Sylvie Carbonel – Le grand entretien – 1
Avec son coffret de dix disques aux allures de rétrospective (retrouvez nos 24 chroniques – oui, 24 – sur le sujet ici), Sylvie Carbonel démontre à qui en eût douté que, à côté des pianistes spécialisés dans l’interprétation d’un compositeur ou d’une époque, il en est d’autres qui revendiquent de pouvoir et savoir tout jouer,
- de Scarlatti à Schönberg,
- de Bach à Messiaen,
- de Beethoven à Louvier,
et ce,
- en solo,
- en formation chambriste ou
- avec orchestre.
À l’occasion de cette sortie événement, elle nous a accordé un entretien lumineux et intime pour dévoiler quelques parts de son mystère – donc, aussi, le nourrir.
Épisode premier
Apprendre à jouer
Sylvie Carbonel, avant d’être la pianiste brillante, internationalement connue et aimée que saluent les mélomanes, vous aviez déjà une caractéristique que vous avez toujours et qui a contribué à faire de vous l’artiste que vous êtes devenue : vous vous revendiquez comme une bosseuse.
Je suis une bosseuse, en effet ! Je suis et j’ai toujours été très exigeante voire très critique à mon endroit.
Vous n’êtes jamais contente de vous ?
Presque jamais. Oh, attention ! Je revendique avoir donné de beaux concerts et enregistré de beaux disques. Parfois, la grâce est là, et vous la sentez, pourquoi le nier ? Il arrive que le public vous porte très haut, décuplant vos moyens techniques et votre expressivité. Lui et moi sommes co-créateurs du concert. Sans interprète, sans auditeur, la musique, ce n’est que des signes sur un bout de papier. Notre travail d’interprète consiste à leur donner vie pour les offrir à nos auditeurs.
« À six ans, j’ai dit à mes parents que je serai pianiste concertiste »
Toute critique que vous soyez, vous êtes aussi de ces artistes qui n’hésitent pas à assumer leur contentement quand le concert ou l’enregistrement s’est bien passé.
Heureusement ! Certes, je ne sors pas de scène à chaque fois en étant pleinement satisfaite, loin de là.. Néanmoins, quand j’ai la sensation d’avoir fait quelque chose de bien, je le dis.
Est-ce le cas pour le nouveau coffret, qui nous offre l’occasion de partager cet entretien ?
Oui, ce coffret, je dois dire qu’il me plaît assez. Par chance, je ne suis pas la seule de cet avis ! J’ai reçu beaucoup de retours très élogieux, aussi bien de connaisseurs que de gens qui ne sont pas plus que ça amateurs de musique. Tant pis si certains proches davantage dans les livres que dans la musique ne saisissent peut-être pas tout à fait l’importance que ce travail revêt pour moi ou qu’ils n’évaluent pas entièrement la puissance des œuvres que je joue…
Sera-ce parce que ce coffret, que nous évoquerons plus en détail ultérieurement, rassemble des esthétiques très différentes, de Domenico Scarlatti à Alain Louvier ? Pour celui qui a décidé qu’il n’aime que Schumann, par exemple, quel choc !
Sans doute !
Ce coffret est une sorte de synthèse partielle et généreuse de votre vie artistique dont nous allons esquisser quelques lignes de force. Pour ce premier épisode, nous allons offrir aux lecteurs une révélation : votre parcours ne commence pas, contrairement à la plupart de vos « bio » synthétiques, au moment où vous entrez au Conservatoire national supérieur de musique de Paris.
Non. J’ai été musicienne beaucoup plus tôt que ça ! En fait, je suis née musicienne par génération spontanée.
Racontez-nous ça…
Ma famille était très tournée vers les arts mais pas vers la musique. Il y avait bien un piano à la maison.
Ah, quand même !
Oui, mais c’est ma sœur aînée qui en jouait… et elle n’aimait pas ça. J’ai piaffé d’impatience jusqu’à l’âge de cinq ans où, enfin, j’ai eu le droit de toucher le clavier.
D’emblée, vous avez su.
C’était une évidence. J’avais la vocation. Songez que, quand j’ai eu six ans, mes parents m’ont emmenée au théâtre des Champs-Élysées (on habitait tout près). Wilhelm Kempf jouait le concerto « L’empereur » de Ludwig van Beethoven. En sortant, j’ai dit à ma mère : « C’est ça que je ferai, dans ma vie, et personne ne m’en empêchera. » Mes parents m’auraient dit non, je serais partie de la maison !
À six ans ?
Dès que j’aurais pu.
« Pierre Sancan était un maître extraordinaire »
La sensibilité artistique de votre famille vous a évité cette fugue…
Même si mes parents n’étaient pas férus de musique, l’art faisait partie de notre vie. Ils ont dû comprendre que quelque chose me poussait.
Ils ne vous ont pas « obligée » à faire de la musique, mais vous avez été imprégnée par d’autres pratiques artistiques.
Oui. C’était là, dans l’air. Ma mère ne travaillait pas. Mon père, homme d’affaires, avait fondé une troupe de théâtre amateur avec des amis, dont Robert Mitterrand, le frère de François. Peut-être lui dois-je pour partie le goût de la scène, même si l’explication est un peu courte, chaque membre de notre fratrie n’ayant pas réagi de la même manière. Mon frère aîné a suivi des études normales…
« Normales », c’est-à-dire pas liées à l’art ?
C’est ça ! Ma sœur aînée est peintre. Moi, je suis devenue pianiste concertiste ; et mon petit frère architecte. On était donc tous plus ou moins artistes, sauf mon frère aîné.
Donc vous décidez de devenir concertiste. Avant cela, petit détail, il vous faut apprendre le piano. À quoi ressemblent ces débuts ?
J’ai eu un bon professeur avec qui je prenais deux cours par semaine, ce qui n’est pas rien et montre que mes parents m’ont beaucoup soutenue. Le temps a passé. Je me suis inscrite aux concours comme beaucoup de petits pianistes, tel Claude-Kahn ou Steinway. Grâce à des amis communs, je connaissais bien [le pianiste et chef d’orchestre] Jean-Bernard Pommier. C’est lui qui m’a dit, quand j’ai eu treize ans : « Il faut que tu te présentes au concours du Conservatoire et, surtout, que tu entres dans la classe de Pierre Sancan. » Ce que j’ai fait !
Juste avec un « bon professeur » que vous voyiez deux fois par semaine ?
Oui. C’est ainsi que les choses sont advenues.
Vos parents ne vous avaient pas…
Mes parents n’y connaissaient rien ! Quand on leur a dit que ce serait bien que je tente le conservatoire, ils ne savaient pas ce que c’était ! Je suis l’anti-Michel Béroff, dont le père était très investi dans la musique et l’a beaucoup poussé.
Comme Michel Béroff, donc, vous entrez au CNSM dans la classe que vous convoitiez.
Oui.
Alors, heureuse ?
J’ai connu des moments somptueux. Pierre Sancan était un maître extraordinaire, rayonnant et curieux de tout. Il avait même étudié auprès des médecins pour comprendre le rôle des muscles ! Il a immensément fortifié ma technique. Souvent, deux fois par semaine, à la classe, on faisait notre technique. Octaves, sixtes, tierces, tout ce qu’il y a de plus injouable ! Pendant plusieurs années, trois heures durant, on travaillait à deux pianos avec Michel Béroff.
« Je voulais tout jouer »
À Pierre Sancan, vous tressez des louanges reconnaissantes, mais d’autres portraits de lui évoquent un pédagogue passablement autoritaire. Quel enseignant était-il ?
Il était très autoritaire, c’est un fait. Son exigence était sans égale ! Sur le plan technique, il ne laissait rien passer. Pour autant, il était d’une sensibilité hors pair. Par exemple, il adorait Schumann. J’ai travaillé de nombreuses pièces avec lui. Il savait de quoi il parlait : il avait été l’élève d’Yves Nat. Travailler une sonate de Mozart avec lui, quel régal ! D’autant qu’il avait beaucoup d’humour et savait être très amical avec ses élèves.
Autoritaire et amical, c’est pas banal…
Oui, il nous emmenait ou il m’emmenait parfois dîner en face de la salle Pleyel dans une pizzeria où il avait ses habitudes. De sa classe se dégageait une atmosphère très ouverte, très chaleureuse, à l’image de cet homme rayonnant qui a été mon mentor.
Vous dites parfois que c’est grâce à lui que vous avez abordé la musique non pas seulement d’un point de vue musicologique ou technique, mais aussi d’un point de vue physique, presque physiologique.
Bien sûr ! Jouer du piano ne consiste pas à se tenir en extase devant la beauté d’un chef-d’œuvre. Il faut aussi développer son physique, comprendre comment les choses se passent. Surtout quand, comme moi, on veut tout jouer !
Vous vouliez « tout jouer » ?
Oui. Tout. Y compris ce qu’il y a de plus difficile. Je voulais ne pas avoir de limites. Par conséquent, il me fallait aboutir ma technique. Pierre Sancan m’a donné mes octaves. Avant lui, je bricolais. Il m’a appris aussi l’exigence. Le fameux « la musique, c’est 5 % d’inspiration et 95 % de transpiration » n’est pas faux. Travailler son piano, c’est physique. Songez, je jouais huit heures par jour quand j’étais au Conservatoire ! En plus, je préparais mon bac en même temps. Mon père l’avait exigé. J’avais dit : « D’accord, pas de problème ! » Alors j’allais chez des bonnes sœurs. Je passais mes compositions le dimanche car il fallait un carnet scolaire pour se présenter. Je bossais tout le temps… et j’ai eu mon bac avec mention en même temps que mon premier prix !
« Je me sens psychologiquement assez proche de Schumann »
Quel est le Graal vers lequel vous frayez votre chemin ? En d’autres termes, quelle image de la réussite avez-vous en tête à cette époque ?
Je voulais donner des concerts, qu’ils soient les plus beaux possibles et que les spectateurs repartent heureux. J’avais ça en moi. C’était une grande force qui me tirait vers le haut.
Votre ambition, pour juste et stimulante qu’elle fût, aurait aussi pu être étouffante voire tétanisante…
Au contraire ! Je sens que plus j’étudie, plus je suis libre, plus je peux partager. Et c’est pour ça que je veux tout jouer. Il y a tant de solistes qui se concentrent sur un répertoire magnifique mais restreint, souvent classique ou romantique. C’est leur choix, et il est tout à fait respectable. Mon choix, c’est d’aller regarder aussi ailleurs voire, sans exclusivité, vers la musique du vingtième siècle.
Vous n’aspiriez pas à être l’éternelle schumanienne de la scène internationale comme certain a pu devenir l’éternel beethovénien voire le beethovénien éternel.
Non, et pour cause : quand, à quatorze ans, j’ai entendu pour la première fois le Quatuor pour la fin des temps d’Olivier Messiaen, mon amour pour la musique contemporaine est né. J’ai beaucoup aimé et travaillé ses pièces pour piano.
Votre cursus au Conservatoire se termine sur des notes triomphales : premier prix première nommée à l’unanimité en piano (avec la sonate opus 35 de Frédéric Chopin et les pièces de Georges Hugon qui sont dans le coffret et que, sans vous, personne ne connaîtrait), premiers prix aussi en musique de chambre et en analyse dans la classe dudit Olivier Messiaen. Quel CV !
Elle était légendaire, la classe d’analyse ! Et elle m’a infiniment apporté.
Quand vous sortez de ces études, votre répertoire semble déjà cavaler sur les rails où vous vouliez le voir rouler.
En partie, oui. Évidemment, je l’élargirai ailleurs, plus tard, mais le travail de base est fait. Avec Pierre Sancan, j’ai travaillé Mozart, Schumann (mes deux compositeurs préférés), Chopin…
Qu’aimez-vous particulièrement chez vos deux favoris ?
Dans les sonates et les concerti avec orchestre de Mozart, j’aime particulièrement avoir l’impression de jouer un opéra – j’aime beaucoup ses opéras, bien entendu. Quant à Schumann, je me sens psychologiquement assez proche de lui. Je suis d’une nature très gaie, très bouillonnante, très ardue au travail, mais j’ai aussi mes petits moments de spleen. Cette ambivalence, je la retrouve chez Schumann. Regardez la manière dont il dépeint le monde de l’enfance : il y passe du rire aux larmes avec une souplesse qui me parle. J’aime ce côté Florestan et Eusebius. En un certain sens, c’est tout moi.
À suivre !
Barry Douglas joue Schubert, Brahms et Liszt, salle Gaveau, 28 mai 2024 – 2/2
Peut-on allier le commun, l’extraordinaire et le génie ? Barry Douglas semble n’avoir aucune hésitation au moment de répondre : « Yeah, for sure. »
- Le commun, c’est mettre la sonate en si mineur de Franz Liszt au programme d’une grande salle parisienne.
- L’extraordinaire, c’est de pouvoir jouer ladite sonate à la fois selon le texte (injouable) et selon sa personnalité (personnelle).
- Le génie, c’est de faire éclater dans sa version l’incroyabilité, et hop, d’un créateur
- virtuose,
- poète,
- compositeur roué,
- artiste malin,
- mystique sincère et
- homme bien humain.
À l’occasion du concert de Florian Krumpöck, le 24 mai à la salle Cortot, nous avons rappelé quel grand effet nous avaient fait les dernières versions de cette pièce passées par nos esgourdes. Malgré notre prétention d’aimer la découverte plutôt que la réitération musicale, c’est en réalité avec joie que nous nous apprêtons à ouïr une nouvelle proposition autour de cet Everest pianistique passionnant et passionné. Aussitôt, le pianiste semble annoncer son projet : il jouera
- la continuité plus que la disruption,
- la résonance plus que la rupture, et
- le prolongement plus que le silence.
L’énigmatique incipit apparaît ainsi construit autour
- des ponts suggérés,
- des pointillés invisibles et
- de la connexion intermittente.
Cette capacité à penser l’œuvre et non juste à la jouer s’accompagne de qualités indispensables parmi lesquelles
- l’aisance digitale (euphémisme),
- l’incroyable variété des nuances vue la grandeur de la salle, et
- l’ampleur de l’expressivité se substituant à la drrrramatisation démonstrative.
Or, Barry Douglas a aussi développé d’autres outils pas moins indispensables pour ébaubir sur le long terme les mélomanes :
- il travaille le son avec sensibilité lors des segments de moindre densité technico-décibélique,
- il sait exprimer le douceur dans l’intimité avec ses petits marteaux et
- il n’a point de retenue à exprimer un lyrisme çà presque apaisé.
Le pianiste n’est pas un perdreau de l’année.
- L’interprète sait jouer,
- le récitaliste connaît les rouages du show, mais
- le musicien (parce que, souvent, mutatis mutandis, on devient concertiste parce qu’on kiffe la vibe du sound) ne rend pas les armes devant les exigences des conventions.
Pour preuve, il excelle dans
- les transitions protéiformes réservées par Franz,
- les mutations de caractères, qu’elles soient longues ou brèves, et
- les transformations d’humeur sooo Liszt, où son changement de toucher confine souvent à la magie.
