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Une trompette cool

Au Val-de-Grâce (Paris 5), le 3 novembre 2024, en compagnie de Pierre-Marie Bonafos,. Photo : Rozenn Douerin.

 

Et si, « à la finale », ainsi que s’expriment les paltoquets voulant avoir l’air cool, le saxophone était une trompette en plus cool ? C’est l’une des questions fondamentales pour l’humanité – au moins – que posait Une histoire du cool, le récital proposé le 3 novembre 2024 en la chapelle du Val-de-Grâce (Paris 5) par Pierre-Marie Bonafos, l’homme-au-bonnet, et votre serviteur.
Pour une raison simple : le concert se décapsulait sur les Pièces pour trompette et orgue de Jean Langlais. Les curieux qui n’auraient pas encore médité sur la coolitude comparée du saxophone et de la trompette peuvent désormais alimenter leur débat intérieur avec cette pièce très cool placée par Jean Langlais au début de son cycle.

 

 

Etsuko Hirose, « Schéhérazade » (Danacord) – 1/3

Première de couverture

 

Que nul ne soupire en apercevant la première de couverture terriblement kitschissime, même si le résultat fait saigner des orbites. Et encore ! L’image que nous avons reproduite, proposée par RDM sur une page où il se peut acheter le disque, ne rend pas compte du rendu réel, violet et non bleu (c’est peut-être pire : voir les vidéos infra…), mais donne une idée des dégâts… Cette première, d’un mauvais goût, disons, rocambolesque, ne rend nullement raison

  • du talent de l’interprète,
  • de l’originalité de la musicienne et
  • de l’ambition euphorisante de l’artiste

dont témoigne Etsuko Hirose dans ce disque qui fait suite à son récital Moszkowski chez le même label – un album que, grâce à notre science musicologique, nous avions sans pitié taxé de « super » (plus de détails ici). Comme je détiens moi-même le record de la première de couverture la plus moche pour un roman, le ratage graphique de ce disque m’inspire plus de compassion que de hauts-le-cœur ! Et puis, ce qui compte, ça reste la musique, en l’espèce : Schéhérazade, la « suite symphonique » en quatre mouvements de Nikolaï Rimsky-Korsakov.
Le programme de l’œuvre s’appuie sur un éloge du teasing et fait du conte un substitut de la virginité puisque, après avoir défloré ses épouses, le sultan les tuait au matin suivant, ce qui a poussé Schéhérazade à lui raconter une histoire sans fin : l’infini gagne toujours contre l’éphémère, comme le rappelle la mort en se moquant de la vie. La version Hirose, captée et produite par Bertrand Cazé sur un Bechstein D préparé par Philippe Destouesse, est ici présentée dans un « arrangement », non une transcription, de l’interprète. On suppose que c’est par modestie en général et par déférence envers le compositeur en particulier que la musicienne a choisi spécialement ce vocable.

 

 

Le premier mouvement, « la mer et le bateau de Sindbad », s’avance, savante, avec

  • la solennité,
  • la gravité et
  • la retenue

que le prélude largo puis lento exige. L’allegro non troppo passe au ternaire et au majeur, avec un chromatisme profond dont Richard Wagner se souviendra. Etsuko Hirose

  • cisèle ses trilles,
  • affine ses nuances et
  • ne lésine pas sur une pédalisation qui laisse imaginer l’orchestre derrière la réduction mono-instrumentale.

Son investissement de la partition, multipliant les intentions sans surcharger le rendu, lui permet de donner du souffle à cet incipit en créant des couleurs pour habiller de nombreuses façons le swing obstiné de la main gauche – en témoigne la modulation en Ut, dont l’aspect « tranquillo » puis « dolce » saisit.

  • La caractérisation des registres,
  • l’étalonnage des différentes voix,
  • les astuces de transcription (ainsi de l’octaviation de la clarinette pour répondre au violon solo) et
  • la polymorphie du toucher (çà doux, là tonique, ailleurs mélangeant les façons)

précipitent l’auditeur dans une histoire modulante qu’il peinerait à couper avant le finale. Si la prise de son privilégie la netteté à l’onirisme, pour un résultat moins poétique que précis (oui, je sais, ça dit deux fois la même chose mais, sur le moment, je trouvais ce chiasme indispensable à la compréhension de mon propos, c’est pourquoi je ne l’ai pas détruit), l’interprète, elle, sait « mettre le ton » dans sa narration. On est emporté sur son vaisseau par le sac et le ressac de la mer où elle conduit notre barque, mer qui s’anime grâce, notamment,

  • aux fluctuations d’intensité brusques ou progressives,
  • au plaisir du brio et à la gourmandise de la suspension,
  • au respect du texte et à l’inventivité de l’arrangement visant à davantage d’efficience diégétique.

