

  • on ne peut pas faire rentrer vingt-six lettres dans douze échelons chromatiques, il faut donc inventer un système complémentaire 
  • ce système est tempéré pour les besoins de la cause, dans la mesure où cette transcription conduisait à répéter deux notes (le O et le N sonnant identiquement sur le piano) ;
  • l’auditeur qui voudrait repérer l’ensemble des citations de la cellule « TONY AUBIN » aurait fort affaire tant elle glisse d’une main à l’autre, se déforme et se reforme sur des métriques et, évidemment, des hauteurs différentes.

Toujours là pour suivre la musique, en esquivant la polémique très collège de France entre Pascal Dusapin, d’un côté, Jérôme Ducros et Karol Beffa de l’autre, sur « la bonne composition contemporaine » ? Allons-y !

 

 

La passacaille s’engage sur un tempo « molto sostenuto ed espressivo » où le prénom et le nom ou le nom seul du dédicataire devient balancement.

  • Netteté des trois voix,
  • précision des touchers,
  • délicatesse de l’atmosphère et, bientôt,
  • naturel de l’agogique

saisissent. Même non spécialement frotté de cours d’harmonie et de science compositionnelle, l’auditeur suit sans regimber Orlando Bass dans son parcours

  • têtu et orageux,
  • contrasté et cahotant,
  • décidé et volontiers lunatique.

Dès le début du premier mouvement, l’on peut abandonner les craintes d’une pièce uniquement circonstancielle : l’interprète nous convainc que cette musique a bien d’autres intérêts que sa vocation circassienne. La poésie du propos sourd

  • de l’itération obsessionnelle du motif,
  • des brutales embardées qui électrisent les petites saucisses du musicien,
  • de l’irisation harmonique qui se dégage derrière la rigidité de la passacaille et
  • de la capacité du pianiste à
    • nuancer,
    • caractériser et
    • colorier chaque segment sans perdre de vue l’unité du geste compositionnel.

Car c’est bien cela que l’on attend d’une passacaille : moins une montée en intensité qu’une démonstration

  • d’inventivité formelle et rythmique,
  • de créativité mélodique et harmonique, ainsi que
  • d’art associant savoir-faire, connaissance de l’instrument et stylistique personnelle,

permettant à un compositeur, par le truchement de son interprète, de

  • dévoiler,
  • révéler,
  • inventer presque au sens aventurier du terme,

quelques-uns des milliards de possibles environ celés dans un même motif qui va être mâché et remâché jusqu’à rendre gorge. Ici, Michel Merlet associe notamment

  • la profondeur des atmosphères que suscite une pédalisation rigoureusement notée,
  • le charme des à-coups libérant la virtuosité digitale et empêchant l’écoutant de s’engoncer dans l’hypnose que maintes passacailles savent exploiter, et
  • le scintillement du spectre pianistique allant de l’ultragrave au suraigu.

Une fois la cellule matricielle bien identifiée, il n’hésite pas à la fondre dans l’harmonie et à la partager sur différents registres, charge à l’exécutant d’aider l’auditeur à s’y retrouver grâce à des variations

  • d’intensité,
  • d’accentuation,
  • de phrasé et
  • de respiration.

Ainsi, ne perdant pas une miette de ce conte prenant, nous pouvons jouir des

  • effets d’écho,
  • flux et reflux,
  • perturbations rythmiques
    • (changements de mesures, de caractère ou de tempo,
    • arpèges,
    • appogiatures,
    • notes pointées ou tenues,
    • triolets frottant contre la binarité du mouvement…)

jusqu’à un épisode enflammé qui prend le temps de s’apaiser avant de se jeter dans la fugue à 176 la croche (bien qu’il y ait sans doute plus de triples que de croches).

 

 

Si la complexité d’une écriture écumante désamorce le plaisir d’une polyphonie conventionnelle, elle lui substitue

  • une énergie,
  • une inventivité et
  • une appétence pour les
    • remous,
    • secousses,
    • rebonds et
    • rebondissements

qui paraissent inépuisables. Un peu comme pour un combat de boxe, on est bien content d’être sur notre siège plutôt que sur le ring, d’autant que nous avons une vue parfaite sur le match qui ligue plus qu’il n’oppose le piano au pianiste. Notre saisissement est alimenté par

  • la valse des mesures (2/8 à 5/8),
  • l’exploration des différents registres,
  • les changements de couleurs obtenus par
    • des effets d’asynchronisation d’une précision démente,
    • une palette vertigineuse de registres qui se bousculent,
    • des contrastes de pédalisation et de non-pédalisation, ainsi que par
    • le picorage, et hop, effectué par le compositeur-coq dans le vaste ramequin des attaques, nuances et phrasés envisageables.

