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Pierre Réach joue 9 autres sonates de Beethoven (Anima) – 4/8

Première du disque

 

Les beethovénophiles considèrent que leur héros n’a jamais – ou presque – écrit de « petite sonate ». Tout au plus, bien obligés, acceptent-ils de reconnaître que certaines sonates sont plus courtes que d’autres, avant d’ajouter que la quantité n’est pas forcément un bon critère de jugement en musique. Reste que c’est surtout grâce aux intégrales (et un peu grâce aux pianistes débutants) que survivent les deux sonates opus 49, sans doute composées en 1797 mais publiées en 1805 – d’où le fait qu’elles soient considérées comme les dix-neuvième et vingtième sonates, alors qu’elles étaient probablement plutôt autour de la cinquième place.
Première de ces deux sonates en deux mouvements et huit minutes chrono, la dix-neuvième en sol mineur s’ouvre sur un Andante dont Pierre Réach apprête les charmes :

  • délicatesse (qui n’est jamais mollesse, alléluia !) du toucher,
  • respirations opportunes,
  • soin apporté aux ornements,
  • légèreté de l’accompagnement et
  • savants contrastes d’intensité

séduisent l’oreille et le cœur. S’immisce alors un rondo allegro ternaire qui alterne modes majeur et mineur. On s’y goberge

  • d’énergie sautillante,
  • d’allant gambadant et
  • d’une douceur que l’on n’attribue pas souvent à LvB,

plus spontanément associé à un ronchon irascible.

  • La précision de l’interprète,
  • sa façon de poser la note ou l’accord qui relance le discours, et
  • sa palette de nuances

convainquent que Kaspar, le frère de Ludwig, a eu raison de publier cet opus contre l’avis du compositeur ! Le second numéro d’opus, donc la vingtième sonate en Sol, se décapsule sur un Allegro ma non troppo qui associe l’efficacité d’une mesure binaire à la souplesse des triolets.

  • Rebond guilleret des notes répétées,
  • habileté de la pédalisation (résonance, oui oui, confusion, non non) et
  • agilité digitale de Pierre Réach

servent au mieux une partition absolument interdite au Schtroumpf grognon et aux mélomanes de mauvais poil tant, malgré une petite embardée modulante en mineur, l’itération obstinée de formules

  • dansantes,
  • simples,
  • presque enfantines

risque de les ulcérer et de renforcer leur mauvais-poilisme. Quoi que, parfois, quand on est de mauvais poil, être encore plus de mauvais poil est satisfaisant. Dans cette hypothèse, la sonate est vraiment 100 % pour eux car le Tempo di menuetto ne retranche pas grand-chose à l’esprit dansant et souriant qui règne ici.

  • Clarté des lignes,
  • valorisation des éléments dynamisants
    • (rythme pointé,
    • triolets,
    • questions-réponses,
    • modulations…),
  • habileté de la coloration
    • (toucher,
    • phrasé,
    • nuances…)

nous confirment que, pour Pierre Réach, il n’y a pas de petite sonate de Beethoven, même si certaines sont plus proches de la plaisante ritournelle que du monument impressionnant. Pour les auditeurs pratiquant une écoute continue des deux disques du coffret, c’est précieux car l’opus 49 forme ainsi une respiration indispensable entre la « Pathétique » et la « Waldstein » qui nous attend au coin de la prochaine chronique !


Épisodes précédents
Sonate opus 2 n°2
Sonate opus 10 n°1
Sonate opus 13 (« Pathétique »)

 

Modern String Quartet, « Tableaux d’une exposition » (Solo musica) – 1/3

Première du disque

 

Les Tableaux d’une exposition de Modeste Moussorgsky sont de ces kebabs que les musiciens savants s’amusent à déguster moins souvent natures qu’à toutes les sauces, de la blanche à l’algérienne en passant par la Biggy et l’épicée (126 arrangements et transcriptions sont proposés à date dans la bibliothèque de l’ismlp, dont certains pour quatuors). La version nature – telle celle commentée ici – est

  • savoureuse,
  • impressionnante,
  • haute en couleurs.

Or, il arrive que les versions assaisonnées avec art et malice sachent rendre raison et du génie du compositeur, et du talent fou de l’arrangeur-interprète – c’est le cas des Tableaux 100 % jazzifiés en majesté par Pierre-Marie Bonafos,

Le Modern String Quartet y va de sa petite salsa à lui et nous renvoie à l’art de bien lire les disques : point de MOUSSORGSKY écrit en GROS sur la première de couverture ou sur le dos de la pochette. De même que Pierre-Marie Bonafos évitait toute confusion en intitulant son disque « Tableaux » sans citer d’emblée le compositeur, de même le MSQ évite toute déception de l’auditeur en rendant modeste Modeste. La sauce à laquelle ils vont assaisonner – et non assassiner – l’œuvre-phare est originale puisqu’elle associe

  • des arrangements pour quatuor de la partition, signés par l’altiste Andreas Höricht et (un peu) par Joerg Widmoser, le premier violon,
  • des créations des interprètes eux-mêmes, et
  • une reprise inattendue : dès la set-list, nous sommes intrigués et alléchés par « Lucky Man », dont la légende veut qu’elle ait été écrite par le grand Greg Lake (dont le groupe ELP s’est itou approprié les Tableaux en 1971) quand il avait douze ans, et dont la réalité rappelle que you can’t judge a book by his cover, puisque ce chanceux plein aux as dont parle la chanson meurt glorieusement d’une balle à la guerre, « et son argent ne peut rien pour lui ».

Les premières notes de la Première promenade valent avertissement : que celui qui pénètre dans ce disque abandonne toute espérance d’humble fidélité. Joerg Widmoser a choisi d’harmoniser l’énoncé monodique qui ouvre la déambulation, éclatant le thème aux différents pupitres (Thomas Wollenweber hérite ainsi de la deuxième mesure à cinq temps, comme aspiré par les harmonisations de ses collègues). Soudain, bien plus tôt qu’attendu, la promenade prend fin pour nous précipiter sur « Gnomus », arrangé par Andreas Höricht. L’effet de surprise est évidemment réussi, le mélomane ne pouvant s’attendre à ce cut effrayant.

  • Dissonances,
  • silences et
  • grands mouvements d’ensemble

jouent sur la spécificité de l’instrument-quatuor. L’association entre transcription proche et réinvestissement plus inspiré librement qu’éloigné se pimente de saillies jazzy presque tsiganisantes. La réinvention intelligente du cycle commence sérieusement à nous séduire. C’est le moment que choisit Joerg Widmoser pour ajouter un cahot au chaos – en l’espèce « One more picture » qui, dans une atmosphère, esquisse une atmosphère brumeuse subtilement non décrite dans le titre – libre à chacun d’intituler ce nouveau venu dans l’expo !

  • Harmonies savantes,
  • esprit pop,
  • breaks léchés

ne jouent surtout pas la carte de la parodie moussorgskyenne mais déploient une proposition

  • plaisante,
  • rythmée et
  • jouée avec finesse
    • (phrasés variés,
    • ruptures nettes,
    • nuances multiples,
    • furetage réussi dans les codes du jazz et de la variété).

Résultat assuré :

  • on dodeline de la tête,
  • on sourit, bref,
  • on kiffe

car

  • le développement de la pièce (5′),
  • la circulation du texte entre les pupitres, et
  • la précision du rendu

sont

  • conçus par un compositeur malin,
  • propulsés par des interprètes en symbiose,
  • accompagnés d’un souci permanent de musicalité et, qualité non négligeable,
  • fort agréables à suivre.

Bonne idée, ensuite, de confier l’arrangement de la Deuxième promenade à Andreas Höricht, qui feint presque la littéralité avant de griffer le texte de sa patte. Le musicien roué gardera la main sur les arrangements suivants des Tableaux jusqu’à la « Grande porte de Kiev » que récupèrera le premier violon. « Il vecchio castello » joue aussi la carte de la proximité sans jamais s’aplatir sous le poids de la fidélité.

  • Finesse des archets,
  • communauté des respirations,
  • joyeux surgissement investissant et déconstruisant la fatalité rythmique,

tout cela est excellemment pensé et réalisé dans une forme en arche convaincante.