L’interprète confirme aux esgourdes de l’inculte qui ne l’avait jamais ouï être un as
- de la singularisation,
- de la gestion du temps long et
- de la gestion du temps long dont témoigne son choix audacieux et joyeux de deux sonates hors normes.
Du
- ressassement schubertien à
- l’art du leitmotiv lisztien en passant par
- la puissance de la concision brahmsienne,
Barry Douglas attaque la fugue bille en tête. Le contrepoint perd en mystère menaçant ce qu’il gagne en
- efficacité,
- luminosité et
- puissance roborative,
conformes au biais interprétatif choisi – et quel brio, boudu !
- Tuilage,
- précision,
- audace,
- place pour l’émotion,
- personnalité privant la sonate de mysticisme mais la dotant d’une incarnation follement convaincante :
après une coda d’une intensité magnifique, il ne manque rien. Ce nonobstant, trois encore
- (un délicat,
- un sciemment tubesque, et
- un dentelé)
parachèvent ce récital fou. Oui, la salle Gaveau est très vide, ce soir. Mais le triomphe formidable reçu par l’interprète témoigne de l’émotion des spectateurs présents. Les absents n’ont jamais tort, évidemment ; mais, ce soir, les présents avaient raison.
Pierre Réach joue 9 autres sonates de Beethoven (Anima) – 2/8
La cinquième sonate, techniquement repérée comme l’opus 10 n°1 en ut mineur, n’est pas la plus connue des trois sœurs assemblées par Ludwig van Beethoven dans le même opus publié en 1798. Peut-être lui manque-t-il un brin de naming pour passer plus souvent sur Radio Classique voire attiser la curiosité des mélomanes – ah ! si elle s’était appelée « la Tourmentée », par exemple, la taille de son succès en eût été changée !
Articulée en trois mouvements, elle s’ouvre sur un Allegro molto e con brio, s’il-vous-plaît, à trois noires par mesure. Va donc pour
- l’énergie,
- la dynamique et
- le swing
auxquels Pierre Réach ajoute
- le contraste de touchers et d’intensités,
- la gourmandise des fortissimi et de la célérité
- des triolets,
- des doubles après la croche pointée et
- des appogiatures, ainsi que
- le sens de la respiration (il y a beaucoup de silences, dans l’ouverture de la sonate, qu’il convient
- de respecter,
- d’anticiper en les intégrant au discours et
- d’en suggérer la polysémie : ces suspensions
- miment-elles un halètement,
- signalent-elles la préparation d’une prochaine attaque,
- participent-elles d’une tentative de retour au calme ?).
Dans la seconde partie de ce mouvement AAB,
- la délicatesse du balancement,
- la finesse des staccati et
- l’art réachien du crescendo
contribuent à capter l’attention et à presque faire oublier que tel bariolage – tout motorique qu’il soit – ou telle reprise peut paraître superfétatoire à nos oreilles pressées. En dépit de ces réserves qui feront bondir les beethovénophiles confirmés, l’intérêt ne baisse jamais tant il est porté par de jolies trouvailles mises en valeur par l’interprète. On goûte ainsi
- la tentation du majeur (le mode, pas le doigt),
- les modulations parfois inattendues,
- les ruptures du discours,
- les ornementations remarquablement calées dans
- le flux,
- la logique et
- l’esprit de la phrase (elles servent
- ici à embellir le propos,
- çà à emballer la mélodie,
- là à donner une impulsion nouvelle ou à lisser les intervalles pour porter la note qu’elles introduisent), ainsi que
- la caractérisation des différents registres de l’instrument.
Contribue à cette réussite l’excellente prise de son signée Étienne Collard – une captation à la fois
- proche et précise,
- nette et chaleureuse,
- spatiale et claire.
Le deuxième mouvement, un Adagio molto en La bémol et à deux temps, approfondit une caractéristique de cette sonate sur laquelle l’interprétation de Pierre Réach a attiré notre attention : le travail sur les alentours de la note. En effet, participant de la ligne mélodique, de nombreuses micronotes, et hop, animent le discours. Papillonnent ainsi
- appogiatures variées,
- ornements et
- triples croches isolées ou intégrées à un gruppetto inattendu de 5, 6, 7 ou 12.
En mettant en évidence la variété de ces enrichissements qui peuvent se cumuler, le pianiste rend raison de l’oxymoron rythmique que constitue le mouvement. En clair ou presque, c’est super lent et, cependant, ça groove. Il faut donc à la fois
- préserver la sérénité de l’adagio,
- ne pas gommer ses tensions et
- réussir les breaks exigés par telle variation ternaire greffée sans ménagement sur une dynamique binaire,
Beethoven s’amusant même, après les avoir exposées, à mixer les deux battues. Pour son porte-voix, cela passe par une attention scrupuleuse aux
- attaques,
- détachés,
- choix d’agogique et
- compréhension intérieure de ce qui fait l’unité d’un mouvement multiple et que peuvent traduire, par exemple,
- les respirations,
- la pédalisation et
- les nuances.
Après un allegro molto et un adagio également molto, le troisième mouvement ne fait pas dans la demi-teinte non plus : ce sera un finale prestissimo en ut mineur avec quatre temps par mesure comptés deux. Bref, ça va bouger les saucisses ! D’ailleurs, on est fixé dès la première mesure, car elle commence sur une levée (en gros : pas sur un temps, ce qui baliserait la phrase – là, on est déjà enmouvement). Si moult tragédies classiques s’ouvrent par un « Oui » pour nous laisser imaginer que nous surprenons les personnages in medias res, ce début précipite l’auditeur dans une urgence qu’expriment, entre autres,
- le tempo qui enfonce la poignée dans le coin,
- les staccati bondissants,
- les contretemps qui relancent la machine,
- l’accélération du débit (passer des croches aux triolets et aux doubles, donc aller une fois et demie puis deux fois plus vite) et
- les fortissimi qui secouent le piano.
Pierre Réach ne s’y trompe pas, qui ne choisit pas le plus ébouriffant des tempi. Savant interprète, il sait que, en musique, la vitesse n’est pas que quantitative. Elle est aussi qualitative et se mesure à l’impression que communiquent à l’auditeur
- la pulsation,
- la dynamique et
- la tonicité de l’interprétation.
Aussi le pianiste nous embarque-t-il moins dans un bolide sur un circuit automobile que dans un fiacre cahotant promptement sur quelque sente forestière aux cahots imprévisibles, ce qui rend le voyage moins confortable, peut-être, mais bien plus intéressant. En témoigne la partie B de ce mouvement AAB, comme le premier. Sans sombre dans le chaos, les cahots sont nombreux. Citons parmi eux
- les modulations qui se bousculent,
- la tentation du mode mineur qui semble s’imposer avant de se dissoudre brusquement,
- les quintolets qui se frottent aux quartolets et rendent plus fougueuse la montées chromatique,
- les suspensions
- (silences,
- respirations,
- points d’orgue) et
- les changements de tempo
- (long ritardando,
- micro adagio,
- fin ralentie éteignant la course dans un decrescendo intrigant).
Avec cette cinquième sonate, Pierre Réach confirme sa dilection pour une lecture
- investie,
- scrupuleuse et
- inspirée
du corpus beethovénien,
- sans distinction d’investissement selon la notoriété de l’œuvre,
- sans systématisme dans l’orientation de l’interprétation que l’on entend, depuis le début de l’intégrale,
- ici explosive,
- çà recueillie,
- là rayonnante, et
- sans nécessité d’en rajouter pour pimper à la mode contemporaine tel passage
- en le surdramatisant,
- en le reromantisant ou
- en le rendant plus circassien que poétique par un p’tit coup d’accélérateur virtuose dont il aurait pourtant les moyens.
Trois choses seulement semblent captiver le pianiste dans les sonates de LvB :
- la musique,
- la musique et
- la musique.
Les passionnés de pyrotechnie démonstrative et d’esbroufe rutilante passeront leur chemin. Quant à nous, nous examinerons tantôt si le parti pris réachologique sied à la Pathétique – ce sera la prochaine sonate à tourner sur notre gramophone.
Barry Douglas joue Schubert, Brahms et Liszt, salle Gaveau, 28 mai 2024 – 1/2
Le passage parisien de Barry Douglas, révélé par sa médaille d’or au concours Tchaïkovsky de 1986, aurait dû être un événement.
- L’Irlandais du Nord est rare dans nos contrées ;
- il poursuit une carrière de soliste (avec ou sans orchestre) à succès ;
- il reste une référence pianistique, pas que pour les Irlandais du Nord ; et
- il débarque avec un programme ambitieux, alliant
- un hénaurme Schubert,
- un florilège brahmsien et
- la sonate en si mineur de Franz Liszt.
Pourtant, force est de constater que, une fois de plus, la salle Gaveau est très vide. Pas de quoi démobiliser l’artiste, qui attaque avec la dix-huitième sonate en Sol D894 de Franz Schubert. Quarante minutes au programme, dont un molto moderato e cantabile liminaire qui pèse près de la moitié de la totalité de l’œuvre. Presque hiératique, Barry Douglas prend possession du grand Yamaha loué pour l’occasion – un instrument qui ne fait pas honneur à l’excellence coutumière des instruments de concert de cette marque. Qu’importe ou presque, tant le musicien semble décidé à musiquer ce soir. Avec assurance, il pose
- le son,
- les tenues,
- les silences.
Dans cette proposition, pas
- d’étincelle,
- d’urgence,
- de précipitation.
Plus tard, le concert donnera l’occasion au pianiste de briller techniquement. Hic et nunc, la technique est comme invisibilisée, et hop, dans le travail
- de la couleur,
- de la projection du son et
- de l’incarnation
d’une partition. Depuis les hauteurs de la salle, on entend
- sonner,
- vibrer et
- presque respirer
le piano. Le son est moche, car l’instrument n’est pas digne de l’artiste ; mais il est aussi
- clair,
- précis,
- approprié à la salle,
signe d’un métier immédiatement perceptible. Fort de cette base pas tant partagée que cela, Barry Douglas n’en soigne pas moins
- les nuances,
- les phrasés et
- l’articulation,
autant d’atouts indispensables pour capturer et conserver les spectateurs dans les rets des répétitions schubertiennes, passé le charme premier de la jolie ritournelle.
- La pédalisation est pensée,
- l’agogique juste,
- le dessin de la ligne mélodique impeccablement tracé.
De plus, émanent du travail du musicien
- une sérénité cohérente avec le discours schubertien du mouvement,
- une délicatesse portée par les balancements ternaires et
- la spéciale de Barry Douglas, nous confirmera la suite du récital : l’habileté dans le tuilage des intensités.
L’Andante prolonge la méditation engagée, mais l’interprète sait
- animer ces réflexions musicales,
- embellir les liens entre les motifs et leurs développements, voire
- associer vue d’ensemble et caractérisation des sursauts thymiques.
Le Menuetto et son trio sont l’occasion de secouer le temps long schubertien par le truchement
- des accords répétés,
- des détachés très précis et
- des forte roboratifs
qui sonnent presque comme du heavy metal dans la si chic salle sépia du huitième arrondissement parisien. Habile et maître du texte qu’il interprète, Barry Douglas se sert
- des appogiatures,
- des élargissements rythmiques et
- des modulations truffant le trio
pour interroger la liberté interprétative dans un cadre qui semble très contraint… mais, quand il est bien pensé, pas hostile à la créativité respectueuse du porte-voix du compositeur. L’Allegretto réinjecte de la pulsation dans la sonate.
- Légèreté dansante,
- rebonds aériens et
- suspensions paradoxalement euphorisantes
animent le dernier volet.
- La main gauche est solide,
- les accords sont placés plutôt que plaqués,
- les contrastes et les respirations emportent le mouvement
sans le caricaturer (donc en faisant entendre ses côtés moins youpi-youpi – pardon pour les non-musicologues experts qui me lisent) mais en caractérisant les diastoles et systoles faisant battre ce cœur emballé. Pour conclure la première mi-temps, Barry Douglas propose quatre extraits de l’opus 116 de Johannes Brahms – entendu tantôt sous les doigts d’Irakly Avaliani. Au programme : trois capricci (plus pêchus) et un intermezzo (moins pêchu, donc). Le caprice en ré mineur confirme le sens
- du contraste, qu’il soit brusque ou progressif,
- de l’énergie faite musique, et vice et versa, et
- de la liberté contrôlée
qui semble animer Barry Douglas. Le caprice en sol mineur associe
- les foucades du caprice,
- la poésie du phrasé et
- l’art de l’équilibre qui lie le tout.
L’intermezzo en Mi glisse un peu de calme dans l’agitation, apparaissant comme
- retenu,
- suggestif et
- quasi aérien.
Le caprice en ré mineur fusionne, confronte et apprivoise
- fougue,
- calme inquiétant et
- ivresse de la virtuosité (célérité digitale, réflexes et tonicité).
Alors que l’entracte s’avance, deux évidences se côtoient : non, les absents n’ont pas tort, ils ont sans doute mille autres choses à faire ou même rien, ce qui est aussi important que beaucoup ; en revanche, les présents ont l’air d’avoir sacrément raison. Il nous reste à le vérifier avec la monumentale sonate en si mineur de Franz Liszt, qui fera l’objet d’une prochaine chronique.
À suivre !
Florian Krumpöck joue Liszt et Chopin, salle Cortot, 24 mai 2024 – 3/3
Après une première partie présentant une pièce de Franz Liszt puis une pièce de Frédéric Chopin, Florian Krumpöck a choisi d’inverser l’ordre dans la seconde partie de son récital à la salle Cortot. Le concert reprend donc avec le Prélude en ut dièse mineur opus 45 de Frédéric Chopin, que le compositeur, en négociant avec ses éditeurs, parait de deux qualités : il est court et il module bien. Ses autres charmes n’échappent pas à l’interprète qui
- fait sentir au public comment le propos émerge des arpèges qui n’ont donc pas qu’une vocation d’harmonisation gracieuse mais bien une fonction de défricheurs de mélodie ;
- caractérise le travail d’orfèvre proposé par Chopin pour disposer avec art
- les notes elles-mêmes,
- les appogiatures et
- les choix d’intervalles ; et
- assume la quête aux allures d’improvisation qui tend ce prélude à travers les multiples
- modulations auréolant le propos,
- récurrences travaillant les motifs tout en guidant l’écoute, et
- suspensions brisant le risque d’un développement qui ne conviendrait pas à cette forme de prélude et privilégiant, grâce à ces interruptions, un nouveau surgissement créatif.
Guère original, nous avons souvent tressé les louanges de l’œuvre monumentale par laquelle s’achève le récital : la sonate en si mineur S. 178 de Franz Liszt. Que ce soit dans
- la version abrasive et swinguée de Jean Guillou,
- la proposition solide et habitée d’Ali Hirèche ou
- la lecture faustienne et quasi mystique de Jean-Nicolas Diatkine,
la puissance de cette pièce d’un seul tenant ébaubit non seulement par
- la virtuosité,
- l’effort physique et
- l’intense concentration
qu’elle exige, mais aussi par la diversité des manières dont les meilleurs pianistes choisissent de s’en emparer. À l’évidence, Florian Krumpöck n’est pas impressionné par le défi qui l’attend, après pourtant un impressionnant début de concert. Dès l’incipit énigmatique, presque troué, il incarne la partition en choisissant
- le poids du toucher,
- la densité du son
- (attaque,
- tenue,
- coupe) et
- la répartition des espaces de musique non écrites
- (résonance par pédalisation,
- conscience de l’acoustique de la salle,
- investissement des silences où se dissout le son mais se prépare aussi à surgir la musique).