Le feu semble-t-il s’apaiser çà ? Le voici qui couve puis qui reprend là avec une vigueur nouvelle. Qu’importe si la partition recèle des finesses d’écriture proprement inaudibles – le compositeur s’amuse à associer des mouvements

  • droit,
  • contraire,
  • rétrograde et
  • rétrograde contraire, si si,

pour bien malaxer la traduction musicale de TONY AUBIN et de NIBUA YNOT. Pour nous, auditeur moyen, ce ne sont là que des astuces pour alimenter le brasier musical en espérant, vicieux que nous sommes, qu’il occasionne un maximum

  • d’escarbilles,
  • d’explosions et
  • de dégâts

car nous ne manquerons pas, la passacaille revenue en mode

  • survolté,
  • martial et
  • conquérant,

de venir contempler ces cendres avec la mine de circonstance devant la webtélé locale avide de réactions à vide. En somme, portée par des doigts, un cerveau et des intuitions exceptionnels, la maudite grosse vacherie s’est transformée en bouillonnement volcanique dont Orlando Bass sait musiquer, avec le brio tranquille du musicien

  • sans peur,
  • sans reproche et
  • sans souci

de ménager la mollesse que nourrissent habitudes et conventions dans lesquelles nous, mélomanes satisfaits, aimons confire nos esgourdes,

  • l’exultante folie des geysers,
  • l’exaltante variété de la palette embrasée,
  • l’excitante vibrance de la lave qui dévale en grésillant et
  • l’excellente volonté de puissance qui rend le feu
    • si dangereux donc si fascinant,
    • si symbolique donc si insaisissable,
    • si vital donc si parfaitement mortel.

L’acte prochain sera écrit par Sergueï Taneyev. Hâte, évidemment !


Pour acheter le disque, c’est par exemple ici.
Pour l’écouter gracieusement, c’est par exemple .

 

Pascal Vigneron – Le grand entretien – 4/7

Pascal Vigneron jouant les variations Goldberg de Johann Sebastian Bach à Saint-André de l’Europe (Paris 8). Photo : Bertrand Ferrier.

 

Moins tête d’affiche que fomenteur d’affiches, Pascal Vigneron dénote, étonne et détonne dans le petit Landerneau de l’orgue. Musicien poly-instrumentiste, homme de réseaux mais pas de coteries, fidèle en amitiés artistiques mais pas monogame, estimé par quelques-uns des grands noms du métier au premier rang desquels Éric Lebrun, l’un des rares interprètes-compositeurs-pédagogues sur qui même les connaisseurs les plus vipérins (les connaisseurs, donc) de l’orgue peinent à postillonner leur venin, l’énergumène rassemble et divise à la fois. Sujets inflammables, convictions intimes, petits secrets, rencontres marquantes et brillantes réussites sont au programme de ce grand entretien où seront évoqués

  • le musicien,
  • l’organiste,
  • l’organologue,
  • l’organier numérique,
  • l’organisateur et
  • le studioman

que sont les mille et un pascalvignerons cachés derrière Pascal Vigneron.

 

Déjà paru
1. Devenir musicien
2. Penser l’orgue
3. Faire bouger l’orgue


Épisode quatrième
Oser l’orgue électronique

 

Pascal, nous avons franchi plusieurs tabous dans le troisième épisode, notamment en posant que le respect de l’Histoire et de l’historicité des instruments ne devrait pas empêcher des évolutions raisonnables et raisonnées. Osons franchir un step dans l’ultraprovocation – à l’aune du petit monde de l’orgue, ça arrive vite – et évoquons l’orgue numérique, c’est-à-dire un instrument qui produit des sons non à l’aide de tuyaux mais grâce à des échantillons diffusés par haut-parleurs. C’est désormais officiel depuis quelques jours : en attendant la reconstruction de l’orgue de chœur, Notre-Dame va accueillir, ô scandale ! un orgue numérique, signe que ce type d’instrument gagne du terrain. Tu es toi-même à la tête de quelques spécimens, dont un impressionnant Hauptwerk Virtualis. Dès lors, tu connais les reproches qui te sont faits, parfois vertement, car, avec tes instruments déplaçables, tu joues là où il n’y pas d’orgue… et aussi là où il y a des orgues.
Bien sûr. Avec mes orgues Hauptwerk, je joue là où il n’y a pas d’orgue et là où il y a des orgues si on ne peut faire autrement. Par exemple, à la cathédrale de Toul, j’ai programmé un concert avec l’orchestre de la Garde républicaine. Le diapason de l’ensemble, c’est 442. Quand tu joues le concerto en ré mineur ou la suite de Respighi, tu vas t’y coller avec l’orgue, qui plus est à l’autre bout de l’église ? Est-ce que, si tu étais pianiste, tu jouerais un concerto de Mozart avec le piano à cent mètres de l’orchestre ? Ben non. Alors, quand on a la possibilité d’avoir des salles ou des églises avec un orgue de chœur à tuyaux déplaçable, c’est parfait ; mais quand ce n’est pas le cas, qu’est-ce qu’on fait ?