 

 

Le deuxième mouvement, « l’histoire du prince Kalendar », en si mineur, s’ouvre sur un prélude binaire et lento reprenant le motif principal avant de céder la place à l’andantino ternaire où le chant doit être doux et expressif, et l’esprit « capricieux », proche de la liberté d’un récitatif. Le nouveau thème apparaît au médium sur une pédale grave qui pose un vrai problème au piano solo, la longueur de la tenue entraînant sa disparition prématurée, d’autant que la pédale de sustain, qui permet de prolonger les sons, ne peut être laissée tout le temps où l’accord est censé résonner, car elle noierait le thème dans un gloubiboulga peu rimski-korsakovien. Etsuko Hirose travaille donc les atouts pianistiques offerts par

  • les appogiatures bondissantes,
  • la nette différenciation des attaques,
  • la densité des arpèges et
  • la souplesse des foucades rythmiques plus simples à coordonner sur un clavier qu’entre des dizaines d’intervenants.

Le tempo più mosso permet

  • d’écouter bondir les staccati,
  • de se goberger des différents registres, et
  • de se réjouir des soubresauts de tempo et de caractère.

L’allegro molto et son mystère liminaire sont rendus avec l’inquiétante assurance qui sied.

  • Trompettes et trombones se défient sous les doigts de l’interprète ;
  • l’octaviation singularise l’entrée des bois qui précipite l’arrivée du moderato assai suspensif ;
  • la virtuosité digitale éclate au retour des mouvements à la fois vifs et rythmiques.

La pianiste déploie

  • un sens remarquable de la narration,
  • une excellence notable dans l’art de la mutation,
  • un goût affirmé pour la dimension orchestrale du piano

    • (ensembles,
    • polyphonie,
    • dialogues), et
  • une poésie crépitante que déplient
    • nuances,
    • pédalisation et
    • caméléonisation, et hop, d’un piano qui, malgré la sonorité pas toujours magnifique de l’instrument, saisit l’auditeur et lui échappe encore et encore.

Le diable de clavier ne cesse de changer de forme et de caractéristiques à chaque nouveau segment d’une partition qui, habilement, développe peu ses thèmes, préférant

  • les varier,
  • les confronter,
  • les déformer, voire
  • les concaténer.

Cela profite à un arrangement décidément astucieux

  • (choix de hauteurs,
  • notes répétées plutôt que bariolage à l’octave déjà très utilisé,
  • petite pirouette finale, etc.).

De quoi avoir hâte que, une prochaine nuit ou une prochaine notule, Schéhérazade nous donne de boire une autre chère rasade de ce vin capiteux !

 

À suivre…


Pour acheter le disque, c’est par exemple ici.
Pour écouter le disque gracieusement, c’est par exemple .
Pour voir l’artiste jouer Schéhérazade (et pas que) à Paris, c’est le 25 janvier 2025 à l’Espace Bernanos (réservations ici).

 

Un premier verset à double sens

Collégiale Saint-Martin de Montmorency. Photo : Bertrand Ferrier.

 

La musique dite savante se dissimule derrière quoi ?

  • Des codes,
  • des mathématiques,
  • des usages.

Elle semble avoir bien raison de se protéger ainsi tant que ces gnagnagnas n’obèrent pas la part émotionnelle que ces machins permettent. En témoigne la pièce claquée par Mathieu Lours le 27 septembre 2024 en hommage à Yannick Daguerre. Lequel Yannick Daguerre avait claqué la susdite pièce à l’occasion du mariage de Mathieu. Autrement dit, la vie et la mort incluses résonnaient tantôt en la collégiale de Montmorency, avec

  • l’énergie,
  • l’exigence et
  • l’émotion requises.

Pour preuve ou presque de ce beau médius préalablement humecté et tendu bien haut devant la mort, la vidéo infra.

 

 

Enjott Schneider, « Bridges to infinity » (Solo musica) – 1/3

Première du disque

 

Peut-être reportée au 21 février 2025, selon certains sites, fixée à l’automne 2024 selon la cyberfaçade du compositeur (en allemand uniquement), le nouveau disque d’Enjott Schneider, produit par le compositeur, n’en intrigue pas moins par son ambition : trois œuvres orchestrales (deux concerti et une symphonie de quelque trois-quarts d’heure), dont l’une intègre un chœur, se répartissant 81′ de musique, cela témoigne d’une ambition certaine – même si l’on regrette, que, une fois de plus, seuls les acheteurs anglophones et germanophones puissent profiter du livret – pour celui qui affiche à son compteur

  • dix opéras,
  • moult musiques pour le cinéma,
  • une prédilection pour l’oratorio,
  • seize symphonies avec orgue (!) et
  • un goût pour l’éclectisme stylistique associant époques et espaces.

