Au grand orgue de la collégiale Saint-Martin de Montmorency, le 21 juin 2025. Photo : Rozenn Douerin.
Pour conclure le récital sur « Le Rire de Dieu », donné en la collégiale de Montmorency le 21 juin 2025, j’avais choisi d’improviser une symphonie bigarrée « autour de quatre rires de Dieu ». Le troisième mouvement, intitulé « Le rire qui se moque », s’inspire d’un article intitulé « Dieu, un éclat de rire », dans lequel Alain Houzieux écrit :
Le regard transcendant de Dieu sur le monde peut être conçu comme un rire qui se moque de toutes les prétentions et affabulations des hommes.
Dans cette perspective, faire entendre le rire du créateur qui se moque des prétentions de sa créature, c’est aussi laisser deviner sa résonance dans le cœur et le corps des hommes. Puis c’est dézoomer, prendre un peu de recul, élargir la focale. Ne plus se concentrer sur le rire lui-même mais sur les saccades de la risée. Voir avec les oreilles Dieu qui contemple de haut la folle et pourtant si petite ambition de l’humanité. Se laisser surprendre par l’envie divine de rire, comme l’organiste qui, à 1’50, doit réorienter son projet parce que l’orgue corne (le positif entraîne le grand orgue suite à un problème mécanique inopiné). Qu’importe, on accepte le deus in machina et on improvise.
Peu à peu, le rire de Dieu s’insère dans l’agitation humaine. La ponctue. La révèle pour ce qu’elle est. La remet en perspective. L’interroge. Y met fin en éclatant plus fort. C’est provisoire. L’homme est ce qu’il est. Dieu ne peut plus le changer. Tout au plus en rire. À son image, quand nous ne pouvons pas changer quelque chose, nous pouvons parfois essayer d’en rire. Ce nonobstant, comme le stipulait Dan Gutman, si tu vois quelqu’un tomber d’un pont, ne te mets pas à rire même si tu n’y peux rien changer : appelle les secours !
Luan Góes au théâtre Déjazet (Paris 3), le 2 octobre 2025. Photo : Rozenn Douerin.
Je me souviens d’avoir chanté le soir du second confinement un récital autour du répertoire de Michel Bühler pour lequel j’avais beaucoup travaillé avec un maître de chant et metteur en scène, et d’avoir perdu mon spectateur le plus précieux qui devait filer en Suisse avant que plus possible, et d’avoir aussi perdu le claviériste historique dudit spectateur, pris dans les bouchons des Parisiens qui fuyaient la Kapitale. Je me souviens itou d’avoir organisé un concert orgue et piano, donc avec une logistique assez importante. Programme fabuleux et casting DeLuxe : Esther Assuied, la plus passionnante des jeunes organistes françaises, tenait la tribune ; devant les touches d’ivoire, l’artiste n’était rien moins que Cyprien Katsaris (on peut entendre un extrait d’une répétition en cliquant ici). En fait, il n’y avait qu’un hic : ce soir du 1er décembre 2018 était celui du premier raout des gilets jaunes sur les Champs-Élysées. BFM et ses semblables passaient en boucle l’image d’une palette qui flambait. Soudain, la France devait avoir peur car c’était la Révolution, deuxième du nom. Le public parisien est grandement resté terré chez lui, terrorisé… mais le pianiste aussi paniquait au point de ne pas vouloir donner le concert. Ce 2 octobre, place de la République, il y avait plus de CRS fanfarons que de restes de manifestants. Difficile de contourner ces cordons de Robocop pour accéder au concert du contreténor Luan Góes qui, lui, avait bien l’intention de kiffer la vibe pour son premier concert au théâtre Déjazet avec son ensemble des Furiosi galantes. Cette mise en scène de la tension sociale – qui n’est ni plus ni moins que le reliquat de l’appétence démocratique face à la dictature d’un grand capital de plus en plus influent quant à la politique sociale, économique et humaine de la France – a sans doute découragé nombre de spectateurs, d’autant que le public-cible n’est plus tout jeune, à en croire l’échantillon du soir et le recours à Ève Ruggieri pour présenter de façon superfétatoire et parfois approximative les deux parties du concert. Sa première intervention évoque
l’histoire du théâtre,
son lien personnel avec Luan Góes,
le concept de contreténor,
le baroque et
la complémentarité entre airs de bravoure et lamenti.
De quoi confirmer notre conviction que parler la musique en concert, c’est-à-dire essayer de se mettre en valeur alors que les gens sont venus pour la musique, pas pour le mode d’emploi, est une idée
stupide,
insultante pour le public que l’on estime trop con pour kiffer la vibe si on ne lui dit rien, et
susceptible de décourager les musiquophiles d’aller au concert.
Laissez-nous envahir par la musique ! On est venu pour y assister parce qu’on y croit, c’est plus le moment de la pitcher. Au pire, faites un programme que chacun lira si ça lui chante, mais n’imposez pas ces piteuses leçons de musicologie pour les dummies, avec
leur pseudo-humour aussi effarant qu’un sketch de stand-upper commençant par « J’sais pas vous mais moi » ou « Par applaudissements, y a des gens qui me suivent sur les réseaux sociaux ? »,
leurs maladresses supposément sympa alors qu’elles ne font qu’ajouter une offense amateuriste à celle qui consiste à croire que le spectateur est incapable d’être ému si on ne lui explique quand, comment, pourquoi – façon stand-up, encore, comme quand le comédien est contraint de rire de ses propres blagues pour déclencher les rires de son public, et
leur position surplombante, tellement macroniste, de sachants expliquant aux débiles ce qu’l sied d’apprécier – façon stand-up, toujours, quand le wanna be Jamel Bedouze rythme ses leçons de morale avec des « Non mais franchement, c’est pas déconné ? On est tous pour le mélange et la mixité, wallah ! ».
