Irakly Avaliani joue Frédéric Chopin – 3/6
Après la barcarolle op. 60 et les trois nocturnes tubesques, faute de légitimité critique bien établie, on est allé quérir quelques épithètes de bon goût chez les Sachants pour évoquer la Polonaise-Fantaisie en La bémol de Frédéric Chopin, dont le storytelling rappelle qu’elle a été composée peu après que le lover a brisé là avec George Sand. « Dosée, marmoréenne, tendre et intrépide » seraient son horizon idéal d’après les Experts de France Musique. Souvent emballée sur YouTube en douze ou treize minutes, elle dépasse le quart d’heure sous les doigts d’Irakly Avaliani (même si la quatrième de couverture s’emballe en l’annonçant à 16’41 au lieu de 15’41 au compteur). Comme on n’a pas trop d’inquiétude sur la virtuosité du zozo, on se réjouit de passer un peu plus de temps que prévu en sa compagnie musicale.
L’allegro maestoso associe
- solennité des accents graves,
- onirisme des arpèges aspirés par le suragiu et
- mystère d’un prélude posé en apparence plus qu’en tonalité.
S’y substitue un « tempo giusto » a priori tonique et solaire. Le pianiste en fait entendre
- l’apparente gaieté,
- les tensions (changements
- d’intensité,
- de tempo et
- d’agogique) et
- l’allant empreint de contradictions
- (octaves potentiellement bondissantes à main gauche,
- chromatismes descendants,
- frictions rythmiques associant
- contretemps,
- associations, oppositions et complémentarité entre binaire et ternaire, ainsi que
- débordements par l’élargissement de la mesure par
- la pédalisation,
- les points d’orgue sur les respirations et
- l’agogique).
Le discours hésite entre
- suspensions,
- emportements et
- tonalités.
Le motif des quatre notes répétées
- nourrit,
- unifie et
- relance
un développement plus rhapsodique que prévisible. Irakly Avaliani en rend les oscillations de couleurs par
- un toucher protéiforme,
- une habile organisation d’une mesure assez libre pour associer çà 3/4 et 9/6, et
- un équilibre global offrant, selon la circonstance d’accompagner les changements (par exemple de tonalité) et de laisser l’auditeur s’en étonner (certaines modulations ne sont pas piquées des hannetons, comme on disait quand il y avait des hannetons), selon que la note de bascule – quasiment la blue note – est valorisée ou non.
Les tourments de l’inspiration ne sont donc pas exprimés par
- l’usage du forte (rare chez cet interprète),
- la mise en avant du brio quand les notes se bousculent ou
- les stratégies Stabylo bien connues
- (contrastes,
- élargissements appuyés façon wagon de grand huit avant une descente vertigineuse, voire
- précipitations).
Le musicien préfère la musicalité à la frime. On se laisse d’autant mieux saisir par Chopin qu’Avaliani ne fait pas le beau : il fait du beau ; et la polonaise-fantaisie profite à plein
- de son art du ralenti frappant d’évidence,
- de sa science de la progression nuancée, et
- de sa conception holistique du temps, qui permet au son
- de respirer,
- de résonner,
- de se bousculer ou
- de réguler métronomiquement le texte.
Aussi le passage en Si et Si bémol sonne-t-il avec
- l’intériorité pudique,
- la gravité lumineuse et
- la profondeur équivoque
qui lui conviennent. Sans désamorcer toute surprise, le porte-voix du compositeur nous guide dans le labyrinthe
- tonal,
- rythmique (un 6/8 éphémère surgit là à la main gauche comme pour explorer encore une autre voie disponible dans la limite du 3/4) et
- expressif
d’une partition tournoyante.