La première œuvre à tourner sur notre platine, captée par Karsten Zimmermann et Johannes Philipp Müller, est un concerto pour violon. Le soliste est ici accompagné par un orchestre de chambre philharmonique incluant quatre percussionnistes (on en découvrira infra une version très différente, tant sur le contenu musical que sur l’instrumentarium, mais qui présente des similarités évidentes dans la construction et l’imaginaire avec le concerto pour violon), commandé pour le cinquantième anniversaire de la mort de Pablo Casals et donc partiellement inspiré par son encore favori, « El cant des ocells » (le chant des oiseaux).

 

 

Son titre associe

  • les oiseaux,
  • la sagesse et
  • la magie,

et sa construction articule cinq mouvements. Le premier, « Naissance de l’univers depuis une spirale et un œuf d’oiseau », plonge dans

  • les abysses d’un big bang alchimique,
  • la fragmentation du discours,
  • l’évocation ornithologique d’un oiseau affolé ainsi que
  • le travail sur les limites donc les grandeurs de la ligne mélodique défiée notamment par
    • la percussion des archets,
    • la mutation de registres,
    • la friction des différents pupitres,
    • l’aspiration sporadique vers le silence,
    • l’écrasement harmonique offert par l’unisson et
    • la confrontation des modes où les écarts arabisants ont toute leur place.

Partition de l’évocation sciemment énigmatique, ce que laissait subodorer le titre mystérieux du mouvement, ce concerto pour violon s’engage sur un langage onirique plus riche que complexe. On y goûte par exemple

  • l’écho entre les différentes familles d’instruments (cordes versus bois),
  • le recours à différentes percussions instrumentales
    • (bruitisme des archets tressautants ou des flûtes réduites au souffle et au cliquetis des clefs,
    • claquements des cordes graves,
    • synchronisation très accentuée des accords rassembleurs),
  • le recours abondant au mix’n’match
    • d’échos,
    • de styles,
    • d’intensités, donc
  • le dialogue entre fragmentation du discours et fusions éphémères.

Le second mouvement s’intitule « Corbeau et corneille – La noirceur nigredo » (le nigredo étant le premier moment dans la création de la pierre philosophale, celui de la calcination). Une séquence rythmique coordonne

  • pulsations,
  • contretemps et
  • cycles moins dansants que vigoureux du violon soliste.

Le développement de cette cellule, loin d’être uniforme, secoue l’auditeur qui, par-delà les séquences où grognent, imperturbables, les cordes les plus graves, se retrouve projeté dans un espace sonore contradictoire, marqué par l’oscillation entre

  • la pulsion vers la trépidance,
  • l’attraction pour la méditation profonde et
  • l’attrait pour
    • le surgissement,
    • le jaillissement et
    • l’explosivité rebondissante.

Enjott Schneider se fait un plaisir d’alterner

  • les couleurs et les techniques,
  • les ingrédients orchestraux et les codes musicaux,
  • les passages évidents – presque apprentisorciéiques – et une construction qui retient l’attention par ses aspects
    • labyrinthiques,
    • lacunaires et
    • morcelés.

La référence alchimique embrase aussi le troisième mouvement, intitulé « Le cygne – Le blanc albédo », l’albédo (que symbolise le cygne) étant la phase postérieure au nigredo, acoquinant la distillation chimique et la libération de l’âme. Il s’ouvre par une envolée lyrique du violon qui, sur un tapis de cordes tressé pour l’occasion, se perd dans des pépiements suraigus. Le retour de l’âme autour du corps souligne que la libération n’est pas encore parfaite.

  • Tantôt, cette redescente est marquée par le rythme brièvement impulsé par les woodblocks ;
  • tantôt, elle s’enivre d’une intervention flûtée imitant un chant d’un oiseau plus pépiant que le cygne ;
  • tantôt, elle s’abreuve aux multiples facettes de la harpe, entre glissendi rêveurs et intervalles légers ponctuant le discours.

 

 

Enjott Schneider tâche de profiter au mieux de l’ensemble à sa disposition, y compris des percussions qu’il a convoquées pour ce premier enregistrement laissant tinter çà une cymbale légèrement frappée, là babiller un xylophone dont le son boisé peut évoquer la découverte de nouveaux possibles par l’âme du violon. Après la tonicité du deuxième mouvement, le troisième, qui confirme la technique savante d’orchestration maîtrisée par le compositeur, se goberge d’une manière d’apaisement interrogatif aspirant

  • à la paix intérieure,
  • à la joie blanche et
  • à la liberté sereine,

même si ces impulsions, convoquant explicitement le « chant des oiseaux » cher à Pablo Casals, restent

  • fragiles,
  • souvent perturbées, partant,
  • presque illusoires, comme en témoigne la fin du mouvement.