Heureusement, la musique finit par advenir. La sinfonia d’Agrippina de Georg Friedrich Händel lance la fête. Dans une acoustique ultra sèche, on apprécie la volonté de l’orchestre
d’exacerber le rythme,
de claquer des breaks précis, et
de se nourrir de l’énergie générée par les notes répétées,
le tout profitant d’un Beto Casério, premier hautbois survolté. Suit « Se lento ancora il fulmine », extrait d’Argippo d’Antonio Vivaldi, où Zanaida est furieuse de s’être fait dépuceler par un mec que, « à la faveur de l’obscurité », elle a épousé en croyant qu’il était un autre. Selon la logique du travestissement, Luan Góes prête son gosier à la femme outragée qui
constate que « la foudre est lente pour venger l’outrage »,
promet vengeance mais
pardonne à celui qu’elle prend pour son mari.
Non, c’est pas super clair, mais c’est normal pour un opéra baroque. Aux percus, Michèle Claude, personnage tellement rayonnant qu’il menace de voler la vedette à la vedette au long de la soirée, se fait un plaisir de souffler la tempête avec ses instruments mystérieux pour tout non baroqueux, dont votre serviteur. Le contreténor fait
éclater les aigus,
briller son expressivité et
tonner les accents que relayent des musiciens tantôt hypertoniques, tantôt ultradoloristes.
Néanmoins, un malaise naît. Luan Góes est aimanté par sa partition. On comprend
l’envie de bien faire,
d’être au plus près du texte,
de rechercher la précision en dépit de l’émotion que le chanteur cherche à susciter,
mais l’on sent que l’interprète peine à se libérer en partie à cause de ce boulet. Aussi le « Torbido interno al core » de Nicola Porpora surgit-il à point nommé. Plus intérieur, ce sommet que les contreténors se disputent permet à Luan Góes de valoriser
souffle,
sauts de registre et
accents pertinents.
Las, il faut malgré toutes ces qualités se rendre à l’évidence : l’artiste est corseté par l’absence de par cœur. Sa partition le retient, le limite voire le fait frisotter le grotesque.
Ostensiblement inspiré,
pénétré par son propos,
quasi possédé par la musique,
il lève volontiers les yeux pour traduire l’emportement de son core… puis il s’empresse de les rebaisser en urgence afin de lire la phrase suivante. C’est fort dommage car, chacun le sait, dans le chant (lyrique mais pas que), surtout quand il se présente comme déchiré par « les passions humaines », la voix n’est qu’une partie de la dramaturgie. En l’espèce, la présence scénique de Luan Góes est parasitée par une contradiction entre envolées passionnées et brutaux retours sur terre toutes les dix secondes. À ce stade du concert, en dépit des exigences techniques souvent joliment relevées, cette tension limite fortement notre capacité à être ébaubi. Affaire à suivre ce nonobstant dans une prochaine notule !
Les Doloras, « poèmes pour piano » écrits par Alfonso Leng en 1914, sont toutes précédées de propositions « lyriques » de Pedro Prado indiquant l’inspiration de l’œuvre ou dialoguant avec elle. Vittorio Forte choisit d’interpréter le cycle entier, soit cinq pièces painful.
La première « douloureuse » raconte le moment où le narrateur, cherchant un compagnon de route, rencontre un vieux souvenir et se rend compte que son passé, dont il souhaiterait qu’il l’embrasât, est son seul avenir. Ce qui se traduit en musique par un quasi allegretto mesuré à 6/8 guidé par des intervalles, entre tierces et quartes notamment, tirant la quintessence nostalgique des hésitations chromatiques. Dolente de prime abord, la miniature finit par s’électriser et trouver sa résolution – optimiste – en Ut dièse.
La deuxième « douloureuse » supplie à l’aimée de s’approcher encore et encore, puis se repent car, quand l’aimée se détournera, la solitude s’abattra sur l’amoureux. L’andante ternaire en La bémol n’hésite pas à jouer du retard pour dérouler
une passion plus suggérée qu’étalée,
un chagrin plus heureux du bonheur passé que désespéré,
une souffrance plus apaisée que vive.
La virtuosité de Vittorio Forte se clipse sur des détails qui font la différence entre une exécution littérale et une vibrante incarnation. On goûte ainsi
l’attention dans la manière de poser les notes couronnant une phrase,
la fluidité de tempo qui évite les à-coups grossiers grâce à une agogique limpide,
l’étagement des voix qui permet de sertir la mélodie têtue dans un accompagnement soigné, et
le tuilage fécond des nuances, dont l’éventail paraît ausculter les différents états d’âme esquissés par le compositeur plutôt que de les stéréotyper par des contrastes aussi simplistes que flashy.
Le larghetto à deux temps et en mi mineur de la troisième « douloureuse » évoque l’inquiétude qui, après l’incendie de la fin du jour, envahit le narrateur devant le crépuscule « quand on ne sait même pas si la nuit qui vient ne va pas rester pour toujours entre nous ». Il faut le talent de Vittorio Forte pour rendre cette page dramatique sans la lester d’un mélodrame sirupeux. Ainsi peut-on se repaître
d’une mélancolie délicate,
d’une harmonisation qui s’acidule souvent de surprises (et hop), ainsi que
d’hésitations voire de ruptures qui peuvent être tout autant prises de conscience de la fragilité de nos amours et de nos existences que derniers sursauts avant de céder à la fatalité qu’est la nuit.