- L’élégance de l’arythmie
- (régularité / agogique,
- binaire / ternaire,
- mesuré / trille),
- la fulgurance des nuances,
- l’émouvante pertinence des attaques
ne peut que bouleverser celui qui, au lieu d’entendre, écoute. Parfois, des curieux me demandent si, avant de dire que c’est wow, j’ai ouï les versions de leurs poulains préférés. Franchement, qu’est-ce qu’on s’en tampiponne ? La musique n’est pas concurrence, elle est connexion entre
- un texte,
- un interprète et
- un auditeur.
Ici, ce que je veux raconter, ce n’est pas le critère de perfection consensuelle, c’est pourquoi je pense que les curieux auraient profit personnel à verser (ou non, oui en l’espèce) une oreille dans cette histoire.
- Ni payé par l’attaché de presse,
- ni rémunéré par l’interprète,
- ni encouragé par un label (certains en pourraient témoigner),
je raconte des histoires ; qui s’y connecte les suive et, surtout, se risque à glisser une esgourde sur le travail de l’artiste pour vérifier si lui aussi connecte. En l’espèce,
- récurrences,
- remotivations du 3/4 en 18/8 puis 9/4 à dextre avec rythme pointé à gauche,
- fulgurances modulantes
sont supérieurement menées.
- Fougue intérieure,
- virtuosité extérieure,
- émotion communiquée grâce à l’impossible et décevante osmose entre binaire et ternaire,
- émouvante et vaine – à l’aune humaine – espérance de l’accord parfait final
animent cette version. Peut-être pas
- marmoréenne et
- tendre et
- intrépide et
- dosée et
- je sais pas ce qu’il faut pour francemusiquer,
mais
- pensée,
- propulsée,
- intelligente et
- émouvante.
Bon, d’accord, pour les mazurkas qui nous attendent, on ne cherchera pas la solution critique ab initio. Mais, franchement, pour un tel monument, fallait tenter de regarder le « Profil / Hatier » de l’œuvre, non ?
À suivre…
Pour écouter l’intégralité du disque, c’est par exemple ici.
Un projet d’optimisme partagé
La chanson avec du texte dedans permet de traiter de sujets aussi graves et violents que le travail. Elle peut aussi aider à lutter contre ce fléau. C’est le socle éminemment optimiste de cette chanson créée le 26 juin au théâtre du Gouvernail.
Théo Boulakia et Nicolas Mariot, « L’Attestation », Anamosa – 1/2
Un livre peut-il être d’autant plus intéressant que sa lecture est parfois ardue ? Peut-il traiter d’un sujet passionnant… et révéler que le plus passionnant n’est peut-être pas tant son sujet que la manière dont il s’en empare ? Après découverte du texte, voilà deux questions que pose L’Attestation. Une expérience d’obéissance de masse, printemps 2020, publié aux éditions Anamosa en 2023 par Théo Boulakia, normalien et alors doctorant en sociologie, et Nicolas Mariot, sociologue et chercheur au CNRS. Au cœur du livre – un objet joliment façonné, avec couverture à rabats et papier de qualité – explorant le premier confinement, un moment étrange qui a mêlé
- la réalité,
- les fantasmes et, surtout,
- l’opportunisme politique
suscités et permis par le coronavirus, battent pourtant d’autres questions, telles que :
- comment enfermer et faire obéir une population habituée à la souplesse d’une République réputée démocratique ?
- comment mesurer a posteriori l’efficacité sanitaire et les conséquences humaines de cette séquence ?
- quelles traces a laissé une telle expérimentation de fracassage – et hop – des libertés publiques ?
C’est ce que nous évoquerons dans ce compte-rendu libre en deux épisodes et cinq chapitres.
1.