Le quatrième mouvement, « Le paon – l’étourdissant monde astral », est de loin le plus concentré. Si  le violon solo semble mener la danse par des interventions tranchantes et tendues, l’orchestre, placé sous ladirection de Gabriel Venzago, lui tient la dragée haute. Il

  • accompagne,
  • commente et
  • interrompt volontiers

les embardées de Friedemann Eichhorn. Enjott Schneider fait rutiler la polychromie du petit orchestre en s’attachant à précipiter, comme dans un alambic inquiétant,

  • mystère et continuité,
  • allant et suspensions,
  • refus du développement et souci d’une narrativité joyeusement énigmatique.

Le cinquième mouvement, « La danse de la grue – rituel et voyage astral », est le plus long. Il se déploie sur un rythme presque tribal par les percussions que rejoignent le soliste puis l’orchestre dans une forme d’ostinato. Se multiplient

  • contrastes efficaces,
  • jeux rythmiques et
  • itérations roboratives

jusqu’à ce que le violon change le cours du récit pour le diriger vers une méditation au calme inquiet. Tout se passe comme si le compositeur proposait une synthèse fulgurante de son concerto à travers

  • le retour d’intervalles arabisants,
  • la volonté d’entremêler différents langages et
  • la place laissée à une traditionnelle coda virtuose (poursuivant l’interrogation structurelle sur les rapports entre soliste et orchestre qui semble être un sous-jacent fort de l’œuvre),

avant de glisser un finale qui refuse de finir

  • en profitant d’un tutti orchestral,
  • en s’abîmant dans une trop attendue forme en arc type ABA, ou
  • en se complaisant dans une explosion pyrotechnique que l’on imaginerait en contradiction avec le programme du voyage astral.

Il préfère s’évaporer sur une tenue suraiguë du soliste, témoignant de

  • de la cohérence,
  • de la maîtrise et
  • de la vue d’ensemble

dont vibre cette proposition. Le prochain opus au programme, le concerto pour alto et cordes, nous propulsera-t-il sur les ailes du rêve et de l’émotion – un oiseau que l’on aime plutôt pas mal, lorsque l’on écoute quelque disque ? La réponse est à découvrir dans une prochaine notule sur le sujet !

 

À suivre…

 

Fantaisie académique

Première de couverture, best of

 

C’est une œuvre pour la jeunesse bien sous tous rapports :

  • le personnage principal est une fille au tempérament de garçonne ;
  • elle a deux mamans ;
  • ses aventures sont un hymne à l’acceptation de la différence.

Un tournoi d’enfer est le deuxième tome d’une série qui s’inscrit dans l’effort de poly-exploitation de la marque « Donjons & dragons ».

  • Écrit par Madeleine Roux,
  • illustré par Tim Probert et
  • traduit par votre serviteur,

il s’amuse à mêler les codes du jeu original et ceux de « Harry Potter ».

 

Incipit du roman

 

Au programme,

  • internat de jeunes élèves,
  • compétition (l’un des grands « trucs » des livres pour la jeunesse, avec l’inusable – hélas – préparation d’un spectacle),
  • multitude de monstres en tout genre,
  • aventures et twists

agitent gentiment le bocal des lecteurs en maniant à la fois l’académisme woke et la fantasy scolaire bon teint. Le plaisir de conter dont Madeleine Roux fait montre contribue à la réussite de cet amusant divertissement « pour les 8-12 ans » que l’on peut découvrir ici et acheter .

 

Irakly Avaliani joue Johann Sebastian Bach (L’art du toucher) – 4/4

Quatrième de couverture

 

Dernier volet de la tétralogie Bach proposée par Irakly Avaliani : les prélude et fugue en si mineur BWV 869 qui couronnent le premier – non le « 1et » comme le propose le sommaire intérieur de la réédition de 2011 – livre du Clavier bien tempéré. Il s’agit d’un diptyque somptueux, qui laisse clairement la place à l’interprétation puisque certaines versions torchent l’histoire en 10′ (on connaît la punchline de Jo Privat, après avoir écouté un jeune virtuose accordéoniste venu lui demander des conseils : « C’est très impressionnant, tu conduis vite, mais c’est dommage car tu n’as pas pris le temps de regarder le paysage ») quand la présente proposition frôle les 17’30. La controverse est banale et insoluble, Bach n’ayant jamais assigné un tempo précis à ses œuvres, se contentant d’indications sciemment floues – ici : andante puis largo. Ce qui est moins banal est

  • la richesse,
  • la liberté, presque
  • la polysémie,

que cette fausse négligence octroie à l’interprète. À lui de construire sa vision de l’œuvre et de convaincre l’auditeur que sa conception se tient et donne à entendre des aspects spécifiques de la pièce.