Dans une partition à la fois narrative et touffue, l’interprète choisit d’interpréter et non de débiter un texte d’une poignante complexité. Assez habile pour paraître ignorer la technicité indispensable à l’exécution, il pense en musicien, donc il
- définit avec art l’agencement des intensités,
- affine le legato des octaves et
- détermine les couleurs
- (obscurité changeante de l’inspiration qui monte,
- luminosité tendre de la tentation lyrique,
- miroitement différencia des leitmotivs réinvestis selon l’évolution de la diégèse, et hop).
Sur la durée, il construit sa version en
- multipliant les éclairages pour animer les récurrences,
- gérant
- le tempo,
- l’agogique et
- la spécificité des variations (malgré le sans-gêne de parents laissant crier leurs rejetons et les bâillements de plus en plus bruyants de la connasse placée derrière nous) et
- sachant retenir la dynamique euphorisante quand le calme revient afin de laisser les voiles se regonfler au prochain coup de vent.
Fors sa technique assez sûre pour oublier d’être spectaculaire, Florian Krumpöck impressionne par sa musicalité, id est son art
- de changer d’atmosphères
- (en contrastant,
- en tuilant,
- en suscitant l’attente),
- de moduler
- (dans l’évidence grâce à la note de passage,
- dans le choc,
- dans l’incertitude) et
- de maîtriser le fortissimo sans que le brouhaha sonore ne brouille le propos lisztien.
Aussi prend-on plaisir à ses virtuosités
- technique (ces réflexes ! ces octaves !),
- digitale (cette dextérité ! ces phrasés !) et
- musicale (cette polyphonie ! ces contrastes !).
Le triomphe logique qui salue la sobriété du finale et peut-être aussi l’animation qui a précédé exige un bis. Or, à la tourmente, qu’ajouter ? « Sposalizio », en l’espèce, donc
- la délicatesse comme tremplin et non éteignoir de l’émotion,
- l’emportement comme continuité et non opposition avec la tempérance,
- l’harmonie comme extension vers l’onirisme et non enfermement complaisant de la mélodie.
Belle conclusion pour un concert
- joyeusement ambitieux,
- supérieurement tenu et
- délicieusement impressionnant.
Pascal Vigneron – Le grand entretien – L’intégrale
Moins tête d’affiche que fomenteur d’affiches, Pascal Vigneron dénote, étonne et détonne dans le petit Landerneau de l’orgue. Musicien poly-instrumentiste, homme de réseaux mais pas de coteries, fidèle en amitiés artistiques mais pas monogame, estimé par quelques-uns des grands noms du métier au premier rang desquels Éric Lebrun, l’un des rares interprètes-compositeurs-pédagogues sur qui même les connaisseurs les plus vipérins (les connaisseurs, donc) de l’orgue peinent à postillonner leur venin, l’énergumène rassemble et divise à la fois. Sujets inflammables, convictions intimes, petits secrets et brillantes réussites sont au programme de ce grand entretien où sont évoqués
- le musicien,
- l’organiste,
- l’organologue,
- l’organier numérique,
- l’organisateur et
- le studioman
que sont les mille et un pascalvignerons cachés derrière Pascal Vigneron. Voilà l’programme !
- Devenir musicien
- Penser l’orgue
- Faire bouger l’orgue
- Oser l’orgue électronique
- Programmer de l’orgue-et-pas-que
- Inventer sa liberté musicale
- Construire pour la musique
Épisode premier
Devenir musicien
Le monde de l’orgue étant merveilleux, ta légitimité d’organiste est parfois contestée à cause de ton pedigree musical. Comme d’autres organistes, curieusement, à l’instar du baryténor Michael Spyres, qui revendique avoir « fait quinze ans de trompette, dix de guitare, cinq de clarinette » (Marie-Aude Roux, « Michael Spyres, ténor wagnérien et au-delà », in : Le Monde, 6 avril 2024, p. 22), tu as commencé par la trompette jusqu’à peaufiner ton instrument au CNSMDP…
Et alors ? Moi, je fais de la musique. Peu importe l’instrument : la trompette, le piano, l’orgue, en solo ou en accompagnement, je fais de la musique. L’instrument ne m’intéresse pas pour lui-même.
Cependant, tout commence par la trompette.
La trompette, c’est un instrument que j’ai choisi par défaut. D’autant que j’ai commencé la musique à quinze ans, donc relativement tard ! J’arrivais de ma Lorraine natale, pas très loin de Toul. À l’école de musique de la RATP où ma mère m’a amené, j’ai demandé à jouer de l’orgue. On m’a répondu qu’il n’y avait pas d’orgue, ici, je n’avais qu’à essayer la trompette. Faute de mieux, je me suis mis à la trompette avec Marcel Pette. Son père avait été l’élève d’Eugène Foveau, grande figure du cornet à pistons. Lui avait été formé par Raymond Sabarich et Roger Delmotte, qui a quand même été super soliste à l’opéra de Paris. Quand, trois ans après mes débuts, mon prof a compris que je voulais faire mon métier de la musique, il m’a emmené à Versailles chez Roger Delmotte. En parallèle, je suivais des cours de piano chez une ancienne élève d’Alfred Cortot, ce qui m’a donné de très bonnes bases ; et je travaillais l’orgue auprès de Jacques Marichal.
« J’étais plus fondu d’orgue que de trompette »
Tout en travaillant ta trompette ?
Absolument. Je n’ai pas attendu d’avoir fini le CNSM ou Lausanne pour jouer de l’orgue. D’ailleurs, il n’y avait pas de frontière nette entre les deux instruments. Grâce à Roger Delmotte, j’ai bien connu Pierre Cochereau et Pierre Moreau. Grâce à Jacques Marichal, j’ai bien connu Michel Chapuis aussi. Tous ces maîtres, je les fréquentais alors que je n’avais que dix-sept ans !
Qu’est-ce qui t’a jeté dans les bras de l’orgue ?
Quand, gamin, j’étais enfant de chœur, j’écoutais l’orgue tous les dimanches et ça m’a donné envie. Quand j’avais dix-huit, dix-neuf ans, et que je retournais dans le village où j’ai vécu avec mes grands-parents (ce sont eux qui m’ont élevé), j’allais chaque dimanche voir Mme Dumigny à la tribune. La pauvre souffrait d’arthrose, donc elle ne jouait pas de grands monuments du répertoire, mais peu importait : j’étais plus fondu d’orgue que de trompette !
Pourtant, ce choix par défaut t’a plu aussi…
Bien sûr, la trompette est un monde fascinant. En plus, j’avais tout à en découvrir ! Dans les années 1973-1980, le baroque n’était pas très développé. En revanche, j’écoutais Maurice André et Georges Jouvin. Je formais mon oreille. J’avais beaucoup de pain sur la planche…
Comment as-tu construit ton goût musical ?
Avec le temps. Quand j’étais au conservatoire de Versailles, avant d’être admis à Paris, je faisais la musique de scène à la trompette. Automatiquement, quand tu travailles avec un orchestre professionnel, tu apprends. Quand tu entends Gwyneth Jones ou Luciano Pavarotti, tu apprends. Même sans que tu ne t’en rendes compte, ton oreille se forme. Elle devient difficile…
… mais, pour toi, cette expertise ne sacralise pas les clivages instrumentaux.
Non, parce qu’il n’y a pas de clivage ! La musique, c’est un tout. Quel que soit l’instrument, tu gardes la même oreille. Quand je suis sorti du CNSMDP, j’ai commencé une carrière de soliste, mais je n’ai pas abandonné pour autant le piano ou l’orgue, même quand j’étais prof de trompette à l’École Normale de Musique.
Tu y as enseigné jusqu’en 2007.
Oui, et j’ai eu la chance d’y faire travailler des élèves de la trempe d’un Ibrahim Maalouf. C’étaient pas des perdreaux de l’année !
Alors, pourquoi changer de crèmerie ?
J’avais l’impression d’avoir fait le tour de la trompette, donc j’ai décidé de faire de l’orgue. C’est aussi simple que ça. J’ai commencé à travailler en profondeur Les Variations Goldberg ; j’ai enregistré Le Clavier bien tempéré avec le pianiste Dimitri Vassilakis et la claveciniste Christine Auger ; et le festival Bach de Toul est arrivé sur ces entrefaites.
« Trop souvent, les musiciens sont fiers de s’adresser à un tout petit nombre »
Autrement dit, tu ne comprends pas le procès en illégitimité que certains t’intentent aujourd’hui.
Ce que j’en comprends, c’est qu’il y a des gens qui sont aigris et qui ne m’aiment pas. Mais qui sont-ils, ces gens, par rapport aux musiciens avec qui je travaille, que j’apprécie et qui m’apprécient ? Par exemple, Éric Lebrun – c’est pas rien, comme organiste, Éric ! – est un ancien clarinettiste. Il comprend très bien mon cheminement. C’est un grand ami. Je m’entends très bien avec des organistes incroyables, au palmarès long comme le bras et à qui il ne vient pas à l’idée de me reprocher d’avoir joué de la trompette dans mes jeunes années ! Je n’ai aucun problème avec les grands musiciens. De sorte que si certains médiocres me cherchent des poux, m’envient, tentent de plaquer sur moi leur propre syndrome d’imposteur (parfois tout à fait justifié), franchement, qu’est-ce que je m’en fiche, pour rester poli !
Il est vrai que ton parcours atypique et tes réussites
- (perpétuation d’un important festival,
- aboutissement d’ambitieux projets d’enregistrement comme l’intégrale pour orgue d’Olivier Messiaen,
- achèvement de la restauration du grand orgue de Toul, etc.)
sont susceptibles de susciter un zeste de jalousie.
Peut-être, mais ce n’est pas qu’une question de personne ! Le milieu de l’orgue pousse à ces jugements à l’emporte-pièce. Il est trop petit. Trop vibrant d’entre-soi. Trop sclérosé. Dans la musique, les grands musiciens savent s’extraire de leur microcosme. Encore une fois, peu importe l’instrument dont tu joues, l’important reste de garder une ouverture d’esprit. Regarde la trompette : Guy Touvron [dont la fin de carrière a été perturbée par des scandales sexuels, NDLR] vient de décéder. Il reste qui ? Thierry Caens, Éric Aubier dans la génération d’après, et la jeune génération. Regarde Clément Saunier et Lucas Lipari-Mayer, à l’Ensemble intercontemporain, ce sont des pointures qui n’ont pas d’œillères. Ils ne sont pas repliés sur le petit monde de la trompette et ses querelles de chapelle. Alors, on me dit : « Ils n’ont pas le niveau de Maurice André ! » Et pour cause, ils ne veulent pas copier l’ancêtre, ils veulent être eux ! Surtout, ils connaissent une foultitude de choses à côté de leur spécialité, et ils sont prêts à découvrir ce qu’ils ignorent ou approfondir ce qu’ils ont effleuré. Avec eux, quand on travaille un choral de Bach, on peut mettre un focus sur un mordant parce que l’ornementation baroque, ce n’est pas leur pain quotidien. Donc je leur explique comment et pourquoi attaquer un trille par le haut ou par le bas, avec une terminaison supérieure ou inférieure, le genre de détails essentiels que j’enseignais à l’École Normale. Ensemble, on ne joue pas chacun de son instrument, on fait de la musique. Je n’en démordrai pas : peu importe l’instrument, c’est la musique qui compte.
Tu dis parfois qu’être musicien, ce n’est pas jouer d’un instrument.
Je confirme ! Il y a des gens qui ne jouent pas d’un instrument et sont très musiciens. Inversement, un instrumentiste n’est pas forcément musicien. À mon avis, c’est parce que l’on oublie cette évidence que la musique se trouve dans une impasse depuis tant d’années. Pourquoi l’accuse-t-on d’être dépassée, réactionnaire, bourgeoise ? Parce que, trop souvent, elle est fière de ne s’adresser qu’à un tout petit nombre. Résultat, le dénominateur commun entre l’ensemble des humains et elle se réduit comme peau de chagrin. Il est trop petit. J’essaye de lutter contre cette attrition, voilà tout.
Épisode deuxième
Penser l’orgue
Pascal, dans l’épisode liminaire de cet entretien, tu as tenté de dénouer un premier paradoxe : trompettiste par défaut, tu es devenu organiste par choix. Tu en as profité pour nous expliquer pourquoi, selon toi, l’instrument ne fait pas le musicien et réciproquement. Est-ce pas un second paradoxe de la part de quelqu’un qui a travaillé avec Selmer pour peaufiner la fabrication de la trompette, puis qui a conseillé la ville de Toul pour la restauration du grand orgue ? Finalement, l’instrument, ça compte, non ?
Bien sûr qu’il y a un lien entre l’instrument et la musique, mais ce lien existe entre tous les instruments et la musique ! Il est peu ou prou le même entre l’orgue et la musique qu’entre la trompette et la musique. Je te parle d’un état d’esprit, d’une exigence, d’une réflexion qui ne s’arrêtent ni quand on change d’instrument, ni quand on en pratique plusieurs en parallèle comme je l’ai fait.
De là à passer d’expert ès trompette à expert ès facture d’orgue, admets qu’il y a un pas et que vous n’êtes pas nombreux à l’avoir franchi…
Je te l’ai dit, mon but, c’était de faire de l’orgue voire de faire des orgues. Au point que j’ai suivi un CAP de menuiserie, dans ma jeunesse, avec un seul but : faire de la facture d’orgue. Donc j’ai appris à travailler le bois. Pas au niveau d’un facteur d’orgue, peut-être ; mais j’ai les bases. J’ai construit ma maison avec un studio d’enregistrement…
… on en parlera presque bientôt…
… eh bien, dans la maison, dans le studio, j’ai fait à peu près tout moi-même, sauf l’ossature bois. J’ai posé le parquet, j’ai isolé, etc. Pour ça, il faut quand même savoir manier les machines, les onglets, savoir faire une mortaise ou déligner une planche, etc. Les machines aident, c’est sûr, qui plus est en facture d’orgue. Regarde, Jacques Nonnet, un type extraordinaire qui était chez le facteur Giroud, il dispose de machines au millième. Du coup, quand ses collègues et lui posent une mortaise ou un chevron, c’est impeccable. Au dix-huitième siècle, ils devaient faire la même chose à la scie, ça leur prenait infiniment plus de temps et plus de personnel. L’évolution est impressionnante !
« J’aurais bien testé des chamades avec un cône de sax soprano »
Précisons que la menuiserie est souvent la base du parcours des facteurs.
Oui, la menuiserie et un certain esprit, aussi. Comme tu l’as dit, j’ai beaucoup travaillé avec Selmer. Je dois beaucoup à cette boîte. Elle m’a vraiment aidé à développer ma carrière.