  • Groove de la basse,
  • polymorphie sonore des solistes,
  • astuces
    • pop (cordes frappées),
    • rock (notes répétées) et
    • savantes (travail du quatuor
      • comme quatre,
      • comme un et
      • comme un orchestre avec 2/2, 1/3 et effets d’ensemble)

éclairent d’une beauté nouvelle la vieille bâtisse. De nouvelles surprise en rafale nous attendent :

  • point de minipromenade,
  • point de « Tuileries » et
  • point de « Bydlo », qui sera replacé en avant-dernière position.

Le quatuor s’approprie la partition en la re-composant. Cela n’a rien de particulièrement iconoclaste : Maurice Ravel faisait déjà fi d’une promenade, et Leopold Stokowski n’était pas le dernier à chercher sa bonne version des Tableaux ! On passe donc directement au neuvième tableau, « La cabane sur des pattes de poule » dite « Baba Yaga », un « allegro con brio » annoncé « feroce ». C’est dans cette férocité que nous ouvrirons notre prochaine chronique sur ce disque emballant.

 

À suivre !

 

Sylvie Carbonel – Le grand entretien – 3

Sylvie Carbonel chez elle, le 16 mai 2024. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Avec son coffret de dix disques aux allures de rétrospective (retrouvez nos 24 chroniques – oui, 24 – sur le sujet ici), Sylvie Carbonel démontre à qui en eût douté que, à côté des pianistes spécialisés dans l’interprétation d’un compositeur ou d’une époque, il en est d’autres qui revendiquent de pouvoir et savoir tout jouer,

  • de Scarlatti à Schönberg,
  • de Bach à Messiaen,
  • de Beethoven à Louvier,

et ce,

  • en solo,
  • en formation chambriste ou
  • avec orchestre.

À l’occasion de cette sortie événement, elle nous a accordé un entretien lumineux et intime pour dévoiler quelques parts de son mystère – donc, aussi, le nourrir.

 

1. Apprendre à jouer
2. Créer sa sonorité


Épisode troisième
Se lancer

 

Sylvie Carbonel, vous avez eu suivi très peu de cours avant d’entrer au Conservatoire. Puis vous avez étudié avec Pierre Sancan, vous avez été diplômée à la Julliard School puis vous avez travaillé avec György Sebők. Or, vous allez accrocher un autre monstre sacré du piano à votre tableau de chasse pédagogique : Radu Lupu en personne.
J’ai eu l’immense chance de le rencontrer à mon arrivée à New York. Il venait faire ses débuts à Carnegie Hall. Entouré de ses imprésarios, il me sortait, il m’emmenait partout dans les soirées cossues. Grâce à lui, je me suis fabriqué un beau carnet d’adresses. J’ai rencontré des gens passionnants comme Kyung-wha Chung, la sœur de Myung-whun, une violoniste fascinante.

Et vous avez été une amie très proche de Radu Lupu.
Oui, une amie et une disciple : il lui arrivait de me faire travailler parfois dix heures d’affilée.

 

« J’ai auditionné pendant une heure dans Carnegie Hall désert »

 

Qu’aviez-vous encore à apprendre ?
La tendresse… La douceur… Grâce à Radu, j’ai découvert comment effleurer une basse plutôt que de l’enfoncer. Avoir pu autant travailler avec lui reste un des plus grands privilèges de ma carrière en particulier et de ma vie en général.

Permettez une question de cossard : comment peut-on travailler le piano pendant dix heures ?
Ce n’était pas toujours prévu, mais Radu aimait faire travailler. Quand je lui jouais une sonate de Beethoven, il me disait : « No, Sylvie! » Alors, on recommençait jusqu’à ce qu’il me libère d’un : « Ha, it’s coming! » Après, on pouvait passer à Schubert ou à Mozart…

… pendant dix heures ?
Hum, peut-être pas dix heures. Disons des temps très, très longs. Radu avait une passion pour l’enseignement. Il ne pouvait pas avoir de poste, sa carrière n’étant pas compatible avec les contraintes afférentes. Néanmoins, il brûlait de transmettre. Par exemple, à New York, ses amis médecins avaient un petit garçon de neuf ans. Eh bien, il allait le faire travailler ; et je suppose que c’était un débutant !

Après le CNSM, Julliard, Bloomington et, donc, Radu Lupu, vous êtes-vous enfin sentie prête à lancer pour de bon votre carrière ?
Oui, c’est à cette époque où j’ai commencé à auditionner pour de grands chefs d’orchestre comme Lorin Maazel, Sergiu Comissiona, Isaiah A. Jackson, Jan Willem van Otterloo, Michel Plasson (j’ai adoré travailler avec lui !)… et j’ai aussi auditionné pour le président de Carnegie Hall. La salle était déserte. Il n’y avait que lui. J’ai joué pendant une heure. À la fin, il m’a dit beaucoup de choses très positives et enthousiastes surmon jeu. Une semaine plus tard, mon téléphone sonne, et j’apprends que je fais mes débuts l’année suivante à Carnegie Hall avec Sergiu Comissiona, avec le concerto de mon choix.

Et vous optez pour la Totentanz de Franz Liszt. Pourquoi ?
Parce que je pensais qu’il fallait quelque chose de très, trrrès difficile et qui sorte un peu des sentiers battus – ce qui excluait les deuxième et troisième de Sergueï Rachmaninov, par exemple, ou le troisième de Sergueï Prokofiev. À l’époque, presque personne ne jouait la Totentanz.

 

 

 

« Je joue au tempo qui me semble juste »

 

Que ressentez-vous devant ce défi ? Pardonnez-moi d’insister mais, depuis le début de notre entretien, on pourrait presque croire que tout est normal :

  • entrer au Conservatoire ;
  • en sortir summa cum laude ;
  • tourner sur (presque) toute la planète ;
  • être diplômée de la Julliard ;
  • être choisie pour vous perfectionner dans « la Mecque de la musique » ;
  • peaufiner votre métier avec Radu Lupu.

Là, être programmée au Carnegie Hall en ayant le choix du programme, est-ce normal aussi ?
Ha non, je suis folle de joie ! D’autant que ça se passe bien avec l’orchestre. Les musiciens ont même l’air étonné. Le supersoliste, en toisant mon petit format, a déclaré : « Je n’ai jamais entendu un aussi grand son sortir d’une aussi petite chose ! »

Votre stratégie, qui consistait à prendre le temps de vous sentir prête, se révèle payante. Votre première à Carnegie Hall est un triomphe.
Oui. Les gens étaient debout. J’ai eu droit à une ovation assourdissante. Plusieurs critiques m’ont encensée, notamment le New York Times. Tous étaient dithyrambiques. L’un d’eux m’a décrit comme une virtuose diaboliquement intelligente. Plusieurs promettent un avenir radieux à « miss Carbonel ». Ce succès m’a ouvert les portes du monde entier. Je considère que ma carrière a réellement commencé ce soir-là.

Pour autant, vous continuez à avoir le souci de vous perfectionner, par exemple en allant travailler avec de bons orchestres mais dans des endroits peu prestigieux parce que jouer avec orchestre, ça s’apprend en jouant avec orchestre…
Ce que vous dites est juste : jouer avec orchestre, ça s’apprend en jouant avec orchestre, surtout quand on a le bonheur de jouer avec un grand chef. Avec Sergiu Comissiona, c’était plus que formidable ! Néanmoins, il n’est pas faux d’ajouter que travailler avec des chefs d’orchestre moins attentifs, moins scrupuleux, moins extraordinaires, disons-le, peut apprendre.

 

 

Dans ce domaine, vous avez raconté une mauvaise expérience avec un chef plus soucieux de la seconde partie du programme que du troisième concerto de Prokofiev que vous deviez jouer avant…
Le troisième de Prokofiev est tellement difficile ! Physiquement, c’est très éprouvant… y compris quand, comme moi, on adooore l’œuvre ! Si bien que le contact avec le chef est un soutien bienvenu. Or, quand le chef dont vous parlez est arrivé dans la salle, je répétais. Aussitôt, il m’a lancé : « J’espère que vous ne le jouez pas aussi vite ! » J’étais estomaquée. Je ne jouais pas aussi vite que Martha Argerich, qui le joue vraiment très vite ; je jouais simplement au tempo qui me paraissait juste. Je le lui ai dit.