 

 

En l’espèce, le prélude ne tergiverse point. Il marche, comme son indication de tempo l’exige, bien aidé par une walking bass d’une légèreté permise par le Fazioli réglé par Jean-Michel Daudon et sublimement captée par Joël Perrot. Il y a tout ce qu’il faut :

  • l’allant,
  • la sérénité et
  • l’étagement des intensités qui distingue avec une netteté impressionnante les trois strates de la partition

    • (mélodie,
    • harmonie,
    • basse).

Le texte est énoncé avec

  • une précision scrupuleuse,
  • un phrasé harmonieux et, surtout,
  • une simplicité saisissante

qui rend d’autant plus fascinants

  • les chromatismes hypnotisant,
  • les frottements résolus (l’enchaînement Si / fa dièse mineur à la reprise de la seconde section !) et
  • les voltes modulantes,

captivant l’auditeur, fermement convaincu à l’issue de cette écoute que ce tempo est le bon tempo – idée stupide, on l’a dit, mais qui traduit à sa façon la performance artistique de l’interprète…

 

 

La fugue à quatre voix est annoncée largo ; et, en effet, on ne lâche pas les chevaux, comme disait la pelote, au contraire. À la virtuosité d’esbroufe, Irakly Avaliani substitue une virtuosité de la retenue, où

  • le microdétail l’emporte sur le panoramique,
  • le choix du toucher sur la précipitation, et,
  • sur l’impression générale la construction spécifique du son
    • (intensités,
    • pédalisation,
    • rapport entre les voix).

Bach a choisi de clore son recueil sur une pièce où les difficultés

  • technique,
  • intellectuelle et
  • artistique

consistent, pour le claviériste, à transformer en musique envoûtante une quadriphonie rebelle aux effets waouh. Dans le présent disque, son porte-voix fait son miel d’une telle option avec un jeu dont

  • la clarté confine à la grâce,
  • la science harmonique à l’élégance et
  • l’imperturbable humilité devant le génie du compositeur à un hommage de grande classe.

Se dégage de cette interprétation une évidence loin des problématiques mondaines qui nous happent d’ordinaire. Même les règles si strictes et rutilantes de la fugue semblent se dissoudre dans un flux qui fait sens par lui-même, indépendamment des contraintes mafflues qu’il lui faut respecter. A posteriori, c’est fort impressionnant. Dans l’instant, c’est juste

  • saisissant,
  • puissant et
  • beau.

Et dire qu’il nous reste encore moult disques d’Irakly Avaliani à découvrir !


Pour écouter l’album en intégralité, c’est par exemple ici.
Pour retrouver les précédents épisodes de la chronique Bach, cliquer sur
Fantaisie chromatique et fugue,
Concerto dans le goût italien et
Deuxième partita.

 

Guitarp duo joue de Falla, Debussy et Ravel (Solo musica) – 3/3

Quatrième de couverture

 

Après Manuel de Falla et Claude Debussy, c’est Maurice Ravel que le Guitarp duo a choisi de revisiter à travers trois numéros extraits des Miroirs et arrangés par eux-mêmes pour leur formation. Alors que le lien ténu entre les Estampes de Debussy et le titre du disque, Miroirs d’Espagne, était établi grâce à la pièce qu’ils avaient placée en premier, les interprètes ont choisi de garder « Alborada del gracioso » pour la fin.

 

 

La trilogie s’ouvre sur « Oiseaux tristes », le deuxième épisode du cycle ravélien, dont le compositeur assumait le projet programmatique d’évoquer « des oiseaux perdus dans une sombre forêt aux heures les plus chaudes de l’été ». Très lentement, la harpe dégaine les premiers contrastes d’attaques avec de belles harmoniques pour mimer ou plutôt transposer la percussion du marteau qu’exige la partition sur la première note. Le duo, séparé par la stéréophonie, organise le balancement avec un juste mélange

  • de rigueur,
  • de souplesse et
  • d’habileté

rythmiques. Maurizio Grandinetti et Consuelo Giulianelli savent tour à tour prendre

  • leur temps triste pour laisser les notes vibrer au creux des esgourdes de l’auditeur,
  • leurs doigts à leur cou pour tresser la vitesse quand, un instant, elle surgit, et
  • leur large palette de nuances pour s’approprier, autant que possible, la chaleur résonnante de la version pour piano.

 

 

En deuxième position de la sélection guitarpienne apparaît « La vallée des cloches » qui, d’ordinaire, clôt le recueil avec une partition écrite sur trois portées.