Penser le confinement
Habilement, les auteurs commencent par interroger leur objet d’étude en contrant une évidence : le confinement n’existe pas. Le terme recoupe des réalités très dissemblables, tant au niveau mondial qu’au niveau européen (ils montreront plus tard que la réalité est aussi dissemblable au sein du territoire national). Si la logique française se distingue des procédures appliquées à Wuhan, elle n’en participe pas moins d’une « amplification de mesures autoritaires, de répression des conduites déviantes et de justice sommaire » (30). L’examen comparatif relève deux faits. D’une part, les mesures de confinement sont souvent révélatrices de réalités sous-jacentes et parfois invisibilisées, notamment en ce qui concerne la remise en cause des libertés publiques. D’autre part, elles accentuent des mesures liberticides présentes auparavant, au point qu’il est possible de « penser l’état d’urgence sanitaire comme prolongement de l’état d’urgence antiterroriste » (30). En ce sens, le confinement, c’est-à-dire l’interdiction de sortir de son domicile
- pour une durée variable,
- totalement ou par intermittence,
- avec ou sans exceptions au périmètre envisagé
est un révélateur et un amplificateur. En témoigne l’instrumentalisation du confinement tant par les États (frappant est l’exemple de l’Inde tenue par l’intégriste Narendra Modi) que, localement, par des mafias, toujours sous le prétexte altruiste de prendre soin de la population. Divers outils constitués par les auteurs confirment un pressentiment : « Les États les plus répressifs en temps ordinaire ont le plus fermement bouclé leurs citoyens » (44). Plus généralement, « l’enfermement est moins le produit de bonnes intentions que de vieilles habitudes » (49). Surtout, d’un point de vue sanitaire, les études concluent que « les stay-at-home orders étaient peu ou pas utiles ». Pourquoi donc l’Espagne a-t-elle décidé d’un confinement très strict et pas les pays scandinaves ? Outre la part d’irrationalité constitutive de la plupart des décisions, la question des habitudes sociopolitiques et de l’acceptabilité d’un élargissement des pouvoirs policiers peut se poser… quitte à ce que l’État de droit reprenne la situation en mains a posteriori en déclarant le confinement inconstitutionnel, comme en Espagne. Les auteurs n’en conseillent pas moins de « passer la prochaine pandémie au Danemark ou au Japon » (81), moins prompts à fomenter des confinements sévères.
Une évidence s’impose : le confinement en tant que tel n’a pas eu d’impact positif mesurable sur la mortalité en général et la morbidité liée au coronavirus en particulier Certes, l’on pourrait arguer que ce fait n’a pu être évalué qu’après coup. Cette hypothèse induirait que l’on ne saurait reprocher leurs décisions délétères aux gouvernements et à ses coquins, notamment sachants – perdus ou arrivistes – et cabinets de conseil. Prudence serait mère de sûreté. En réalité, les auteurs montrent que,
- d’une part, cette « prudence » est à géométrie variable, et que l’importance des limitations prudentielles n’est pas corrélable à l’importance de la pandémie, autrement dit que la question de la compétence des experts et des décideurs ne saurait être balayée comme un non-sujet mais devrait, au contraire, être examinée avec rigueur (à l’arrivée, beaucoup ont démontré une incompétence qui a été très dommageable aux citoyens) ;
- d’autre part, quelle que soit la méthodologie utilisée, et les auteurs en proposent plusieurs, la mortalité liée au Covid n’est pas mesurable pour au moins deux raisons.
- La première raison est que la notion de mortalité liée au Covid et utilisée comme argument-massue par les gouvernements confineurs achoppe sur une définition qui n’est pas la même dans tous les pays (mourir avec le Covid, est-ce mourir du Covid, par exemple ?) ;
- la seconde raison est que la pandémie a surtout tué des personnes âgées à cause
- d’une prise en charge dégradée,
- d’absences de mesure et d’équipement de protection dans les établissements de soins, et
- peut-être aussi de la brisure du lien entre les vieux, qu’ils soient résidents d’Ehpad, hospitalisés ou chez eux, et l’extérieur, brisure précisément exigée par le confinement.
2.
