Blogadmin

Sylvie Carbonel – Le grand entretien – 6

Sylvie Carbonel chez elle, le 16 mai 2024. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Avec son coffret de dix disques aux allures de rétrospective (retrouvez nos 24 chroniques – oui, 24 – sur le sujet ici), Sylvie Carbonel démontre à qui en eût douté que, à côté des pianistes spécialisés dans l’interprétation d’un compositeur ou d’une époque, il en est d’autres qui revendiquent de pouvoir et savoir tout jouer,

  • de Scarlatti à Schönberg,
  • de Bach à Messiaen,
  • de Beethoven à Louvier,

et ce,

  • en solo,
  • en formation chambriste ou
  • avec orchestre.

À l’occasion de cette sortie événement, elle nous a accordé un entretien lumineux et intime pour dévoiler quelques parts de son mystère – donc, aussi, le nourrir.

 

1. Apprendre à jouer
2. Créer sa sonorité
3. Se lancer
4. Construire un répertoire
5. Ouvrir un répertoire


Épisode sixième
Choisir sa voie

 

Sylvie Carbonel, lors du précédent épisode, vous nous avez expliqué que, grâce à votre préparation méticuleuse, vous évitiez peu ou prou le stress du concert. Cela doit rendre fort agréables ces moments que redoutent certains de vos collègues…
Oui, surtout quand on choisit ce que l’on fait. Je ne m’en suis pas privée !

D’où la diversité de votre répertoire, qui ne se limite pas – ce qui serait déjà une limite peu limitante – au récital en solo ou au concert avec orchestre.
Mes maîtres m’avaient dit : « On ne peut pas être un grand soliste si l’on ne joue pas beaucoup de musique de chambre. » C’est très vrai. Donc, dès que je suis rentrée des États-Unis, j’ai fondé un quatuor pour lequel je n’ai pas choisi les plus mauvais, comme me l’a fait remarquer Michel Béroff : Pierre Amoyal, Gérard Caussé et Frédéric Lodéon. Pendant une dizaine d’années, nous avons donné de merveilleux concerts.

 

 

 

« Chaque artiste a sa façon de poser sa patte sur un piano »

 

Qu’en était-il de la préparation ? Les formations de chambre sont réputées pouvoir être des espaces assez tendus.
Ah bon ? Parce qu’il nous arrive de nous critiquer ? Voyons, la bonne critique, la critique juste, ce n’est pas de la tension, c’est un échange essentiel à la musique, c’est quelque chose qui nous porte et nous pousse. Avec mes complices, on se reprenait volontiers et très amicalement. Il faut dire que, en présence de tels musiciens, parler de musique et avancer ensemble dans une même direction ne peut être qu’une grande joie.

En sus d’un quatuor, vous avez aussi formé un trio que l’on peut entendre dans le coffret que vous venez de publier chez Skarbo.
Oui, j’ai travaillé avec Michel Portal, que l’on ne présente plus, et le merveilleux violoncelliste Roland Pidoux. Pendant cinq ou six ans, on s’est beaucoup produit en France, en Belgique, en Suisse, en Allemagne… et pour Radio France. C’est d’un concert à la Maison ronde qu’est extrait le trio op. 114 de Johannes Brahms que vous pouvez effectivement retrouver dans le coffret.

Le solo, l’orchestre et la musique de chambre sont trois facettes complémentaires de votre inclination pour l’interprétation sinon l’incarnation de ces « petits signes couchés sur un papier » dont vous parliez tantôt pour désigner la musique avant qu’elle n’advienne.
Oui et non. Je n’aime pas trop l’idée d’interpréter. Radu Lupu insistait sur ce point et me répétait : « Tu ne dois pas interpréter la musique, tu dois être la musique. » Les interprètes sont les co-créateurs sans lesquels la musique imaginée par le compositeur n’existerait pas. Nous sommes des passeurs.

Marie-Nicole Lemieux dit : « Pour moi, l’art n’est ni une question d’ego ou de pouvoir, ni l’envie d’être aimé : c’est une mission et un partage » (Le Monde, 6 juin 2024, p. 26). Vous aussi, vous estimez que les musiciens ont un rôle capital qui les engage pleinement.
Ce n’est pas une estimation, c’est un fait. Si vous écoutez Arturo Benedetti Michelangeli…

 

 

… ou Sviatoslav Richter jouer la même œuvre, vous entendrez des tas de choses très différentes. Chaque artiste a sa façon de poser sa patte sur un piano !

 

 

 

« Faire des heureux, ça réjouit »

 

Dans l’équation associant le compositeur et l’interprète, le concert ajoute une troisième inconnue : le public…
Il faut l’aimer. Il faut aimer le public. Si vous n’aimez pas le public, que faites-vous sur une scène ? Cela étant, je ne joue pas pour le public.

Ah bon ?
Non. Si le concert est un acte d’amour qui se passe à deux, on joue quand même pour soi. Du moins, moi, je joue pour moi ; et le public me porte… sauf les rares fois où je ne suis pas parfaitement prête.

Tel est votre credo : une grande partie (sinon l’essentiel) du concert se joue avant plutôt que pendant.
Bien sûr ! Je vous l’ai dit parce que je l’ai constaté : pour éviter le trac devant un auditoire, il n’y a pas de miracle, il faut vraiment beaucoup, beaucoup travailler. Beaucoup. Parce que c’est pas de la tarte, de jouer devant cent, trois cents ou quatre mille personnes ! Mais, quand vous avez bien travaillé, quel bonheur… Regardez, le 3 mars, j’ai donné un concert-lecture au théâtre des Sablons, à Neuilly, avec Pierre Hentz, un acteur merveilleux quoique peu connu. Le thème en était : « Jacques Prévert et la musique de son temps ».

Vous jouiez Poulenc, Satie, Debussy, Ibert et Kosma, je crois.
Oui, devant sept cents spectateurs enthousiastes. En-thou-siastes ! On a redonné le spectacle à la mairie du quinzième arrondissement, trois semaines plus tard, avec encore plus de succès même s’il y avait moins de places. Or, il y a quelque temps, aux Deux-Magots, une dame m’a regardée avec insistance, puis elle est venue me dire ce qu’elle avait sur le cœur : elle était venue à la mairie du quinzième et n’y avait jamais entendu un aussi beau concert dans cette salle. J’étais ravie ! En concert, peu importe la jauge, ce qui compte, c’est de bien faire son travail, de partager de la belle musique et de toucher le cœur des gens. Pour une raison simple – ça réjouit de faire des heureux.

Néanmoins, vous le savez, dans un concert de piano, le public vient à la fois pour le partage, l’émotion, la communion, l’élévation de l’esprit, le plaisir du break dans une vie souvent très terre-à-terre… et il vient aussi pour admirer quelque chose qui est de l’ordre de la performance acrobatique, laquelle prend deux aspects : la virtuosité et la mémorisation. Dans son mémoire de recherche de deuxième cycle, soutenu pour l’obtention du CA en 2017 au CNSM de Lyon, l’organiste David Cassan soulignait d’ailleurs que les deux étaient liés, la seule mémorisation pouvant passer comme une performance encore plus impressionnante que les prouesses techniques déployées au cours d’un concert.
Ha, je suis pleinement d’accord ! Beaucoup de gens m’ont demandé comment je pouvais bouger mes doigts aussi vite et comment je pouvais retenir autant de notes !

Le moment est venu de révéler votre martingale, je crois.
Bah, ça se travaille. C’est ce à quoi je me suis astreinte avec Pierre Sancan, Radu Lupu et György Sebők. Avec eux, j’ai forgé une mémoire et une technique hors pair. Avec eux, en termes de tempi, j’ai joué comme une folle des œuvres impossibles. Comme une folle ! En juin 2023, j’ai enregistré un clip pour Classiquenews…

…  où vous jouez par cœur !
Ils m’ont demandé de jouer trois pièces qui étaient dans le coffret. J’ai choisi la « Danse villageoise » d’Emmanuel Chabrier, « Au village » de Modeste Moussorgski et « Einfach » de Robert Schumann. Ils voulaient que je joue à la même vitesse que l’enregistrement, puisque c’est lui que l’on entendrait.

 

 

 

« Dissocier technique et musique est une absurdité »

 

Vous étiez votre propre doublure mains, comme on dit au cinéma !
Cet exercice m’a permis de prendre pleinement conscience que, plus jeune, je jouais à des tempi très rapides !

Vous êtes moins amatrice de grande vitesse pianistique, aujourd’hui ?
En vieillissant, tous les musiciens subissent une atrophie plus ou moins limitée de leurs capacités techniques. Alors, oui, on perd de l’agilité, pourquoi feindre le contraire ? Mais qu’importe, tant que l’on reste en capacité de produire de la belle et grande musique !

Ce constat d’une technicité moins flamboyante qu’auparavant vous a donc permis de prendre conscience de l’hénaurmité de ce que vous accomplissiez naguère.
Je ne dirais pas que je n’en avais pas du tout conscience, à l’époque. Je travaillais pour cela, quand même !

Vous êtes donc d’accord pour dire que le concert est une invitation à s’ébaubir devant une performance en plus d’être une invitation à s’élever grâce à la musique.
Il y a les deux. Pas l’une contre l’autre, les deux. Le concert est fondamentalement un engagement artistique ; il n’en reste pas moins aussi une performance, en effet, et je revendique d’avoir poussé cette dualité au maximum. Je sais que, dans notre monde simpliste, il arrive que l’on oppose les interprètes « bons techniciens » et ceux qui seraient « musiciens ». C’est un non-sens !