  • Harmoniques,
  • mélange des sonorités,
  • suspensions et
  • résonance des graves de la harpe

tissent les échanges mystérieux entre les cloches. Les complices rendent avec une virtuosité presque intérieure la beauté de la complexité

  • rythmique,
  • harmonique et
  • tonale

qui fait planer une musique dont l’efficacité onirique trouve un regain de fraîcheur dans les

  • dialogues,
  • entrelacs,
  • superpositions,
  • confrontations et
  • symbioses

du duo. Le résultat, habilement non pianistique, pourrait être une façon d’inviter le mélomane à redécouvrir cette grande partition ravélienne.

 

 

Miroirs d’Espagne obligent, le parcours spéculaire s’achève avec « Alborada del gracioso », l’une des deux pièces du recueil à avoir été orchestrées par le compositeur… et l’un des plus redoutables apices du répertoire du vingtième siècle naissant.

  • Hispanismes croustillants,
  • swing caractérisé,
  • contrastes d’intensité,
  • secousses rythmiques,
  • virulentes modulations et inflexions tonales,
  • changements de tempo et de mesure

sont agencés avec une assurance et une habileté certaines. La transcription n’hésite pas – elle a raison – à

  • octavier,
  • doubler ou
  • permuter les rôles.

Sans doute plus hispanisante qu’idiomatique, cette version n’ôte rien au brio ni à la poésie d’une partition majeure. Elle offre une lecture

  • singulière,
  • intelligente et
  • solidement pensée

où, entre

  • notes répétées,
  • glissades maîtrisées et
  • souplesse chirurgicale – presque chorégraphique – du geste commun

palpitent comme de juste

  • le brio,
  • le suggestif,
  • le contradictoire et
  • le songeur.

Ceci n’est pas l’Espagne ; peut-être en sera-ce un miroir ? À tout le moins, c’est un miroir tendu aux massifs ravéliens que Maurizio Grandinetti et Consuelo Giulianelli gravissent par des voies singulières. Si l’exercice peut paraître curieux, c’est qu’il excite précisément la curiosité des mélomanes prêts à libérer leurs esgourdes de leurs habitudes pianistiques ou, mieux, d’enrichir ces us par une autre approche. D’autant plus intéressant apparaîtra alors ce disque où les musiciens, moins farfelus qu’il n’y paraît au premier abord, font preuve

  • d’un goût très sûr,
  • d’une virtuosité remarquable,
  • d’une audace assumée et
  • d’une musicalité évidente.

Pour acheter le disque, c’est par exemple ici.
Pour l’écouter sur YouTube, c’est .

 

Jean Dubois, « Mazurkas vaudeville », PIC (Ivry-sur-Seine), 8 novembre 2024

Jean Dubois au Forum Léo Ferré (devenu le PIC), le 1er juin 2018. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Jadis, de lui, nous écrivîmes :

 

Jean Dubois, c’est la chanson française comme on l’aime : c’est

  • Renaud pas bouffé par l’alcool,
  • Dylan pas grommelant,
  • Brassens shooté aux amphètes, et
  • notre Charlebois à nous, avec son côté
    • « chanson à texte »,
    • « chanson rock » et
    • trouvailles musicales.

 

The times, they are a-changin’, et le résultat est là, hélas pour nous : impossible de resservir cette vieille sauce. Non que Jean Dubois ait déjà changé mais bien qu’il

  • est en train de changer,
  • veut changer,
  • vit sa vie artistique comme un changement plus ou moins radical selon les saisons.

Comme une Anne Sylvestre – si magnifiquement habillée par François Rauber – reprochant à son public de la vouloir voir encore et encore avec « la guitare, les grands cheveux, et gling gling et tout ça »,

  • le gratteux devient pianiste ;
  • l’ACI donne dans la reprise ;
  • le chanteur se revendique pleinement musicien.

En l’entendant revendiquer son choix de donner un récital « capricieux » et en l’écoutant claquer son premier instrumental, on pense à Jann Halexander qui, dans Ornithorynque, son dernier disque, débordait la chanson en proposant

  • des textes récités (éventuellement chantés plus tard),
  • des instrumentaux paraphrasant une chanson et
  • des instrumentaux sans autre texte que leur titre.

Tout se passe comme si ces vieux loups de scène ne se satisfaisaient plus du carcan chansonnistique, tout spacieux et confortable soit-il. Pour bien le signifier d’emblée, Jean Dubois revendique les trois caractéristiques qu’il a données à son tour de chant-mais-pas-que-de-chant :

  • la liberté,
  • l’irréductibilité aux canons (pas que de rouge qui tache) qui va avec le premier item, et
  • la polymorphie.

Le public adhère chaleureusement au projet, car il est patent que l’artiste n’est pas là pour

  • se dérober,
  • provoquer ni même
  • « se réinventer » (on n’est pas dans Télérama ou sur France Inter, youpi).