La quatrième « douloureuse » s’enroule autour d’un lamento regrettant dans les larmes que les nuages et la tempête ont toujours raison de l’espérance, car toute lutte est vaine. L’andante est animé par un battement de doubles croches circulant
au soprano,
à l’alto et
à la basse.
Il semble s’attacher à traduire à la fois
le trouble,
le malaise et
les sursauts faisant alterner
l’envie de lutter,
la certitude que ça ne sert à rien, et
l’abandon
en recourant à différentes stratégies telles que
la gestion des nuances, notées précisément par le compositeur ;
le recours aux accélérations et aux ralentis ;
les frictions du binaire contre le ternaire ; et
le ressassement du motif rythmique perpétuel jusqu’à son épuisement final dans le registre grave.
C’est
astucieusement écrit,
agréablement inventif, et
interprété avec une intériorité d’une belle profondeur.
La dernière « douloureuse » est un largo rêvant de perdurer dans le flottement d’un temps suspendu, « pur, lumineux et infini ». On y retrouve le goût d’Alfonso Leng pour
un certain dépouillement,
un chromatisme suspendu,
une harmonie intrigante et
un mystère se dérobant à notre recherche
d’explicitation,
d’exhaustivité et
de happy end.
Il ne pouvait exister une sixième « douloureuse » tant la cinquième paraît épuiser les ressources d’un minimalisme où
la suggestion l’emporte sur l’affirmation,
le mouvement sur le résultat,
l’inexplicable sur le verrouillé.
De cette musique fine et tamisée, Vittorio Forte tire de jolies plages peu connues sur lesquelles les oreilles attentives auront plaisir à se prélasser. À suivre !
Pour assister au concert de lancement du disque à Paris, c’est ici.
Pour écouter gratuitement le disque, c’est par exemple ici.
Pour l’acheter moins gratuitement, c’est par exemple là.
Pour retrouver d’autres chroniques sur Vittorio Forte…
… live à l’institut Goethe (23 octobre 2018), c’est ici…
… live à la mairie de Paris 17 (23 janvier 2020), c’est ici…
… live au Showroom Kawai (17 février 2022), c’est ici et là…
… live à la salle Cortot (14 avril 2023), c’est ici, çà et là…
… en studio pour jouer Earl Wild, c’est ici et là.
Rachel Koblyakov le 27 septembre 2025 en l’église écossaise de Paris (Paris 8). Photo : Rozenn Douerin.
Après un trio de Ravel rêche et audacieux, le trio Arborescence ose contrevenir à la logique chrono pour s’immiscer dans les charmes du premier trio en Si bémol majeur de Franz Schubert. Mais avant, les deux têtes pensantes parlent. Alors que les artistes ont eu l’élégance d’éviter les pénibles pensums qui consistent à expliquer aux crétins qui viennent écouter de la musique ce qu’ils doivent apprécier, Rachel Koblyakov et Florimond Dal Zotto s’embourbent dans un étrange sketch convivial mais d’un inintérêt absolu. Tous les chanteurs un peu dignes le savent, l’interchanson (ou son absence) est un truc qui se travaille presque plus que la chanson elle-même. Ici, le spectateur admiratif de la performance émouvante proposée jusque-là sent monter une gênance inattendue devant le stand-up qu’esquissent les deux très bons musiciens à l’origine du projet. On veut bien
la spontanéité (mais pas trop longtemps, dans ce contexte),
l’envie de dissiper la chape de sérieux compassé qui épuise souvent les cérémonials de musique savante (mais qui n’a pas que des inconvénients),
le désir de démystifier voire de dissiper l’aura pseudo sacrée qui enveloppe les Interprètes Classiques quand ils entrent en scène (même si pourquoi, en fait ?).
Reste que l’intermède
claudicant,
peu clair et
superfétatoire
suscite un mélange
de grand malaise tant son propos dissone avec la haute exigence artistique jusque-là démontrée et
de curiosité perplexe devant ce quelque chose d’inattendu qui advient et signale probablement que le projet Arborescences sonores paraît avoir besoin d’un coaching scénique afin
d’étayer son projet,
d’affirmer sa singularité et
de ne pas dégrader son intérêt musical par l’amateurisme inattendu de sa présence non-instrumentale face spectateurs.
Heureusement advient la musique et ses ambitieuses quarante minutes. Grâce à l’énergie déployée par les artistes, l’allegro moderato liminaire capte par
la vigueur des intentions,
les échos entre les musiciens et
les changements de rôles (ainsi du piano ploum-ploumiste çà, soliste accompagné là).
Ici, le trio est à son affaire. On apprécie le souci
de nuancer,
d’aérer,
de caractériser et
de jouer ensemble, c’est-à-dire
l’un avec les autres,
l’un contre les autres ou, alla Guitry,
l’un tout contre les autres.
S’interpolent donc
de la légèreté au milieu de la tension,
de la tension boostant la légèreté et
des volte-faces qui secouent une partition qui, pardon Franz, donne parfois l’impression de s’étendre un peu too much.
Le trio Arborescence joue Schubert le 27 septembre 2025 en l’église écossaise de Paris. Photo : Rozenn Douerin.
Le deuxième mouvement, un andante un poco mosso, permet aux musiciens de se lover dans un ternaire rendu avec souplesse et de triologuer, si si :
solos,
duos,
trios,
mélodie énoncée par un leader ou partagée à deux voire trois.