 

« Heureusement que la vie évolue ! »

 

On programme des œuvres adaptées au contexte architectural et musical ?
Autrement dit, on se limite. Je ne veux pas de ce genre de limites. Donc je lutte. Par exemple, quand je vais donner les concerti de Salieri et des transcriptions à la salle des fêtes de Vandœuvre-lès-Nancy, y a pas d’orgue. On pourrait dire : « Ah, dommage, on ne fait rien, au revoir ! » Ben non. Je viens avec mon Virtualis, et on va quand même faire deux concerts scolaires devant trois mille élèves avant un concert à entrée libre le soir ! Dans ces conditions-là, pas d’autre solution que l’orgue numérique. Pourquoi ne pas y recourir ?

Il y a aussi la solution Jean-Baptiste Monnot
C’est une autre possibilité, mais il n’y a qu’un orgue. Comment tu fais si tu as une œuvre pour deux orgues ?

Je l’associe à la proposition complémentaire de Henri-Franck Beaupérin ?
Hum, oui, c’est encore une autre possibilité.

Pourquoi n’as-tu pas envisagé de développer ces solutions « à tuyaux » ? Soyons clairs, est-ce une question pécuniaire ?
Même pas. La vraie raison est pratique. Regarde, le 30 juin, avec la Garde républicaine, l’orchestre arrive à 10 h, on répète à 11 h, on mange à midi, on joue à 15 h. Moi, j’ai pas le temps d’accorder l’orgue. Faut arrêter de voir les soi-disant mauvais côtés, les « c’est pas comme ça qu’on faisait », les « ça va tuer les facteurs d’orgue »… Heureusement que la vie évolue, et évidemment que ça ne va tuer personne ! Sans compter que le Hauptwerk Virtualis…

Petite pause sous-titre, si tu veux bien : les orgues Hauptwerk, du nom d’un logiciel, désignent des instruments numériques qui intègrent une banque de sons (ou plusieurs) échantillonnée sur des instruments prestigieux, où chaque tuyau a été enregistré tour à tour, parfois sans avoir été accordé avant la prise de son, hélas, comme pour l’orgue de Saint-Étienne de Caen…
Pour mon Hauptwerk Virtualis, tout a été réharmonisé, et les orchestres sont ravis. J’ai fait le Requiem de Fauré avec l’orchestre de Metz, à l’Arsenal (où il n’y a pas d’orgue), en mars 2024, et j’étais complètement fondu dans l’orchestre, ce qui est vraiment le rôle de l’orgue dans cette version. Quand je joue avec un orchestre, il veut un diapason à 432 ? 442 ? Je me règle instantanément. Dois-je préciser que quand on est dans des salles comme la Philharmonie ou Radio-France, même Gaveau si l’orgue était en état de fonctionner, on prendrait l’orgue à tuyaux ?

 

 

« On a mis l’orgue dans le jardin »

 

Bien que tu sois passionné par les possibles qu’ouvre l’orgue numérique, tu restes aussi passionné par l’orgue à tuyaux.
L’opposition est ridicule ! Ridicule ! Je n’ai jamais été, je ne suis pas et je ne serai jamais contre l’orgue à tuyaux, enfin ! J’ai contribué à refaire celui de Toul, je suis en train d’en récupérer deux en Angleterre, et je viens d’en trouver un pour l’abbaye Saint-Georges à Saint-Martin-de-Boscherville (actuellement, il y en a un, mésotonique, au diapason 410, tu parles comme c’est pratique)… T’en connais beaucoup, des gens qui sont « pour » l’orgue à tuyaux, qui en font autant « pour » l’orgue à tuyaux que moi qui suis censé être « contre » ?