Il a pu exister (et il en existe encore) d’excellents techniciens qui jouaient comme une balle et peinaient à faire passer la moindre émotion…
Peut-être, mais n’oubliez pas qu’il n’y a pas de belle musique sans technique solide.

La vôtre était presque une marque de fabrique.
Elle faisait partie de mon approche musicale. Elle en fait toujours partie, d’ailleurs ! Dissocier technique et musique est une absurdité. En revanche, les associer profondément peut faire sens. Si vous écoutez ma version des Dix pièces pittoresques d’Emmanuel Chabrier et celle d’Alexandre Tharaud, qui a été mon élève au CNSM de Paris et à qui j’ai conseillé de les enregistrer, vous entendrez une très nette différence.

 

 

Laissez-moi deviner : sa proposition est beaucoup moins virtuose.
En tout cas, il ne joue pas aussi vite que moi. « Idylle », par exemple, et le scherzo-valse, je les joue très, très vite.

Vous démontrez ainsi que la vitesse n’est, en soi, ni précipitation, ni négation de l’émotion.
Non. À condition de beaucoup, beaucoup bosser. Mais je voudrais revenir sur votre propos parce que je ne suis pas du tout d’accord avec vous : je n’ai jamais fait de la vitesse une marque de fabrique.

 

 

Disons que votre legs discographique ne donne pas l’image d’une amatrice de tempi dilatés, selon l’épithète chère à Bruno Le Maire.
Je n’ai jamais essayé de battre des records de vitesse pour me hausser du col. Quand j’ai joué la Rhapsodie sur un thème de Paganini avec l’Orchestre de Mexico, je n’ai pas choqué les musiciens par les tempi que je choisissais. De plus, je sais aller lentement ! C’est indispensable pour certains répertoires. Ainsi, à Riga, j’ai enregistré un disque Mozart, paru en 1995, et je suis très fière. Avec l’orchestre national symphonique de Lettonie, j’interprète le douzième concerto en La et le vingtième en ré mineur… et, vérifiez, je ne cherche pas à jouer plus vite que la musique.

 

« J’aime jouer des œuvres simplement injouables »

 

Puisque nous parlons de choix – choix de répertoire, choix de formation, choix de tempo, etc. –, évoquons les choix que vous avez dû faire pour votre coffret où ce disque Mozart n’est pas repris…
Pour le Mozart, ce n’est pas un choix. Parfois, de misérables questions de droits interfèrent avec le bon sens et la volonté de faire perdurer un travail.

Il y a d’autres grands concerti absents, dans la somme il est vrai déjà bien garnie que vous avez publiée chez Skarbo.
Oui, et qui, eux, auraient plutôt témoigné de ma capacité à jouer beaucoup de notes très vite ! Par exemple, fin janvier 1996, j’ai joué en concert et enregistré le Premier concerto d’Alexandre Mossolov avec l’orchestre Philharmonique de Radio France. Le compositeur est totalement inconnu, et son œuvre est simplement – si je puis dire – injouable. Je travaillais plus de dix heures par jour, car je préparais en même temps le programme Mozart !

Cette œuvre aussi est absente du coffret.
Encore une fois, ce n’est pas un choix. Grâce à des questions d’administration, de syndicats, de mauvaise volonté, je n’ai pas pu l’ajouter au coffret.

On sent que, parmi les arbitrages – volontaires ou contraints – auxquels vous avez du procéder, celui-ci vous coûte.
Certes, et pas que pour moi : pour la mémoire du compositeur aussi. Songez que je dois être la seule au monde à avoir joué et enregistré ce concerto !

Que nos lecteurs se rassurent, dans le prochain volet de l’entretien, nous allons parler de ce qu’il y a dans ce coffret, mais parler de ce qui ne s’y trouve pas n’est pas désespérant : ce pourrait faire l’objet d’un nouveau coffret regroupant des œuvres que vous avez jouées avec orchestre…
J’aimerais bien ! Il y a beaucoup de bandes que j’ai enregistrées, par exemple avec l’orchestre philharmonique de la radio d’Amsterdam… J’ai joué les Nuits dans les jardins d’Espagne avec Willem van Otterloo ; j’ai joué le Capriccio d’Igor Stravinsky et le concerto de Rimski-Korsakoff avec Jean Fournet ; j’ai fait un autre ré mineur de Mozart avec Ernest Bour… Ce sont de très grands chefs. Dans mes nuits d’insomnie, il m’arrive de compulser mes press books de l’époque pour retrouver la date précise où j’ai joué telle œuvre avec tel orchestre sous la direction de tel chef… Alors, oui, un jour, même si je ne sais pas si ce sera jamais possible, j’aimerais beaucoup réunir mes enregistrements concertants dans un second coffret et les mettre à la disposition des mélomanes. Qui vivra verra !

 

 

À suivre…

 

Pierre Réach joue 9 autres sonates de Beethoven (Anima) – 6/8

Première du disque

 

Sonate pour les uns, sonatine pour les autres ; « Sonate facile » pour les uns (qui, souvent, ne la jouent cependant pas), « Sonate du coucou » pour les autres : la vingt-cinquième sonate de Ludwig van Beethoven, composée en 1809, fait partie de ces œuvres brèves qui

  • brisent la linéarité imaginaire d’un compositeur censé aller du plus simple au plus profond,
  • manifestent la plasticité et l’impossible définition unitaire de ce que serait la sonate beethovénienne, et
  • permettent à l’intégraliste de faire respirer son monument.

De même que les sonates opus 49 avaient sans doute pour fonction d’aérer le double disque, entre la Pathétique et la Waldstein, de même l’opus 79 en Sol allège le propos entre la Waldstein et les Adieux, avant un finale en fanfare. Dès lors, cette alternance traduit la finesse de l’agencement pensé par Pierre Réach en personne, qui fait écho à la précision de sa pensée musicale – telle que nous l’avons perçue jusqu’ici – à la fois propre à chaque opus et embrassant l’intégralité de l’œuvre.
Cette sonate-sonatine s’ouvre sur un Presto alla tedesca. Va donc pour une danse allemande ternaire ! Au programme :

  • temps forts nettement dessinés,
  • arpèges légers,
  • accents dynamisants.

Le pianiste fait chanter

  • les nuances,
  • les variations de registres ainsi que
  • la tentation du mineur et des modulations.

Sa maîtrise du clavier (particulièrement de l’art d’enfoncer avec la juste force les petits marteaux chargés de frapper les cordes) fusionne

  • apparente simplicité du texte,
  • élégance joyeuse et allant du tempo,
  • des appogiatures et de la question-réponse conclusive.

Tout cela est envoyé alla Pierre Réach, donc à la fois sans chichi sentimentaliste et avec une attention profonde au texte qui, s’il n’est pas de l’eau la plus tumultueuse où sait puiser LvB, n’en exprime pas moins

  • une jubilation,
  • une légèreté et
  • une envie de gambader

qui ruissellent pour partie sur l’auditeur. L’Andante suivant est encore plus ternaire que le premier mouvement puisqu’il remplace le 3/4 (trois noires par mesure) par le 9/8 (trois fois trois croches par mesure). Il s’ouvre sur un sol mineur bientôt contrarié par une modulation en Mi bémol, laquelle libère le bariolage en doubles croches de la main gauche. Dès lors, le mouvement s’apparente à une étude du swing lent.

  • Notes répétées,
  • égrenage de l’harmonie,
  • rebonds des appogiatures,
  • énergie des trilles,
  • contraste des nuances (incessants crescendi / decrescendi)
  • déséquilibre des triolets ou des quintolets se frottant au battement de deux doubles croches, et
  • modulations en ABA

font partie des astuces déployées par le compositeur et habilement propulsées par son porte-voix. Le Vivace final oppose à ce fin balancement la rigueur efficace du battement binaire. Pour autant, le swing ne disparaît pas grâce, notamment,

  • aux variations d’intensité du toucher,
  • aux relances provoquées par les mordants et appogiatures,
  • aux effets de questions / réponses,
  • à la friction entre binarité mélodique et ternaire sporadique de l’accompagnement ou du surgissement des aigus,
  • à la modulation centrale en Ut,
  • à la tonicité des unissons,
  • au groove fomenté par les répétitions,
  • à la surutilisation du motif croche / deux doubles presque façon ostinato et
  • à l’opposition habile entre force qui va et brusques cahots silencieux.

Porté par la toujours excellente réalisation d’Étienne Collard et par la foi beethovénienne de Pierre Réach, ce mouvement fort sapide, et hop, rendra encore plus joyeux quelqu’un qui le serait déjà (ça existe) et plus dark quelqu’un qui constaterait, avec soulagement, que, forever and ever, la joie

  • sautillante,
  • pétillante,
  • effeverscente, même,

ne lui est pas accessible. Si le mélomane sait être Eusebius et Florestan (et comment ne pas être dysphorique pour apprécier la musique, rarement univoque ?), entre

  • rêve et vaillance,
  • contemplation et action,
  • mélancolie et envie de renverser les montagnes,

cette version de la sonate-sonatine est pour lui.