J’ai lu que tu ne voulais pas être décrit comme leur essayeur mais comme un « collaborateur privilégié »…
Bon, tout dépend de ce que l’on entend par « essayeur ». J’ai effectivement essayé des innovations avec eux, mais j’étais partie prenante, je réfléchissais, je proposais, je discutais, je ne me contentais pas de venir souffler dans un tube ou une embouchure. La facture instrumentale m’a toujours passionné, peu importe l’instrument, encore une fois ! Avec Selmer, par exemple, on réfléchissait à la taille des ouvertures. C’est tout sauf un détail, si tu y réfléchis, parce qu’un corps sonore, que ce soit une trompette ou, dans un orgue, une flûte harmonique, son principe est le même. Ta pression de base, qu’elle s’exerce par un soufflet ou par le diaphragme, c’est pareil ; qu’elle fasse vibrer une anche ou des lèvres, c’est pareil !
Entre trompette et orgue, à t’en croire, tout ne serait que continuité.
Il y a des spécificités, évidemment. Cependant, il y a beaucoup de points de connexion. Par exemple, j’avais suggéré à Yves Koenig de tester des chamades en partant du cône d’un saxophone soprano. Ne rigole pas, c’est tout sauf bête. Selmer aurait pu s’y coller, mais ça ne s’est pas concrétisé. On aurait pu partir du huit pieds, prendre les cinquante-six ou soixante notes et imaginer un truc intéressant parce que le laiton utilisé chez les sax, surtout avec un vernis mat, brossé, argenté ou aurifié, est beaucoup plus épais. Ça aurait mérité d’être exploré. Dommage !
Sera-ce un signe de ce « manque d’ouverture » que tu dénonces ?
Possible.
« Michel Chapuis guidait les facteurs avec qui il travaillait »
Dans ta démarche, la facture d’orgue te permet d’emboucher, d’une part, ton savoir-faire et de menuisier et d’essayeur au sens que tu as spécifié, avec, d’autre part, l’aboutissement d’une réflexion sur la musique, le souffle et l’ouverture.
Disons que les choses se sont bien boutiquées, d’autant que, là-dessus, est arrivée l’aventure du grand orgue de Toul. J’avais déjà bricolé de belles choses ailleurs. Par exemple, j’avais rapatrié un orgue hollandais à la collégiale de Saint-Gengoult. Je l’avais récupéré en pièces détachées. Je l’ai remonté entièrement de A à Z. Je ne me hausse pas du col mais, pour mener à bien ce genre de mission, faut quand même avoir quelques notions. Cela étant, y a des domaines auxquels je ne touche pas.
Comme ?
L’harmonie.
Pourquoi cette limite ?
Parce que je pourrais essayer de m’y coller, mais je sais que ce ne serait pas bien fait. C’est comme la soudure : sans moi ! Il faut avoir la main. Il y avait un tuyautier chez Mühleisen que Julien Marchal a repris chez Koeing, il est extraordinaire. Il a vraiment une main magique. Il va d’un bout à l’autre, il met son blanc d’Espagne, il assure à chaque fois, c’est formidable. Donc, ça, je ne le ferai pas. Quand tu fais, il faut aussi savoir où t’arrêter. Michel Chapuis, qui était un ami, avait aussi cette lucidité.
Parfois, certains ne l’ont pas.
Non, même de grands bonshommes, même dans de grands endroits. Tiens, par exemple, il y a quarante ans, j’ai vu François Chapelet sortir des trompettes de l’écho pour les mettre en chamade avec des tuyaux. C’était saugrenu, mais ça ne se ferait plus, aujourd’hui !
La page Wikipedia de Michel Chapuis précise qu’il connaissait « la facture d’orgue pour l’avoir pratiquée lui-même, ce qui a simplifié ou compliqué ses rapports avec les facteurs d’orgue »…
Pfff, Wikipedia, qui lit encore ça ? La vérité, c’est que Michel connaissait plein de choses. Ça guidait les facteurs avec qui il travaillait, et ça les guidait en direction du bon sens. Aujourd’hui, les organistes qui mettent les mains dans le cambouis ne sont pas si fréquents. Par exemple, à Toul, à cause des peaux de cuir qui sont usées, on a parfois des pannes sur l’équerre qui remonte vers l’abrégé de pédale : j’y vais, je regarde, je répare, ça évite de faire venir un facteur pour un truc réparable sans lui.
« Je ne veux pas d’une société du clivage donc de la limitation »
Dans le premier épisode, tu évoquais aussi Pierre Cochereau qui, sans offense, avait sa réputation de bricoleur du dimanche…
Pierre bricolait comme un fou. Il bricolait même l’électricité. Quand je suis allé chercher son piano que je vais mettre dans mon studio d’enregistrement, Marie-Pierre m’a montré des fils qui couraient… Oh la la ! Il devait s’offrir de jolis feux d’artifice, avec ça, c’est sûr ! Mais c’était un gamin. Et alors ? C’est pas une performance, quand tu as son talent et son vécu, d’avoir su rester un gamin ?
Soit, mais contestes-tu que, même entre vedettes de l’orgue, les polémiques sur la facture soient légion ?
Bien sûr, s’apprécier, se respecter, ça n’empêche pas les bisbilles. Ainsi, Michel [Chapuis] avait expliqué à Pierre [Cochereau] que le départ de la pédale du Cavaillé de Notre-Dame, pourtant sur moteur pneumatique, était aussi immédiat que l’électricité… sauf que, sans l’électricité, tu n’as pas les combinateurs ou le crescendo pour des orgues de cette dimension. Les deux n’étaient pas d’accord ! De façon plus générale, ce que signifie cette anecdote, à mon sens, c’est que, en facture d’orgue comme dans la vie, les points de vue se discutent. Ils ne s’annihilent pas. Pourquoi opposer ce qui, souvent, peut se concilier et faire avancer ?
Je ne t’apprendrai rien en pointant le fait que la facture d’orgue ne vise pas toujours le progrès.
Mon Dieu, non ! Il y a tant d’orgues que l’on renvoie deux siècles en arrière, ces temps-ci, sous couvert du respect délétère d’une pseudo historicité ! À l’inverse, je pense à Pierre Pincemaille, avec qui j’ai donné beaucoup de concerts. Pierre était pour la synthèse. Il demandait : « Pourquoi, pour écouter du Couperin, il faudrait aller dans telle église, et pour écouter du Vierne dans telle autre ? »
Parce que, sur la plupart des orgues, on ne peut pas tout jouer, peut-être, et que certains font mieux sonner certains répertoires que d’autres ?
Je n’en suis pas toujours sûr. Surtout, je ne suis pas sûr que ce soit l’avenir de la facture. On vit de plus en plus dans une société de la spécialisation, donc du clivage, donc de la limitation. Il faut se méfier de ce réflexe sclérosant. Regarde à la trompette, à la clarinette, on peut tout jouer avec un seul type d’instrument !
Tu sais bien qu’il y a des instruments anciens : il y a des orchestres spécialisés dans le baroque, dans la musique romantique, avec des musiciens munis d’“instruments d’époque »…
Certes, mais on peut aller loin, comme ça, avec l’hyperspécialisation et les scléroses que cela entraîne ! Moi, je ne suis pas sûr que ce soit souhaitable, donc je lutte en musique et en facture pour proposer d’autres solutions.
Épisode troisième
Faire bouger l’orgue
L’orgue de Toul, cette Grosse Bête dont tu as chapeauté la restauration-reconstruction, illustre ta volonté de penser l’instrument comme un outil synthétique et non pas, comme ce peut être le cas çà et là dans telle ou telle église, dans telle époque voire telle région géographique.
Toul n’était pas fait pour avoir un orgue spécialisé. Le Schwenkedel était un orgue néobaroque. C’était le premier orgue de cathédrale construit après-guerre. Je le précise parce que l’époque est trrrès importante pour comprendre ce qu’était cet instrument mécanique de quatre claviers.
Il ne reste plus grand-chose de l’original…
Tu rigoles ? Nous avons gardé l’essentiel, le plus beau, le meilleur, tout simplement, et nous l’avons mis en valeur. Écoute, on vient de finir l’électrification de tous les claviers. Je peux te dire que, avant, quand tu jouais les quatre claviers accouplés sans l’électrification, fallait se mettre debout ! Tous les organistes qui sont passés depuis quinze ans disent pareil. En quoi cette modification invisible transforme-t-elle l’orgue ? Je vais te le dire : elle conserve l’identité de l’instrument et change la vie de l’organiste !
« À toutes les époques de la musique donc de la facture d’orgue,
on commet des erreurs »
L’orgue de Toul a donc gagné en répertoire ce qu’il a perdu en spécificité…
D’où sors-tu cela ? On n’a rien perdu, enfin ! Simplement, aujourd’hui, on peut tout jouer, tout, de Buxtehude à Messiaen. Tu parles d’un crime musical ! Et ces modifications ont toutes été pensée par rapport à l’existant, pas par rapport à nos petites convictions ou notre envie de nous faire plaisir ! Par exemple, avec Yves Koenig on a repris les noyaux d’anche : trop petits. De même, on a repris les mixtures, issues de l’époque Litaize donc très acides. Elles étaient trop petites ! Un autre exemple ? Au positif de dos (oui, je connais l’orgue par cœur…), une fourniture commençait comme Dom Bedos, c’était super… sauf que, à la deuxième octave, la cymbale sautait ; et, ça, c’était pas possible ! Donc on a recomposé la cymbale. Ce n’est plus comme avant, mais on fait mieux sonner ce qui était là avant. Imagine ce que ça donne : comme, au grand orgue, on a un Dom Bedos de cinq à sept rangs, avec la bonne cymbale, les quatre pleins jeux dégagent un sentiment de plénitude peu commun. Franchement, si ça, ça revient à dénaturer l’orgue aux oreilles des puristes, je souhaite à beaucoup d’instruments d’être dénaturés de la sorte.
Estimes-tu avoir déjoué toutes les chausse-trappes qui guettent des restaurations de cette envergure ?
Bien entendu, à toutes les époques de la musique donc de la facture, on commet des erreurs. Même si le résultat me paraît peu contestable, nous en avons donc peut-être commis.
Pourquoi ?
S’occuper de facture amène à aller dans un sens ou dans un autre. Or, personne n’a totalement raison et peut-être que personne n’a totalement tort. À Toul, l’ouverture de la voix céleste est formidable, parce que c’est une céleste assez douce, un peu comme une unda maris. Avec ça, on peut enregistrer l’intégrale de Messiaen, on l’a prouvé, mais pas que ! David Cassan va bientôt jouer la Troisième symphonie de Louis Vierne sur cet instrument, ça va être incroyable… d’autant qu’on va jouer le troisième mouvement, l’adagio, à deux orgues, en partant de la version pour orgue et orchestre que j’ai enregistrée avec orchestre d’harmonie. Je jouerai le départ en bas, ça va être dingue.
« Qui joue Elsa Barraine aujourd’hui ? »
Moralité ?
La restauration de l’orgue de Toul prouve une fois de plus que la facture d’orgue ne doit pas être une théorie ou une pratique bloquée. Par exemple, je sais où se trouve l’orgue de la salle Pleyel. L’instrument est incroyable ! La pression est monumentale car l’orgue était placé au-dessus de l’orchestre. Les sommiers étaient en okoumé, donc ils peuvent tenir deux siècles. Ce sont des sommiers à membrane…
Précisons deux choses. Un, dans l’orgue, un moteur produit de l’air, on le stocke dans un réservoir (c’est la différence avec un harmonium où l’air non utilisé est perdu), puis les sommiers gèrent l’envoi de l’air dans les tuyaux afin d’émettre le son demandé par le musicien… quand tout se passe bien. Deux, il existe trois types de sommiers : à registres (le plus fréquent, c’est une soupape qui libère l’air ou le maintient fermée), à ressorts (plus compliqué, une seconde soupape, actionnée par un ressort, contrôle le mécanisme) et à membranes.
Quand le sommier est à membranes, on n’a pas une laye avec une soupape mais on a un moteur électrique sous chaque tuyau. L’orgue de la salle Pleyel était composé avec les octaves graves et les octaves aigus réelles. Ça signifie que, au lieu d’avoir soixante-dix jeux, on en a trois fois plus. C’était fait exprès parce que l’instrument était mal placé, avec une clairevoie…
… donc derrière une barrière ajourée…
… de sorte qu’on ne l’entendait pas bien. Ces stratégies inventives ont été inventées pour lui donner sa personnalité et sa sonorité malgré tout, sous l’égide de Marcel Dupré. C’était une évolution formidable pour les salles de concert. En sus, cet instrument est le dernier Cavaillé-Coll. Son jument était l’orgue de Verdun. La console était identique – sauf que là, c’était Rambervilliers qui a complété. Bernard Dargassies, alors chez Danion, a démonté l’instrument de Pleyel, donc il le connaît à fond. Depuis quelque temps, je cherche un endroit où le réinstaller, mais il faut des sous – tu penses, soixante-dix jeux, une console mobile, c’est beau mais c’est cher !
On en revient au paradoxe apparent signalé au début : en fait, quand on parle d’instrument, on parle bien de projet musical car, malgré qu’on en ait, on ne peut pas tout jouer sur tous les orgues.
En effet, parler de l’orgue en tant qu’instrument, c’est parler de projet et, j’insiste, d’ouverture. À l’époque de Maurice Duruflé, les programmes des récitals, c’était pas que du Bach ou que du Clérambault !
Que du Clérambault, pour un récital d’orgue, c’est rare…
On le fait de temps en temps, mais pas toute l’année, merci ! Alors, si on veut donner un concert ouvert sur le public, donc avec un peu de musique ancienne, préromantique, romantique et moderne, il faut l’instrument qui va avec. Sinon, on se retrouve avec des compositeurs qu’on ne joue plus. Qui joue Elsa Barraine, aujourd’hui ? Qui joue du Jean-Jacques Grunenwald ? Tu entends souvent du Grunenwald ? Pourtant, il écrivait très, très bien. Il a composé aussi de la musique de film. Je l’ai connu à Saint-Sulpice. Je me souviens d’une fois où il discutait de son futur concert avec programmateur du festival de Masbourg. Il lui lance : « Je pense jouer du Clérambault… » Ç’avait du sens car Clérambault, comme Grunenwald, avait été organiste à Saint-Sulpice – sur le Cliquot, lui. Le type est un peu embêté parce qu’il sait que ce répertoire n’est pas la spécialité de l’artiste. Il balbutie : « Mais, maître, on a en a déjà joué l’an dernier, alors… » Et Grunenwald de se tourner vers son fils et, avec sa diction très vieille France : « Note : pas de Cléramabault à Masbourg ! »
« J’aime pas les esclaves »
Saint-Sulpice, voilà un orgue qui ne devrait pas être transformé de sitôt…
Non, on n’y touchera pas parce qu’il est dans son jus mais, même si peu l’admettront en public, rien n’empêcherait, en procédant avec beaucoup d’intelligence, de libérer les deux esclaves qui t’entourent quand tu donnes un concert, en installant un combinateur. Moi, j’aime pas les esclaves. Je préfère donner des récitals sans personne à côté de moi [pour tirer les jeux, NDLR], sauf éventuellement un assistant pour tourner les pages dans les longues pièces compliquées.
Le grand tabou de Saint-Sulpice, c’est le combinateur.