Certes, l’orgue électronique…
… numérique…

… permet de jouer de l’orgue là où pas d’orgue à tuyaux. Néanmoins, tu as conscience de l’objection, tout à fait fondée, malgré que tu en aies : défendre l’orgue numérique, infiniment moins coûteux en entretien risque, à terme, de condamner l’orgue à tuyaux puisque ça fait « presque pareil » pour beaucoup moins d’argent – et nombre de conseils économiques paroissiaux en ont hélas pris acte depuis lurette…
Je te le répète : opposer orgue à tuyaux et orgue numérique comme tu le fais est une absurdité qui ne repose sur rien. En réalité, l’orgue numérique est une option supplémentaire qui permet de prolonger l’orgue à tuyaux. Ceux qui pensent que le premier taille des croupières au second ont le droit de le penser, comme j’ai le droit de penser exactement le contraire.

Comment expliques-tu ta position ?
Mais enfin

  • parce que l’orgue numérique ouvre de nouveaux espaces de concert à l’orgue,
  • parce qu’il permet de donner des concerts d’orgue où l’orgue joue juste,
  • parce qu’il le libère de son carcan religieux (arrêtons de nous cacher derrière notre auriculaire : beaucoup de gens ne veulent plus entrer dans des églises… sans compter que le confort des spectateurs, pendant les concerts, y est souvent atroce !),
  • parce qu’il permet d’ouvrir la musique d’orgue à un public plus large, etc.

Tiens, à la collégiale Saint-Gengoult, à Toul, les deux orgues ne sont pas en état de jouer. L’orgue de tribune est hors service. La tribune elle-même pose des problèmes de sécurité. Le petit orgue, cette année, je voulais le refaire. Pour 22 000 €, on changeait les claviers, on mettait des claires-voies pour la soubasse, on coupait la quinte pour en faire un jeu soliste… et ça me permettait de jouer les sonates d’église que je vais donner fin juillet. Seul inconvénient : on n’a pas de sous pour le refaire hic et nunc. Alors on ne donne plus de concert ? Ben non, j’y vais avec mon Virtualis.

… et l’orgue à tuyaux reste à l’abandon.
Mais il est à l’abandon ! C’est pas parce qu’il y a un orgue numérique qu’il est à l’abandon : avec ou sans Virtualis, il est HS. Avec le Virtualis, la musique d’orgue continue de résonner à la collégiale. Et pas qu’à la collégiale… J’ai joué en plein air avec Brigitte Fossey, au nord-est de Nancy, dans un château de style moderne, type arts déco. On a mis l’orgue dans le jardin, avec les enceintes, c’était formidable. Est-ce que j’aurais dû renoncer à cette occasion de faire de la musique ? Bon sang, la musique doit être partagée avec le plus grand nombre ! Pas qu’avec le public rare et vieux (plus que vieillissant…) des récitals d’orgue à la papa, et pas que dans les conditions catastrophiques que l’on rencontre parfois sur certains instruments ! Sérieusement, tu vas de temps en temps écouter un concert d’orgue ? Tu n’as jamais envie de hurler : « C’EST FAUX ! » Aucun pianiste n’accepterait de jouer sur une casserole qui n’a pas été accordée, et il n’aurait aucune raison de le faire ! Pourquoi, à l’orgue, doit-on considérer qu’il est normal de jouer sur des instruments qui sont faux ? Sérieusement, pourquoi ? Ça fait au moins trente ans que je pose la question, j’attends toujours la réponse.

 

 

« Il y a des ayatollahs dans chaque chapelle musicale »

 

Bah, tu la connais, la réponse : l’accord de l’orgue est un rien plus fastidieux… et plus coûteux. Zuzana Ferjenčíková affichait un budget accord de l’orgue à quatre chiffres pour son premier enregistrement Liszt/Guillou à Saint-Eustache.
Et alors ? Quand on a enregistré l’intégrale pour orgue d’Olivier Messiaen, on accordait l’orgue toutes les nuits. Toutes les nuits ! Utiliser dignement l’orgue à tuyaux est à ce prix. Sinon, il y a l’orgue numérique. Il ne faut pas se voiler la face : pour le grand public mélomane, ce qui est déjà une minuscule partie du grand public, l’orgue, c’est le truc qu’on entend dans la Troisième symphonie de Saint-Saëns…