Le son est
soyeux,
élégant et
profondément tourmenté.
Les interprètes ont visiblement travaillé un combo gagnant :
la synchro,
les attaques et
les phrasés.
Même s’il semble que le siège de la violoniste craque au moindre mouvement de son corps, ce qui ajoute de la vie au live mais peut distraire l’attention de façon importante, l’essentiel est là :
la parole circule,
les intentions se complètent,
les modulations nourrissent manière de conversation.
Le troisième mouvement, un scherzo suivi d’un allegro, redynamise la dispute en mode joyeux.
Questions-réponses,
commentaires et
enthousiasmes unanimes
agitent les trois comparses. Ça
sourit,
trépigne,
s’exaspère,
change d’avis mais jamais ne lâche l’affaire,
signant une performance d’une belle densité avant l’avènement du dernier mouvement.
Florimond Dal Zotto et François Daudet le 27 septembre 2025 en l’église écossaise de Paris (Paris 8). Photo : Rozenn Douerin.
Double comme le précédent, cet acte ultime est un rondo et un allegro vivace. Son ouverture coïncide avec le temps
du sautillement,
des gambades et
des chamailleries.
Ça sent
le serpolet,
les chansons de Francine Cockenpot,
les chevaux mâchant un picotin, un sourire triste au museau.
Les artistes ont le geste ample :
large spectre de nuances,
vaste panel d’atmosphères,
ambitieuse palette d’échanges
(amènes
soupe-au-lait,
légers,
aigre-doux,
furibonds…).
Voilà probablement la force de la proposition du trio Arborescence : toujours interroger la forme du trio.
Quel rapport entre les trois personnages régit tel passage de la partition ?
Qu’est-ce qui rapproche les partenaires et, donc, les différencie ?
Comment définir à la fois leurs relations et leurs identités ?
Certes, ces questions planent sur toute musique de chambre ; mais elles sont plus ou moins prises à bras-le-corps. En l’espèce, le triomphe fait au trio semble lié
à cette très riche mise en question de l’évidence,
à ce désossement du vivre-ensemble pré-établi,
à cette reconstitution de l’invention schubertienne étalonnant, titillant et réglant le rapport des trois intervenants.
Un bis
apaisé,
recueilli,
intériorisé
conclut l’aventure. Pour autant,
électricité,
inquiétude,
changement de modes en arche
dessinent un parallélisme Brahms/Schubert qui rend raison aux Arborescences sonores d’avoir enfreint leur code d’honneur pour présenter ce concert en ouverture de deuxième saison. Saluons
le succès de cette initiative indépendante,
l’étonnante symbiose musicale du soir entre les partenaires, et
la vibration du public avec cette manière de jouer une musique souvent fascinante.
Au moment où nous écrivons ces lignes, trois autres épisodes sont prévus… en attendant les prochains. Olé !
Le 19 mai 2025 au théâtre du Gouvernail (Paris 19), pendant le tour de chant « Tout est un possible ». Photo : Rozenn Douerin.
C’était
la petite dernière pour la route,
la complainte qui permet de se quitter tranquillement,
la supplique qui, dès le titre, revendique une ambition certaine dans ce monde où chacun est censé aspiré à être un winner et/ou un prilivégié.
Afin que les choses soient claires, j’ai donc écrit une « Prière pour ne pas être roi ». Je sais, c’est assez prétentieux d’afficher une telle appétence mais, comme le chante Barthélémy Saurel, j’aime bien mettre la barre très haut pour être sûr de passer dessous. Ce qui, tout compte fait, a donné ceci.
Faut-il feindre de s’étonner, comme le fait Charles Sigel dans l’entretien pourtant intéressant qui compose l’essentiel du livret, qu’un Italien plus que français joue de la musique d’Amérique latine ? Cette tarte à la crème de l’atavisme, dont on connaît les dérives possibles, est d’autant plus affligeante que les liens entre la Botte et l’Argentine, par exemple, ne sont pas tout à fait ténus. Or, si l’on tient tant que cela à nationaliser le débat, des deux premiers compositeurs joués par Vittorio Forte dans Volver, l’un (Carlos Gardel) est enterré à Buenos Aires, l’autre (Carlos Guastavino) est né et mort à Santa Fe. Deux Argentins, donc deux Italiens, en somme.
Mieux vaut se réjouir simplement de la mosaïque variée qu’a fomentée le pianiste pour son arrivée chez Mirare. En effet, le copieux programme – avec 81′, le disque est bourré jusqu’à la gueule – dissone avec les précédentes propositions studio du musicien, souvent centrées sur un compositeur (Medtner ou C.P.E. Bach) ou un transcripteur (Earl Wild). Ici, la géographie fait l’unité, et l’unité donne à savourer la diversité des inspirations, « la musique d’Amérique latine » étant à peu près aussi univoque que « la musique contemporaine » ou « la musique de chambre ».
Redoutable transcripteur lui-même, le musicien – qui a des liens pédagogiques très forts avec l’école latino-américaine – ouvre et ferme le bal sur des adaptations maison de tubes de Carlos Gardel. La transcription première, « Por una cabeza », sur un thème remis en lumière jadis par Steven Spielberg, musiquait un texte désespéré comme il sied d’Alfredo Le Pera (un Argentin très italien, pléonasme), auteur également du « Volver » qui clôt le disque et lui donne son titre. Obnubilé par le visage d’un coup de foudre, le narrateur s’y lamente : « Si elle m’oublie, que m’importe de perdre mille fois ma vie, car à quoi bon vivre ? » Les guidelines de Vittorio Forte pour pianiser le résultat ?