Penser le confinement français
Théo Boulakia et Nicolas Mariot ont beau prendre le soin d’éviter toute ironie ou toute tentation pamphlétaire qui pourrait leur valoir l’infamante appellation de complotistes, terme d’autant plus stigmatisant que sa vacuité transforme l’invalidation qu’elle sous-tend en sparadrap du capitaine Haddock, ils ne peuvent pas éluder la prise de parole de Sosotteur Ier de la Pensée complexe faisant sans vergogne, le 6 mars 2020, la promotion d’un spectacle de son pote promoteur en appelant les Français « à ne pas changer leurs habitudes de sortie », huit jours avant les premières mesures de restriction (85). Le 16 mars, ce même individu décrétait la mise en place d’un régime d’exception, et l’engrenage des restrictions s’accompagnait promptement du lancement du tube de l’année 2020 : l’attestation.
Si celle-ci est le sujet du livre, les auteurs ont eu raison de contextualiser son apparition, car on comprend mieux pourquoi ce papier n’est en rien ce qu’elle prétend être, id est la marque de responsabilisation du citoyen dans un contexte dramatique. En effet, quand nous signons une « attestation de déplacement dérogatoire », nous acceptons que la même autorité qui nous oblige à rester chez nous nous autorise à en sortir sous conditions. Signer l’attestation, c’est reconnaître que, dehors, je ne suis pas libre mais régi par la même pression réglementaire que lorsque je suis à mon domicile. Autrement dit, l’attestation ne me responsabilise pas, elle se contente de me rappeler que je ne suis pas libre.
C’est tout sauf un détail. L’idée forte est d’ajouter une contrainte à la contrainte. Je suis contraint de rester chez moi ; et, si l’on m’autorise à sortir, cette sortie elle-même est une contrainte car je m’expose à des sanctions soit en fraudant sciemment, soit en étant victime d’une interprétation policière qui me transforme en contrevenant. Le spécialiste des discothèques qu’était le ministre Christophe Castaner l’a explicité, l’attestation participe du projet consistant à « pénibiliser chaque sortie » (son big boss assumera son plaisir malsain d’emmerder les Français, lesquels – espère-t-on – ont hâte que la réciproque lui arrive en pleine mouille). En témoigne la substitution de l’horodatage à l’honneur que chaque promeneur engageait dans la formulation initiale de l’attestation (105) : l’honneur est difficile à cerner par un agent de police, l’horaire reste davantage à sa portée.
Il s’ensuit que le procédé d’attestation est bien un « dispositif disciplinaire dont l’objectif vise d’abord à fournir aux contrôleurs les informations dont ils ont besoin pour surveiller et punir » et ce, avec la complicité de celui qui a signé l’attestation et peut donc se trahir, parfois à son insu tant, comme le révèlent les zélotes en uniforme prompts à dégainer leurs carnets d’amendes,
les mentions portées sur l’attestation condensent une myriade d’interdits cachés : interdiction de faire du sport [même de la marche rapide] en tenue de ville, de faire ses courses avec son chien, de promener un chien à plusieurs, de faire ses courses en tenue de sport, de rentrer du travail autrement que par le chemin le plus court, etc. (113)
Autrement dit, « l’autocontrainte n’a rien d’une impulsion du for intérieur ou d’une disposition privée » et tout d’un « dispositif de surveillance » qui amène les individus à se dédoubler : ils sont à la fois ceux qui s’autorisent à sortir et ceux qui tendent à ces chères forces de l’ordre la verge pour se faire battre. Ainsi, à travers
- l’attestation,
- les interprétations à géométrie variable que les vaillants agents de la maréchaussée font des très nombreux
- décrets,
- arrêtés et
- règlements en vigueur,
- les couvre-feux institués aux niveaux national et local,
les auteurs montrent avec précision comment les systèmes de contrôle et de contrainte se superposent jusqu’à la caricature – et ce, moins pour assurer la sécurité sanitaire des Français que pour contrôler les individus et les enfermer chez eux. Comment interpréter autrement la lutte de Michel Veunac, maire de Biarritz, pour « empêcher la station assise de plus de deux minutes sur un banc public » afin de contrer ces mauvais citoyens qui « s’installaient pour lire un bouquin ou regarder l’océan », les criminels ? On se réjouit que ce petit monsieur qui n’aimait pas les lecteurs contemplatifs et que le livre omet de citer, ait été battu aux élections municipales quelques semaines plus tard et, quelques mois après, sévèrement mis en cause par la Chambre régionale des comptes. Exemples et calculs à l’appui, Théo Boulakia et Nicolas Mariot montrent que l’efficacité de cette prolifération d’interdictions est nulle et déconnectée de la « situation locale », prétexte chéri des édiles pour montrer leur soumission au gouvernement et rajouter une couche sur les menaces nouvelles visant à effaroucher le pékin ou à le rendre fautif grâce à son ignorance du mille-feuilles de contraintes qui encadre désormais son existence.