… pour laquelle les orgues électroniques Allen sont souvent de sortie.
Donc allons au bout du raisonnement. Faut-il poser, comme les puristes, que, « s’il n’y a pas d’orgue à tuyaux, il ne faut pas jouer cette œuvre » ? Cette posture est antidémocratique ! On priverait des gens du plaisir d’écouter une belle symphonie avec orgue parce qu’il manque des tuyaux dans une salle de concerts ? Bah, ça tient pas la route. C’est pas sérieux. D’ailleurs, beaucoup d’organistes qui ont cette posture, quand on leur propose de jouer la Saint-Saëns sur un orgue numérique, ils revoient leur position… Mais c’est à cause de clichés pareils que, dans le milieu de l’orchestre, l’orgue est considéré comme un rebut. Or, dans les années 1870-1950, l’orgue était un collègue de l’orchestre très prisé. Regarde les symphonies d’Alexandre Guilmant – un musicien formidable, ce type ! Au Trocadéro, l’orgue était très bien placé. On mettait l’orchestre devant. Ça sonnait du tonnerre de Dieu !

J’imagine à peine le contrat d’entretien…
Là, pour une fois, tu as raison : c’était monstrueux. À chaque fois qu’il y avait un concert, tout l’instrument était repris. À l’époque, les chefs, fallait pas les accuser de pinailler. Après, ç’a donné des excès. Je me souviens de Marek Janowski, quand il dirigeait le Philhar. Il y avait un orgue au 104, qui avait été repris sous l’égide de Gilles Cantagrel avec Bernard Dargassies. Janowski n’en voulait pas car il n’était pas à 442. Les violons, le hautbois étaient vent debout, eux aussi. Ça se comprend et, cependant, ça conduit parfois à des excès. Il y a des ayatollahs tapis ou affichés dans chaque petite chapelle musicale. Personne ne semble vouloir se parler. Chacun pense qu’exclure l’autre est judicieux, au nom d’on ne sait quelle pureté culturelle, d’on ne sait quel entre-soi délétère, d’on ne sait quelle posture qui conduit in fine le monde de la musique à s’atrophier. Libérons l’orgue des anathèmes ou des visions footballistiques où chacun devrait éternellement rester à tirer son petit corner. Ça ne peut jamais déboucher sur quelque chose de beau et de bon.

Ta fougue témoigne de ce que la question de l’orgue numérique dépasse la question de l’instrument : c’est, plus largement, une question liée à une vision de la culture en général et de la diffusion de la musique dite savante en particulier. C’est ce que tu essayes de démontrer aussi en tant que programmateur – et c’est donc ce que nous examinerons dans un tout prochain épisode.

 

 

À suivre !

 

Irakly Avaliani, Intégrale Brahms volume 1, L’art du toucher – 8/10

Première du disque

 

Un dernier binôme pour clore l’opus 76 de Johannes Brahms : un intermède et un caprice. Le premier nommé n’est certes pas une mince affaire à jouer puisqu’il est « moderato » et « semplice ». A priori,

  • peu de virtuosité surhumaine à attendre,
  • peu d’effets wow soufflants à craindre pour les permanentes violettes des mamies de cinquante ans émues car elles viennent d’apprendre que l’adjointe à la culture et aux finances de madame la maire est elle aussi présente dans la salle des fêtes du casino (si, c’est celle qui nous a serré la main, l’autre jour,
  • peu de traits mitraillettes qui font s’entreregarder les spectateurs sur l’air du « mazette ! le zigue l’a bien descendu ».

 

 

Même la tonalité de la mineur est accessible au premier amateur de lignes de gling et de glang, c’est dire… Pour capter les brava du mélomane, il va donc falloir chercher ailleurs, respectant ainsi la division schématique du recueil entre intermèdes plutôt paisibles et caprices potentiellement survoltés. Le prélude annonce un esprit balancé

  • (demi-mesure pour commencer qui lance le propos,
  • rythme pointé,
  • contre-temps)

que ne contredit pas le premier motif, tout en lui ajoutant une autre caractéristique : la répétition entêtante. La tentation d’un écart

  • (modulation,
  • marche chromatique descendante,
  • dilatation de la mesure qui passe de C barré à 3/2)

fait presque trembler le bourgeois à lorgnon qui sommeille en nous et se réveille parfois, mais il peut retourner ronfler car force reste à l’ordre qui se rétablit – la reprise est donc moins inquiétante pour les amateurs

  • de la rigueur,
  • des rangs d’oignon et
  • de la paix des ménages.

Irakly Avaliani parvient néanmoins à captiver l’oreille en sachant éclairer l’intermède avec

  • un phrasé subtil,
  • une note légèrement plus sonore,
  • une respiration sciemment un rien trop longue

que compense une parfaite maîtrise du tempo par ailleurs. La coda confirme le charme d’une œuvre associant

  • plaisir presque lascif du swing,
  • gourmandise régressive de la répétition et
  • gracilité juvénile des nuances médianes

au pays desquelles l’interprète a sans doute été promu citoyen d’honneur.