En théorie, un chef doit suivre le soliste, non ?
Lui ne l’a pas fait. Il a pris plus lentement. Ça m’a désarçonnée, au point qu’il m’arrivait de terminer les phrases avant lui. Autant dire que ce concert-ci a été moyen !

 

« La loi du marketing est dure, mais c’est la loi »

 

Est-ce aussi une façon d’apprendre à mieux choisir les chefs avec qui vous travaillez ?
En quelque sorte. Là, j’ai su que nous ne travaillerions plus ensemble.

Résolution presque facile car vous ne manquiez pas de propositions !
En effet ! Par exemple, j’ai joué la Rhapsodie sur un thème de Paganini de Rachmaninov avec le Boston Symphony Orchestra dirigé par Lorin Maazel. J’ai été merveilleusement accompagnée. C’était du miel !

Peut-être devrions-nous en profiter pour expliquer ce que – quand ça se passe bien… –, le chef apporte au soliste. Pour certains mélomanes, le chef est une sorte de pantin superfétatoire qui agite sa baguette et se retourne pour saluer quand la musique s’arrête.
Ce qu’il faut comprendre, c’est que jouer un concerto avec orchestre tient pour moi de la musique de chambre.

En quel sens ?
Dans la musique de chambre, il faut s’entendre avec ses partenaires autant que s’écouter. En concerto, le soliste doit s’entendre avec l’orchestre. Comme vous ne pouvez pas communiquer personnellement avec une centaine de musiciens à la fois, le chef devient votre interlocuteur privilégié.

 

 

En concert, soit. Mais en répétition ?
En répétition, j’aime les chefs qui font reprendre parce que la flûte solo n’est pas partie au moment exact où elle devait partir, ou parce que les violoncelles ont été trop envahissants, ou parce que le solo du premier violon n’était pas à la hauteur… mais il faut qu’ils sachent doser leurs interventions. Trop, c’est trop.

Racontez-nous.
Quoi ?

Votre « trop, c’est trop » est à l’évidence fondé sur une mauvaise expérience. On veut en savoir plus !
Oh, inutile d’insister, je ne nommerai pas le chef – en réalité un trompettiste – avec qui j’ai joué, une fois, en Amérique, le premier concerto de Chopin (que, heureusement, j’ai redonné dans des circonstances plus favorables). Je me suis aperçu qu’il m’enregistrait. J’étais ébaubie. J’essayais de lui expliquer : « Dans Chopin, ça peut changer, d’ici demain ou après-demain ! Je ne suis pas un robot, je suis une interprète, donc j’ai une part de liberté… » En vain. Il m’a épuisée en m’obligeant à reprendre, rereprendre et rerereprendre encore. En réalité, ce n’est pas moi qui répétais : c’était lui.

Parce qu’il ne connaissait pas la partition ?
À l’évidence, il n’avait pas assez travaillé ou pas travaillé du tout. Bref, même si, vaille que vaille, on a donné le concerto, j’ai vécu une expérience très difficile.

À l’inverse, des expériences très positives vous ont illuminée.
Oui, car j’ai découvert qu’il y a des chefs pas très connus qui sont excellents. Par exemple, j’ai joué le concerto en Sol de Maurice Ravel avec le Garden State Philharmonic, dans le New Jersey donc pas très loin de New York. Le chef n’était pas une célébrité, mais c’était un protégé de Comissiona, ce qui n’est pas rien. Ça s’est passé très, trrrès bien. Il m’écoutait. Peut-être parce que je me sentais bien, je n’ai pas eu de trou de mémoire dans le deuxième mouvement, qui est terrifiant pour ça, et j’ai retenu la leçon : certains chefs sont excellents, même si leur notoriété est faible. La loi du marketing est dure, mais c’est la loi.

 

À suivre !

 

Rachel Koblyakov joue toute seule (Orlando Records) – 2/5

Première du disque. Photo : Esther Assuied.

 

Voici le premier enregistrement du premier opus officiel d’Orlando Bass : près d’un siècle après la sonate de Paul Hindemith ouïe tantôt, le Franco-Britannique, familier des habitués de ce site, griffonnait trois mouvements qui bousculent le disque et le font basculer dans un répertoire plus abrasivement contemporain. Dès l’ouverture du premier mouvement, le compositeur et sa porte-voix embrassent un large spectre musical, en termes

  • de registres,
  • de nuances,
  • d’attaques,
  • de phrasé et
  • d’atmosphères.

 

 

La musique semble sourdre des tensions qu’installe Orlando Bass. Ainsi,

  • des crescendi lents ou brusques dialoguent avec des silences ;
  • des lignes ascendantes clairement identifiables se frottent à des secondes statiques et répétées ;
  • des espaces interrogatifs malaxent le matériau sonore jusqu’à ce qu’une impulsion furibonde dissipe ces étranges méditations.

D’un point de vue structurel, le compositeur joue également sur l’opposition fructueuse entre

  • morcellement vigoureux du discours en blocs apparemment indépendants,
  • fragmentation de l’énoncé à l’intérieur même du bloc et
  • répétitions semblant guider l’auditeur en lui fournissant des repères grâce aux
    • itérations insistantes,
    • échos allusifs et
    • reprises de briques musicales à l’identique ou avec une variante.

Motifs et modifications permettent à Rachel Koblyakov de déployer la richesse de son son (si). Car, outre la vigueur de son archet, la violoniste voit sollicités sa capacité à créer sans cesse de nouvelles couleurs, passant

  • du gris spongieux des piani inquiétants
  • aux rouges noirâtres des explosions aiguës
  • en passant par un camaïeu kaléidoscopique zébré d’éclairs de plus en plus éblouissants…

et retour. Dans la cyclicité presque marine de cette houle qui frappe, se reforme et frappe encore, semble se tramer comme un portrait du musicien :

  • le compositeur évoquerait alors la pulsion de créativité qui ne peut perdurer éternellement donc doit s’éteindre pour renaître ; et
  • l’interprète chanterait la fragilité de son travail qui consiste à élever les âmes et soulever les cœurs – tout en sachant que music shall all your cares beguile, mais only for a while, ainsi que le sous-entendrait le superbe et long decrescendo final, ponctué de pizzicati incapables de retenir ce son filé.

 

 

Le deuxième mouvement surprend en s’ouvrant mezza voce sur un thème dansant, presque une gigue lente. Bientôt, cependant, un commentaire déborde la mélodie, comme si le compositeur se sentait à l’étroit dans cette forme et tenait au plus vite à s’en échapper. Le développement semble ainsi prendre plaisir à désosser le sujet, conservant la carcasse rythmique caractéristique (quitte à la bousiller un peu, elle aussi) après l’avoir libérée de la chair mélodique qui l’habillait. Or, celle-ci persiste et grouille encore. Entre ironie grimaçante et sadisme souriant, Rachel Koblyakov fait briller la partition par

  • l’expressivité de son jeu,
  • sa capacité à changer de caractère d’une note à l’autre et
  • son art complémentaire d’instaurer un climat spécifique par l’association immédiatement parlante
    • d’un timbre,
    • d’une dynamique et
    • d’une nuance.

Avec elle, nous assistons, captivés, à la trituration destructive (et pourquoi pas ?) d’un thème qui, au mitan du mouvement, se fait cogner dessus sans ménagement.

  • Passages détimbrés,
  • pizzicati énigmatiques,
  • silences suspensifs et
  • glissendi évocateurs

jubilent à réinventer, jusqu’au dernier souffle de la corde, les trois notes matricielles et la mélodie dont elles sourdent.

 

 

Le troisième mouvement commence en pizzicati. Se faufile ainsi une fugue à deux voix que les pizz, qui plus est après un abondant usage d’un archet volontiers flamboyant et parfois fulminant, rendent à la fois

  • étrange,
  • grotesque et
  • saisissante.