Viser « quelque chose qui soit proche du texte initial et qui en garde l’émotion » ;
respecter le thème et y injecter « quelques éléments contrapuntiques et de la virtuosité » ;
« garder la passion du tango ».
L’arrangement s’ouvre sur un bref prélude lisztien habilement contenu. L’arrangeur ne prend pas prétexte de la chanson pour froufouter (chacun sait qu’il a des doigts de feu et un sens musical d’une extrême sensibilité). Il la respecte – donc la sublime – par son art double de transcripteur roué et de monumental virtuose.
L’enrichissement harmonique,
l’alternance des registres et
les options pianistiques
(phrasés,
accents,
digitalité insensée)
ébaubissent et s’inscrivent dans la meilleure tradition des paraphrases pianistiques. C’est
fin,
brillant et
imaginatif,
et bien valorisé par le Fazioli de service, apparemment plus réceptif aux intentions de l’artiste qu’intrinsèquement subtil (mais, vu l’artiste, ça le fait bien, merci). Pour enchaîner, l’interprète choisit deux pièces de Carlos Guastavino, dont la première, « Las niñas », extraite des « Trois romances » de 1951 et parfois célébrée pour sa version à deux pianos, émarge dans la tonalité perverse de mi bémol mineur, donc avec six accidents à la clef, ce qui est franchement un max. Même indifférent à cette vacherie réservée à l’interprète, l’auditeur ne peut qu’être wowifié, si si.
Souplesse
de l’andante,
du croisement de mains,
du changement de mesure.
Labilité
de l’humeur,
de la modulation,
du chromatisme.
Puissance
des octaves,
des staccati,
des accents.
C’est
étourdissant,
captivant, et
aussi magnifiquement écrit qu’intensément incarné.
Bref, on palpite.
« Bailecito » du même compositeur survient alors, avec
ses quatre dièses,
ses trois portées et
ses deux mesures (6/8 et 3/4).
Sous une apparence simplissime, la partition joue
la complémentarité des registres,
le rubato à foucades, et
le plaisir de la redite.
Vittorio Forte l’interprète avec un mélange
de liberté rigoureuse,
de nonchalance vernaculaire, et
d’une attention aux détails qui
galbe ici une modulation,
cisèle çà un legato,
infléchit là l’intensité pour aciduler tel passage.
Parmi les rhapsodies du compositeur mexicain Manuel María Ponce, le pianiste choisit la première des rhapsodies mexicaines. Dès le début du maestoso, on est saisi par
le contraste avec le morceau précédent,
la puissance des octaves, et
l’écho lisztien que le compositeur et son interprète font résonner.
On goûte
l’amplitude du spectre des registres,
la capacité du prélude à gronder grave et à s’envoler aérien, et
l’habile développement en faux fugato qui surprend quand surgit l’allegro ma non troppo.
La suite pourrait relever de la paraphrase stéréotypée autour d’un thème donné – un exercice bien troussé mais moyennement captivant – n’eût été
l’équilibre des dialogues entre les deux mains,
le jaillissement de modulations imprévisibles,
l’insertion de fusées grommelantes à la main gauche, et
la pulsation associant deux en deux et détaché.
Un finale provisoire et efficace prépare le passage au second thème, serti dans un andantino espressivo à deux temps et en Fa dièse. Plus calme, le thème est néanmoins investi par Vittorio Forte conformément aux indications de Ponce :
ici « cantando »,
là « con anima »,
çà « dolcissimo ».
De quoi créer un suspense efficace, l’auditeur attendant le moment où la partition va lâcher les chevaux. Un « agitato » parcouru de frissons électriques se dissout pourtant dans la paix… avant que l’allegro con brio n’embrase le développement. Le pianiste réussit à le rendre
bondissant donc groovy,
nuancé donc élégant,
intense donc musical.
On se régale
de contretemps suspendus,
de modulations sapides, et
d’une virtuosité qui sait effacer la performance technique derrière le plaisir qu’elle procure.
On se pourlèche aussi les portugaises
des à-coups rythmiques,
des frictions de tonalités, et
de la narration
agréablement convenue,
savamment brillante,
artistiquement portée par un pianiste exceptionnel.
De quoi donner hâte de découvrir les trouvailles suivantes de Vittorio Forte, ce que nous commencerons à faire dans une prochaine chronique. À suivre !
Pour assister au concert de lancement du disque à Paris, c’est ici.
Pour écouter gratuitement le disque, c’est par exemple ici.
Pour l’acheter moins gratuitement, c’est par exemple là.
Pour retrouver d’autres chroniques sur Vittorio Forte…
… live à l’institut Goethe (23 octobre 2018), c’est ici…
… live à la mairie de Paris 17 (23 janvier 2020), c’est ici…
… live au Showroom Kawai (17 février 2022), c’est ici et là…
… live à la salle Cortot (14 avril 2023), c’est ici, çà et là…
… en studio pour jouer Earl Wild, c’est ici et là.
Dans la première partie de cet autoportrait en forme de puzzle florilège, Jann Halexander a posé au centre de sa poétique trois piliers :
la friabilité de l’identité,
l’insaisissabilité de l’amour, et
la fragilité de l’existence que la mort se contente de parachever.