Il est clairement en recherche gourmande d’autres

  • horizons,
  • éventualités,
  • désirs et
  • devenirs.

 

 

Il y a quelque chose non pas de Tennessee, hé non, mais de poignant dans ce refus de la photocopie de soi-même exprimé par un gars qui n’a ni l’intention ni la moindre probabilité de se « changer en prince ou en roitelet ». Quasiment sans métatexte, il explore son passé d’artiste télévisé via une émission peu appréciée des ceusses qui savent ce qu’il faut apprécier. Via Pierre Dumarchey-Mac Orlan et Léo Ferré, il se remémore sa « belle enfance », jadis magnifiée notamment par l’extraordinaire Catherine Sauvage et ses pianistes phénoménaux. Se chercher un avenir n’exige pas de renier ce qui fut mais d’accepter d’écouter le barouf voire le remue-ménage que laisse aux hommes l’insaisissable « temps qui passe », un monument discret de l’œuvre duboisique. Se chercher un avenir, c’est creuser dans les chansons

  • intellectuellement plates comme l’encéphalogramme de Rachida Dati (mais moins horripilantes et plus efficaces que cette cumularde pensionnée car, elles, « on s’en souvient dès qu’on les entend ») ou auctoriales,
  • francophones ou italianophones ou anglophones couleur rose ou whatever, en fait,
  • de dériliction ou d’amour ébaubissant (« Splash »).

 

 

L’étonnement – au sens étymologique, peut-être – de l’assistance devant une telle palette s’exprime par des rires stupides d’autant qu’injustifiés musicalement, rappelant ceux qui accompagnaient le bouleversant « Femme piano lunettes » quand Barbara la disait sur la scène du Châtelet. La gêne d’une partie du public devant ce pas de côté artistique prouve que le chanteur frappe

  • juste,
  • précis,
  • fort.

Son inclination presque insolente pour

  • la mazurka,
  • l’inattendu,
  • les partitions où l’on « compte aussi voire surtout les temps où l’on ne touche pas terre »

résonne chez chaque spectateur d’une façon différente, sans doute, et c’est tellement bon signe dans un monde poussé à l’unanimité

  • soumise,
  • consensuelle et
  • métrique voire paramétrique.

Ici,

  • scottish biscornue ou danse à tomber,
  • Noël effrayant par sa proximité ou la possibilité de son absence,
  • propositions dissonantes puisque l’on arrive à rien tout seul et qu’il faut toujours quelqu’un pour t’en empêcher (telles ces chansons écolo ou non de Stéphane Cadé, un très proche de Jean Dubois, chansons avec lesquelles, ne fussent-elles pas incluses dans un éloge écolo des « mobilités douces » qui nous consterne par essence même si, nous, on fait que l’gasoil, nous n’avons jamais eu d’atome crochu, tant
    • les textes nous parlent peu,
      • poétiquement,
      • diégétiquement et
      • rythmiquement,
    • la prosodie paraît inadaptée – en témoigne l’alourdisseuhment des syllabeuh muetteuh en fin de vereuhs, et
    • la mélodie, des mots, des rimes comme des notes, nous émoustille autant qu’une risette de la pornographe Marlène Schiappa),
  • chansons formidables et espérées – parce qu’il faut bien contenter les duboisomaniaques dont est votre serviteur – sur
    • le manque,
    • Paris, ou
    • le moment de verbaliser le love,

tout contribue à dessiner un nouveau « p’tit pays, pas très loin derrière » où la chanson

  • se construit,
  • se déconstruit, donc
  • se reconstruit.

 

 

Ce 8 novembre 2024, Jean Dubois paraît nous avoir attiré moins au cabaret, lieu qu’il connaît sur le bout des paroles, que dans l’atelier de l’artiste.

  • À l’harmonica,
  • au piano,
  • à l’être,

il parvient à associer sans chantage

Au lieu de rester silencieux donc loin

  • de son activité,
  • de son identité et même
  • de son devoir d’artiste,

l’homme-scène cherche à emmener ses spectateurs dans un ailleurs artistique en cours d’invention et pourtant déjà multiple. Avec une délicatesse qui n’est jamais renoncement à la brutalité (sinon, comme on s’en ennuierait !), Jean Dubois sait

Le résultat est aussi audacieux que réussi. Par conséquent, tant que nous le pourrons, restant en amazone, nous continuerons d’avancer notre bouche et de croquer le talent

  • exceptionnellement singulier,
  • sincère et, selon la terminologie goldmannienne,
  • envolant,

de cet hurluberlu hors norme, convaincu que ce sera toujours un plaisir et pas que celui (nullement négligeable ou honteux) de la nostalgie.

 

 

Je passe sur la route comme un âne chargé…

Bertrand Ferrier en répétition à l’orgue du Val-de-Grâce, fin novembre 2019. Photo : Rozenn Douerin.