L’interprète

  • travaille la disposition des accents,
  • caractérise la sonorité des registres balayés par la partition,
  • nuance cette marche semi-claudiquante avec une largeur de spectre étonnante,

bref, happe notre attention et ne la lâche plus.

  • Octaves,
  • arpèges,
  • questions-réponses et
  • contrastes énergiques

témoignent

  • d’une virtuosité,
  • d’une musicalité et
  • d’une intensité interprétatives

qui font honneur à l’inventivité du jeune compositeur. Ici,

  • point de finale échevelé,
  • de traits vertigineux et
  • de cavalcades digitales ostentatoires.

Puisque les conventions sont déjouées en dépit d’une normalité de façade (une sonate en trois mouvements, quoi de plus balisé dans le répertoire ?), tout se joue dans

  • l’intensité d’une attaque,
  • l’opposition de nuances,
  • la régularité d’une déambulation obstinée et
  • la capacité de Rachel Koblyakov à nous maintenir, fascinés et horrifiés, devant ce qu’il reste des matériaux
    • thématique (mélodie déchiquetée),
    • rythmique (digne d’un tictac incessant) et
    • sonore (le grain des pizz a remplacé l’onctuosité de l’archet).

C’est

  • malin,
  • brillamment fait et
  • musicalement impressionnant.

Prochaine étape : un solo signé Wolfgang Rihm… À suivre !


Pour écouter la sonate sur une seule vidéo, c’est ici.
Pour acheter le disque, c’est par ex. .

 

Pierre Réach joue 9 autres sonates de Beethoven (Anima) – 3/8

Première du disque

 

La « Grande sonate pathétique », ainsi qu’a été markettée la huitième sonate pour piano de Ludwig van Beethoven, s’ouvre sur un premier mouvement en Ut mineur, agrémenté d’un prélude « grave ». Soutenu par la prise de son parfaite

  • (précise sans être étriquée,
  • chaleureuse sans être forcée,
  • spatiale sans être évanescente)

d’Étienne Collard, Pierre Réach en salue les contrastes

  • de dynamique
    • (sforzendi,
    • phrasé,
    • légèreté suivie des
      • accords,
      • octaves et
      • quelques fantaisies chromatiques de la main droite),
  • d’intensité
    • (fortissimi,
    • piani subito et
    • crescendi) et
  • de caractère
    • (martial,
    • méditatif,
    • emporté).

Le contraste avec l’Allegro « di molto e con brio » est ainsi garanti, non point seulement par le tempo (les quadruples croches précédentes atténuaient le contraste) mais par

  • l’énergie de la sonorité,
  • la régularité de l’allant et
  • la tonicité affirmée des attaques.

Pierre Réach opte pour une différenciation intériorisée, au sens où il semble concevoir les sonates beethovéniennes comme un espace de frictions plus que comme une série de moments incompatibles

  • (rapide / lent,
  • fort / tendre,
  • brillant / lyrique…).

Ainsi réussit-il à poser, autour d’une main gauche ploum-ploumeuse, une main droite

  • baladeuse avec légèreté,
  • tressautante avec charme,
  • dialoguant avec elle-même et comme avec l’auditeur.

Dès lors, on peut goûter confortablement

  • l’agogique précise,
  • la distribution fine des nuances et
  • les habiles différenciations des touchers.

La huitième sonate n’a pourtant pas grand-chose de confortable, et c’est ce dialogue entre interprétation soignée et tension interne qui, à nos esgourdes, fait le sel de la version de Pierre Réach. Ainsi, la réminiscence du grave liminaire semble moins entraver la vivacité créée par l’allegro que lui redonner du souffle en lui proposant

  • une suspension intrigante,
  • une respiration tonifiante,
  • un tremplin revigorant vers la modulation fragile en majeur.

La partition permet à l’artiste

  • de caractériser les registres (graves grondants mais distincts),
  • de varier les couleurs (entre tempi et à l’intérieur de chaque dynamique) et
  • de déployer un spectre pianistique particulièrement irisé,
    • du pétaradant au délicat,
    • de l’explosif à l’introverti et
    • du rutilant au joyeusement rustique.

L’Adagio cantabile en La bémol est le tube de la sonate.

  • Sa sérénité étagée sur trois voix
    • (lead,
    • bariolage,
    • basse),
  • sa préhension des multiples registres
    • (exposition dans les graves,
    • réexposition du thème dans les aigus, puis
    • ré-aspiration vers les profondeurs du piano) et
  • les mutations de son développement
    • (rôle du ternaire dans la relance ou la rythmique,
    • double bariolage,
    • dynamisation des triples croches)

contribuent au plaisir d’écoute et valident la voie interprétative choisie par Pierre Réach : non point opposer mais

  • jointoyer,
  • faire résonner et
  • agencer

les

  • changements,
  • contradictions et
  • tensions

manigancés par le compositeur. L‘attention portée par le musicien

  • au toucher,
  • aux nuances et
  • à la respiration globale

inspire un profond respect pour cette proposition. Le rondo allegro revient à Ut mineur. On est immédiatement happé par le punch de l’interprète. On se repait

  • de staccati ébouriffants,
  • d’appogiatures étincelantes et
  • d’un accompagnement à main gauche d’une extraordinaire vitalité…

alors même que ce qu’il y a à jouer de ce côté-ci ne brille pas, a priori, par

  • son intérêt,
  • son originalité ou
  • sa créativité.

Or, c’est précisément de cette association entre mélodie accrocheuse et accompagnement bateau que le mouvement tire son énergie. C’est pourquoi Pierre Réach n’efface pas la banalité de ce que joue la senestre, il s’en sert comme d’une lumière braquée sur la dextre. L’une ne dévalorise pas l’autre, au contraire : elle est à son service. Le charme naît de la collaboration voire de la complémentarité entre les deux – et, il faut bien le dire, d’une synthèse musicalement impressionnante. Il est fort envisageable que le musicien ne pense pas en ces termes tant paraît fluide, naturelle, évidente, sa capacité

  • à déminer la dichotomie, et hop,
  • à penser avec plutôt que contre, et
  • à proposer une vue englobante qui nous permet d’imaginer ce qu’a peut-être imaginé, quelques siècles plus tôt, LvB en personne.

Là encore, que Beethoven ait réellement privilégie l’hypothèse réachienne ou non n’a aucune importance, car l’intérêt d’une interprétation, au sens fort, est avant tout

  • de proposer une lecture spécifique d’un texte commun,
  • d’emporter la conviction de l’auditeur par l’adéquation entre l’intention et la partition, et
  • de laisser ouverts les autres possibles.

De fait, une belle idée n’invalide pas d’autres belles idées ! Celle de Pierre Réach associe

  • maîtrise,
  • élégance,
  • variété et
  • cette capacité à lustrer une intention que seule permet une longue fréquentation avec une partition.

Bref, abandonnons-nous au jargon réservé aux experts en musicologie appliquée, et reconnaissons que, loin d’être simplement croquignolesque, c’est gouleyant. Pour prolonger ce voyage et ce plaisir, les deux sonates plus brèves de l’opus 49 nous permettront tantôt de retrouver l’interprète dans ces œuvres moins fréquentées par lesquelles passe aussi, forcément, une intégrale. Vivement !