Épisodes précédents
Sonate opus 2 n°2
Sonate opus 10 n°1
Sonate opus 13 (“Pathétique”)
Sonates opus 49
Sonate opus 53 (« Waldstein »)

 

Modern String Quartet, “Tableaux d’une exposition” (Solo musica) – 3/3

Première du disque

 

Certains visiteurs qui nous font l’amitié de revenir souvent picorer de nouvelles idées de curiosité culturelle pourraient craindre que toutes les notules de cette page se ressemblent. Qu’ils soient partiellement rassurés : pour la troisième partie de notre recension de Pictures at an exhibition par le Modern String Quartet, nous allons commencer par évoquer des capsules de bouteilles aplaties et reliées par des fils de cuivre. Avec les sculpture métalliques monumentales forgées à partir de « matériaux au rebut », la transformation de capsules en tentures est l’une des spécialités d’El Anatsui, sculpteur ghanéen expatrié au Nigéria couronné par le Lion d’Or à la biennale de Venise de 2015.
Or, El Anatsui, c’est aussi le titre de l’œuvre écrite par Andreas Höricht, altiste du MSQ, qui propose non pas un nouveau tableau pour compléter l’exposition moussogrskienne mais une nouvelle sculpture. On aurait pu imaginer que l’œuvre travaille le recyclage de thèmes des Tableaux originaux ; le compositeur déjoue cette attente trop évidente, et propose plutôt, si l’on veut s’inspirer du titre pour imaginer, la contemplation de matériaux déchiquetés. Le regard-oreille va d’un rebut à l’autre, s’attarde sur celui qu’évoque l’un des quatre comparses, se pose, cille, repart. Andreas Höricht sculpte le son de l’ensemble

  • en tissant des nuances contrastées,
  • en liant et déliant des blocs d’où émerge une ligne mélodique souvent chaotique et
  • en télescopant des rythmes chaloupés.

L’usage de motifs répétitifs permet l’émergence d’improvisations (ou parties évoquant une liberté similaire selon des modes variés).

  • Groove,
  • lisibilité,
  • variété et
  • liberté

stimulent une écoute portée par

  • les à-coups rythmiques,
  • les dissonances protéiformes et
  • les variations
    • d’intensité,
    • de sonorités et
    • de couleurs.

Le travail d’ensemble est d’une précision d’autant plus appréciable que la complexité du dispositif, d’une exigence fort intéressante, est indéfiniment renouvelée par le compositeur au fil des six minutes de la partition – même si, faute d’explicitation, le lien entre

  • musique,
  • Tableaux et
  • El Anatsui

relèvent davantage du fantasme suscité de l’auditeur que de la compréhension intime du projet. Le second violon se transforme alors en compositeur en risquant une œuvre au nom amusant, Modest Moves, qui peut servir de promenade remoulinée.

  • Destructuration de l’iconique, et hop,
  • réinvestissement du motif par
    • l’harmonie,
    • le rythme et
    • la mutation mélodique,
  • mix’n’match de citations tableauistiques,
  • science
    • de la pulsation,
    • de la narration,
    • de la gestion des registres

le tout rehaussé par des improvisations très joliment claquées et complémentaires, séduisent et happent l’auditeur avec une mention spéciale pour Thomas Wollenweber, Mr. Pulse coll’arco & Walking Bass.

  • Joyeuse,
  • maline,
  • agencée avec art,

cette rhapsodie séduit jusque dans le fade out final, délicieusement frustrant : on en veut plus ! Le premier violon reprend son rôle d’arrangeur pour une cinquième promenade qui affecte un retour à la lettre moussorgskienne – à ce stade, c’est subtilement pensé.

  • L’extension des registres (du plus aigu au plus grave),
  • l’affectation changeante des rôles harmoniques dans le quatuor et
  • le retour à une relative littéralité

attestent de la cohérence d’un projet joliment construit. Andreas Höricht arrange ensuite Bydlo. Il propose un accompagnement embrassant, entre

  • graves structurels,
  • aigus harmonisants et
  • alto en lead.

La fin du premier motif libère l’arrangeur

  • de la rigueur,
  • de la copie et
  • d’une feinte authenticité.

L’énergie rythmique libère alors l’improvisation presque jusqu’à la libération cajun.

  • Le remarquable jointoyage des épisodes,
  • la richesse de certaines harmonies et
  • la lisibilité de la forme ABA

contribuent au confort capiteux de l’auditeur qui le conduit à La Grande Porte de Kiev, arrangée par Joerg Widmoser comme la Première promenade. L’Allegro

  • alla breve,
  • maestoso et
  • con grandezza

est respecté. C’est au passage energico que tout part en distribil. Le thème au violoncelle se retrouve perturbé par les fantaisies de ses comparses. Puis même le violoncelle se retrouve en basse groove modulante face à des unissons audacieux qui finissent par se déjointer ponctuellement. Le surgissement de l’improvisation est désormais attendu mais pas pour autant désagréable tant l’affaire est bien menée.

  • Enchaînements réussis,
  • trouvailles sonores,
  • dialogues judicieux entre jazzismes et Moussorgski et
  • soins apportés à la musicalité du rendu
    • (phrasés,
    • attaques,
    • nuances,
    • écoute réciproque)

achèvent de séduire et de certifier que, par

  • ses nombreux passages éblouissants,
  • ses trouvailles malines,
  • ses joyeuses réussites,
  • l’engagement savant et plaisant de ses arrangeurs-exécutants,

cette proposition mérite une écoute

  • souriante,
  • attentive,
  • gourmande et
  • souvent admirative.

Précédemment paru, dans la même collection
De la première promenade au vieux château
De Baba Yaga à la quatrième promenade

 

Rachel Koblyakov joue toute seule (Orlando Records) – 4/5

Première du disque

 

Le jour de la Fête de la musique, avec sa cohorte de covers mal ficelées et de déviances wokistes peu engageantes (« Venez à la Gaîté lyrique, des DJettes programment des femmes mais, exceptionnellement, les hommes peuvent venir »), il est joyeux de recenser une musique souvent oubliée de la Fête – en l’espèce, la Troisième étude sur Treatise on the Veil de Matthias Pintscher. L’œuvre, composée en 2007 et dédiée à la violoniste Caroline Widmann, s’inscrit dans un cycle se référant lui-même à un cycle fomenté dans les années 1970 par le peintre Cy Twombly. Matthias Pintscher admire ce plasticien dont il partage le goût pour

  • la polysémie,
  • la perspective et
  • la profondeur.

Prolongeant la méditation musicale sur la ligne proposée par Wolfgang Rihm dans la piste précédente du disque de Rachel Koblyakov, le compositeur se propose de

  • croiser des lignes,
  • d’étirer les notes jusqu’à donner une sensation physique et auditive d’espace, et
  • de « voiler/dévoiler » le son lui-même en usant d’un violon « préparé » (on y reviendra) afin de modifier la perception que l’auditeur en peut avoir – donc changer
    • de point de vue,
    • de ligne de fuite,
    • de perspective.

À la fin de sa présentation, Matthias Pintscher avoue regretter « de ne pas pouvoir dessiner directement le son des instruments comme un peintre ». À défaut, il bombarde l’interprète d’instructions déployées sur trois plans :

  • les instructions générales (notamment pour préparer le violon en fixant des lamelles métalliques sur les cordes III et IV),
  • la légende des symboles utilisés pour désigner, par exemple,
    • la direction d’un arpège,
    • la nécessité de jouer un quart de ton plus haut ou
    • l’injonction de jouer à fond les ballons et, si si,
  • la partition sur portée incluant
    • notes,
    • doigtés,
    • articulations,
    • indications
      • de nuances,
      • de tempi ou
      • d’archet,
    • modifications à apporter sur la note,
    • cordes sur lesquelles jouer (précisons que la même note, jouée sur deux cordes différentes, n’a pas le même son),
    • mutations, etc.

Une telle méticulosité exige sans doute patience et passion de l’interprète, mais le mélomane curieux a bien le droit (ou il se l’accorde) à un peu d’égoïsme, en l’espèce à ne pas juger une œuvre sur sa complexité mais sur ce que parvient à en tirer celle qui choisit de l’exécuter. Dès les premières secondes, Rachel Koblyakov travaille sur l’érotique du son, à la fois voilé et dévoilant. La musique apparaît dans sa fragilité que manifestent

  • des nuances ondulantes mais concentrées sur les pianissimi (donc quelque chose d’à peine perceptible),
  • un registre très aigu (donc presque inaccessible, marquant comme la limite du possiblement jouable et entendable),
  • des harmoniques (donc plus des sons que des notes) envoûtantes, et
  • une tension vigoureuse entre longueur du son tenu et fugacité des quintuples croches articulées (donc comme une impossibilité à cerner le son, entre résonance sans véritable début ni fin, et micromouvement disparu aussi vite qu’il était advenu).

Tout se passe comme si, en écrivant la note, Matthias Pintscher cherchait à la voiler (doù les innombrables indications enveloppant le signe) pour en dévoiler d’autres possibles.

  • Glissendi,
  • silences appuyés et
  • spectaculaires effets
    • (flûtés,
    • spectraux,
    • rythmiques)

se mêlent, sur le disque, au souffle de l’interprète, floutant encore plus la frontière entre

  • musique, c’est-à-dire sons organisés,
  • bruit, c’est-à-dire sons non organisés, et
  • silence, c’est-à-dire séparation – voire réserve hypothétique – des sons.

 

 

Le compositeur semble travaillé par un double mouvement :

  • l’écriture d’une ligne (il y a une partition) et
  • son gommage (on voit toujours la ligne mais comme
    • grisée,
    • transformée et
    • floutée).