 

… dont rient les enfants et qui baisse la tête : c’est ce qu’écrivait jadis Francis Jammes.

  • Apprentissage de l’humilité,
  • introspection méditative,
  • aspiration parfois douloureuse à la transcendance

animent le poème mis en musique pour orgue, trompette et soprano, et propulsé pour la première fois le 1er décembre 2019 en la chapelle du Val-de-Grâce.

 

 

Irakly Avaliani joue Johann Sebastian Bach (L’art du toucher) – 3/4

Première du disque

 

Sans doute soucieux de diversité, puisque c’est dans l’unité du multiple qu’apparaît la patte d’un compositeur, Irakly Avaliani choisit, après les fantaisie et fugue BWV 903 puis le concerto dans le goût italien BWV 971, de nous proposer la Deuxième partita en ut mineur BWV 926, composée de six mouvements ici captés en une vingtaine de minutes (à titre de comparaison András Schiff évacuait le problème en à peine plus d’un quart d’heure).
La sinfonia s’ouvre sur un segment bigoût, à la fois grave et adagio. On en apprécie le mix’n’match entre

  • solennité,
  • silence, et
  • équilibre dosant percussivité, résonance pédalisée et silence.

 

 

L’andante de la symphonie surgit avec d’autant plus

  • d’élégance,
  • de fraîcheur et
  • de délicatesse.

La mélodie festonne sur une walking bass très jazzy.

  • L’art du chromatisme alla JSB,
  • la finesse des rares ornements,
  • le groove des questions-réponses et des contretemps

déploient une méditation hypnotisante qui se laisse soudain déborder par une embardée ternaire.

  • La légèreté,
  • la tonicité et
  • l’habileté de l’accentuation

font de cette troisième partie un moment roboratif dont la solidité digitale de l’interprète rend avec habileté la musicalité. À son tour, l’allemande frémit d’ambiguïté :

  • dansante, elle est cependant calée sur un deux temps inébranlable ;
  • établissant un dialogue aussi clair qu’efficace entre les deux pattes du pianiste, elle privilégie cependant le rôle prépondérant de la main droite en ramenant çà et là la main gauche à son rôle d’accompagnatrice ;
  • inexorable, elle s’offre cependant les sursauts qui, grâce à la science du phrasé d’Irkaly Avaliani, contribuent à son charme
    • (ornements,
    • triples croches de relance,
    • deux en deux sautillants…).

 

 

La courante ternaire sait être

  • prompte sans être brouillon,
  • énergique sans être vibrionnante,
  • cohérente sans être monolithique grâce, notamment, aux nuances choisies par le pianiste lors des reprises.

La sarabande, forcément ternaire elle aussi, prend le contrepied du mouvement qui la précède. Elle fusionne

  • un tempo posé avec un allant serti dans la plus convaincante régularité,
  • une rigueur métronomique avec une sensibilité qu’un toucher incroyable rend presque palpable, et
  • la clarté du discours avec le soin gracieux d’éviter tout surlignement explicitateur, pédagogisme pédant ou sous-titrage prenant les auditeurs pour des lapins d’une semaine et demie.

Le bref rondeau, toujours ternaire (après

  • trois blanches par mesure puis
  • trois noires par mesure, voici que la partition concentre
  • trois croches par mesure),

sait

  • bondir (les staccati !),
  • jaillir (l’impulsion donnée par les sauts de quinte !), et
  • rendre ravissants les détails grâce à la précision de l’exécution (la très fine différenciation entre la durée d’une croche détachée et le surgissement d’une double après un quart de soupir !).

 

 

Le capriccio final revient au battement binaire. Il concentre les points d’attraction goûtés lors des cinq épisodes antérieurs, notamment

  • les contradictions qui rendent vivant un contenu a priori engoncé dans des formes préétablies et sagement respectées
    • (solennité et grâce,
    • vigueur et légèreté,
    • immutabilité du tempo et sensualité des nuances),
  • la palette de touchers qui transforme un débit de notes en musique,
  • l’excellence du phrasé qui
    • éclaire le propos,
    • galbe une dynamique et
    • donne du souffle à cette épopée en doubles croches ininterrompues, ainsi que
  • le parfait étagement des intensités rendant la polyphonie à trois voix
    • foisonnante,
    • gourmande et cependant toujours
    • claire et distincte.

Une telle réussite, magnifiée par la prise de son nette mais point froide de Joël Perrot, réjouit d’autant plus qu’un dernier diptyque nous attend pour l’ultime notule, à venir, autour de ce disque jusqu’ici plus qu’impeccable : passionnant.

 

À suivre !


Pour écouter l’album en intégralité, c’est par exemple ici.