 

 

« Grazioso ed un poco vivace », le caprice final risque une mesure à 6/4 et une écriture opposant deux débiteuses de croches : la main gauche et la main droite. Johannes Brahms s’empare du ternaire non point pour bercer l’auditeur mais pour le secouer.

  • Suspensions,
  • relances pointées,
  • accents sur les temps faibles et
  • escamotage des premiers temps grâce aux notes liées

figurent manière de halètement et permettent à l’interprète de nous saisir dans ses rets avec une efficacité digne d’un pêcheur de haute volée.

  • Mélodie en pointillés,
  • riche instabilité harmonique et
  • contrastes d’intensité

construisent le mystère captivant de cette course-poursuite moins vertigineuse que vaguement inquiétante.

  • L’élargissement des registres convoqués,
  • les accélérations
    • (densification du nombre de notes par mesure,
    • accords de dm7 traversant le clavier vers le grave,
    • tempo hâté sous l’effet d’un moment « appassionato »…) et
  • les choix de nuances, portés par de grands crescendi et decrescendi et par des piani subito

font bouillonner le clavier. Néanmoins, le petit plus avalianique pourrait bien résider dans sa capacité à être chou et chèvre presque simultanément. Son jeu sait être incandescent puis, comme si de rien n’était, s’apaiser et n’être plus qu’un peu de vent sur un voile de tulle légèrement froissé, à l’instar de ce caprice censé être en Ut-mais-c’est-plus-compliqué. De même, on s’ébaubit devant le mélange entre

  • respect du texte,
  • liberté et
  • musicalité,

qui sont sans doute trois synonymes ou presque au top niveau de la musique. C’est du moins ce que semble subodorer Irakly Avaliani qui nous propose pour conclure son premier volume Brahms intégral les deux rhapsodies opus 79. Oh surprise, elles feront l’objet des prochaines chroniques sur le sujet.


Pour écouter Brahms par Avaliani en vrac mais gratuitement, c’est par exemple ici.
Pour acheter le disque, difficile, sauf si l’on est prêt à dépenser 70 € hors frais de port sur Amazon.

 

Tristan Pfaff et Gaspard Dehaene, Showroom Kawai, 30 avril 2024 – 2/2

Tristan Pfaff et Gaspard Dehaene au Showroom Kawai (Paris 10), le 30 avril 2024. Photo : Rozenn Douerin.

 

Les concerts à deux pianos, c’est presque comme un double au tennis : il y a toujours la crainte que les joueurs qui se produisent en double soient des losers incapables de briller en simple ou des joueurs de simple cherchant un complément de revenu sans s’investir vraiment dans le projet. Une inquiétude prise au sérieux mais sans doute mal traitée par l’ATP, à en croire les réactions suscitées par les nouvelles règles testées au tournoi de Madrid. Ce jour-là, sur le court du Showroom Kawai, on est tranquilles !

  • Deux Shigeru Kawai de belle facture,
  • deux virtuoses investis et connectés,
  • un public à l’écoute,
  • un Carnaval des animaux qui a passionné avec ce petit plus d’un récitant malicieux et roué…

Pas de doute, à ce concert de Tristan Pfaff et Gaspard Dehaene, y a d’la joie, bonjour, bonjour les hirondelles. Pourtant, le pire nous attend. La mort, la mort, la mort toujours recommencée nous attend au coin du dance-floor. Pour fêter l’arrivée de la Danse macabre de Camille Saint-Saëns, Tristan Pfaff tombe la veste. La Faucheuse n’a qu’à bien se mouvoir. L’arrangement pour deux pianos de la chanson parolée par Henri Cazalis saisit dès les premières notes.

  • Picturalité de l’introduction,
  • efficacité des échanges entre
    • confrontation,
    • encouragements réciproques et
    • défis mutuels,
  • changements brusques ou tuilés d’éclairage et d’atmosphère,

tout contribue à l’efficacité d’une musique associant

  • le populaire
    • (mélodie reconnaissable,
    • itération jubilatoire,
    • programme carnavalesque de la transgression) et
  • le savant
    • (harmonie,
    • variations,
    • construction).

Portés par une énergie commune, les artistes n’ont peur

  • ni du pianissimo, ni du fortissimo,
  • ni du stacatissimo, ni du sforzendissimo,
  • ni du trivial, ni du poétique.