Je respecte infiniment cet orgue merveilleux mais, quitte à choquer, je ne vois pas pourquoi on n’oserait pas ouvrir publiquement la réflexion sur la création d’un tiroir sous les registres, à droite, que personne ne verrait. On y glisserait le combinateur. On ne toucherait surtout pas au magnifique système pneumatique ; sauf que, derrière les tirants de registre, où on a énormément de place, on mettrait un moteur derrière chaque tirant. Si bien que, à chaque changement de registration, ton assistant se contenterait d’appuyer sur le séquenceur. Ça n’abîmerait pas le moins du monde le patrimoine, et ça irait dans le sens de Louis Vierne qui disait : « Le véritable élément de vie, dans l’art, réside dans l’évolution. Ne renonçons à aucune conquête d’aucun temps, mais utilisons-la à l’exclusion de tout autres système préconçu. » Tu sais pourquoi il disait ça ?
Non.
Parce qu’il était allé aux États-Unis. Il faut toujours s’ouvrir l’esprit et ne pas être obnubilé par sa vérité. Je me souviens de Jacques Amade, un organiste extraordinaire que le mari de Marie-Claire Alain n’aimait pas pour des raisons qui le regardent. À un moment, le mari de Marie-Claire se tourne vers elle et s’offusque de l’interprétation – je le dis en termes mesurés. À quoi Marie-Claire répond cette phrase : « Mais laisse-le, si ça lui fait du bien ! » Magique, non ?
Épisode quatrième
Oser l’orgue électronique
Pascal, nous avons franchi plusieurs tabous dans le troisième épisode, notamment en posant que le respect de l’Histoire et de l’historicité des instruments ne devrait pas empêcher des évolutions raisonnables et raisonnées. Osons franchir un step dans l’ultraprovocation – à l’aune du petit monde de l’orgue, ça arrive vite – et évoquons l’orgue numérique, c’est-à-dire un instrument qui produit des sons non à l’aide de tuyaux mais grâce à des échantillons diffusés par haut-parleurs. C’est désormais officiel depuis quelques jours : en attendant la reconstruction de l’orgue de chœur, Notre-Dame va accueillir, ô scandale ! un orgue numérique, signe que ce type d’instrument gagne du terrain. Tu es toi-même à la tête de quelques spécimens, dont un impressionnant Hauptwerk Virtualis. Dès lors, tu connais les reproches qui te sont faits, parfois vertement, car, avec tes instruments déplaçables, tu joues là où il n’y pas d’orgue… et aussi là où il y a des orgues.
Bien sûr. Avec mes orgues Hauptwerk, je joue là où il n’y a pas d’orgue et là où il y a des orgues si on ne peut faire autrement. Par exemple, à la cathédrale de Toul, j’ai programmé un concert avec l’orchestre de la Garde républicaine. Le diapason de l’ensemble, c’est 442. Quand tu joues le concerto en ré mineur ou la suite de Respighi, tu vas t’y coller avec l’orgue, qui plus est à l’autre bout de l’église ? Est-ce que, si tu étais pianiste, tu jouerais un concerto de Mozart avec le piano à cent mètres de l’orchestre ? Ben non. Alors, quand on a la possibilité d’avoir des salles ou des églises avec un orgue de chœur à tuyaux déplaçable, c’est parfait ; mais quand ce n’est pas le cas, qu’est-ce qu’on fait ?
« Heureusement que la vie évolue ! »
On programme des œuvres adaptées au contexte architectural et musical ?
Autrement dit, on se limite. Je ne veux pas de ce genre de limites. Donc je lutte. Par exemple, quand je vais donner les concerti de Salieri et des transcriptions à la salle des fêtes de Vandœuvre-lès-Nancy, y a pas d’orgue. On pourrait dire : « Ah, dommage, on ne fait rien, au revoir ! » Ben non. Je viens avec mon Virtualis, et on va quand même faire deux concerts scolaires devant trois mille élèves avant un concert à entrée libre le soir ! Dans ces conditions-là, pas d’autre solution que l’orgue numérique. Pourquoi ne pas y recourir ?
Il y a aussi la solution Jean-Baptiste Monnot…
C’est une autre possibilité, mais il n’y a qu’un orgue. Comment tu fais si tu as une œuvre pour deux orgues ?
Je l’associe à la proposition complémentaire de Henri-Franck Beaupérin ?
Hum, oui, c’est encore une autre possibilité.
Pourquoi n’as-tu pas envisagé de développer ces solutions « à tuyaux » ? Soyons clairs, est-ce une question pécuniaire ?
Même pas. La vraie raison est pratique. Regarde, le 30 juin, avec la Garde républicaine, l’orchestre arrive à 10 h, on répète à 11 h, on mange à midi, on joue à 15 h. Moi, j’ai pas le temps d’accorder l’orgue. Faut arrêter de voir les soi-disant mauvais côtés, les « c’est pas comme ça qu’on faisait », les « ça va tuer les facteurs d’orgue »… Heureusement que la vie évolue, et évidemment que ça ne va tuer personne ! Sans compter que le Hauptwerk Virtualis…
Petite pause sous-titre, si tu veux bien : les orgues Hauptwerk, du nom d’un logiciel, désignent des instruments numériques qui intègrent une banque de sons (ou plusieurs) échantillonnée sur des instruments prestigieux, où chaque tuyau a été enregistré tour à tour, parfois sans avoir été accordé avant la prise de son, hélas, comme pour l’orgue de Saint-Étienne de Caen…
Pour mon Hauptwerk Virtualis, tout a été réharmonisé, et les orchestres sont ravis. J’ai fait le Requiem de Fauré avec l’orchestre de Metz, à l’Arsenal (où il n’y a pas d’orgue), en mars 2024, et j’étais complètement fondu dans l’orchestre, ce qui est vraiment le rôle de l’orgue dans cette version. Quand je joue avec un orchestre, il veut un diapason à 432 ? 442 ? Je me règle instantanément. Dois-je préciser que quand on est dans des salles comme la Philharmonie ou Radio-France, même Gaveau si l’orgue était en état de fonctionner, on prendrait l’orgue à tuyaux ?
« On a mis l’orgue dans le jardin »
Bien que tu sois passionné par les possibles qu’ouvre l’orgue numérique, tu restes aussi passionné par l’orgue à tuyaux.
L’opposition est ridicule ! Ridicule ! Je n’ai jamais été, je ne suis pas et je ne serai jamais contre l’orgue à tuyaux, enfin ! J’ai contribué à refaire celui de Toul, je suis en train d’en récupérer deux en Angleterre, et je viens d’en trouver un pour l’abbaye Saint-Georges à Saint-Martin-de-Boscherville (actuellement, il y en a un, mésotonique, au diapason 410, tu parles comme c’est pratique)… T’en connais beaucoup, des gens qui sont « pour » l’orgue à tuyaux, qui en font autant « pour » l’orgue à tuyaux que moi qui suis censé être « contre » ?
Certes, l’orgue électronique…
… numérique…
… permet de jouer de l’orgue là où pas d’orgue à tuyaux. Néanmoins, tu as conscience de l’objection, tout à fait fondée, malgré que tu en aies : défendre l’orgue numérique, infiniment moins coûteux en entretien risque, à terme, de condamner l’orgue à tuyaux puisque ça fait « presque pareil » pour beaucoup moins d’argent – et nombre de conseils économiques paroissiaux en ont hélas pris acte depuis lurette…
Je te le répète : opposer orgue à tuyaux et orgue numérique comme tu le fais est une absurdité qui ne repose sur rien. En réalité, l’orgue numérique est une option supplémentaire qui permet de prolonger l’orgue à tuyaux. Ceux qui pensent que le premier taille des croupières au second ont le droit de le penser, comme j’ai le droit de penser exactement le contraire.
Comment expliques-tu ta position ?
Mais enfin
- parce que l’orgue numérique ouvre de nouveaux espaces de concert à l’orgue,
- parce qu’il permet de donner des concerts d’orgue où l’orgue joue juste,
- parce qu’il le libère de son carcan religieux (arrêtons de nous cacher derrière notre auriculaire : beaucoup de gens ne veulent plus entrer dans des églises… sans compter que le confort des spectateurs, pendant les concerts, y est souvent atroce !),
- parce qu’il permet d’ouvrir la musique d’orgue à un public plus large, etc.
Tiens, à la collégiale Saint-Gengoult, à Toul, les deux orgues ne sont pas en état de jouer. L’orgue de tribune est hors service. La tribune elle-même pose des problèmes de sécurité. Le petit orgue, cette année, je voulais le refaire. Pour 22 000 €, on changeait les claviers, on mettait des claires-voies pour la soubasse, on coupait la quinte pour en faire un jeu soliste… et ça me permettait de jouer les sonates d’église que je vais donner fin juillet. Seul inconvénient : on n’a pas de sous pour le refaire hic et nunc. Alors on ne donne plus de concert ? Ben non, j’y vais avec mon Virtualis.
… et l’orgue à tuyaux reste à l’abandon.
Mais il est à l’abandon ! C’est pas parce qu’il y a un orgue numérique qu’il est à l’abandon : avec ou sans Virtualis, il est HS. Avec le Virtualis, la musique d’orgue continue de résonner à la collégiale. Et pas qu’à la collégiale… J’ai joué en plein air avec Brigitte Fossey, au nord-est de Nancy, dans un château de style moderne, type arts déco. On a mis l’orgue dans le jardin, avec les enceintes, c’était formidable. Est-ce que j’aurais dû renoncer à cette occasion de faire de la musique ? Bon sang, la musique doit être partagée avec le plus grand nombre ! Pas qu’avec le public rare et vieux (plus que vieillissant…) des récitals d’orgue à la papa, et pas que dans les conditions catastrophiques que l’on rencontre parfois sur certains instruments ! Sérieusement, tu vas de temps en temps écouter un concert d’orgue ? Tu n’as jamais envie de hurler : « C’EST FAUX ! » Aucun pianiste n’accepterait de jouer sur une casserole qui n’a pas été accordée, et il n’aurait aucune raison de le faire ! Pourquoi, à l’orgue, doit-on considérer qu’il est normal de jouer sur des instruments qui sont faux ? Sérieusement, pourquoi ? Ça fait au moins trente ans que je pose la question, j’attends toujours la réponse.
« Il y a des ayatollahs dans chaque chapelle musicale »
Bah, tu la connais, la réponse : l’accord de l’orgue est un rien plus fastidieux… et plus coûteux. Zuzana Ferjenčíková affichait un budget accord de l’orgue à quatre chiffres pour son premier enregistrement Liszt/Guillou à Saint-Eustache.
Et alors ? Quand on a enregistré l’intégrale pour orgue d’Olivier Messiaen, on accordait l’orgue toutes les nuits. Toutes les nuits ! Utiliser dignement l’orgue à tuyaux est à ce prix. Sinon, il y a l’orgue numérique. Il ne faut pas se voiler la face : pour le grand public mélomane, ce qui est déjà une minuscule partie du grand public, l’orgue, c’est le truc qu’on entend dans la Troisième symphonie de Saint-Saëns…
… pour laquelle les orgues électroniques Allen sont souvent de sortie.
Donc allons au bout du raisonnement. Faut-il poser, comme les puristes, que, « s’il n’y a pas d’orgue à tuyaux, il ne faut pas jouer cette œuvre » ? Cette posture est antidémocratique ! On priverait des gens du plaisir d’écouter une belle symphonie avec orgue parce qu’il manque des tuyaux dans une salle de concerts ? Bah, ça tient pas la route. C’est pas sérieux. D’ailleurs, beaucoup d’organistes qui ont cette posture, quand on leur propose de jouer la Saint-Saëns sur un orgue numérique, ils revoient leur position… Mais c’est à cause de clichés pareils que, dans le milieu de l’orchestre, l’orgue est considéré comme un rebut. Or, dans les années 1870-1950, l’orgue était un collègue de l’orchestre très prisé. Regarde les symphonies d’Alexandre Guilmant – un musicien formidable, ce type ! Au Trocadéro, l’orgue était très bien placé. On mettait l’orchestre devant. Ça sonnait du tonnerre de Dieu !
J’imagine à peine le contrat d’entretien…
Là, pour une fois, tu as raison : c’était monstrueux. À chaque fois qu’il y avait un concert, tout l’instrument était repris. À l’époque, les chefs, fallait pas les accuser de pinailler. Après, ç’a donné des excès. Je me souviens de Marek Janowski, quand il dirigeait le Philhar. Il y avait un orgue au 104, qui avait été repris sous l’égide de Gilles Cantagrel avec Bernard Dargassies. Janowski n’en voulait pas car il n’était pas à 442. Les violons, le hautbois étaient vent debout, eux aussi. Ça se comprend et, cependant, ça conduit parfois à des excès. Il y a des ayatollahs tapis ou affichés dans chaque petite chapelle musicale. Personne ne semble vouloir se parler. Chacun pense qu’exclure l’autre est judicieux, au nom d’on ne sait quelle pureté culturelle, d’on ne sait quel entre-soi délétère, d’on ne sait quelle posture qui conduit in fine le monde de la musique à s’atrophier. Libérons l’orgue des anathèmes ou des visions footballistiques où chacun devrait éternellement rester à tirer son petit corner. Ça ne peut jamais déboucher sur quelque chose de beau et de bon.
Ta fougue témoigne de ce que la question de l’orgue numérique dépasse la question de l’instrument : c’est, plus largement, une question liée à une vision de la culture en général et de la diffusion de la musique dite savante en particulier. C’est ce que tu essayes de démontrer aussi en tant que programmateur – et c’est donc ce que nous examinerons dans un tout prochain épisode.
Épisode cinquième
Programmer de l’orgue-et-pas-que
Jouer de l’orgue, programmer un festival : même combat, pour toi, celui qui consiste à construire un projet, à s’y tenir et à le développer en accord avec des convictions musicales fermement ancrées. D’ailleurs, le destin de l’orgue et du festival semblent en partie liés !
Le festival de Toul a été fondé il y a quinze ans. On partait de rien du tout. Vraiment. J’avais un concert à Saint-Maurice-sous-les-Côtes…
… un tout petit village du Grand Est…
J’étais avec Michel Giroud. Michel est un grand facteur d’orgue. À quinze ans, il était chez Schwenkedel…
… la manufacture qui a construit l’orgue de la cathédrale de Toul.
Il était même là pour l’inauguration de l’orgue de la cathédrale, dans sa version princeps.
Toi, non.
En effet, j’avais un empêchement : je venais de naître le jour même !
« On ne se méfie jamais assez de la sclérose »
« Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous… » À quoi ressemblait le Schwenkedel, pendant que tu vagissais ?
Oh, à l’époque, c’était un orgue néobaroque, le premier avec quatre claviers mécaniques d’après-guerre, le plus gros qui sortira des ateliers Schwenkedel. Pour comprendre l’instrument, il faut avoir conscience de deux caractéristiques. La première, c’est que, bien qu’il soit de dimension conséquente, il a été construit à l’économie. Par exemple, tous les panneaux arrière de l’orgue, gigantesques, étaient en aggloméré. De nombreux porte-vents, pareil avec du Vestaflex. Pourtant, c’était un orgue neuf ! Sauf que l’époque voulait ça. La guerre avait causé d’immenses dommages et les finances étaient à sec.