Épisodes précédents
Sonate opus 2 n°2
Sonate opus 10 n°1

 

Fiction pour la jeunesse, un florilège des pitchs – Janvier 2024

Et hop, by Maxime Fontaine et Bertrand Ferrier

 

Qu’est-ce qu’une fiction pour la jeunesse ? Au lu des pitchs de la production de janvier 2024 (un vieux supplément de Livres Hebdo qui traînait…), voici quelques pistes selon vos goûts, nouveautés et nouvelles éditions mêlées. Si pour vous, une fiction pour la jeunesse…

  • … c’est un truc avec un plot pourri mais signé par un auteur à succès, on privilégiera
    • Le Rivage des survivants (« Le labyrinthe », tome 2) de James Dashner, traduit par Guillaume Fournier (PKJ, 351 p., 18,5 €) où, « alors que l’avenir du monde entier est en jeu, le groupe est divisé, chacun faisant face à ses propres doutes » ou
    • Bienvenue dans l’anthropocène, voir infra,
  • … c’est un truc qui parle d’homosexualité, on privilégiera
    • Ce coeur empoisonné, tome 1, de Kalynn Bayron, traduit de l’anglais par Isabelle Perrot (Sabran, 363 p., 25,9 € [édition collector]) où l’héroïne « hérite d’un domaine délabré dans la campagne new-yorkaise où elle s’installe avec ses deux mères » ou
    • L’Embrasement (T.J. Klune, trad. Isabelle Troin, De Saxus, 462 p., 18,9 € [édition collector]), où « Nick file le parfait amour avec le petit ami de ses rêves »,
  • … c’est un truc écolo, on privilégiera
    • Chanteleau (Emma Del et alii, Naturalia publications, 40 p., 14 €) où, « pour sauver l’eau, le jeune garçon [Tilo] rejoint Bahar à dos d’oiseau », ou
    • Zinzins, les humains ! (Véronique Delamarre Bellégo et alii, Sarbacane, « Pépix », 153 p., 11,5 €), où « Moutt et Kanda aperçoivent les moches, des hommes barbares et sanguinaires », des hommes, en somme, ou
    • Bienvenue dans l’anthropocène… (John Green, trad. Nathalie Peronny, Gallimard Jeunesse, « Pôle fiction », 405 p., 9,3 €), où « 44 textes courts explorent l’impact des hommes sur la Terre et sa biodiversité »,
  • … c’est un machin mystique et engagé, on privilégiera
    • Dieu le père (Roda Fawaz, Les oiseaux de nuit [Etterbeek], « L’éléphant dans le boa », 84 p., 10 €), où « Roda [cherchant son papa] en appelle à Dieu. Avec sa mère et Allah, ils forment trio infernal » ou
    • NEB (Catherine Solé et alii, L’école des loisirs, « Médium », 288 p., 15 €) où Alex « découvre les méthodes de manipulation utilisées par les géants du web », ces méchants,
  • … c’est un truc qui fait rêver, on privilégiera
    • Amies pour la vie (Geneviève Guilbault et alii, Fleurus, BFF, 368 p., 15,9 €) où « Charlotte a retrouvé son amoureux, sa meilleure amie et sa routine, mais un mal de gorge l’empêche d’embrasser Sasha » ou
    • Avis de tempête (Catherine Kalengula, Hachette Jeunesse, « Bibliothèque rose », 88 p., 5,9 €), où « les amis de Marinette l’aident à se rapprocher d’Adrien, bien qu’ils risquent de provoquer une akumisation »,
  • … c’est un truc bien traduit, on privilégiera
    • This time, it’s real (Anne Liang, trad. Lucie Marcus, PKJ, 368 p., 18,5 €) ou
    • Wayward Son (Rainbow Rowell, trad. Maud Desurvire, PKJ, pages non précisées, 18,9 €)
  • … c’est un truc avec un pitch qui wow, on privilégiera
    • La Fête des crêpes : niveau 2 (Magdalena et alii, Père Castor-Flammarion, 32 p., 5,8 €) où « Zélie et Roméo veulent faire des crêpes. Ils préparent la pâte. Le père de Zélie les aide à les cuire » ou
    • Mais qui es-tu, Nahida ? (Lucie Zoé Meusy, La maison rose [Cossonay-Ville], « La maisonnette », 201 p., 15 €), où l’on apprend dès la première phrase du pitch que « Nahida est une sorcière », affaire classée, ou
    • Fugue (Stéphane Pirard, Les oiseaux de nuit, « L’éléphant dans le boa », 81 p., 10 €), où l’on apprend avec surprise mais dès la première phrase qu’il s’agit d’une « pièce qui aborde le thème de la fugue » palsambleu.

Sinon, y a des livres ici, olé.

Sylvie Carbonel – Le grand entretien – 2

Sylvie Carbonel chez elle, le 16 mai 2024. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Avec son coffret de dix disques aux allures de rétrospective (retrouvez nos 24 chroniques – oui, 24 – sur le sujet ici), Sylvie Carbonel démontre à qui en eût douté que, à côté des pianistes spécialisés dans l’interprétation d’un compositeur ou d’une époque, il en est d’autres qui revendiquent de pouvoir et savoir tout jouer,

  • de Scarlatti à Schönberg,
  • de Bach à Messiaen,
  • de Beethoven à Louvier,

et ce,

  • en solo,
  • en formation chambriste ou
  • avec orchestre.

À l’occasion de cette sortie événement, elle nous a accordé un entretien lumineux et intime pour dévoiler quelques parts de son mystère – donc, aussi, le nourrir.

 

1. Apprendre à jouer


Épisode deuxième
Créer sa sonorité

 

Sylvie Carbonel, dans le premier épisode, nous avons évoqué quelques aspects de votre formation musicale que l’on pourrait appeler « initiale ». En effet, le succès que vous rencontrez lors du concours de sortie du CNSMDP clôt un important cycle de travail et vous propulse directement dans le monde que vous aspiriez à habiter : celui des concerts en général et des tournées en particulier…
C’est un fait. Comme j’ai été remarquée au Conservatoire, j’ai eu le bonheur de faire tout de suite de grandes tournées – et ce, dans toute l’Europe. J’ai beaucoup joué en Allemagne, en Belgique, aux Pays-Bas, au Danemark, en Suède, en Norvège…

… vous sillonnez même la Grèce tant et si bien que vous expliquez la connaître comme votre poche ! Puis vous écumez le Moyen-Orient et tournez beaucoup en Égypte, en solo et avec orchestre.
Mais comment le savez-vous ?

Est-ce exact ?
Oh que oui ! J’ai sillonné ce si beau pays qu’est la Grèce : j’y ai donné dix-huit concerts. J’étais très heureuse… et morte de fatigue ! Au Liban, j’ai joué au festival de Baalbek. Quel pays merveilleux ! Il est si beau !

Ou, du moins, il l’était.
Hélas… J’ai joué à Beyrouth. J’ai aussi gagné l’Égypte où j’ai vécu des moments d’une grande intensité. Je me souviens d’un concert au Caire… C’était extraordinaire !

 

« Ce que je joue correspond à mes choix de cœur »

 

D’où vient que vous avez pu tourner autant aussi vite ?
Au Conservatoire, quelqu’un était chargé d’organiser des tournées, notamment pour l’Allemagne et la Scandinavie. Comme je suis sortie première nommée, j’ai été choisie pour endosser la tournée la plus intéressante.

C’était un tremplin que vous aviez gagné, mais vous avez su en tirer profit selon le fameux principe du « être programmé, c’est bien ; être reprogrammé, c’est mieux ! ».
J’ai eu la chance que l’attachée culturelle en Allemagne apprécie ce que je faisais. Elle m’a proposé de revenir l’année suivante pour quinze concerts. Quinze concerts, vous vous rendez compte ? Évidemment, j’ai sauté de joie.

Que jouiez-vous à cette époque ?
Il m’arrivait de commencer avec la sonate K.330 de Mozart ; ensuite, lors de la première tournée, je jouais les Fantasiestücke opus 12 de Schumann, la Quatrième ballade de Chopin, trois extraits des Miroirs de Ravel (« Les oiseaux tristes », « Une barque sur l’océan » et « Alborada del gracioso ») ; et je jouais les trois pièces opus 11 de Schönberg. C’était un de mes tubes.

 

 

Pas étonnant, dès lors, si on les retrouve dans le coffret qui vient de paraître chez Skarbo !
J’adooore cette œuvre. Elle m’a suivi toute ma vie. Je m’y sentais bien. À écouter les critiques, je crois que je la jouais très bien. Et c’est avec elle que j’ai eu mon prix en analyse.

Aviez-vous déjà conscience des exigences ou des conventions, selon les points de vue, qui encadrent un programme de concert ? Par exemple, aviez-vous des pressions pour mettre du Chopin et du Mozart ? Étiez-vous amenée à négocier, comme certains de vos pairs, sur l’air du : « OK, tu joues Schönberg si ça te fait plaisir mais, d’abord, tu nous mets des pièces plus bankable ? »
Non, j’étais complètement libre. Peut-être ai-je suivi les conseils de Pierre Sancan pour proposer des programmes équilibrés, mais ce que je jouais correspondait à mes choix de cœur.