Percussivité et finesse se contente fleurette dans une discrète débauche de moyens extrêmes – et hop, un chiasme et un faux oxymoron d’un coup, ça ratatatata à mégadonf, on se croirait à la soirée miss T-shirt suggestif à la Chunga de Palavas, un 15 août mémorable. La fusion formidable des deux motifs principaux et la péroraison qui l’accompagne sont exécutés avec une vigueur mortelle, ce qui contraste avec le finale magnifiquement apaisé puis craché avec une sobriété parfaite en hommage à la belle nuit du pauvre monde…

 

 

Spectaculaire sans oser la vulgarité, le dernier morceau annoncé est tiré du succès d’Anderson & Roe, la Carmen Fantasy pour laquelle Tristan Pfaff et Gaspard Dehaene échangent leurs instruments. À Gaspard d’énoncer le premier thème, à Tristan de se glisser dans les pas du zozo en tripotant l’ultra-aigu. Quand les petites saucisses se lancent à l’assaut du deuxième thème, on pourrait se contenter de profiter d’une virtuosité de bon aloi n’eût été le travail sur

  • les touchers,
  • les accents et
  • les couleurs

qui rappelle qu’un musicien n’est pas qu’un type jouant des notes : c’est – ou ce devrait être – d’abord un type qui fait de la musique. Le premier vrai tube de l’opéra de Georges Bizet est l’occasion d’un dialogue entre les pianistes, avec

  • des effets d’écho,
  • des parallélismes impressionnants et
  • une exigence dans la précision et les nuances qui désamorce toute réductibilité de l’exercice à une virtuosité show-off.

Le deuxième mouvement s’ouvre sur une noirceur éclairant de façon nouvelle le duo. Gaspard Dehaene secoue ses chipolatas comme pour rappeler que l’obscurité n’est pas l’ennui, puis la rhapsodie s’appuie sur des notes graves répétées pour clore l’épisode avec une magistrale synchronisation des silences car être sinon vivre ensemble, c’est

  • dialoguer,
  • s’écouter et aussi
  • savoir se taire ensemble.

Dans le troisième mouvement, les aigus scintillent avant de se laisser aspirer par les médiums et les graves. Gaspard Dehaene jazzifie cet arrangement bon enfant tandis que Tristan Pfaff prépare presque discrètement le surgissement de « L’amour est un oiseau rebelle », second vrai tube de l’opéra.

  • Rythmicité rigoureuse,
  • brio digital et
  • jointure des nuances, du crescendo spectaculaire au mezzo forte subito,

emportent, c’est leur travail, l’enthousiasme du public lequel vaut bien un bis, en l’espèce la « Fête des cloches », extrait de la Première suite de Sergueï Rachmaninoff. Après le Carnaval et la Danse macabre, c’est donc le retour de la musique à programme ! En effet, on entend

  • tinter les cloches,
  • sonner les vantaux et
  • vibrer les harmoniques

dans une transe hypnotique où, en dépit d’une acoustique sèche, Tristan Pfaff et Gaspard Dehaene usent de leur virtuosité et de leur art du son pour que

  • la résonance,
  • l’itération et ses minidifférences, ainsi que
  • la spatialisation propre au jeu de deux pianos

construisent une cathédrale éphémère

  • à la musique,
  • à la fête et
  • au partage.

Bref, un concert

  • brillant,
  • roboratif et
  • solaire jusque dans la mort.

 

Kate Brown, « Plutopia », Actes Sud

Détail de la première de couverture

 

Voilà un livre passionnant, peut-être pas tant par son sujet, pourtant captivant, que par l’art qu’a son auteur de le traiter – écho à une questions structurelle : un livre est-il puissant en soi ou en ce qu’il suscite de réflexions collatérales chez son lecteur ?

  • Publié en anglais il y a plus de dix ans,
  • un peu remanié pour l’occasion,
  • efficacement traduit par Cédric Weis chez Actes Sud (2024, 450 p.) en dépit de pulsions sporadiques mais grotesques poussant le passeur vers une écriture inclusive du plus vilain effet,

l’ouvrage raconte en parallèle la construction de deux villes chargées d’absorber les travailleurs envoyés à la mort pour transformer le plutonium en bombe atomique – des villes nouvelles, associant plutonium et utopie : des plutopies. Sur le grill, une ville aux États-Unis où l’on invente le mécanisme ; et une ville en URSS où on copie le projet comme le processus. On pressent à présent le génie du projet brownien…
Le lecteur mal formé regrette-t-il de se perdre parfois faute d’une présentation simple de la progression scientifique et industrielle conduisant de l’atome à la bombe ? Peut-être, mais l’essentiel de ce qui nous a happé n’est pas là. Le plus ébouriffant est double et se situe,