Petit à petit, le son lui-même peine à poindre, et l’œuvre paraît se focaliser sur

  • la naissance de la vibration,
  • la contention du son
    • (mise en sourdine,
    • tenue de l’archet,
    • géographie du manche,
    • transformation par l’utilisation des éléments métalliques) et
  • l’exploration, façon zoom, du vaste entre-deux, généralement ignoré, qui sépare le silence de la note.

L’exigence de cette perspective met en lumière

  • l’excellence technique,
  • la sensibilité prenante et
  • l’engagement entier

 de Rachel Koblyakov. Par sa grâce violonistique, ce qui pourrait passer pour un exercice snob et réservé à une vieille race intellichiante confite dans une prétention et des habitudes culturelles censées la rendre supérieure aux autres alors qu’elles se contentent de la ridiculiser devient

  • une exploration fascinante,
  • une narration captivante et
  • une proposition piquante.

On est plus qu’impressionné : secoué par le travail sur

  • la temporalité
    • (retenue,
    • extension par le prolongement ou le silence,
    • brusque embardée prestissimo,
    • confrontation des dynamiques…),
  • la fabrication du son et
  • la capacité  de l’interprète à inventer un espace auditif entre pppp et ppp.

Ainsi la musicienne renverse-t-elle notre scepticisme en nous convainquant que

  • ce n’est pas du pinaillage, c’est de la précision ;
  • ce n’est pas du coupage de cheveux en quatre, c’est de la volonté de se confronter à la matérialité même du son, souvent perçu comme immatériel ;
  • même si cela s’appuie sur une réflexion et des références, ce n’est pas de la recherche métaphysiquo-transcendantalo-conceptuelle, c’est, jusqu’au dernier souffle, de la musique
    • expressive,
    • inventive,
    • vibrante et
    • incarnée.

Une découverte rendue emballante par la violoniste que nous retrouverons tantôt pour anthèmes de Pierre Boulez…


Pour acheter le disque, c’est par ex. .

 

Sylvie Carbonel – Le grand entretien – 5

Sylvie Carbonel chez elle, le 16 mai 2024. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Avec son coffret de dix disques aux allures de rétrospective (retrouvez nos 24 chroniques – oui, 24 – sur le sujet ici), Sylvie Carbonel démontre à qui en eût douté que, à côté des pianistes spécialisés dans l’interprétation d’un compositeur ou d’une époque, il en est d’autres qui revendiquent de pouvoir et savoir tout jouer,

  • de Scarlatti à Schönberg,
  • de Bach à Messiaen,
  • de Beethoven à Louvier,

et ce,

  • en solo,
  • en formation chambriste ou
  • avec orchestre.

À l’occasion de cette sortie événement, elle nous a accordé un entretien lumineux et intime pour dévoiler quelques parts de son mystère – donc, aussi, le nourrir.

 

1. Apprendre à jouer
2. Créer sa sonorité
3. Se lancer
4. Construire un répertoire


Épisode cinquième
Ouvrir un répertoire

 

Sylvie Carbonel, à la lumière du coffret que vous venez de publier, on s’aperçoit que votre répertoire est tridimensionnel :

  • vous interprétez des compositeurs stars en veillant à associer œuvres célèbres et pièces méconnues ;
  • vous osez jouer (et pas que pour un concours…) des compositeurs à l’audience confidentielle (j’imagine que les programmateurs recherchent plus des valses de Chopin que des Études pour agresseur de Jacques Louvier…) ;
  • vous n’envisagez pas le piano sans ses trois possibles :
    • le solo,
    • la musique de chambre et
    • le concert avec orchestre.

Cet éclectisme ressortit-il d’une décision professionnelle prise dès vos débuts, confirmant votre fameux « je peux tout jouer », alors que certains de vos confrères préfèrent se spécialiser dans l’interprétation de tel type de répertoire ou de tel compositeur ?
Oh, oui ! Il faut dire que mes professeurs avaient beaucoup insisté sur l’importance de pratiquer plusieurs types de concerts et plusieurs types de répertoire. Cependant, c’est aussi lié à un de mes traits de caractère : j’étais très curieuse, ce qui ne m’empêchait évidemment pas d’avoir une tendresse particulière pour Mozart, Schumann et Messiaen…

… ledit Messiaen qui, quand vous avez joué devant lui, a lâché…
« C’est magnifique. Je n’ai rien à ajouter. » Venant d’un tel maître, ça m’a beaucoup touchée et beaucoup portée. Au point que c’est moi qui ai créé – avec le grand violoncelliste Gary Hoffman, la géniale violoniste Machi Kudo et le très bon clarinettiste américain Michael Nimroy – son Quatuor pour la fin des temps aux États-Unis ! Quand j’ai joué ça en concert, des spectateurs m’ont dit que, en dépit des cinquante minutes que dure l’œuvre, ce qui peut paraître long à certains amateurs, ils n’ont pas entendu une mouche voler. L’un d’eux m’a même dit qu’il ne pouvait pas bouger pendant tout le morceau. Ils avaient été cognés par tout ce que nous avions mis d’émotion et de mystère dans notre interprétation.

 

 

 

« Le Quatuor pour la fin des temps a déchiré mon rideau »

 

Pourriez-vous essayer de verbaliser ce qui résonne particulièrement en vous dans cette œuvre, donc qui vous donne envie de l’interpréter ?
Question difficile ! C’est une œuvre composée de huit pièces. La dernière, « Louange à l’éternité de Jésus », comprend un éblouissant solo du violon accompagné par des petites tierces au piano pendant quatre minutes… Quelle splendeur !

Dans quelle mesure votre interprétation prend-elle en compte la part religieuse qui imprègne l’œuvre d’Olivier Messiaen ?
Dans ce quatuor, spécifiquement, il y a quelque chose de mystique et de transcendant qui passe et qui dépasse la religion, de sorte que la foi n’est pas nécessaire pour comprendre et laisser résonner la grandeur de l’œuvre ou de son propos. Je pense par exemple au solo bouillonnant de la clarinette, qui fait écho à une pièce beaucoup plus lente, fascinante par ce que le compositeur nous y dit de ce dieu auquel je ne crois pas. Le Quatuor est une œuvre capitale… et je lui dois d’avoir déchiré mon rideau : elle m’a fait aimer la musique contemporaine. Songez que je n’aurais pas passé le concours Messiaen si je n’avais pas entendu le Quatuor à l’âge de quatorze ans.

Votre cœur penche vers Mozart et Schumann, mais Messiaen vous a convertie à des compositeurs moins « Radio classique »-compatibles !
En effet, j’ai joué du Stockhausen, du Louvier, du Boucourecheliev, du Philippe Hersant, du Nicolas Bacri…

La musique du vingt-et-unième siècle vous intéresse, vous touche et vous stimule. Dès lors, pourquoi n’a-t-elle pas trouvé sa place dans le coffret que vous venez de publier ?
J’ai estimé que j’avais fait beaucoup d’autres choses, et je ne voulais pas rajouter des pistes qui pourraient paraître un peu trop hermétiques pour pas mal de mélomanes, où qu’ils soient. Mon coffret est distribué dans le monde entier, je dois aussi penser à ceux qui vont l’écouter !

Vous avez néanmoins osé glisser trois des Études pour agresseurs de Louvier…
Là encore, j’ai rencontré cette œuvre grâce à Olivier Messiaen, puisque le cycle était imposé au concours qui porte son nom ! Il est vrai que les musiques où le sentiment a sa place me touchent plus que celles où le sentiment paraît absent. Pourtant, j’ai beaucoup joué ces Études, que ce soit en Europe, aux États-Unis ou en Extrême-Orient… Je me souviens de les avoir jouées au festival d’Aspen, dans le Colorado (on appelait ça « Julliard West » !). Ça se passait dans la grande salle de concert qui, en fait, était une immense tente, un peu comme à La Roque-d’Anthéron. J’ai joué les Louvier et les trois pièces opus 11 de Schönberg. En sortant de scène, j’ai senti que les gens avaient changé. Dans l’assistance, un grand chef d’orchestre de l’époque, Hervé Barzin, qui dirigeait un orchestre à New York avec lequel j’ai répété certains de mes concerts, est venu me féliciter pour mon talent. Ça m’a plu car, moi, la plupart du temps, je ne m’en rends pas compte !

 

 

 

« À New York, je vivais dans un environnement exceptionnel »

 

Justement, pourriez-vous nous donner des pistes sur votre propre jugement ? En presque plus clair, sur quels critères estimez-vous, par exemple, que tel concert que vous avez donné était meilleur que tel autre, voire était encore plus abouti que vous n’osiez l’espérer ?
Ha ha, c’est subtil ! Pour comprendre ça, il faut accepter l’idée que le concert est un acte d’amour avec le public. J’oublie le public dès que je joue la première note, mais il porte l’interprétation – sauf si le musicien a un trac d’enfer et panique quand il entre en scène.

En effet, on ne devrait pas parler d’interprétation sans mentionner le paramètre du trac !
Le trac n’est pas une honte : les plus grands l’ont eu. Selon la légende, seul Daniel Barenboim ne l’a jamais eu. Moi, j’ai été une enfant sans trac. Je me souviens avoir dit à ma mère, juste avant le concours d’entrée au Conservatoire : « Bah, c’est comme si j’allais faire une partie de tennis ! » Cela dit, il m’est arrivé d’avoir beaucoup le trac à certains concerts. Par exemple, avec Lorin Maazel et le Boston Symphony Orchestra, oh la laaa… même si le concert s’est passé merveilleusement !