Son disque lui-même est un triple pied-de-nez
à l’évidence fallacieuse,
à la fatalité des conventions, et
à la solidité des certitudes :
c’est
un disque mais un objet uniquement digital,
un best of où manquent de nombreux tubes, et
un portrait volontairement
diffracté,
irisé,
atomisé,
où l’inscription de lignes de force nettes permet toute sorte de
digressions,
fausses pistes et
chausses-trappes
faisant, selon la célèbre expression d’Antoine Pol gravée dans le marbre par Georges Brassens, « paraître court le chemin ». Dans cette seconde partie, apparaît clairement le label « enjeu » dès « Ô Bel Anjou » (faut pas nous chercher sur la parophonie non plus, hein) puisque l’artiste refuse d’être essentialisé :
bisexuel, oui,mais pas LGBTQIA+ ferré aux revendications des extrémistes des communautés en jeu ;
franco-gabonais mais incapable de jouer la carte du malheureux métis dans un monde colonialiste et non déconstruit ;
chanteur de machins avec du texte dedans mais pas « indépendant » victime de la machinerie mainstream.
La question de l’inscription de l’identité dans un espace angevin rythme la compil’ entre
« Pont Verdun,
« Ô bel Anjou » et
« Un dimanche au Vieil-Baugé » qui se silhouette, et hop.
Le narrateur est à la fois ébaubi de ce qui est « véritablement beau » dans la contrée tout en admettant, façon Oldelaf contemplant « Nan, si », que la douceur angevine est composée au premier chef d’ennui. Armé de son seul piano, le chanteur se positionne comme « chez nous » dans l’Anjou tout en admettant que, là-bas, « tous les habitants se ressemblent à s’y méprendre ». Sous-entendu : sauf lui. Critique ? Non, ironie.
Distance.
Friction.
Fructueux malaise.
Même là où l’artiste se sent si peu à sa place, il « reste » et « crouille la porte » du réel pour le punir de sa froideur mesquine en attendant « que le faucheuse m’emporte ». Ni schizophrénie, ni ambivalence : Jann Halexander remercie sincèrement ce qui le renvoie à ses contradictions.
Paysage,
sociabilité,
généalogie,
il se sent d’ici donc d’ailleurs, et réciproquement. « Moi qui rêve » enquille. Musique dramatique. Texte lourdaud d’Agnès Renault
(épithètes pataudes,
assonances attendues,
blabla égotique sans dynamique ni poésie)
musiqué par l’artiste.
Intro emphatique.
Mystère pesant que dissipe l’arrivée du piano.
Harmonisation sachant rendre son écot à Anne Sylvestre en dépit de la tentation – habilement contournée – Aznavour autour du « Emmenez-moi ».
Les arrangements ajoutant un accordéon musette, notre ennemi juré, nous nous contenterons d’apprécier le travail instrumental qui agrémente la coda – double, comme il sied chez Jann Halexander. Lequel revendique fortement de s’ancrer au Vieil-Baugé où il possède une maison de famille – et cultive sa treille – pour se poser et reprendre souffle. « Un dimanche au Vieil-Baugé », presque trenetique, évoque plus qu’elle ne décrit
un paysage,
un moment,
un endroit.
Pour autant, tout ramène le chanteur à l’amour :
un clocher penché « sur son étrange église »,
une toile d’araignée,
une habitude
peuvent lui paraître métonymie ou métaphore de cette pulsion érotique sans laquelle pas de vie en général et pas de chanson en particulier. Chanson de fin de spectacle comme pouvait l’être chez Anne Sylvestre la « Fausse sortie », « Mesdames et messieurs, je vous aime » élargit l’acception de l’amour à la reconnaissance. Ancré dans son piano, Jann Halexander revendique
l’impudeur de l’artiste,
l’espoir de transporter l’autre pour se supporter, soi,
la nécessité de parler un amour qui devient performatif (j’aime donc je le dis, je le dis donc j’aime).
La coda aux allures de ghost title paraît symboliser ce moment où le chanteur s’apprête
à quitter la scène,
à redevenir un homme et
à retourner aux tourments donc aux délices dont il vient de faire étalage.
Ce moment est multiple. Il est
fragile car il met à nu le « fil de la vie » chanté par Anne Sylvestre, le fil même que l’artiste essaye d’enrouler – sans l’emmêler – autour du continuum scène-ville ;
vertigineux car s’y joue la question du théâtre de la vie (l’existence n’est-elle que songe ou comédie ?) et de la vie du théâtre (que se passe-t-il vraiment pour l’artiste quand il « se donne en spectacle » ?) ; voire
aveuglant car l’artiste enluminé s’apprête à céder la place à l’homme dans le noir scène.
Pour l’embrasser ou l’affronter, mieux vaut s’appuyer sur des valeurs sûres et dangereuses.
L’identité, par exemple, comme ces racines gabonaises évoquées par l’introduction de « Rester par habitude » que l’on suppose en myéné ;
l’ouverture aux autres qu’illustrent les arrangements de Sébastyén Defiolle, le piano s’étoffant
de percussions,
de sons de basse et
d’une guitare hispanisante ; ainsi que
l’habitude,
redoutée et structurante,
rassurante et fossilisante,
facilitatrice de vie et éteignoir d’espoirs avortés.
Nul ne s’étonnera si ce parcours de vie artistique curieusement cohérent pour des miscellanées s’achève sur deux mots : « Mon amour. » En effet, l’œuvre de Jann Halexander
présente,
raconte et
façonne
l’amour comme
un pansement de l’âme,
un booster d’énergie, et comme
la plus terrassante limite de l’homme.