 

« Ma vie a changé quand je me suis présentée au Leventritt »

 

Dans le précédent épisode de cet entretien, vous avez évoqué le public comme co-créateur des moments de grâce qui, parfois, subliment un concert. Comment appréhendiez-vous, au cours de ces premières tournées, la diversité d’un public qui, certes, doit bien inclure quelques amateurs de musique dissonante ou méconnue (voire les deux !), mais qui comprend surtout, selon toute vraisemblance, des fanatiques de Mozart et assimilé ?
Hum, je ne sais pas trop comment répondre à cette question, d’autant qu’elle est plus ou moins pertinente selon les endroits.

Y a-t-il un auditoire que vous avez préféré ?
En Allemagne, le public est merveilleux. En Amérique, c’est le top, mais, en Allemagne, ce sont souvent des gens musiciens qui viennent vous écouter. Au moins à l’époque, il y avait un piano dans tous les foyers, voire un piano et un violon. Par conséquent, pour ceux qui vous écoutent, la musique n’est pas qu’une théorie froide, c’est une pratique chaude. Ils la connaissent. Ils la vivent. La finesse d’écoute de tels spectateurs est exceptionnelle.

Néanmoins, apprécier un concert n’est pas réservé aux « pratiquants » et aux gens très pointus en pratique instrumentale ou en musicologie !
Surtout pas ! Du reste, c’est fascinant de constater qu’il y a plusieurs façons d’être à l’écoute et de remercier un concertiste. J’ai rencontré des publics très attentifs voire enthousiastes un peu partout. Certes, quand j’ai fait une grande tournée en Chine et en Asie du Sud-Est (à Singapour, Taïwan et Hong Kong), j’ai eu la sensation que les spectateurs étaient plus réservés ; mais, là encore, il est plusieurs manières de marquer son appréciation, et j’ai été formidablement accueillie là-bas également. Si bien que, pour vous répondre, non, je ne crois pas qu’il y ait tant de différences au sein du public et entre les publics eux-mêmes.

Vous nous décrivez avec une modestie non feinte un début de carrière tonitruant, qui aurait satisfait n’importe quel artiste… sauf vous.
Si, si, j’étais très contente !

Pourtant, alors que vous triomphez dans le monde entier, vous estimez que votre formation n’est pas terminée.
Ce n’est pas si simple, mais il y a de ça !

 

« Aux États-Unis, mon horizon a éclaté »

 

Pourquoi n’est-ce pas si simple ?
Eh bien, ce n’est pas si simple parce que, en plus de faire de belles tournées, je passe les grands concours internationaux. Ainsi, je suis lauréate du concours Georges Enesco de Bucarest et j’ai obtenu le Prix international Olivier Messiaen à Royan. Mais l’un des tournants de ma vie d’artiste – et pas seulement d’artiste… –, c’est quand je suis allée à New York passer le concours Leventritt, qui était le concours le plus important à l’époque.

Le Van Cliburn – artiste qui a d’ailleurs remporté le Leventritt en 1954 – n’existait pas encore, à l’époque ?
Non, il a été créé en 1962. L’année où je me suis présentée au Leventritt, nous étions deux cents candidats au premier tour. J’ai fait partie des sept demi-finalistes.

C’était une performance plus que remarquable !
Surtout que, devant nous, les plus grands pianistes américains entouraient Rudolf Serkin, président du jury ; et c’est sur les conseils de Rudolf Serkin en personne que j’ai pris la décision de vivre aux États-Unis.

 

 

Rudolf Serkin avait confirmé votre intuition : vous sentiez qu’il y avait quelque chose en plus qui vous manquait en France.
C’est juste. J’ai senti que, aux États-Unis, l’esprit était ouvert. J’ai deviné que, là-bas, tout était possible. En France, tout était étriqué. Par exemple, au Conservatoire, il ne fallait surtout pas aller écouter les élèves dans les autres classes. L’esprit musical était bouché. Aux États-Unis, mon horizon a éclaté.

Grâce, en partie, à la courte échelle que vous ont faite l’homme d’affaires Olivier Mitterrand et l’écrivain politique André Malraux…
Oui, ils m’ont soutenue quand je postulais pour la bourse Harkness de New York en écrivant des lettres de recommandation particulièrement chaleureuses.

C’était la moindre des choses ! André Malraux était un de vos familiers.
Je le connaissais très bien, c’est exact. Je jouais souvent pour lui, chez lui…

… et il vous écoutait en sirotant un verre de whisky bien tassé !
En effet, telle était son habitude !

Avec son aide, entre autres, vous obtenez la prestigieuse bourse à laquelle vous aspiriez. Là non plus, ce n’était pas une mince affaire.
Non, mais le résultat est là : grâce à elle, je peux m’installer aux États-Unis. J’y resterai sept ans.

Vous voilà donc à New York et, excusez du peu, vous toquez à la porte de la Julliard School.
J’en suis sortie diplômée.

 

« Un grand soir est beau quand il est un commencement »

 

Tout simplement ! Et pourtant, là encore, vous avez un goût d’inachevé que vous résumé dans une phrase terrible : « Quand je sors de Julliard, je ne me suis pas encore sentie prête pour me vendre. »
C’est vrai.

Votre goût pour les études vous empêchait-il de les quitter tout à fait, ou quelque chose qui pourrait s’apparenter à un complexe de modestie vous tarabustait-il ? De l’extérieur, vous aviez le CV parfait !
Mais, monsieur, la musique n’est pas qu’une affaire de CV, vous savez. Moi, je sentais qu’il me manquait encore quelque chose. Qui mieux que moi pouvait en juger ?

 Soit, mais, d’un point de vue franco-français, nous pourrions nous attarder deux secondes sur ce souci de perfectionnement, non ? Après un premier prix à Paris, des victoires dans les concours internationaux et un prix à New York, qu’est-ce qui pouvait vous échapper pianistiquement ?
Je voulais disposer d’une meilleure sonorité. Je savais faire, mais je voulais parfaire ce que je savais faire. Il faut être parfait pour débuter à Carnegie Hall. Quand le public et les critiques vous entendent pour la première fois, ils doivent subir un choc frontal, pas moins. Vous n’avez qu’une occasion de leur infliger cette commotion. Moi qui rêvais de jouer à Carnegie Hall, je souhaitais mettre toutes les chances de mon côté pour que ce grand soir soit non pas un aboutissement mais un vrai commencement.

Admettons. Ce nonobstant, qu’avez-vous pu trouver de mieux comme lieu d’enseignement, après avoir triomphé au CNSM et à la Julliard School ?
Je suis allée à l’université de Bloomington, dans l’Indiana. J’aspirais à travailler avec György Sebők. C’était un immense génie et du piano, et de la pédagogie. Bloomington elle-même était surnommée « la Mecque musicale du monde », ce n’est pas rien ! Y enseignaient aussi János Starker et Menahem Pressler…

 

« György Sebők était un mentor de vie »

 

Comment votre nouveau mentor vous a-t-il choisie (car si, vous, vous vouliez être son élève, lui devait décider s’il voulait être votre professeur…) ?
Lors d’un camp d’été, dans le nord de New York, nous étions quarante élèves qui aspiraient à travailler avec lui. Or, il m’a dit des choses extraordinaires sur mon jeu.

Du genre ?
« Vos forte pourraient faire tomber les murs de cette salle ! »

 

 

Cette puissance a contribué à vous valoir une place parmi les élus…
Oui, György m’a accepté dans sa classe de Bloomington. J’ai gardé mon appartement à New York même si je travaillais dans l’Indiana. J’avais classe deux fois par semaine. Il fallait jouer une œuvre différente à chaque fois, quitte à y revenir. À chaque séance, György parvenait à trouver le détail à peaufiner. Il savait pointer ce qui ne fonctionnait pas dans une sonorité. C’était exactement ce genre d’expertise dont j’avais besoin pour progresser.