Pourquoi, parfois, le trac vous prend et vous redevenez humaine ?
Mais on est toujours humain ! Peut-être devient-on un peu plus qu’un humain moyen si, au cours d’un concert, tout s’est bien passé, si on a décuplé ses moyens techniques grâce au public, au chef ou à l’orchestre. Repousser le trac n’a rien d’inhumain, c’est un travail.

Comment définiriez-vous cette peur qui peut saisir l’artiste le paralyser ou, parfois, le galvaniser ?
Le trac est la conscience de la différence entre ce que l’on aimerait donner au public et ce que l’on se sent capable de faire à un instant précis. Penser que l’on ne va pas être à la hauteur de ce que l’on aimerait produire, c’est l’enfer. Jacques Février, un excellent professeur avec lequel je n’ai cependant pas étudié la musique de chambre, disait – et je le répète aux artistes que je prépare à des concerts : « Quand vous êtes très prêt, vous avez 90 % de chance de ne pas avoir le trac. » Par exemple, deux jours avant mes débuts à Carnegie Hall avec orchestre… Petite parenthèse : c’est le moment le plus important, quand on veut jouer aux États-Unis. Manquer cette occasion peut vous torpiller, ni plus, ni moins. Je pense à un pianiste, nonagénaire aujourd’hui, qui a fait une plutôt jolie carrière en Europe et que je ne citerai pas car ce ne serait pas gentil ; eh bien il a raté ses débuts, et il n’a plus jamais joué aux États-Unis.

Devant des enjeux aussi importants, le trac est-il encore plus fort ?
Écoutez, deux jours avant mes débuts, j’ai avoué à mon professeur de la Julliard – chez qui je suis allée jouer ma Totentanz – que je n’avais pas le trac. Elle m’a répondu : « Deux jours avant tes débuts à Carnegie Hall ? C’est sans espoir ! » Mais je dois avouer que je bénéficiais de conditions exceptionnelles pour me préparer. J’avais ma chambre en plein centre de New York, à deux pas de Central Park que j’adore, chez Hannah Busoni, la belle-fille de Ferruccio, à un bloc de Carnegie Hall, où je disposais d’un piano merveilleux. J’étais dans un environnement exceptionnel. Je suis devenue une très bonne amie de Daniel Barenboim, de Pinchas Zukerman, d’Isaac Stern, d’Itzahk Perlman, de Jean-Pierre Rampal… C’était un enrichissement extraordinaire !

 

 

 

« Le pire ennemi du concertiste, c’est le trou de mémoire »

 

Rencontrer des superstars de la musique vous a-t-il préservé du trac ?
Non. Ce qui m’a donné le plein de confiance, c’est que, le jour où Sergiu Comissiona m’a donné son accord pour la Totentanz, je suis allée acheter la partition dans le plus grand magasin de musique de New York, et j’ai commencé à la travailler. Le jour même. J’avais un an devant moi. Je me suis donnée toutes les chances. Je savais que je n’avais pas le droit à l’erreur. Donc j’ai bossé comme une folle, j’ai beaucoup répété avec un deuxième piano qui jouait la réduction d’orchestre, et j’ai joué l’œuvre devant Jean-Bernard Pommier. Pourtant, quand je lui ai annoncé mon choix, il était sceptique.

Pourquoi ?
Parce que c’est très difficile ; et peut-être aussi parce qu’aucune femme ne jouait cette pièce. À vrai dire, je ne sais pas si d’autres femmes l’ont jouée depuis, même si c’est probable ! En tout cas, j’étais tellement prête qu’il y avait peu de chance pour qu’il y ait un problème.

Quel « problème » redoutez-vous le plus ?
Le trou de mémoire. Quand j’entends un concertiste avoir un trou de mémoire, j’ai envie de passer sous mon fauteuil et de sortir de la salle tellement ça me fait mal pour lui. C’est horrible, comment on se sent, dans ces moments, d’autant qu’il faut se rattraper.

Vous est arrivé de…
Hélas, oui.

Après plusieurs dizaines d’années sur les scènes, avez-vous chassé définitivement le trac ?
Oh, vous savez, ce n’est pas si simple : on peut ne pas avoir le trac du tout, ou ne presque pas avoir le trac, ou avoir un tout petit peu le trac voire être paralysée par le trac. D’une manière générale, je peux dire que, depuis quelques années au moins, je n’ai pas le trac parce que je suis bien préparée et parce que j’ai effectué un travail personnel. Je suis moins stressée.

 

 

 

« On ne m’attendait pas »

 

Puisque nous parlons de trac, mettons les pieds dans le plat ou les mains dans l’armoire à pharmacie. Ce n’est presque plus tabou : de nombreux artistes se protègent du trac avec des calmants ou d’autres substances…
Si c’est ce que vous voulez savoir, je ne prends plus de pilule avant de donner un concert. Ça, c’est du passé… même si ça pourrait revenir !

Vous semblez décrire un cercle vertueux, presque une tautologie : au moment d’affronter Carnegie Hall, vous n’aviez pas le trac car vous aviez confiance en vous.
J’étais en confiance, oui, mais pas parce que j’étais bouffie d’orgueil ! Juste parce que j’avais répété, répété et encore répété.

Et ç’a payé.
Oui. Un mois et demi après mes débuts, je rejouais à Carnegie Hall avec orchestre. C’était pour le Cinquième concerto brandebourgeois de Bach, avec sa fameuse cadence.

L’horrrrrriblement difficile Totentanz vous a lancée.
Peut-être aussi parce que l’on ne m’attendait pas dans cette œuvre. On en avait ri avec André Watts, le pianiste prodige qui avait aussi fait ses débuts à Carnegie Hall à dix-sept ans en jouant la même pièce, mais c’est vrai que le succès de mes débuts m’a ouvert de nombreuses salles new yorkaises et m’a permis de partir beaucoup en tournée aux États-Unis, en Asie, un peu partout.

Sans stress ni trac.
Presque !

 

 

À suivre…

 

« À quelques chèvres près » : le programme

Le meilleur de l’affiche

 

Et maintenant, sans transition, nous interrompons le cours normal de nos émotions pour une page d’autopromo annonçant le concert qui aura lieu dans une semaine au théâtre du Gouvernail (Paris 19). Après, notamment,

au programme du nouveau spectacle intitulé « À quelques chèvres près » :

  • du sentiment,
  • du sport,
  • du saxophone,
  • de la distinction,
  • du travail,
  • de la grosseur (sans grossophobie, tsss, tsss),
  • un zeste de présidentielle,
  • de la tonalité,
  • des prénoms,
  • de l’invitation,
  • de la fluvialité,
  • de l’insularité,
  • de la zoologie,
  • des exemples,
  • le mot « nadir » et
  • de la sorcellerie.

Non, pas de raton laveur, hélas. Hé, on fournit déjà chansons, textes et musiques, point ne faut abuser de la gentillesse.

 

 

La présence d’un public avec vous au milieu sera un plus positif.


Mercredi 26 juin | 19 h | Durée : ca 1 h 5′
Avec Pierre-Marie Bonafos (saxophone), Jann Halexander (invité) et Martin Protais (son et lumières)
Théâtre du Gouvernail | 5, passage de Thionville | Paris 19
Réservations exclusivement ici
Sur place, dans la limite des places disponibles, billets à 15 € et 10 € (pour les impécunieux et les chiches)

 

Pierre Réach joue 9 autres sonates de Beethoven (Anima) – 5/8

Première du disque

 

Pour ouvrir le second disque de son troisième coffret de l’intégrale des sonates beethovéniennes, ouf, Pierre Réach a choisi la monumentale vingt-et-unième en Ut, dédiée au sponsor du compositeur, le sieur Waldstein. Après la dix-neuvième et vingtième (en réalité très antérieures), qui pesaient à peine huit minutes pièce, voici plus de 26′ réparties en deux mouvements de 11′ plus, au centre, un mini mouvement de 3′ qui introduit la seconde partie. Autant pour la sacro-sainte « forme sonate » que le compositeur n’hésitait pas à réinvestir ; et autant aussi pour le caractère aimable des deux précédentes, tant celle-ci rayonne d’une ambition sans comparaison… peut-être en partie pour une raison technique. En effet, on raconte que, autour de 1804, LvB a perçu un nouveau piano Erard, avec plus de touches et de possibilités. Dans cette nouvelle sonate, il compte donc bien profiter de ces nouveaux horizons pour élargir sa geste créatrice.
De fait, l’Allegro con brio commence par opposer un grondement grave et des échappées dans les aigus. Le motorisme

  • (bariolage,
  • arpèges,
  • chromatisme,
  • staccati)

se refuse pourtant à l’univocité :

  • passages posés (dolce e molto ligato),
  • triolets de croche et
  • thème à la main gauche

semblent un temps proposer une autre direction avant que

  • vitesse,
  • tonicité et
  • cahots

ne dissolvent cette option, la reprise actant cette absence d’échappatoire qui est aussi cohérence. Dans cet exercice de

  • dynamique presque perpétuelle,
  • contrastes et
  • fausses pistes,

Pierre Réach brille par

  • sa sûreté digitale,
  • son attention au texte et
  • sa capacité à penser la partition autant qu’à la jouer (ce qui n’est pourtant déjà pas rien) pour ne pas opposer les atmosphères entre elles mais, au contraire, suggérer qu’il s’agit de faces différentes d’une même inspiration prompte à se renouveler.