Dans ses chansons, tout se passe comme si l’artiste s’efforçait de regarder, selon les mots de Nelly Sachs (Exode et métamorphose…, trad. Mireille Gansel, Gallimard, « Poésie », 2023, p. 275), « derrière la paupière », « sur la pierre lunaire du temps », là où, énigmatique,
le cri du coq
ouvre la plaie
sur la tête du prophète.
Pour écouter ou acheter le disque virtuel, c’est ici.
Rachel Koblyakov le 27 septembre 2025 en l’église écossaise de Paris (Paris 8). Photo : Rozenn Douerin.
« Arborescences sonores » est un projet un rien dingodingue mené par Rachel Koblyakov et Florimond Dal Zotto afin d’explorer le répertoire de musique de chambre hors trios avec piano, trop communément joués. Leur seconde saison de concert commence donc par deux trios avec piano, parce que les règles sont faites pour être transgressées, comme dirait le gouvernement promouvant l’écologie tout en réautorisant des engrais qui, même au Vietnam en temps de guerre, auraient été considérés comme des outils pour commettre des crimes contre l’humanité. Heureusement, nous sommes ici en compagnie plus empressée qu’empoisonnante, le duo pensant s’adjoignant François Daudet pour sévir au piano, ce qui est quand même plus digne que de confier la culture à une inculte pourrie de la trempe d’une Rachida Dati, fin de tir.
Deux trios ont été choisis par l’ensemble Arborescence, naming pas très abouti tant il est occupé (par exemple ici). En l’espèce, celui de Maurice Ravel précèdera le premier de Franz Schubert. Pour lancer la saison et le concert, les artistes proposent une quasi demi-heure de secousses avec Maurice R. L’église écossaise de Paris – pas blindée, ce soir, mais pas loin, ce qui est une joyeuse performance – est le lieu du crime. En fait d’église, il s’agit d’une salle bien insonorisée, sise en sous-sol d’un quartier très chic de Paris. L’acoustique mate voire sèche ne flatte pas l’oreille, mais elle valorise
la synchronisation des trois comparses lors des passages à l’unisson,
leur capacité à étalonner leur volume pour assurer la lisibilité des échanges en fonctions des séquences
(dialogues,
contestations,
emportements,
lead mélodique…) et
leur aptitude à respirer ensemble pour guider l’oreille dans une proposition profuse.
La complicité des partenaires ne fait nul doute. Dès ce premier mouvement, on en apprécie le résultat :
netteté des changements thymiques,
sensation d’intensité diffusée dans les passages suspendus comme dans les sections vigoureuses,
tuilages permettant de virer insensiblement d’une atmosphère à l’autre.
Le deuxième mouvement, un « pantoum » propulsant la poésie orientale dans la musique occidentale en emmêlant deux thèmes, montre le trio allègrement à l’ouvrage. Il s’agit d’allier
rythmicité,
lyrisme et
labilité.
Les archets commencent à souffrir de l’engagement des artistes à quatre cordes, obligés d’arracher les cheveux que perdent leurs prolongements. Avec une intuition très fine que partage leur claviériste, ils cherchent à conjuguer les plaisirs
du ressassement,
de la mutation
d’intention,
d’intensité
de technique (archet ou pizz) et
de la virtuosité pétillante du pianiste qui sait
placer un trait,
faire ressortir la note essentielle, ou
trouver le bon positionnement d’accompagnement
(suivre,
amplifier,
impulser).
Rachel Koblyakov et Florimond Dal Zotto le 27 septembre 2025 en l’église écossaise de Paris (Paris 8). Photo : Rozenn Douerin.
La « passacaille » impose un retour brutal à
la gravité,
au solennel,
au méditatif.
C’est la force de la gang de Rachel Koblyakov : décider de caractériser et d’être résolument expressif. C’est aussi le moment où le trio affronte le paradoxe de la passacaille, ici simplifié par rapport au chef-d’œuvre définitif de Johann Sebastian Bach, mais relevé tout de même : la passacaille, c’est censé être toujours le même thème avec des machins autour pour que ce soit supportable de subir toujours le même thème, souvent nul en plus (parce qu’il faut mettre des machins autour). L’objectif compositionnel est, façon thème et variations de l’extrême, de travailler l’immuable en
le contrastant,
l’animant,
le contrastant et
le reconfigurant
car c’est toujours pareil donc toujours différent. Idéal pour savourer la maestria ravélienne
de l’itération mobile,
de la répétition déjouée et
de l’identique déformé.
Cette capacité de renouveler un discours qui pourrait paraître ruminé s’exprime aussi à travers le recours aux quatre combinaisons possibles :
piano – violon,
piano – violoncelle,
piano – violon – violoncelle et, nouveauté de la passacaille,
violon – violoncelle.
Les anamorphoses du trio irisent la très sûre forme en arche qui structure le mouvement en revenant, in fine, au grave monodique du début.
François Daudet le 27 septembre 2025 en l’église écossaise de Paris (Paris 8). Photo : Rozenn Douerin.
Le finale étincelle d’énergie grâce notamment à
un tempo audacieux,
des accents gouleyants, et
de grands mouvements très différenciés
(fortissimi,
pianissimi et
crescendi magistraux).
Ça crépite :
les trilles grommellent,
les bariolages fulminent,
les surprises harmoniques et rythmiques se multiplient.
Le piano de François Daudet virtuose à gogo, entre
de grands accords solides,
des traits liquides dans le registre aigu, et
un souffle éolien quand l’instrumentiste parcourt son clavier de gauche à droite.