Le choix aurait pu se porter sur un instrument plus qualitatif quoique moins grand.
Il aurait pu, mais non. On a construit comme on a pu un instrument de 63 jeux (nous, on a porté ce total à 70), c’est la première caractéristique. La seconde, c’est que l’orgue a été conçu sous l’influence de Gaston Litaize pour jouer surtout de la musique ancienne et de la musique contemporaine. En effet, l’engin était impeccable pour jouer Litaize, avec ses quatre claviers de 56 notes et ses 32 notes au pédalier.
Pour ceux qui se demandent pourquoi ces précisions, stipulons que l’orgue est le cœur du festival.
Oui et non. Dès le début, j’ai prévenu : il ne faut pas que ce soit un « festival d’orgue ».
Parce que ça n’intéresse que des happy few, l’orgue ?
Pas du tout, je crois que l’orgue peut s’adresser à tous, mais faut faire un minimum d’efforts de part et d’autre ! Quelqu’un qui n’a jamais écouté d’orgue, qui n’aime pas spécialement les églises, tu ne l’obligeras pas à écouter le Livre d’orgue d’Olivier Messiaen et à payer pour ça !
Hum, à mon avis, quelqu’un qui connaît l’orgue encore moins ! Alors, pourquoi pas un festival d’orgue ?
Parce que c’est sclérosant, que de l’orgue, et parce que, des festivals d’orgue de très haute qualité, dans le coin, il n’en manque pas. Pareil pour Bach : festival Bach, oui, parce que la musique est magnifique et la matière immense, mais pas festival que de Bach.
« Quatre cornets pour quatre claviers : ça claque ! »
À Saint-André de l’Europe, le festival Komm, Bach! était un festival avec forcément de l’orgue et du Bach, mais pas forcément avec que de l’orgue et que du Bach…
L’intérêt, quand tu te laisses des ouvertures, c’est que tu peux programmer des tas de formations, des tas de compositeurs, des tas d’œuvres – et des tas beaucoup plus vastes que si tu t’enfermes dans des contraintes stupides et nocives. À Toul, j’ai programmé des orchestres d’harmonie, Rhoda Scott, Richard Galliano, des quatuors de saxophones, des cordes… Avoir toutes ces possibilités, ça n’est pas qu’un confort de programmateur : c’est la joie de s’adresser à un public plus large ce qui, à mon avis, est aussi mon rôle.
Il y a quinze ans, pour la première édition, l’orgue de la cathédrale était encore dans son jus.
Oui, les premières années, il a été utilisé tel quel. En 2012, il a été décidé de le restaurer. Sauf que la ville de Toul est petite : 16 000 habitants. Son patrimoine est démesuré par rapport à la population, donc aux ressources fiscales. Donc on l’a joué malin : j’ai accepté d’être technicien conseil à titre bénévole – à titre bénévole, j’insiste. Dans ce cadre, j’ai supervisé, suivi le travail et le flux sur quatre ans. Toute la boiserie a été façonnée par les services techniques municipaux.
Cependant, tout ne pouvait pas être homemade.
Yves Koenig, sur ce qui était son plus grand chantier, a tenu le rôle du facteur d’orgue. Avec lui, on a – entre autres – démonté toute la tuyauterie pour la réharmoniser. Le chantier était conséquent ! Je te passe les détails : en 2016, on est arrivé à une première étape célébrée avec le concert d’inauguration d’Olivier Latry. L’instrument était en parfait état, défuité grâce au changement des tirages de jeux (ils étaient électro-pneumatiques, ça bouffait énormément d’air, on les a passés en électrique), mais l’esprit initial de l’instrument n’a pas été changé.
Je savais que tu ne me passerais pas les détails longtemps, même pas eu besoin de te relancer…
Parce que c’était une sacrée aventure ! Tiens, par exemple, on a amélioré et optimisé les anches. Elles étaient trop petites ! Pour l’Ut1 du positif, la sortie était de six ou sept centimètres, c’était ridicule… même si c’était l’époque. Ils ont fait comme ils ont pu. Ce n’est pas critiquer que de le constater ; ce n’est pas trahir l’instrument que de lui offrir une restauration à la hauteur de son potentiel.
Donc, tu l’avoues, vous avez remanié l’instrument.
On a conservé l’esprit, préservé le meilleur et changé ce qui méritait de l’être. Par exemple, le cromorne, on lui a donné du coffre, de la voix. Maintenant, il sonne formidablement dans la musique ancienne. Les anches du récit, elles, étaient beaucoup plus grosses. Par conséquent, on les a descendues au grand orgue, et on a trouvé d’autres anches pour le récit. On avait trois jeux d’anches au pectoral, dont une horreur de chalumeau tout le temps faux, une ranquette et une voix humaine. Là, pour le coup, c’était, disons, daté, cette petite batterie d’anches. On ne pouvait pas la laisser en l’état. Donc la voix humaine, on l’a mise au récit, où elle devient idéale pour la musique romantique au côté de la voix céleste. Au pectoral, on a rajouté une quinte pour avoir un quatrième cornet. C’est quand même formidable, quatre cornets pour quatre claviers ! Pour la profondeur, on a mis deux 32 pieds neufs et pour l’éclat deux chamades neuves copiées sur ce que faisait Schwenkedel à l’époque, en un peu plus rondes. Résultat, ça chapeaute le tutti mais on peut les utiliser en solo, y compris dans une tierce en taille avec le cantus firmus à la pédale.
« Je suis un acteur politique de la vie locale »
En dépit de cette débauche d’énergie, le festival Bach de Toul n’est pas qu’un festival d’orgue.
Non, autour de l’orgue mais pas qu’avec de l’orgue. Depuis le début, il y a eu des concerts de piano, d’accordéon, d’ensembles… Pourquoi se serait-on mis en tête de créer un énième festival d’orgue ? Y en a déjà des palanquées !
Tu veux dire : trop.
Je ne suis pas là pour juger. C’est mon principe de vie. Je ne juge pas les gens, et j’aime pas que les gens me jugent. Quand je donne mon avis, je ne prétends pas être dans l’objectivité, plutôt dans le vécu. Par exemple, quand je vois que l’on se remet à faire des orgues à la française avec des diapasons improbables et un nombre de notes si limité qu’on ne peut même pas jouer du Bach, oui, je pense : à quoi bon ? Est-ce bien raisonnable de claquer l’argent du contribuable pour contenter des énergumènes dotés d’un ego surdimensionné ? Franchement, quand j’entends jaser sur mon ego… À d’autres !
Tu parlais d’un patrimoine toulois disproportionné… Le festival n’est-il pas un gros machin de plus ?
Pas vraiment un « gros machin », car le budget est très petit.
Néanmoins, l’argent est au centre de quelques polémiques !
Oh, moi, tu sais, les polémiques, je n’ai jamais trouvé ça très intéressant. Je veux bien te répondre parce que tu as l’air de trouver ça croustillant mais, soyons honnêtes, les ragots… Enfin, vas-y, je t’écoute.
Cette année, on a critiqué le fait que, désormais, tous les concerts sont payants sauf ceux donnés par les étudiants.
C’est une décision de la ville. Je dois la respecter. Si ça en fait rouspéter certains qui, de toute façon, ne sont jamais venus assister à un concert du festival, quelle importance ?
On a aussi remarqué que tu étais très présent dans la programmation, cette année.
Tu sous-entends que je me programme pour me faire un petit billet à chaque fois ?
Certains ont fait plus que le sous-entendre.
Ben raté, c’est pas le cas. J’insiste : ce genre de calomnie, j’en ai largement rien à faire. Je mets ces accusations et ces fantasmes sur le compte de la jalousie, de l’incompétence et de l’ignorance. Si je jouais moins, les imbéciles en concluraient que je ne suis pas capable de jouer. Alors que la vérité, elle est simple : si je joue dans de nombreux concerts où il n’y a pas que de l’orgue, c’est que je n’aurais pas le budget pour payer un organiste à chaque fois. De surcroît, je suis le directeur artistique du festival, et c’est quoi, le rôle d’un directeur artistique ? C’est d’animer la manifestation. C’est vrai, je suis partie prenante dans un certain nombre de concerts de la saison, mais j’interviens en tant qu’accompagnateur, pas comme soliste. Je suis un acteur de la vie politique locale ; je suis salarié de la ville ; et il est donc normal, sain et heureux que je m’implique aussi à ce niveau-là !
Épisode sixième
Inventer sa liberté musicale
Organiste, organier, organisateur, tu es aussi patron d’un label centré autour de l’orgue et tu as, il y a quelques mois, publié une intégrale collective de l’œuvre d’orgue d’Olivier Messiaen. Une question simple sur ce défi : pourquoi ?
Au départ, il y a une raison d’enregistrer ce monument à Toul : Messiaen a été captif à Toul puis à Nancy avant d’être transféré dans le stalag polonais. D’ailleurs, le professeur Jerzy Stankiewicz, qui a été élève de Messiaen, a soutenu le projet.
Restent l’audace d’une intégrale Messiaen à l’ère de la crise discographique, et la singularité d’une intégrale partagée – nous avons eu l’occasion de critiquer, ébaubi, le résultat. Tu n’as pas été tenté de te lancer seul dans l’aventure ?
Non. Pour deux raisons. D’une part, moi, j’aime partager. Regarde, dans l’intégrale, je joue juste lamonodie. D’autre part, je sais ce que je peux jouer et ce qui m’échappe.
« J’ai embarqué 40 jeunes virtuoses dans une aventure qu’ils ne vivront plus »
C’est rare de rencontrer un musicien qui reconnaisse que certaines musiques lui sont inaccessibles.
Pas tant que ça ! Par exemple, certains se spécialisent dans la musique ancienne et seraient incapables de jouer une symphonie de Widor, et inversement. De façon générale, mais plus encore pour un musicien, la lucidité n’est pas un défaut, au contraire.
En ce sens, quand tu joues la monodie – une pièce courte et très simple, ce qui n’est pas le cas du reste du catalogue messiaenique –, on a l’impression que tu fais coup double : tu mets ta griffe sur le coffret, et tu toises les mauvaises langues en montrant justement que tu n’as pas besoin de te montrer…
Non et oui ! Non, les « mauvaises langues », comme tu dis, je m’en fiche. En revanche, oui, je voulais symboliquement faire partie sonore de l’équipe, et la monodie était une belle occasion d’assouvir cette envie.
Parlons de cette fine équipe que tu as rassemblée, y compris du grand absent, Olivier Latry, auteur d’une intégrale solo considérée comme la référence pour l’œuvre d’orgue d’Olivier Messiaen.
Olivier L. aurait tout à fait pu être de l’aventure Olivier M., c’était juste une question de plannings que nous n’avons pas réussi à faire coïncider. Cependant, on a rassemblé quelques-uns des plus grands noms de l’orgue français : Éric Lebrun, Jean-Paul Imbert, Denis Comtet, Michaël Matthes, David Cassan – je ne vais pas tous les citer, même si j’admire et j’apprécie chacun d’entre eux. Grâce à eux, à leur compétence, à leur talent et, il faut le dire, à leur enthousiasme, l’intégrale bénéficie à la fois de noms prestigieux et de musiciens formidables !
Précisons que, paradoxalement, la singularité du coffret est double : d’une part, il est collectif ; d’autre part, après un volume réservé aux maîtres confirmés, les sept disques suivants sont enregistrés par les étudiants des grandes classes d’orgue européennes.
J’y tenais énormément. Partager ce moment avec de jeunes musiciens de haut niveau, c’était peut-être même le plus important. D’ailleurs, sur la quarantaine de jeunes organistes qui ont intégré l’équipe, aucun n’a rien trouvé à redire, euphémisme ! Ils avaient conscience d’embarquer dans une aventure qu’ils n’auraient plus jamais l’occasion de vivre.
D’autant que les intégrales d’orgue d’Olivier Messiaen, ce n’est probablement pas le genre de projet discographique qui va fleurir à l’avenir…
Bien sûr. C’était donc encore plus important de partager ça avec eux.
« En musique, l’important, c’est de faire, pas de parler »
« Ça », c’est aussi la possibilité de jouer un orgue entièrement restauré.
Mieux encore, car, pendant le Covid, nos tutelles auraient pu annuler nos budgets. En les maintenant, elles nous ont permis de réaliser l’électrification des jeux. Enlever les tirages de jeux électropneumatiques, ça paraît peut-être technique voire ésotérique pour un non-organiste, mais précisons que cela permet d’avoir un orgue beaucoup plus souple.
En clair, on appuie moins fort et plus régulièrement pour obtenir la note souhaitée – à la longue, c’est précieux.
Oui, à la longue et à la courte aussi ! Il est évident que cette modification a grandement facilité le travail des interprètes.
Parce qu’il faut le préciser : certes, enregistrer un projet aussi monumental qu’une intégrale Messiaen permet de « partager avec de jeunes étudiants », mais c’est aussi un manifeste et une façon de valoriser le travail qui a été effectué sous ta houlette.
Heureusement ! Tous les enregistrements qui sont faits autour du festival ont pour vocation de prolonger la manifestation et les travaux effectués autour de l’orgue. On peut faire mieux, on peut faire pire ; moi, j’ai fait, et j’ai fait ça.
Des critiques en ont profité pour égratigner tes choix.
C’est inévitable, mais tu sais qui sont ces gens qui critiquent ? Ceux qui n’étaient pas de l’aventure. Ceux qui n’ont pas été invités. Ceux qui ont promis l’échec du projet, qui s’en mordent les doigts aujourd’hui et qui n’ont pas fini de s’en mordre les doigts. Parce que, quand j’ai écrit aux directeurs et aux professeurs des Conservatoires supérieurs de Paris et de Lyon, des grands établissements de Nancy, Bruxelles, de la Schola Cantorum, eux ont tous été partants et reconnaissants du travail que nous avons accompli. Tous se sont investis. Par exemple, tu parlais d’Olivier Latry. Pour la registration du Livre d’orgue et de L’Ascension, il est venu une journée sur place pour tester la registration au casque. Il a été enthousiaste. Dès lors, les ragots, quel intérêt ?
Un contrepoint contre la monodie ?
Bah, tu parles d’un contrepoint… En France et dans le domaine musical, on peut polémiquer sur tout, et on peut surtout polémiquer ! Ce sport est sans limite. En revanche, quand il s’agit de mouiller la chemise et de mettre les mains dans le cambouis, y a moins de volontaires. Bizarre, non ? Moi, je maintiens que, ce qui compte, c’est ce qu’on a fait ou ce qu’on n’a pas fait. Le reste n’a aucune importance.