On goûte les délicatesses de nuance qui s’expriment dans trois dimensions :

  • le temps comme diachronicité
    • (crescendi,
    • decrescendi,
    • piani subito),
  • l’espace comme immédiateté (étagement des intensités entre les différentes voix) et
  • l’intention comme expressivité
    • (touchers,
    • phrasés,
    • pédalisation).

La caractérisation des registres

  • (superbe des graves,
  • légèreté des aigus,
  • efficacité du médium)

profite à l’intérêt narratif d’un propos souvent proche du ressassement. Loin de se satisfaire des astuces connues du développement, le compositeur semble préférer l’itération comme pour ronger l’os afin d’en extraire à l’usure sa substantifique moelle. S’exprime ainsi quelque chose qui tient plus de l’oxymoron (rapprochement des contraires) que de la dichotomie (laquelle suppose une séparation), tant le récit associe intimement

  • la stabilité des motifs, répétés sans trêve ou presque,
  • leurs mutations
    • (rythme,
    • modulations,
    • registres) et
  • la complémentarité
    • des pulsations
      • (binaire,
      • ternaire,
      • augmentée avec
        • appogiatures,
        • points d’orgue et
        • ritardendi, par ex.),
    • des caractères et
    • des couleurs.

L’introduzione, siglée adagio molto, passe en Fa et en ternaire. Elle travaille

  • le grave,
  • le solennel et
  • la suspension.

Le toucher de l’interprète y fait merveille : Pierre Réach paraît maîtriser un piano prêt à bondir, tout en nous laissant imaginer son bouillonnement intérieur – c’est le rôle de ce mouvement dont le pianiste prend le temps de nous faire goûter l’étrange modulation finale (Am | Dm/F | Sol 7) permettant de revenir à la fois

  • en Ut – par glissement – et
  • en binaire puisque, à mesure que le rythme ralentit, l’ontologie binaire du 6/8 (en réalité 2X3/8) apparaît.

Le rondo, marqué allegretto moderato, surgit avec délicatesse et « sempre pianissimo ». Avec une précaution assez rythmée pour ne jamais friser la mièvrerie,

  • les mains se croisent,
  • les notes ruissellent,
  • le duo thème – accompagnement caresse l’oreille et s’enrichit peu à peu
    • (octaves,
    • redoutables trilles,
    • triolets de doubles croches).

L’affaire finit donc par s’emballer

  • (sforzendi,
  • fortissimi,
  • friction entre binaire et ternaire,
  • tonicité des accents),

sans que, pour autant, Pierre Réach n’oublie d’ajouter une touche poétique reliant l’incipit charmant à cet embrasement. La pédalisation à 2′ est formidable, en cela qu’elle révèle des harmonies inattendues (Ut se transforme en C7M puis en la que l’on suppose mineur). Révéler des possibles cohérents avec le texte et l’esprit mais souvent insoupçonnés chez LvB contribue évidemment à l’intérêt et au plaisir de l’écoute. Un retour au calme clôt cette première partie ABA et prépare la bascule vers la partie mineure où l‘énergie des staccati se mêle

  • au vrombissement des triolets de doubles croches,
  • à la solidité des accords,
  • aux modulations,
  • au swing des contretemps et
  • au flux des intensités, du fortissimo au sempre pianissimo et retour.

Une transition sciemment ténébreuse s’éclaire brusquement pour revenir au thème liminaire et principal en majeur. Entre

  • virulence,
  • légèreté et
  • jubilation,

il est évident que le mouvement s’apprête à briser là, après la réexposition brillante du motif initial. Que nenni !

  • La virtuosité gagnant les deux mains,
  • la férocité des accords et
  • les très importantes variations de nuances

préparent, en réalité, un nouveau sursaut créatif qui surgit prestissimo et piano, un combo très efficace. Les dix petites saucisses se courent après dans une fausse innocence pastorale que secouent les modulations. Le finale apparaît donc comme une grande synthèse, annoncée par d’impressionnantes séries d’octaves toujours pianissimo.

  • Le 6/8 du deuxième mouvement est rappelé par le passage implicite en 6/4 ;
  • le thème principal est relancé par l’iconique trille sur le sol ;
  • les modulations en La bémol ou fa mineur font écho aux précédentes ;

et tout ceci est concaténé de façon synchronique, et hop – en clair, ça ne s’enchaîne pas, c’est quasiment simultané. Cela corrobore la vision synthétique de Pierre Réach, pour qui il n’y a pas

  • un Beethoven euphorique,
  • un Beethoven ronchon et
  • un Beethoven fou furieux

mais bien un seul et même compositeur qui exprime différemment une seule et même personnalité. La pédalisation généreuse des accords d’Ut de la péroraison le signalent une dernière fois : le fortissimo se fond dans le pianissimo, et le dernier accord n’est pas tonitruant, c’est une synthèse entre les deux, juste un forte. En somme, par-delà les qualités techniques de l’interprète, essentielles, évidentes mais insuffisantes en soi pour émouvoir,

  • ce niveau d’attention aux détails qui n’en sont pas,
  • ces intuitions que l’exécution objectivise et conforte,
  • cette cohérence dans l’exégèse de l’œuvre entier d’un compositeur

confirment l’intérêt de l’intégrale de Beethoven en cours… et dont nous poursuivrons tout bientôt l’exploration !


Épisodes précédents
Sonate opus 2 n°2
Sonate opus 10 n°1
Sonate opus 13 (“Pathétique”)
Sonates opus 49

 

Modern String Quartet, “Tableaux d’une exposition” (Solo musica) – 2/3

Quatrième du disque

 

Le premier épisode de la chronique nous a permis de découvrir le principe de ces Tableaux d’une exposition : non point une transcription pour quatuor à cordes, mais une proposition inspirée par certaines vignettes moussorgskiennes, augmentées

  • de moments jazzy,
  • de créations et même
  • d’une reprise.

Les cinq premières pistes nous avaient emballé ; les cinq suivantes sauront-elles nous séduire après que l’effet de surprise s’est estompé ? À « Baba Yaga », réinventée par Andreas Höricht, de nous espanter ou nous ébaubir, à sa guise.

  • Attaques tranchantes,
  • rebonds swingués et
  • prise de son d’Andreas Neubronner paraissant réverbérée généreusement et cependant sans flouter les voix

offrent un début à la fois presque orchestral et agréablement dark pour lequel les artistes travaillent autant

  • l’ouverture du son que
  • sa continuité,
  • sa coupure, ainsi que
  • la gestion des silences qui enveloppent notes et unissons.

Cependant, l’arrangeur ne tarde pas à s’éloigner de l’originale de « la cabane sur des pattes de poule » pour se concentrer sur ce que la bâtisse lui inspire : une musique

  • de guingois,
  • aux harmonies changeantes,
  • aux contours variables que chacun à tour de tour, semble pimenter d’improvisations appuyées sur le violoncelle obstiné de Thomas Wollenweber.

La récurrence du motif liminaire, trituré comme du Bartók

  • (rythmicité,
  • itération,
  • dynamique d’ensemble)

n’obère pas le passage « Andante mosso » prévu par Modeste Moussorgski et ici adapté pour profiter de l’énergie des frottements d’archet. Libéré de la littéralité (donc du retour modifié du premier motif), Andreas Höricht s’approprie

  • l’étrangeté inquiétante,
  • les changements de couleurs et
  • la force d’évocation de ce volet

pour susciter un monde singulier faisant résonner autrement la verve moussorgskienne. La troisième promenade qui suit semble comme contaminée par le swing bizarre de « Baba Yaga ». Elle aussi

  • claudique,
  • se balance et
  • esquisse une spatialité de l’écriture en offrant, en moins d’une minute, plusieurs configurations du quatuor
    • (solo,
    • duo,
    • ensemble,
    • questions / réponses,
    • changement de leader, etc.).

L’effet wokiste alla Dix petits nègres touchant à tous les arts, le tableau longtemps intitulé « Deux juifs, l’un riche et l’autre pauvre » et désormais fermement relabellisé « Samuel Goldenberg et Schmuyle » sort alors du shaker du Modern String Quartet, décidé à faire litière de l’agencement original. L’introduction hébraïsante est confiée aux huit cordes graves avant que Joerg Widmoser et Winfried Zrenner ne rejoignent la danse ; et, après 1’35 plutôt proches de l’original, Andreas Höricht se lâche. Si

  • l’on pourrait regretter que, à ce stade, le procédé soit devenu sans surprise (il n’est pas utilisé, par exemple, d’introduction créative avant la citation moussorgskienne),
  • on peut aussi apprécier la familiarité que cette répétition crée entre l’arrangeur et l’auditeur, et
  • l’on peut surtout saluer l’idée, à la fois humble et fructueuse, que ce disque naît d’une sorte de digestion-transformation des Tableaux de Moussorgski – d’où le fait que la transcription soit présentée avant son développement.

Ainsi les harmonies yiddish de Moussorgski débouchent-elles sur une sorte de tango manouchisant où les soli profitent de la complémentarité entre la ligne de basse et l’efficacité discrète des pizzicati.