À suivre !
Carlos Zaragoza et Kishin Nagai, “Five verses” (IBS) – 2/5
Sera-ce le compositeur grâce auquel la musique presque récente est censée paraître supportable ? Après le disque fascinant de Rachel Koblyakov qui circonvenait ses auditeurs éventuellement frileux en glissant une sonate de Paul Hindemith avant des œuvres plus proches de nous mais pas forcément des auditeurs de Radio Classique, voici que Carlos Zaragoza et Kishin Nagai font succéder une sonate de Paul Hindemith à un cycle de mélodies d’André Caplet avant d’entrer dans l’autre vif du sujet – trois pièces créées sur mesure par des compositeurs sempervivens.
Certes, comme pour Caplet, le titre est mensonger : la sonate n’est pas plus écrite pour saxophone alto que Le Vieux Coffret, même si les saxophonistes l’ont souventes fois fréquentée. Elle est destinée au pichotte, mot qui désigne, comme chacun sait, cet étrange instrument qu’est le saxhorn alto. Mettons cette entourloupe sur le compte de la simplification, et passons au meilleur moment du projet : l’écoute.
L’affaire s’ouvre par un bref prélude oxymorique car intitulé « ruhig bewegt » soit « tranquillement agité ». Le compositeur y associe
- un balancement inquiétant en 6/4,
- une mélodie difficile à cerner et
- une harmonie complexe qui ne se résout pas à trancher en faveur d’une tonalité d’attache.
L’attention est alors captée par
- les effets d’écho qui relient les complices,
- les entraves qui modèrent les tentatives d’envolées du saxophone, et
- le travail sur le souffle auquel s’attache Carlos Zaragoza
- (tenues,
- nuances,
- vibrato modéré).
Le deuxième mouvement, en 2/2, est « vif » et contiendrait, selon le livret, une séquence en morse faisant allusion à la devise d’un peintre de la Renaissance nous apprenant que « personne ne peut tout savoir ». Kishin Nagai y déploie quelques-unes de ses qualités de pianiste accompagnateur :
- variété des couleurs,
- écoute du partenaire pour répondre dans la même dynamique d’intonation, et
- science du toucher lui permettant de passer d’une réplique de soutien à une intervention incisive relançant le discours.
Le mouvement devient tour à tour
- sautillant,
- grinçant et
- mystérieux quand surgissent les épisodiques mesures à cinq temps (le moment morse, sans doute).
De la sorte,
- la variété rythmique,
- la richesse harmonique et
- l’inventivité musicale (quelle partition pour piano !)
mettent en valeur
- la précision des interprètes,
- leur capacité à jouer ensemble et non juste en même temps, ce qui n’est pourtant déjà pas si simple, ainsi que
- l’art du compositeur à exploiter les possibilités du duo
- (synchronisation,
- soli,
- voies divergentes, etc.).
Dire que l’on s’en pourlèche les babines auriculaires, et hop, est une litote. Une curieuse litote, je le concède, mais une litote.