L’homme était-il à la hauteur du professeur ?
Les deux facettes étaient indissociables. Pour ma part, j’étais fascinée par ce personnage. Il était médium. Ce n’était pas seulement un grand musicien, pas seulement un mentor de piano : un mentor de vie.

Il faut dire que vous aviez mis votre enseignant au défi en lui annonçant : « Moi, je peux tout jouer bien. » Quelle audace !
 Ha ha ! Lui aussi était sceptique. Il m’a dit : « Ça m’étonnerait. » Et puis, au bout d’une quinzaine de classes sur des répertoires très différents, il m’a glissé : « Je commence à vous croire… » Vue son exigence, quel compliment sublime !

 

À suivre !

 

Rachel Koblyakov joue toute seule (Orlando Records) – 1/5

Première du disque. Photographie : Esther Assuied.

 

Parfois considéré comme le plus célèbre des altistes-compositeurs, Paul Hindemith était en réalité itou violoniste (il fut violon solo à l’opéra de Francfort à ses débuts). Avec sa sonate op. 31 n°1, composée en 1924, il propose une promenade variée en cinq mouvements dans les possibles d’un instrument qu’il connaît sur le bout de l’âme; et c’est avec cette œuvre presque archéologique au regard des autres pièces choisies que Rachel Koblyakov – issue de la Julliard School et du CNSMDP – entamait en 2021 sa traversée en solitaire du disque.

 

 

Le premier mouvement, tagué « sehr lebhafte Achtel », semble s’amuser des diverses manières d’impulser le rythme, notamment

  • par la vitesse, certes,
  • par le changement de débit
    • (insertion de triples croches au milieu des doubles,
    • friction entre binaire et ternaire,
    • ajouts d’appogiatures et de trilles,
    • jeu sur la mesure d’ensembles 6/16 assemblés par trois ou par quatre),
  • par la variation des formes de sons
    • (staccato bondissant,
    • legato précipitant l’écoute,
    • sforzendissimi répétés),
  • par la variation des hauteurs
    • (montées en cavalcade,
    • descentes vertigineuses,
    • bariolages créant un suce-pince,
    • sautes de registres) et
  • par le travail sur les sonorités
    • (piani inquiétants où semble se concentrer l’énergie,
    • fortissimi éclatants où semble rutiler l’explosivité ambiante et
    • crescendi vibrants donnant l’illusion d’une accélération essentiellement intérieure).

Sans conteste, il y a de la vie, dans ces notes et dans leur incarnation violonistique – vie qui passe par une association intime entre 

  • virtuosité exacerbée,
  • travail sur le souffle (ça ne dure qu’1’30, mais quelle pétarade – mazette, du cossu !) et
  • respect des redoutables exigences musicales, qu’elles soient intuitives – par exemple pour faire pulser tel grupetto en respirant quelques fractions de seconde avant – ou spécifiées sur la partition
    • (texte,
    • nuances,
    • attaques,
    • phrasé).

 

 

Le deuxième mouvement, siglé « sehr langsame Viertel », substitue au 6/16 un 3/8 très modulable pour ajouter un sain déséquilibre au swing souvent induit par le principe ternaire. Sa lenteur permet cette fois d’explorer

  • les mutations d’intervalle polluant volontiers la tierce par des descentes chromatiques,
  • les contrastes rythmiques grâce à la dilection de Paul Hindemith pour la connexion – et non l’opposition – entre régularité et disruption,
  • les saccades rythmiques perturbant l’extrême lenteur par le surgissement d’un presto et
  • le son,
    • grâce au travail
      • d’archet, de
      • vibrato et
      • de tenue de l’interprète mais grâce aussi
    • aux suspensions prévues par le compositeur
      • (basse posée sous le motif aigu,
      • points d’orgue et même
      • « courte pause »).

Il sourd du ressassement thématique

  • une mélancolie solaire,
  • une inquiétude diffractée (et hop) et
  • une aptitude à la méditation créative que laquelle l’interprète semble partager avec le compositeur.

 

 

Comme ses prédécesseurs, le troisième mouvement, marqué « sehr lebhafte Viertel », donc très animé, s’axe autour de trois temps (évidemment adaptables au propos), cette fois 3/4. Nous voici plongé dans un maelström de contrastes dont témoigne l’usage de l’ensemble de la tessiture violonistique… mais pas que !

  • Aux phrasés presque lyriques s’opposent
    • bondissements,
    • accents et même
    • notes silencieuses en quadruple piano ;
  • à l’unité du violon s’oppose sa schizophrénie
    • (basses d’accompagnement,
    • questions-réponses,
    • sautes thymiques soudaines ou progressives et dans le débit et dans l’intensité) ;
  • à l’énergie décidée
    • des rythmes pointés,
    • des trilles dynamisantes et
    • des triolets frénétiques s’opposent
    • une langueur sporadique étirant le son,
    • une itération de motifs ne provoquant pas d’évolution du discours, et
    • une immobilité provisoire quand le texte se prend dans des bariolages jusqu’à s’éteindre en triple piano).

 

 

Le quatrième mouvement, binaire, est à la fois un « intermezzo » et un « lied ». Il est annoncé « vraiment calme », donc « à jouer délicatement ». Mais les indications de Paul Hindemith ne s’arrêtent pas là ! La séquence est aussi annoncée « ruhig bewegte Achtel » et « grazioso ». C’est dire si l’artiste doit affronter une interprétation à la fois inspirée et très encadrée… Or, les indications ne sont point inutiles car la partition joue habilement d’une tension entre d’un côté,

  • la clarté de la pulsation
  • et l’élégance
    • d’appogiatures,
    • de trilles et
    • d’envolées aériennes,

et, de l’autre côté,

  • l’incertitude tonale et
  • la quête martelée par des séries chromatiques et diatoniques exprimant manière de langueur qui désamorce tout risque de mignonnitude, guère compatible avec l’écriture hindemithienne.

On y goûte

  • l’intensité de l’interprétation,
  • la finesse des couleurs obtenues par l’interprète et
  • une virtuosité
    • de texture (choix de l’épaisseur du son),
    • de grain (choix de le garder
      • uni,
      • vibrant ou
      • changeant) et
    • de ciselage (manière
      • de l’introduire,
      • de le tenir et
      • de le couper avec des contours
        • tranchants,
        • flous ou
        • presque évanescents).

La variation de nuances finales allant du piano au triple piano avec decrescendo illustre ce que nous avons essayé de rendre avec nos petits mots.

 

 

Le cinquième mouvement est oxymorique – ce qui n’étonne guère dans une sonate où les contradictions, frictions et sursauts sont légion. Voici donc un Prestissimo à jouer avec sourdine, autrement dit

  • un morceau éclatant à jouer sans briller,
  • une pièce spectaculaire à interpréter sans rugir,
  • un moment virtuose à claquer sans pouvoir faire résonner la cymbale dans le cornet des auditeurs.

Pour un musicien, le paradoxe n’est qu’apparent. La sourdine

  • empêche de balancer du décibel à fond les ballons mais point de laisser courir les petites saucisses de la senestre ;
  • elle limite les intensités envisageables mais pas les formes d’attaque de la corde ; surtout,
  • elle transforme le son mais n’interdit pas de le manier (en violoniste expert, Paul Hindemith exige par exemple que certain trait soit joués sur deux cordes).

Ainsi la sourdine crée-t-elle

  • un effet de curiosité lié à cette « préparation » du violon et à ses conséquences immédiatement perceptibles,
  • un effet d’acuité puisque l’auditeur est obligé d’écouter davantage sinon mieux, et
  • un effet d’intensification puisque, si les limites sonores sont resserrées, elles n’empêchent pas l’interprète de déployer un large spectre de nuances (Paul Hindemith exige d’ailleurs de nombreuses déclinaisons, allant du pianissimo au triple forte)

de sorte que la limitation qualitative valorise le travail qualitatif de l’artiste. En un sens, moins de bruit, plus de son ! Sur son Guadagnini de 1750 prêté par le CNSMDP, Rachel Koblyakov s’empare du défi pimpant la virtuosité digitale consubstantielle à un prestissimo

  • en galbant ses crescendi /decrescendi, forcément très prompts,
  • en animant les cycles itératifs avec un souffle rare pour un instrument à archet,
  • en bondissant sur les à-coups de la partition qui complètent la cavalcade par la puissance des accords, et
  • en associant le plaisir de la célérité exacerbée au confort d’une musicalité souplement maîtrisée…

Dans le livret dont elle signe les notes, la violoniste salue la « charmante spontanéité » de cette sonate. Spontanéité ? Pourquoi pas. Charmes au pluriel, ça, incontestablement.