  • Notes répétées,
  • glissendi détrempés et
  • simplicité de la forme en arche couplée à une coda conclue par les deux dernières mesures de l’original

relisent avec un savoir-faire patent cette histoire du riche et du pauvre… avant de nous précipiter sur la version widmosérienne de « Lucky Man » de Greg Lake. Cette incongruité est doublement logique. D’une part, Greg Lake a repris les Tableaux avec son trio ELP. D’autre part, sa chanson raconte l’histoire d’un homme à qui tout réussit et qui meurt à la guerre, son argent ne lui servant plus de rien – une allusion, sans doute, au tableau qui présentait, nonobstant les pudeurs de vierge effarouchée frappant le monde de la culture mais pas que, deux juifs, l’un riche et l’autre pauvre, topos vétérotestamentaire s’il en est. Néanmoins, il est dommage que le texte de présentation du disque soit si étique. Même si l’on admet qu’il faut laisser une part de mystère aux auditeurs ou qu’un livret renchérit le coût du disque, en l’espèce autoproduit par le MSQ, un hyperlien ou un QR code renvoyant à un livret digital aurait permis aux curieux de mieux pénétrer quelques secrets de fabrication et du disque, et du projet.
La transcription de « L’homme chanceux » s’ouvre sur la pompe. La mélodie arrive ensuite, enveloppée de pizzicati narrant la belle période du héros que décrit la chanson. La cover du premier violon arrangeur laisse une large part à l’accompagnement avec ou sans solo surplombant.

  • Accents country,
  • effets percussifs,
  • association entre
    • diversité des arrangements,
    • virtuosité digitale du soliste façon violin heroe et
    • plaisir de la répétition propre à la musique populaire

dopés par un finale réussi renouvellent l’attention. En effet, à qui pointerait des transcriptions au déroulement balisé (citation puis dérapage), la surprise que constitue cette cover apporterait une réponse convaincante : nous ne sommes pas au bout de nos surprises !
En témoigne la quatrième promenade qui revient à une sagesse semblant lutter contre des commentaires à l’unisson : ici, point de dichotomie transcription / création, mais une friction entre proximité moussorgskienne et pulsion disruptive. Qu’il suffise de dire que le dernier compte-rendu du présent album ne manquera pas de parler de sculpture ghanéenne pour donner une idée de la richesse décidément stimulante de ce disque !

 

À suivre…

 

Sylvie Carbonel – Le grand entretien – 4

Sylvie Carbonel chez elle, le 16 mai 2024. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Avec son coffret de dix disques aux allures de rétrospective (retrouvez nos 24 chroniques – oui, 24 – sur le sujet ici), Sylvie Carbonel démontre à qui en eût douté que, à côté des pianistes spécialisés dans l’interprétation d’un compositeur ou d’une époque, il en est d’autres qui revendiquent de pouvoir et savoir tout jouer,

  • de Scarlatti à Schönberg,
  • de Bach à Messiaen,
  • de Beethoven à Louvier,

et ce,

  • en solo,
  • en formation chambriste ou
  • avec orchestre.

À l’occasion de cette sortie événement, elle nous a accordé un entretien lumineux et intime pour dévoiler quelques parts de son mystère – donc, aussi, le nourrir.

 

1. Apprendre à jouer
2. Créer sa sonorité
3. Se lancer


Épisode quatrième
Construire un répertoire

 

Sylvie Carbonel, à l’occasion du précédent épisode, vous nous avez raconté pourquoi et quand vous aviez jugé que votre formation d’élite était accomplie. Votre impressionnant parcours d’étude et de perfectionnement vous a-t-il préparé à construire votre répertoire ?
Oh, vous savez, il n’y a pas de recettes. Le répertoire, c’est une affaire de prédilections et de circonstances. Par exemple, quand je suis rentrée vivre à Paris, en 1982, Ève Ruggieri et Pierre Jourdan m’ont invitée à participer à une émission sur Antenne 2. Le thème en était : « Le diable dans la musique ». J’ai évidemment choisi de jouer Suggestions diaboliques de Sergueï Prokofiev…

« Évidemment » ?
Tout le monde connaît cette œuvre, non ?

Euh, non.
En tout cas, moi, je la connaissais et je voulais la jouer. Cependant, ça ne suffisait pas pour le programme que j’avais à jouer. J’ai donc effectué des recherches. Je suis allée à la bibliothèque de Radio France, où j’avais mes habitudes, et j’ai découvert un « Scherzo diabolico » d’Alkan. Croyez-moi : il porte bien son nom. C’est d’une difficulté intolérable. Vous avez tout : des octaves, des accords et des arpèges qu’il faut jouer à une vitesse phénoménale sur tout le clavier !

Bref, une œuvre pour vous.
Certes, mais j’ai dû bosser comme une folle. Heureusement, ça a très très bien marché. Aujourd’hui, je peux vous le dire : si le diable existe, il est dans cette œuvre.

 

 

 

« Avec Petrouchka, j’ai passé des moments très compliqués »

 

Pour une concertiste, le plaisir est-il dans la difficulté ?
Il y a essentiellement le plaisir de jouer de grandes œuvres qui peuvent être trrrès difficiles, ce n’est pas pareil ; et aussi, dans une part moindre, celui de relever un défi. Néanmoins, on l’apprend vite, la très grande difficulté est relative. On croit avoir joué l’œuvre la plus difficile du monde, puis on tombe sur une autre encore plus extravagante. Croyez-moi : ça m’est arrivé. Je n’étais pas au bout de mes peines après être venue à bout du « Scherzo diabolico » !

En choisissant des œuvres ultravirtuoses et parfois peu fréquentées (peut-être parce qu’ultravirtuoses…), vous arrive-t-il d’avoir l’impression de vous mettre en danger ?
Dans quel sens ?

Imaginez-vous, ne fût-ce qu’un court instant, que vous n’allez pas y arriver ?
Oui, bien sûr. C’est ce qui force à travailler, car il n’est pas question de ne pas y arriver !

Quelles œuvres vous ont, un temps, fait trembler ?
Petrouchka d’Igor Stravinski. C’est vraiment très, très difficile. Je me souviens d’avoir croisé Jean-Philippe Collard à la porte du studio de Pierre Sancan. Il n’avait encore jamais travaillé avec cette sommité. Il venait le voir parce qu’il n’avait pas eu le meilleur des professeurs. Son grand ami Michel Beroff lui avait conseillé de prendre des leçons avec Pierre. Comme je sortais de la salle, il a vu ma partition et m’a dit : « Tu travailles Petrouchka ? Mais c’est horriblement difficile ! » Il avait évidemment et éminemment raison. J’ai passé des moments très compliqués !

Même vous ?
Même moi. Oh, j’aime beaucoup transpirer. Mais là… Pfff, c’était au-delà. Et ce n’était pourtant toujours pas l’œuvre la plus difficile que j’aie dû travailler !

 

 

 

« Selon moi, Jacques Desbrière fait écho à Emmanuel Chabrier »

 

Cependant, vous ne construisez pas votre répertoire que sur la difficulté…
Non. Il y a des occasions, des idées, des escapades. Ainsi, Pierre Jourdan m’a aussi incité à découvrir Emmanuel Chabrier.

Était-ce une bonne idée ?
Pourquoi ? C’est un merveilleux compositeur !

Certes. Reste que, à part quelques tubes, il n’est guère plus programmé. Stratégiquement, quand on commence à construire son répertoire…
Je me moquais bien de la stratégie : j’étais intriguée. Je suis allée à la section musique de la Bibliothèque nationale de France, quand elle était dans le deuxième arrondissement [de Paris]. J’y allais en quête de manuscrit pour les photocopier ; et j’y ai rencontré Roger Delage, le grand spécialiste de Chabrier. J’avais déchiffré beaucoup d’œuvres quand il a attiré mon attention sur les Dix pièces pittoresques. En effet, il s’agit du chef-d’œuvre pianistique de Chabrier. En 1881, déjà, lors de la création, César Franck a dit : « Messieurs, nous venons d’entendre quelque chose d’extraordinaire. Ces pièces relient notre temps à celui de Couperin et de Rameau. »

Deux siècles plus tard, c’était aussi votre sentiment.
Complètement. Ce sont des œuvres géniales. Certaines sont très poétiques, très mystiques, très charmantes (pensez à « Idylle » !) très extraverties (la « Danse villageoise » !), et leur diversité éblouit. L’une d’elles ressemble même à du Rachmaninov.

Et vous avez une chouchoute, même si vous les avez toutes enregistrées et incluses dans le coffret.
C’est vrai, je les aime toutes, avec quelques réserves pour deux ou trois… mais j’aime infiniment le « Scherzo-valse » et la dernière, magnifique.

Comme les Suggestions diaboliques ne suffisaient pas à remplir une émission, dix pièces, cela ne suffisait pas à remplir un disque…
J’ai donc couplé ce cycle avec le Cahier de musique de Jacques Desbrière.

C’était audacieux car, si Chabrier est un peu oublié, Desbrière est fort peu connu !
Jacques était un ami. Il est mort en 2021, à l’âge de 93 ans. C’était un homme d’affaires qui, un temps, avait envisagé de se lancer dans une carrière de pianiste. Hélas, lors de la Seconde Guerre mondiale, il a perdu un doigt, ce qui mettait fin à ce premier projet. Il s’est alors tourné vers la composition, où il alternait le joliment tourné et ce qu’il faut bien appeler parfois le convenu. Ses pièces que j’ai enregistrées me paraissent faire écho aux « Pièces pittoresques » pour former un disque que je me permets de juger, avec le recul, de très belle qualité. [NDLR : pour écouter l’intégralité du disque Chabrier – Desbrière gratuitement, cliquer ici.]