Si, dans le finale du finale, les interprètes rendent gouleyants
son explosivité,
sa fureur et
ses fulgurances sauvages,
c’est aussi parce que les interprètes construisent une musique tour à tour frémissante et tempétueuse qui n’est jamais bruit. Une telle lecture, audacieuse, semble revendiquer
la prise de risque,
la vitalité et
l’urgence du moment présent.
Autant dire qu’elle ragaillardit qui l’écoute, ce qui, pour une assistance partagée entre antiquités plus ou moins antiques et jeunes musiciens palpitants, n’est pas le pire compliment que l’on puisse adresser à une soirée musicale qui commence juste. À suivre !
Feux d’artifice à travers les vitraux de la collégiale Saint-Martin de Montmorency, le 21 juin 2025. Photo : Rozenn Douerin.
« Peut-on mieux magnifier le Tout-puissant qu’en riant avec lui de ses petites plaisanteries ? » écrit Samuel Beckett dans Oh les beaux jours en laissant son héroïne se noyer dans la scène. C’est cette question que pose l’improvisation sur « le rire qui magnifie », deuxième volet de la Symphonie bigarrée, improvisée autour de quatre rires de Dieu, à l’occasion du récital donné le 21 juin 2025 en la collégiale Saint-Martin de Montmorency. Alors qu’un motif cristallin amorce le propos, très vite, des accrocs se faufilent. Seront-ce les « petites plaisanteries » ? C’est possible car, plus le motif se répand sur les claviers, plus les doigts semblent vouloir partager ce que Beckett désignait comme des échantillons d’humour divin. Les différents
jeux,
registres et
plans sonores
amplifient le ressassement du motif.
Des ruptures,
des surgissements et
des silences
fragmentent ce qui aurait pu être un sketch léger et charmant mais, confronté à ses implications métaphysique, se métamorphose. Des feux d’artifice tonnent dans la ville de Montmorency, comme un tonitruant rire divin. Face à ce fracas coloré, le rire des petites créatures s’assume
saccade,
attente,
brisure
– éclat, en somme.
Encouragés par ces failles et ces cahots,
cromorne,
voix humaine et
anches de pédale
essayent à leur tour de raconter une blagounette pour, elles aussi, faire rire. Mais n’est pas Dieu qui veut. Leur intervention n’est pas drôle. Elle s’embourbe plutôt dans un incipit de passacaille vite avorté. En un syntagme, elle gâche l’ambiance. Les dernières tentatives pour rire sont, en effet risibles. Parce que le rire divin magnifie Dieu, l’homme ne pourra jamais susciter un rire semblable, Dieu restant le Tout-Autre. Pour rendre gloire à son créateur, il ne reste plus à la créature qu’à « rire avec lui de ses petites plaisanteries ». Ce qu’elle fait, à sa mesure, dans la vidéo qui suit.
Dernière étape de notre parcours en compagnie d’Etsuko Hirose et du quatuor Élysée : le poco a poco più vivace qui conclut l’impressionnant quintette pour piano et cordes en Ut de Béla Bartók. Fondés sur
le contretemps,
la pulsation du piano et
la souplesse du tempo,
le prélude puis l’exposition du thème travaillent avec gourmandise
les unissons mouvants,
la tension entre rigueur métronomique et agogique, ainsi que
le dialogue entre piano et cordes en général – avec le violon de Pablo Schatzman en particulier.
Indispensables pour tisser une filiation entre musique classique et musique d’origine folklorique,
la vivacité de l’allure contraste avec le jeu sur les accents lourdauds,
la netteté de la ligne s’encanaille avec des glissendi tout à fait coquins,
l’évidence entraînante de la ligne se troue de silences brutaux.
La performance des interprètes consiste en grande partie à jouer cette partition tressautante avec une fluidité qui saisit. Point de morcellement, ici, mais
des contrastes,
des surprises, autrement dit :
du groove.
Tout concourt à la réussite musicale de cette proposition :
le piano polymorphe d’Etsuko Hirose, çà tonifiant, là lyrique ;
la capacité des cordistes à se fondre dans un ensemble et à en émerger pour quelques mesures de solo ;
l’art de trouver ensemble le ton juste pour rendre les différents caractères de la partition sans la transformer en une rhapsodie de fragments caricaturaux.
Pour ajouter un éclat supplémentaire à cette fête, le quintette déploie une palette de nuances d’une variété ébouriffante, auréolant aussi le faux fugato qui
pimpe le mitan du mouvement,
débouche sur une cavalcade, et
dévoile un maestoso fortissimo.
On s’y laisse éclabousser par
le swing,
les dynamiques et
la précision de la mécanique musicale.
Formidables sont
la souplesse des ruptures rythmiques et harmoniques,
la légèreté qui enrubanne la virtuosité, et
l’espèce d’ébriété aussi chic que déboutonnée
qui dynamitent cette section. On entend presque les interprètes se pourlécher les babines devant les mutations tournoyantes
de tempo,
de couleurs et
de dispositifs
jusqu’au finale à l’unisson (hors basses).
La partition redoutable,
l’ambition esthétique et
l’exécution d’une profonde virtuosité
méritent tous les superlatifs : c’est joyeux.
Pour acheter le disque, c’est par exempleici. Pour l’écouter gracieusement en intégrale, c’est là. Pour retrouver Etsuko Hirose en entretien, c’est ici. Pour retrouver la chronique de Schéhérazade by Etsuko Hirose, c’est ici, re-icietlà.