« Avoir des certitudes, c’est foncer dans l’impasse des conflits »
D’où l’ire éprouvée par certains à l’idée que tu fasses beaucoup pour l’essor de l’orgue numérique, quitte à tailler des croupières aux « vrais instruments »…
Tu veux remettre le couvert ? Très bien. Tu me connais, quand on me chauffe, on me trouve. Alors, pour la énième fois, moi, quand j’arrive avec mon orgue numérique, j’ai un instrument qui joue juste dans un lieu où il n’y a pas d’orgue ou pas d’orgue adapté à la musique qui va être jouée. En revanche, quand je suis programmé pour des concerts en Alsace où je peux jouer un orgue Kern en parfait état, je n’apporte pas mon orgue numérique. Tu sais ce qui me gêne le plus, dans ce genre de controverse ? C’est que l’opposition est artificielle. La logique binaire numérique versus tuyaux ne fonctionne pas toujours. Par exemple, le 30 juin, à la tribune de Toul, je vais jouer un grand choral de Leipzig avec la pédale sur le grand orgue, forcément ; ensuite, l’orchestre de la Garde républicaine va jouer l’ouverture de la Première suite ; après, je vais descendre pour jouer avec eux le magnifique concerto en ré mineur.
Sur ton orgue numérique.
Oui.
Pourquoi ?
Impossible de jouer aussi loin de l’orchestre à la vitesse où ça va !
Certains te diraient : « Mets un écran pour ton retour vidéo ! »
Mais tu rigoles ? Tu mets un écran pour être avec l’orchestre, super, j’y avais pas pensé, merci du conseil ! Et, pendant ce temps, les sept secondes de réverbération, t’en fais quoi ? et le diapason, comment tu te dépatouilles avec ça ? Ça n’tient pas la route ! Ce genre de vision ressortit d’une vision trop étriquée. Il y a une grande vérité que le monde de la musique oublie trop souvent : il faut sortir de son espace de confort, de son microcosme douillet. Dans certains courants philosophiques, on oblige les jeunes à aller voir ailleurs. Ben, en musique, ce devrait être pareil.
Comment ça ?
Pierre Ambach, qui a eu un prix au CNSM en 1956 avec le très redoutable concerto de Henri Tomasi, qui a enregistré plus tard ledit concerto, qui était régisseur de la musique de scène de l’opéra et qui m’a enseigné la musique de chambre, Pierre Ambach, donc, me disait : « Va remplacer ailleurs. Pas toujours dans le même orchestre. Tu écouteras d’autres façons de jouer. Si tu restes dans un seul orchestre, tu vas te forger des certitudes fossiliser et, plus tard, foncer droit dans l’impasse des conflits. » Il avait raison. Regarde ce qui se passe autour de nous ! Au nom de certaines idéologies, des décideurs nous conduisent dans les impasses des conflits.
Pas qu’en musique…
Non, la musique n’est pas plus fautive. Elle est partie prenante de la société. Elle risque donc, hélas, d’être contaminée par certains travers qui caractérisent telle ou telle manière d’exercer le pouvoir.
« Un artiste, c’est d’abord quelqu’un d’autonome »
Soit, mais quelque chose me chafouine, Pascal.
Quoi ?
Ceux qui te connaissent te voient comme un homme décidé, volontaire, sûr de son fait. Or, dans cet entretien, tu sembles te transformer en chantre de l’extériorité et de la différence. Cette volonté d’aller voir ailleurs te vient-elle de ton parcours, ou ton parcours a-t-il forgé cette volonté puisque,
- trompettiste, tu es devenu organiste ;
- expert en facture d’orgue, tu te passionnes pour les instruments numériques ;
- musicien, tu revendiques une culture plus large, évoquant parfois un film issu de ton immense dévédéthèque rassemblant l’essentiel du cinéma en noir et blanc ?
Je ne viens pas de la musique. Mon grand-père était boulanger. Je suis né dans une boulangerie. Certes, mon grand-père, m’a-t-on raconté (il est décédé quand j’avais six mois), jouait très bien de l’accordéon. Est-ce de lui que je tiens ma fibre musicale ? Pourquoi pas ? Mais je me suis construit, en tant que musicien, avec autre chose que la fibre musicale. Parfois, je suis consterné en voyant la pauvreté de la culture de certains qui aspirent à devenir de grands musiciens. Foin de circonvolutions : on ne peut pas être un grand musicien si on ne connaît rien d’autre que sa musique.
Ta pratique de milieux différents de la musique, qui est un choix et non un faute-de-mieux, doit te faciliter la vie quand tu prends ta casquette diplomatique d’organisateur de festival, de concerts ou de restauration…
Tu veux parler des décideurs pécuniaires ? Parlons-en sans tortiller ! Je connais bien les élus du grand Est, et pas uniquement du grand Est ; et je vois que, quand ils rencontrent un musicien classique, y a un problème. En gros, ils pensent que le type vient chougner parce que la lumière ou la température ou la taille de leur nom sur l’affiche ne leur convient pas. Mauvaise nouvelle pour ces adeptes de l’art de maugréer : les élus ne supportent plus cette attitude. Enfin !
Quelles solutions proposes-tu pour réconcilier musique et politique ?
Il faut que les musiciens se responsabilisent, qu’ils fassent sentir à leurs interlocuteurs que, certes, ils ont besoin d’argent public mais qu’ils sont aussi capables d’agir, eux aussi. Que, certes, ils veulent faire de la musique mais qu’ils veulent aussi la partager avec les autres, donc qu’ils ne joueront pas qu’en tournant autour de leur nombril.
Ce n’est pas le cas le plus répandu, sembles-tu sous-entendre…
En France, non, et je ne le sous-entends pas, je le dis ! Je suis frappé par la difficulté qu’ont certains collègues à se prendre en main. Regarde les musiciens de l’orchestre de Pologne. Quand ils s’installent, ils ont leur instrument, leur pupitre, leurs lampes. Ils ne demandent rien à personne. Chez nous, certains mecs ont l’impression de déchoir s’ils font preuve d’une once d’autonomie.
Tu n’es pas de cet avis.
Je suis même de l’avis contraire ! Je crois qu’un artiste, c’est d’abord quelqu’un qui est autonome. Quelqu’un qui n’est pas autonome n’est pas artiste, il est dépendant, ce qui signifie qu’il n’est plus libre. Il n’est plus libre de ses pensées, de ses choix, de ses actions. Il-n’est-plus-libre. La dépendance aux autres, qui devrait être honnie, est parfois érigée comme le signe de la réussite artistique. « On s’occupe de moi, c’est formidable car je peux me concentrer sur ma musique… » C’est formidable ? Tu oublies que ce n’est plus ta musique, mon gars. Comment un musicien qui renonce à sa liberté peut-il encore se dire musicien ? Je ne dis pas que je suis tout le temps libre, ça s’saurait ; néanmoins, je dis que renoncer à sa liberté sous le prétexte aberrant « se consacrer à son art » est une contradiction absolue. L’art doit lutter pour sa liberté. C’est exigeant, fatigant, parfois rageant, chronophage, frustrant, tout ce que tu veux, mais ce devrait être la base de la pratique musicale.
Et c’est loin de l’être ?
En France ? Très, très loin.
Épisode septième
Construire pour la musique
Nous avons terminé le précédent épisode sur ton éloge radical de la liberté en musique. Pour gagner encore en liberté, tu as choisi de construire un studio à ta main – un studio colossal…
… qui n’est pas encore totalement achevé mais qui est entré dans la phase de finition.
Qu’est-ce qui t’a poussé à concrétiser cette envie et, sans doute, cet énorme investissement ?
Je voulais un outil pour mes vieux jours, même si je ne vais avoir que soixante et un ans cette année. Avec une particularité : si l’humanité se divise en lièvres et en tortues, je suis une tortue. Y compris quand je travaille. Par exemple, quand je repasse des chorals de Bach, comme en ce moment, je les joue à soixante à la double croche d’un bout à l’autre.
Tu n’es pas rendu…
Non, ça ne va pas vite, mais j’ai toujours travaillé ainsi.
« J’ai une passion pour le son »
Un grand choral doit te prendre une demi-heure à rrrrredéchiffrer.
Oui, peu ou prou, mais la lenteur deux avantages :
- ça développe la concentration et
- ça rend humble.
Regarde les doigtés ! J’applique ceux qui sont indiqués par la version de Marcel Dupré pour [les éditions] Bornemann. Beaucoup la critiquent sous prétexte que, si on applique les indications à la lettre (enfin, au chiffre, en l’occurrence), on joue legato. Et alors ? C’est aussi ce que les imbéciles reprochaient à Herbert von Karajan, quand il dirigeait l’orchestre philharmonique de Berlin : il insistait sur le legato. Pourquoi ? Parce que le legato rapproche l’instrument du chant. Le legato, ça chante ; pas le staccato. La version Dupré t’offre un parfait legato et une sécurité idéale. Quand tu joues exactement ce qui est écrit, tu ne te poses plus de question technique, ce qui te permet de rentrer dans la musique. La difficulté pragmatique s’est dissoute, quelle qu’elle soit.
Tu as dû expérimenter cette conviction dans tes années trompette !
C’est le même processus, en effet. J’ai très bien connu Maurice André, même si je n’ai jamais été son élève, et je sais que, quand il jouait Haydn, tous les matins, il jouait la partition à soixante à la noire. Chaque émission, chaque valeur, chaque intensité, chaque note, tout était travaillé. Le résultat se voyait lors des répétitions avec orchestre. Si le chef demandait de reprendre, c’était pour ses ouailles, pas pour Maurice.
Tu décris une méthode de travail que d’autres jugent un rien poussiéreuse.
C’est qui, ces « autres » ? Qu’est-ce qu’ils ont apporté comme méthode de travail ? Oui, c’est une vieille méthode. C’est l’école Dupré, c’est la pédagogie de Lemmens, c’est la lignée des grands pianistes comme Yves Nat – bref, c’est une méthode qui, me semble-t-il, a fait ses preuves, non ?
Tu as conscience que tu t’es énormément éloigné de ma question : on partait du projet du studio, et on en est à évaluer la pertinence des doigtés indiqués par Marcel Dupré…
D’accord, j’ai fait un petit détour, mais ça participe de la même logique ! Pour le studio, comme pour la musique, c’est une histoire de passion pour le son. J’ai toujours aimé faire de la prise de son. J’ai appris avec les gens de l’ORTF, partisans d’un son global. Par exemple, l’autre jour, pour Radio classique, on a enregistré le Requiem de Gabriel Fauré avec l’orchestre de Metz. Ils mettent un micro par musicien. Pour l’orgue, un micro par enceinte. C’est leur esthétique. Elle n’est pas sans danger. Moi, par exemple, je n’entendais pas ce que je jouais.
« L’indépendance devrait être la base de la musique »
Les preneurs de son n’y étaient pas pour grand-chose, si ?
Mais si ! Au début, on avait mis les enceintes derrière le chœur, comme s’il s’était agi de l’orgue de chœur de la Madeleine. Le chef a refusé. Il jugeait que ça faisait « trop de bruit ». Donc on a mis les enceintes trois mètres derrière moi. Génial ! Ainsi, je n’entendais plus ni le chœur, ni l’orchestre, ni ce que je jouais. La totale !
… mais les ingé son n’y étaient pour rien.
Au contraire ! Juste avant le début de l’enregistrement, je suis allé voir le mec dans sa cabine, et je lui ai dit : « Vous serez mes oreilles, moi, je n’entends rien. » Théoriquement, c’est pas dur, le Fauré, pour l’organiste ; sauf que, dans des conditions pareilles, ça se complique drôlement ! Après une prise, je retourne à la régie et je demande si tout va bien. On me dit : « Nickel ! » J’ai compris qu’on n’allait pas être copain. Même moi, je savais qu’il n’y avait pas les notes…
Au moins, dans ton studio, c’est toi qui gèreras ça (t’as vu comme j’essaye de recoller au sujet avec une discrétion très discrète ?).
Là encore, l’anecdote du Fauré est liée au studio car elle aborde la question phare que nous avons évoquée lors du précédent épisode : l’autonomie, l’indépendance comme bases de la musique. Pour le studio, même topo. Je ne veux pas seulement avoir mon studio, je veux le faire et l’inventer. Comme j’aime travailler de mes mains, j’ai construit deux maisons : une pour le studio, une pour les invités. Ces maisons sont à ossature bois. L’entreprise que j’ai engagée monte la maison avec le toit ; à toi de faire le reste – l’isolation, le pare-vapeur, l’eau, l’électricité, les parquets, les huisseries, tout. Crois-moi, y a du boulot !
D’autant que, j’ai vu les photos que tu as partagées sur les réseaux sociaux, le studio n’est pas une cabinette de plage…
La pièce principale mesure cent trente mètres carrés, quatre mètres sous plafond. Tout en bois…
… avec un orgue à tuyaux sans tuyaux.
Oui, c’est un [orgue électronique] Allen que j’ai récupéré avec une façade à tuyaux, un modèle des années 1960 de type classique, avec positif, grand orgue et récit. Certes, il a le côté américain propre à la marque, mais il a vraiment de très beaux jeux. Quant aux équipements techniques du studio, ils sont de premier ordre. La cabine aussi. Il y a une trentaine de micros différents à disposition !
« Le manque de dialogue mine la musique »
Ce studio n’est donc pas un studio pour t’enregistrer, toi exclusivement. Il est appelé à capter moult autres artistes.
Ah, oui, l’idée est de le louer à des musiciens soucieux de bénéficier d’une prise de son naturelle.
« Naturelle » ?
En clair, il n’y a pas de moquette. T’es pas obligé de réinventer le son en cabine a posteriori. Ici, la musique n’est pas absorbée. Les micros la saisissent. Dans une captation, le plus important est que le son soit vivant. Pas trop, bien sûr : quand t’es dans une église, tu rapproches les micros. Par exemple, l’orgue, dans une église, c’est ce qu’il y a de mieux puisqu’il a été conçu et harmonisé pour ça. En revanche, un piano, quand tu le captes dans une salle mate, tu rajoutes de l’écho ou ce que tu veux en postproduction, mais le résultat sonne souvent artificiel, distordu, pas beau. Dans mon studio, on a tout pour éviter ça. Que ce soit le piano, le quatuor ou l’orchestre de chambre (on peut accueillir jusqu’à vingt cinq musiciens), la volumétrie très importante et le choix des matériaux visent à laisser chanter la musique. Orgue et chant, ensemble de cordes, c’est fait pour. En plus, on n’est qu’à une heure un quart de Paris et à dix minutes de Rouen si tu viens en train ; il y a une belle réserve d’hébergements à proximité ; et, avec Marie-Pierre Cochereau, on a décidé de baptiser l’endroit « Studio Pierre Cochereau ». On va l’inaugurer le 5 juillet, à quelques jours des cent ans de sa naissance ; et y sera installé le Pleyel de Pierre que j’ai récupéré quand l’instrument était encore dans les Alpes.
Bref, c’est un lieu nouveau et un lieu mémoriel.
Surtout que j’ai rapatrié toutes les archives de Pierre Petit, que j’avais récupérées quand j’étais prof à l’École Normale de Musique. À terme, j’aimerais que l’endroit devienne aussi un lieu de consultation. Par exemple, j’ai à peu près vingt mille vinyles plus du tout réédités. J’ai les platines Revox à bras tangentiel pour faire des copies. Et toutes les partitions d’orgue que j’ai à Toul et dont beaucoup ne sont plus éditées, je vais les rapporter à Saint-Martin. Il y aura des raretés comme du Jean-Jacques Grunenwald, et des curiosités telles que l’adagio de la Troisième symphonie de Louis Vierne que le compositeur avait transcrit pour orgue et orchestre… et que j’ai enregistré avec l’orchestre de la police nationale.