 

 

 

« James North a écrit que je jouais Moussorgski comme Chopin jouait Liszt »

 

Votre répertoire se caractérise par le fait qu’il associe grands noms, compositeurs oubliés et raretés. Si l’on omettait votre aspiration à « tout jouer », on pourrait aussi s’étonner que vous jouiez des compositeurs d’inspiration variée (c’est rien de le dire !), du bien français Emmanuel Chabrier à l’ultrarusse Modeste Moussorgski…
Moussorgski est un compositeur que, très jeune, j’ai travaillé avec Pierre Sancan, à travers les Tableaux d’une exposition… que j’étudiais en même temps que Gaspard de la nuit de Maurice Ravel.

Rien que ça !
Cette partition des Tableaux, je l’ai beaucoup travaillée avec Pierre, et je l’ai beaucoup jouée en concert. Je l’ai retravaillée à la Julliard School, et je l’ai reretravaillée avec György Sebők. Or, chemin faisant, j’avais ouï dire qu’existaient des pièces jamais jouées sauf peut-être « Une larme » ou « Gopak ».

Les partitions ne circulaient pas alors aussi aisément qu’à l’ère ismlp…
Non, mais des amis de Moscou que j’avais connus au concours de Bucarest et avec qui je parlais russe (j’avais appris leur langue pour pouvoir garder une amitié très profonde avec eux), je les ai obtenues. J’ai donc mis sur mon piano le manuscrit des dix-sept pièces.

Chez vous ç’a fait tilt.
Bien sûr ! Donc, en 1991, j’ai décidé d’enregistrer la première intégrale de l’œuvre pour piano de Moussorgski.

C’est une première mondiale… qui reste la seule.
Oui, personne ne l’a refaite depuis.

Dit comme ça, ça paraît simple. Ça ne l’était pas.
Non. J’avais eu un accident de parcours dans ma vie personnelle. J’ai donc dû beaucoup et bien travailler. J’ai préparé l’enregistrement avec un plaisir que nourrissaient les œuvres. Elles sont si poétiques çà, si humoristiques là ! Elles reflètent si bien l’âme slave ! C’était vraiment une grande joie de les étudier.

Après l’enregistrement, vous les avez beaucoup jouées, elles aussi.
Il faut dire que j’ai été acclamée par les critiques. James North a dit : « Si vous avez quinze versions des Tableaux, la version de Carbonel vaut que vous l’ayez aussi dans votre discothèque. » Quant aux Dix-sept pièces, il disait, tout en affirmant qu’il y avait « peut-être une fausse note here and there » : « Elle les joue comme si Chopin jouait du Liszt », ce qui était une façon de critiquer très américaine. Donc, oui, en concert, on me les a beaucoup demandées. Bref, je suis assez fière de ce disque que l’on retrouve dans le coffret ! [NDLR : pour écouter l’intégralité du disque Moussorgski, cliquer ici.]

 

 

À suivre !

 

Rachel Koblyakov joue toute seule (Orlando Records) – 3/5

Première du disque

 

En 2006, Wolfgang Rihm s’attaque à Über die Linie VII, façon Colloque guilloutique : un titre générique rassemblant de nombreuses pièces très variées, seul le numéro peut les différencier. Cela fait alors trente ans qu’il a rejoint le clan des figures tutélaires de la musique contemporaine. Au cœur de sa partition dépassant les 21′ réparties en 366 mesures, la « ligne » du titre est à la fois

  • l’ondulation mélodique,
  • la direction empruntée par l’œuvre (que la ligne soit « directrice » ou moins gradée) et, peut-être,
  • ces quatre lignes qui parcourent le corps du violon pour ne dessiner in fine qu’une ligne avec, à l’occasion, quelques embranchements profus.

La présente notule ayant la fatuité de vouloir s’adresser à tout public un tantinet curieux, stipulons que ceux qui cherchent à passer un joli moment peuvent d’emblée changer de chaîne, au contraire de ceux qui aiment qu’on leur raconte des histoires certes mystérieuses mais associant

  • la maîtrise de l’évocation poétique,
  • l’euphorie de l’action du type
    • plein de camions qui explosent en chaîne,
    • des course-poursuites et
    • des mitraillages de camions blindés, et
  • la part d’indécidabilité qui sied aux récits privilégiant la foi dans l’imagination et la cervelle de l’interlocuteur plutôt que la crainte de sa stupidité obligeant à tout lui expliquer donc à lui supprimer une occasion – pourtant pas si fréquente – de
    • rêvasser,
    • tâtonner et
    • deviner.

L’affaire commence « dans un grand calme » où l’artiste joue davantage sur les inflexions d’intention que sur les variations d’intensité. Très vite, la tentation de bousculer le calme appert à travers, par exemple,

  • les doubles cordes troublant la ligne monodique,
  • les harmoniques irisant – et hop – le discours,
  • les changements de mesure relativisant la stabilité surtout quand se mêlent
    • mesures à trois temps,
    • mesures à quatre temps et
    • synthèses comme  telle mesure portant « quatre temps valant comme trois ».

Poussé par une Rachel Koblyakov comme indifférente aux exigences de virtuosité

  • de doigt,
  • d’archet et
  • d’architecture,

petit à petit, le violon semble tracer sa voie dans des broussailles aux épines de plus en plus acérées.

  • Dissonances,
  • sautes de registres,
  • souplesse de la mesure,
  • reconfiguration du rythme (par triolets, quartolets, quintolets ou septolets) et
  • recherches sonores (les cordes où jouer les notes étant çà et là stipulées par le compositeur)

animent le propos qui profite de la personnalité particulière du Guadagnini joué par Rachel Koblyakov.

  • Phrasés,
  • tenues,
  • suspensions

esquissent une narration dont la retenue interfère avec une énergie rugueuse manifestée notamment par

  • des inflexions soudaines ou insidieuses,
  • des impulsions rythmiques offertes par les appogiatures,
  • des contretemps incessants et
  • des contrastes entre secondes crissantes et grands intervalles utilisant l’ensemble des registres.

Logiquement, l’affaire s’anime. Nous parviennent davantage de

  • bondissements,
  • sforzendi,
  • frictions rythmiques et sonores.

L’interprète veille néanmoins à garder la ligne entre

  • sérénité,
  • vitalité et
  • moments « presque sans corps » (« nahezu köperlos ») joués « le plus ultrapianissimo possible », au point de transformer le frottement en souffle.

 

 

Cette tension conduit à un passage « inquieto » donc « più mosso ». La ligne

  • vibre,
  • tangue,
  • claque,

dévoilant

  • une narration habitée,
  • un large spectre d’émotions et
  • une jubilation noire qui naît de la violence des contrastes
    • (sffz versus pp,
    • tenues stables versus crescendi,
    • sauts entre registres opposés,
    • surgissements contre glissendi, etc.).

L’agitation aboutit à une série d’explosions

  • les suraigus – jusqu’à huit traits au-dessus de la portée ce qui, pour les non-spécialistes, fait super, super mais vraiment super haut, genre : au-dessus, c’est le soleil – remplacent les harmoniques,
  • les battements s’accélèrent (triolets de croches, doubles en quartolets puis en quintolets avec des triolets au sein du passage), et
  • le rythme ne cesse de se compliquer ou de s’enrichir, c’est selon.

À l’inquiétude se substitue alors des accords marqués « feroce » ce qui, contrairement aux apparences, rappelons-le, n’est pas la contraction de Ferrero Rocher.

  • La tonicité des attaques,
  • les rageuses impulsions des appogiatures,
  • la transformation de « la ligne » en traits montants et descendants, ainsi que
  • la multiplication des sfffz

semblent moins chercher

  • un exutoire,
  • une solution ou
  • une implosion suicidaire

qu’un espace où, à nouveau,

  • démêler l’écheveau,
  • clarifier le propos et, après avoir traversé les broussailles,
  • revenir en plein champ

pour jouir de l’horizon, cette ligne qui s’éloigne à mesure que l’on avance. La forme en arche est confirmée par un passage « calme comme au début », dont l’interprète rend avec habileté la progressivité, comme libérée par le surgissement d’un pizzicato. L’exigence de calme est telle que le compositeur insiste auprès de l’interprète pour qu’il ne propose ni çà ni là un crescendo. L’idée est de revenir à une proposition plus

  • étale,
  • apaisée,
  • médiane, en somme.

Résultat ?

  • Les sons s’allongent,
  • les silences s’installent,
  • la mesure devient insaisissable, et
  • les secondes mineures finissent par disparaître au profit d’une monodie à peine trahie par deux derniers sfffz dont on peut se demander s’ils ont pour fonction d’exprimer l’infini des possibles (peut-être que la ligne, un temps coupée, allait reprendre) ou, sans finesse mais plus probablement, de déclencher les applaudissements en signalant que c’est fini.

Sans nous éblouir stylistiquement en dépit d’une réelle conscience du potentiel violonistique, la narrativité de la proposition reste fort stimulante, notamment grâce à l’engagement d’une violoniste sachant privilégier

  • le son sur la note,
  • la couleur sur la forme et
  • la vision d’ensemble sur la microcaractérisation de chaque événement.

De quoi nous mettre en appétit avant notre prochaine dégustation, dont le plat sera signé par le chef Matthias Pintscher.


Pour écouter la sonate sur une seule vidéo, c’est ici.
Pour acheter le disque, c’est par ex. .