Pour écouter la sonate d’un seul coup d’un seul, c’est ici.
Pour acheter le disque, c’est par ex. .

 

Fruits de la vigne – Château Reynon rouge 2020

Photo : Bertrand Ferrier

 

Au début étaient les blancs secs, puis vinrent les rouges d’appellation Cadillac côtes de Bordeaux. Sous l’impulsion de Denis Dubourdieu, œnologue ayant épousé la fille de l’ancien propriétaire, le domaine s’est aussi ouvert à un produit qui défrise parfois les glottes des amateurs : le liquoreux. Aujourd’hui, c’est le millésime 2020 du rouge maison qui titille nos papilles. L’assemblage réunit aux trois-quarts du merlot, à 15 % du petit verdot et, pour le solde, du cabernet sauvignon. On le peut trouver autour de 13,5 € chez les cybercavistes, hors frais de livraison, quelque 2 € plus cher aux Galeries Lafayette du boulevard Haussmann.
La robe est solide et dénuée de minauderies froufroutantes. Elle offre aux yeux du dégustateur

  • la compacité d’un grenat profond,
  • l’intensité de la cerise griotte noire et
  • l’obscurité résolue qui se refuse à la lumière.

Le nez ne se dérobe pas non plus et ne joue pas davantage les as du small talk (certes, je ne suis pas sûr que beaucoup de nez « jouent les as du small talk », mais bon, c’est l’expression qui m’est venue en cours de reniflement, alors disons qu’il s’agit d’une licence poétique). À nos cavités de non-expert, il s’affirme

  • épicé,
  • boisé et
  • décidé.

La bouche évoque un mélange

  • compoté,
  • un rien tendu sinon serré et
  • à déguster sans attendre de véritable écho car la finale est courte,

diraient les œnophiles ayant pris des cours sur les courts. Soit, pas de quoi ébaubir notre palais qui eût aimé se complaire de rondeurs sensuelles et de mystères équivoques, et hop, mais de quoi faire cortège dignement pour le mariage entre le Bordelais et la Vendée, autrement dit entre le jus et un plat qui n’en demande guère plus, comme des chipolatas aux mogettes. Acceptons-le sans barguigner : toujours être plus-que-comblé par ce que l’on déguste serait un rêve triste. L’histoire est parfois plus intéressante quand

 

mon rêve part et s’enfuit
sans que je puisse le retenir vraiment
et c’est un jeu entre nous deux
un « je » que je ne connais pas
(Alicia Gallienne, L’Autre moitié du songe m’appartient, Gallimard, « Poésie » [2020], 2021, p. 111
).

 

Irakly Avaliani joue Franz Schubert (Soupir) – 2/2

Première du disque feat. Sky is the limit (détail) de Masha Schmidt

 

Après l’allegro et l’andante, deux mouvements concluront notre voyage dans la dix-septième sonate de Franz Schubert telle qu’interprétée par Irakly Avaliani à l’été 2022, devant les micros de Joël Perrot : un scherzo (allegro vivace) et un rondo (allegro moderato) de dix minutes chacun.
Le scherzo est ternaire par sa mesure et par son écriture puisque, après avoir opposé la solidité fortissimo voire sforzendo d’accords répétés et la délicatesse piano d’un duo dans les registres médium et aigu, il propose une synthèse presque dansante entre les deux pistes. Demeure cependant une tension dont témoignent

  • les fluctuations tonales voire modales,
  • le surgissement d’accords à l’unisson ou en progression inversée, et
  • les grondements sporadiques de la main gauche.

 

 

Avec ses accords répétés mais legato, le trio en Sol propose une autre forme de fusion entre

  • mélodie,
  • harmonie et
  • tonicité.

L’interprète soigne particulièrement les contradictions de la partition, exigeant à la fois

  • répétition et ligature,
  • régularité d’un propos balisé rythmiquement et à-coups
    • (respirations,
    • rares blanches suspendant le débit de noires,
    • point d’orgue avant la résolution),
  • miroitement harmonique tuilé (en presque clair : les accords éclairent de différentes façons la ligne mélodique en évoluant doucement) et sforzendi + fortissimi plaquant des modulations inattendues (de Ré à Ut à Mi bémol à si bémol mineur, etc.).

La recette reste mystérieuse, mais la tactique est claire comme eau de roche (exception faite de l’eau minérale traitée par Nestlé, mais c’est une autre histoire). Irakly Avaliani travaille dans trois directions :

  • l’horizontalité des progressions sur le temps long,
  • la verticalité des attaques percussives, et
  • la profondeur qui garde la tonicité des accords en sourdine mais polarise l’écoute par un aigu plus audible que l’accompagnement harmonique.

En repassant en Ré, le trio bascule vers la réexposition du scherzo. L’auditeur, dont l’oreille est désormais préparée, peut mieux goûter les trois pôles que sont

  • les segments mélodiques,
  • les parties toniques et
  • les séquences fusionnées,

alors agrémentées par

  • une souplesse de tempo,
  • une richesse de nuances et
  • un agencement des contrastes clair donc délectable.

 

 

Le rondo, allegro moderato, revient à une battue binaire et à la tonalité nominale de Ré. C’est la fête

  • du staccato,
  • du legato et
  • du rebondissement digital.

Sous l’apparente simplicité d’un ton badin, l’énoncé du thème use des astuces de développement confortablement coutumières et centrées sur la complémentarité entre

  • rythme binaire pointé et ternaire,
  • thème à droite et reprise à la main gauche,
  • motif majeur et petit aperçu de sa traduction en mineur.

S’ensuit manière de double qui accentue le jeu entre

  • doubles croches (binaires) et triolets (ternaires),
  • duo distinguant thème à droite versus accompagnement à gauche et unissons toniques rapprochant les deux mains,
  • légèreté du thème et surgissement d’accords joués sforzendo.

On se délecte de la manière dont le pianiste parvient à

  • caractériser chaque nuance,
  • passer d’une teinte à l’autre et
  • mélanger les couleurs quand la partition l’exige,

d’autant qu’il est supérieurement servi par une prise de son remarquable et un très beau Fazioli accordé par Jean-Michel Daudon.

  • Le swing des temps forts,
  • le plaisir du motorisme confié aux doubles croches et
  • l’échange de rôle entre les deux mains

captivent. Ajoutent au charme

  • la variation des registres,
  • la rigueur de l’ostinato et
  • l’élégance découpée mais jamais guindée du toucher.

Après la réexposition du thème, un passage « un poco più lento » en Sol offre comme une respiration avec mélodie intégrée à l’harmonisation par la main droite et aimable bariolage de la main gauche. Pourtant, à nouveau, une houle modulante secoue ce havre de paix. Irakly Avaliani rend subtilement la force du ressac grâce à

  • une pédalisation minimale,
  • une agogique adaptée et
  • une science des variations d’intensité d’une délicatesse saisissante.

S’il semble que tous les points de montage ne soient pas parfaits (ainsi du léger sursaut de 8’09), ces défauts techniques sont assez microscopiques pour donner de la chair au disque et laisser presque imaginer le travail démentiel qu’il faut pour

  • jouer,
  • enregistrer et
  • produire

un tel travail dont la longue et magnifique coda donne pourtant une impression presque grisante

  • de facilité spontanée,
  • de fluidité naturelle et
  • de légèreté presque enfantine.

Nous sommes conquis car

  • la solidité des doigts,
  • l’équilibre des parties et
  • l’allant inépuisable de l’interprète, dans
    • la célérité,
    • la retenue et
    • la percussivité

parent cette version d’une aura très séduisante. Nous aurons tantôt l’occasion de poursuivre notre exploration de la discographie du pianiste. Hâte d’en partager les prochains éclats !


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