  • d’une part, dans la description du traitement des travailleurs que, inconsciemment d’abord, très vite consciemment, les puissants exposent à des doses de poison encore plus redoutables qu’une phrase d’Aya Nakamura tombant dans l’esgourde d’un être sensé (si, c’est possible) ;
  • d’autre part, dans le rapport qu’entretiennent gouvernants et simples humains, il faut bien distinguer ces deux castes,
    • à la liberté personnelle,
    • à l’efficience individuelle,
    • aux collectivités
      • (recluses,
      • communautaires,
      • bientôt choisies puisque subies) et
    • au sens de la vie.

Sans souci

  • de fictionniser,
  • de jouer du trémolo ou
  • de mettre en scène ses récits alla Hollywood,

Kate Brown nous plonge dans l’horreur de l’URSS,

  • ses semi-goulags,
  • ses hivers,
  • sa misère, et
  • son immonde cruauté ;

et elle nous stupéfie itou en décrivant les turpitudes des États-Unis davantage au nom du business que de la nation, ce prétexte à dollars, via

  • le contrôle des populations,
  • la ségrégation sans fard,
  • le mépris de classe,
  • la puissance des profiteurs privés et
  • le sacrifice des ouvriers (mais pas que) par les institutions politiques, militaires et entreprenariales – difficile de cloisonner ces trois grouillements de profiteurs sans scrupule.

Le saisissement éprouvé à la lecture pourrait s’arrêter là. Pourtant, tout en s’en tenant à des faits sourcés de manière têtue, l’auteur va plus loin : elle compare et s’étonne. Elle s’étonne notamment

  • de la relative souplesse initiale de l’expérience soviétique – relevant davantage, on s’en doute, de la maladresse, aussi improbable que cela semble, et, surtout, du manque de moyens que de la coolitudeversus la rigueur impitoyable des États-Unis ;
  • de la capacité de l’humain à troquer un travail pénible et délétère contre « un logement et des saucisses » ;
  • de la défense sans conscience – par des démocrates américains affirmés – de la « dictature bienveillante » en vigueur à Richland ;
  • de la tendance ironique de la middle class à enfoncer les « autres » (surtout les noirs, boucs de l’époque), fussent-ils indispensables, au prétexte de former communauté – une communauté vouée à s’enfoncer dans une contamination dramatique avant de la répandre sur d’autres, mais une communauté ;
  • de la tentative soviétique, par l’intermédiaire de Beria, de promouvoir une méritocratie sonnante et trébuchante tandis que, aux États-Unis, en contrepartie d’une vie reconstruite dans un trou perdu, les habitants de Richland aspiraient, eux, à l’uniformité sociale (du moment qu’elle les plaçait au-dessus des autres, quand même, faut pas déconner).

Bref, l’auteur s’étonne

  • de l’horreur instantanée (l’exposition de milliers de salariés à une substance mortelle), commune aux deux régimes,
  • de l’horreur programmée (l’histoire ne peut pas bien finir,
    • ni pour les travailleurs,
    • ni pour les victimes des essais atomiques,
    • ni pour le monde où prolifère cette cochonnerie) et
  • de l’horreur conscientisée (la souffrance des autres est une donnée assumée par l’État en URSS et, aux USA, avec l’aval de l’État par les grandes entreprises aux bénéfices que les tensions internationales ne cessent de doper).

In fine, Kate Brown nous secoue en nous démontrant, sans jamais forcer le trait, que nous vivons tous dans manière de plutopies pouvant combiner les caractéristiques des deux modèles opposés et complémentaires. En somme, ce qui nous a étonné dans son livre, par ex. la capacité des puissants de duper et des glandus comme nous de se laisser tendrement duper, nous étonne des autres mais ne nous étonne pas de nous. La spécularité du propos fait de Plutopia. Une histoire des premières villes atomiques un volume

  • ambitieux par l’information rassemblée,
  • magistral par le sérieux de la synthèse, et
  • vertigineux grâce à la clarté de l’exposé…

même si être exposé aux radiations, bref. Cette secousse-ci est

  • accessible à tous,
  • stimulante pour chacun, et
  • d’une spécularité qui nous renvoie, par-delà une double expérience historique exceptionnelle, à nos propres
    • compromissions,
    • lâchetés et
    • aveuglements.

À nous, en somme.