Ça n’existe plus ?
Mais non ! Si tu écris à [l’éditeur] Durand, c’est tellement pas rentable pour eux qu’ils ne te répondent même pas. Moi, Michel Chapuis m’avait donné le manuscrit. Je suis allé jusqu’à proposer à Durand une version pour orgue et orchestre d’harmonie plutôt que symphonique, afin que l’œuvre soit susceptible d’être davantage jouée ; ils n’ont pas daigné me répondre. On en est là. Encore une fois, le manque de dialogue mine la musique.
« Les certitudes durcissent les cœurs »
Tu as testé le son de ton studio, j’imagine.
Il est extra. En ce moment, j’y travaille à l’orgue. Avec un bourdon de 8’ et une flûte de 4’, comme ceux qui savent travailler. Ça me suffit. Ça sonne merveilleusement bien ! Et puis, une fois que c’est su, bam, j’envoie le grand jeu.
C’est souvent le moment récompense de l’organiste.
Écoute, hier, j’ai mis le tutti : ça sonne clair, précis, puissant. J’étais content ! Mais, accroche-toi, ce n’est qu’un début. Je vais sûrement passer l’Allen en double registration avec l’Hauptwerk. Et je vais installer des caméras en hauteur, invisibles, pour les jeunes qui veulent cliper leur travail afin de candidater à tel ou tel concours international. En plus, il y aura trois pianos : le Pleyel dont on a parlé, idéal pour l’accompagnement du chant, un Bechstein pour le classique et un Kawai de type mixte. L’idée est de faire de ce studio un lieu de partage, une notion qui manque souvent au milieu musical.
Lieu de partage, mais pas lieu de concert.
Non, mais presque ! J’ai rencontré le curé de Saint-Martin, un type formidable. C’est un ancien militaire. On a parlé d’un projet de festival pour son abbatiale du quatorzième siècle. On peut y mettre mille spectateurs ! Résultat, on va doubler le festival de Toul en Normandie.
Avec un orgue numérique, on y revient !
Obligé, je t’ai dit que l’orgue qu’il y avait dans l’abbatiale est un instrument mésotonique fixé en 415. À part du Michel Corrette, du Michel Corrette et encore du Michel Corrette, qu’est-ce que tu veux jouer ? Donc, oui, ça se passera sur le Virtualis.
Avec quel programme ?
Cette année, on donnera deux concerts. Michael Matthes viendra rendre un hommage à Pierre Labric, 103 ans, que je vais incessamment interviouver dans mon émission sur RCF. Il jouera la Symphonie-Passion de Marcel Dupré et du Jeanne Demessieux ; puis ce sera le tour de Baptiste-Florian Marle-Ouvrard, un musicien génial, d’une très grande ouverture d’esprit. Je crois que c’est ce que je préfère, ça, l’ouverture d’esprit. Tu sais, au début du Pacte des loups, il y a ce moment où le héros, poursuivi par la foule, écrit : « Il fallait bien que ce monde change. Les certitudes rendent les hommes aveugles et durcissent leurs cœurs. » C’est aussi vrai en musique, et il faut se réjouir quand de grands ou moins grands acteurs de ce petit monde évitent de sombrer dans cet écueil !
Florian Krumpöck joue Liszt et Chopin, salle Cortot, 24 mai 2024 – 2/3
Après Liszt, voici Chopin et sa deuxième sonate en si bémol mineur opus 35, un mastodonte que Florian Krumpöck vient de graver. On connaît l’histoire :
- en 1839, composer une sonate pour piano, c’était plutôt ringard ; mais
- un éditeur avait publié la première sonate de Frédéric sans l’autorisation de Chopin ; donc
- le compositeur a décidé d’écrire une sonate dont il soit davantage fiérot en entortillant trois mouvements autour d’une marche funèbre qu’il avait en stock.
Quatre mouvements au programme, à commencer par un « Grave – Doppio movimento » tendu. L’interprète en propose une version équilibrée.
- Il organise la fougue sans guinder l’agitation,
- il assouplit sporadiquement le tempo sans dissoudre l’énergie rythmique dans un sentimentalisme hors de propos,
- il refuse les surenchères d’intensité (peu de pianissimi sous ses doigts) pour concentrer le propos dans un spectre de nuances cohérent et resserré plutôt que chatoyant, et
- il assemble habilement les différents segments composant ce premier acte sans briser la force de la houle qui se forme puis éclate puis s’apaise puis s’anime à nouveau.
Le scherzo en mi bémol mineur, une tonalité privilégiant les touches noires aux touches blanches, tranche avec cette première saynète. Florian Krumpöck y associe
- tonicité des accords,
- efficacité des breaks,
- sapidité des contrastes et
- profondeur de la pédalisation.
Il est alors temps pour lui d’habiter la solennité de la marche funèbre. Moins dramatique qu’explorateur, il ouvre un large champ de
- touchers,
- contrastes et
- nuances
qui habillent de musique la cyclicité macabre du propos (id est le fait que le rythme de la marche funèbre revient encore et encore). Loin de Florian Krumpöck l’idée d’apaiser le tourment qui irrigue cet hommage putatif. Il offre aux auditeurs médusés
- la déflagration des sforzendi,
- le tremblement têtu des trilles,
- le charme tranquille de la partie centrale, et
- le plaisir trouble du retour d’un premier motif toujours aussi oxymorique (à la fois posé et traversé par une obscurité intraitable).
Le « finale presto » associe très grande concision et déferlement de notes. Le pianiste en profite pour saisir les spectateurs avec une maestria qui est encore plus maîtrisée que brillante.
- Doigts déliés,
- pédale précise quoique, parfois, un rien généreuse à notre goût vue la densité de notes à décrypter, et
- immutabilité du tempo
embellissent cette conclusion qui serait incongrue si elle ne s’apparentait à une urgence de vivre provoquée par le lent et lourd lamento qui la précède. Sous les doigts du musicien,
- célérité,
- brièveté et
- musicalité
se mêlent en une cavalcade qui ressortit à la fois
- de la fuite devant la mort,
- de la libération du macabre et
- de la jubilation du vivant qui se sent vivant.
De la sorte, à travers Frédéric Chopin, Florian Krumpöck semble nous inciter à vivre pleinement avant qu’il ne soit trop tard – donc maintenant, puisque nous ne savons ni le jour, ni l’heure. Faire vibrer un sentiment d’urgence dans une salle Cortot où la température est désormais bien trop élevée pour être agréable, voici un bel et bon défi relevé avec talent par l’interprète !
À suivre…
Orlando Bass, “Préludes et fugues”, Indésens – 8/8
Orlando Bass a choisi de conclure son disque de préludes-et-fugues sur les Passacaille, intermezzo et fugue de Dimitri Mitropoulos, considérée comme une œuvre charnière du compositeur. Censée exalter le nationalisme grec, elle a déçu les auditeurs en associant
- formalisme,
- sérialisme et
- atonalité.
Le musicien, soupçonné par ses auditeurs d’avoir perdu son mojo, a petit à petit réduit son travail créatif pour développer sa carrière de chef d’orchestre. Dans le livret concis et précis de son disque, son interprète du jour donne quelques clefs de fabrication. Ainsi, pour la passacaille,
- la basse « est répétée strictement treize fois » ;
- la mesure comprend « sept temps » dont le chaloupage évoquerait les danses traditionnelles ; et
- l’ensemble est marqué par l’usage généreux de quartes qui « confèrent un hiératisme digne des piliers du Parthénon ».
Mettons ces pistes dans notre musette et passons à l’écoute !
La passacaille part d’un grave
- sourd,
- abyssal et
- résonant.
L’énoncé du sample s’agrémente bientôt de la réponse en accords dans le régime médium. Orlando Bass en travaille
- la sonorité,
- l’intensité et
- la fluidité.
Ainsi fomenté, le mystère se nourrit
- de l’immuabilité de la basse,
- d’une harmonie ténébreuse et
- d’une tension qui naît de la manière dont l’interprète semble ensacher momentanément la puissance de son instrument,
prêt à bondir comme le laisse imaginer les crescendi promptement dissipés.
- L’insertion de lignes complexes traversant les registres du clavier,
- le surgissement de trilles semblant faire monter la houle,
- la tripartition entre
- basse obstinée,
- commentaire tantôt au soprano, tantôt en voix intermédiaire et
- accompagnement par accords, ornements et travail de pédalisation
plongent l’auditeur dans une tempête qui se creuse inéluctablement mais de façon non linéaire.
- Des guirlandes de notes accentuent la pression ;
- des accords arpégés soutiennent le gonflement des vagues ;
- l’accélération du débit confirme qu’un sacré grain se prépare ; et
- la circulation d’un même motif de droite à gauche et retour laissent deviner que l’affaire remue tant les tréfonds que la surface.
On apprécie l’astuce du pianiste : comme Alfred Hitchcock s’offrait une scène de panique en plein jour plutôt que dans les ténèbres, Orlando Bass cristallise la tension dans des piani très efficaces plutôt que dans des nuances plus tonitruantes. Ainsi nous offre-t-il un mélange
- de netteté,
- d’énergie globale
- (circulation des motifs descendants et montants,
- résonance par pédalisation,
- accents redynamisant le propos), et
- d’itération obligeant le compositeur à renouveler son écriture (hauteurs, rythmiques, couleurs)
jusqu’au magnifique decrescendo final.
L’intermezzo (1’30 contre 8′ pour la passacaille) revendique un esprit jazzy à travers
- harmonisation,
- groove et
- frictions entre tonicité et suspension
dont Orlando Bass règle avec précision
- notes,
- accords,
- sforzendi et
- effets de sustain.
La fugue (2’45)
- s’avance avec une fougue que tempèrent d’habiles nuances,
- ne se dérobe pas aux conventions d’usage mais
- fait résonner de concert
- un chromatisme personnel,
- un sautillement réfléchi (si) et
- une gourmande variété de touchers.
De cette partition touffue, Orlando Bass gomme toute complexité par
- une aisance technique époustouflante,
- une hauteur de vue qui rend lisible jusqu’aux clusters les plus ardus et
- une conviction qui entraîne l’auditeur avec lui.
La conclusion – euphorisante jusqu’au Ré bémol final – parachève un disque impressionnant
- d’intelligence dans la construction,
- de singularité dans le choix du répertoire et
- d’une virtuosité faite musique.
Pour l’écouter intégralement gratis, c’est ici. Pour l’acquérir, c’est là.
Florian Krumpöck joue Liszt et Chopin, salle Cortot, 24 mai 2024 – 1/3
Quel programme en miroir (Liszt + Chopin | Chopin + Liszt) ! Florian Krumpöck a décidé de frapper fort, ce vendredi soir, dans une salle Cortot presque pleine à craquer, corbeille comprise. La première partie ne proposait rien moins que les Tre Sonetti di Petrarca de Franz Liszt, suivis par la Deuxième sonate en si bémol mineur opus 35 de Frédéric Chopin, dont l’artiste vient de publier un enregistrement.
Les trois sonnets, extraits du deuxième recueil – l’italien, forcément – des années de pèlerinage, sont une transcription d’un duo piano-voix faisant écho à l’amour pas super simple que vivait le compositeur avec Marie d’Agoult. Le premier explique à l’aimée que l’aimer, c’est chaud et glaçant à la fois (accrochez-vous si vous aimez les résumés très résumés, il en reste deux d’ici la fin de la notule). Le concertiste, qui revendique son attachement au chant, s’attache à saisir la partition avec un sens patent
- de l’allant,
- de la suspension et
- de la continuité mélodique.
Ses stratégies pour rendre la flamme et les retours de flamme du lover sont claires :
- il veille à équilibrer les différents registres par un toucher attentif ;
- il profite des couleurs spécifiques à chacun ; et
- il donne une vivacité singulière au registre a priori le moins affriolant – le médium, loin des grondements graves et du cristal liquide des aigus aux effets plus immédiats.
Surtout, il séduit autant par son aisance évidente que par sa capacité à laisser la place
- au son,
- à la résonance et
- au silence.
Dans le deuxième sonnet, l’amoureux bénit tout ce qu’il peut connecter à sa chérie, devenue
- son honneur,
- sa gloire et
- son adoration.
D’un geste sûr, Florian Krümpock traite avec la même attention les notes principales et leurs consœurs intermédiaires intermédiaires, id sunt celles qui
- suivent les notes pointées,
- se situent au milieu d’un arpège ou
- servent d’appogiatures pour orner le discours.
Reste à l’interprète à construire l’harmonie arpégée sans laisser s’évanouir
- la ligne mélodique,
- le plaisir des accords qui ponctuent le discours, ni
- la jubilation de la virtuosité.
Le troisième sonnet évoque le concert des larmes de l’aimée, récital capable d’arrêter le cours du monde. Florian Krumpöck s’attache ici à
- conduire la méditation,
- mener à bon port de larges crescendi en dépit des indications de Waze fusant des étages supérieurs,
- colorier les différents registres qui s’accaparent tour à tour le motif matriciel, et
- poser délicatement les dernières notes comme si, sur le moment, c’était la chose la plus importante du monde
(« on ne joue pas du piano comme ça, fulmine néanmoins la vieille connasse derrière nous qui n’arrête pas de bailler, c’est très négligent, je suis bien placée pour le savoir, j’ai fait du piano plusieurs années, moi aussi »). Une entrée en matière saisissante et puissante que l’artiste propose de prolonger avec la Deuxième sonate de Frédéric Chopin. Ce sera l’objet de notre prochaine chronique !
À suivre…
À quelques chèvres près : le nouveau spectacle !
Qu’aurions-nous pu être « à quelques chèvres près » ? À côté de qui ou de quoi sommes-nous passés ? Avec ce nouveau tour de chant, propulsé au théâtre du Gouvernail (Paris 19), je nous propose
- d’interroger les possibles,
- d’échafauder des hypothèses et, en chantant,
- de tâcher de réenchanter pour partie nos réalités.
(Ben ouais, c’est de la chanson avec du texte dedans en plus de la musique, hein, pas de la cagade pour inaugurer les JO, cette vaste fumisterie, ou passer sur France Inter, cette petite fréquence qui a un problème avec les prépuces.)
Pour mes quatorze ans de scène et après quelques spectacles où j’avais la joie d’être accompagné plus largement, j’ai choisi de revenir au piano-voix. Cependant, incapable de résister à la tentation, j’ai décidé de m’acoquiner malgré tout avec le saxophoniste Pierre-Marie Bonafos et le chanteur Jann Halexander, deux complices sans qui je n’envisageais pas de replonger dans la scène.
- De la tournure rive gauche au gospel (well, sort of),
- de la fredonnerie rigolote au cri de colère,
- de la mélodie énergisante à l’émotion mise en musique,
le concert explorera un large spectre de ce que l’on appelle « chanson », à travers des titres inédits et d’autres déjà connus. Dans le chaud de l’été, venez partager un moment frais et joyeux qui devrait mettre chaque spectateur en forme olympique… à quelques chèvres près !
Pour avoir tous les détails et réserver, c’est exclusivement ici.