Le troisième mouvement est indiqué « très lent ». Il est composé de quatorze mesures, pas une de plus – sinon, j’aurais écrit « quinze », très probablement. Le dialogue entre saxophone et piano est notamment marqué par
- des séquences de trois notes aisément caractérisables quoique égrenées selon un rythme variable,
- un contrechant par lequel le clavier tâche d’habiller cet intermède volontiers disjoint, et
- un dernier accord de Mi bémol qui surprend après deux minutes énigmatiques et suspendues.
Le quatrième mouvement s’ouvre sur un poème censé être récité par les musiciens. On peut regretter que le duo n’en propose pas un arrangement conforme à la version pour saxophone, puisque le texte s’attarde au premier chef sur la puissance évocatrice de la sonnerie du cor – instrument auquel était originellement dédié la sonate – pour nos âmes fatiguées, à quoi le pianiste répond :
L’ancien n’est pas bon sous prétexte qu’il n’est plus,
pas plus que le nouveau est délectable parce que nous le vivons ;
nul n’a éprouvé de joie surpassant
ce qu’il peut éprouver ou comprendre vraiment.
Voici ton devoir, par-delà la confusion, la précipitation et le brouhaha :
saisir ce qui dure, saisir le calme, saisir le profond,
et le dénicher encore afin de le conserver et de le chérir.
En réalité, les musiciens ignorent purement et simplement cette partie parlée pour laisser Kishin Nagai se ruer sur la danse à 9/16. Défaut de maîtrise de la langue allemande ? Bah, une traduction dans la langue de chacun des artistes aurait pu se justifier, et justifier elle-même la présence de la sonate dans un disque revendiquant d’associer poésie et musique. On aurait néanmoins mauvaise grâce de bouder ce moment explosif et sautillant. En effet,
- énergie,
- swing,
- nuances et
- attention au phrasé
animent une gigue – aussi survitaminée que les photographies de Jean-Baptiste Millot – avec
- efficience stylistique,
- maîtrise technique et
- sens du groove.
Surfant sur la nonchalance souvent caractéristique du saxophone alto, Carlos Zaragoza rejoint son compère pour une valse lente à 6/8 que Paul Hindemith finit par superposer avec la danse de Saint-Guy initiale.
- Brio de la composition,
- chaleur surplombante du bois,
- virtuosité tonique du clavier
concluent avec art cette préparation aux trois étapes que nous aborderons prochainement, à commencer par une création d’Orlando Bass qui a donné son nom au disque, Five verses.
Irakly Avaliani joue Frédéric Chopin – 2/6
Après la barcarolle joyeuse-et-pas-que qui ouvre son récital Chopin, Irakly Avaliani n’hésite pas à – pardon pour ce jargon technique – envoyer du pâté, via trois nocturnes. En effet, nul n’ignore qu’il existe deux sortes de morceaux de musique :
- les hyperconnus et
- les autres.
Les deux premiers nocturnes de l’opus 9 ressortissent sans conteste possible de la première catégorie – et le troisième nocturne choisi par l’artiste est lui aussi un golden hit.
Le numéro 1 est un Larghetto en si bémol mineur, mesuré à six noires par mesure. Irakly Avaliani choisit donc un tempo plutôt allant (c’est pas un largo, c’est plus léger que ça) qui a l’avantage de valoriser le swing du double balancement de six croches qu’aèrent les grupetti de sept, neuf ou onze notes. Ainsi, le charme
- d’un clavier cristallin,
- d’une pédalisation rigoureuse et
- d’une agogique habilement limitée
a toute latitude pour opérer. On goûte
- l’égalité des basses,
- le souci d’une régularité qui n’est jamais corsetée mais évite à l’interprète de se vautrer dans le rubato réservé (dans le meilleur des cas) aux concerts de croisière,
- la perfection des octaves,
- le naturel des modulations, ainsi que
- l’apparente liberté de la mélodie que paillettent
- grupetti,
- trilles et
- inégalités.
Les nuances sont concentrées, de sorte que l’on n’en goûte que mieux les variations admirablement tuilées. La prise de son de Joël Perrot magnifie l’excellence d’un jeu qui, jusqu’à la lumineuse fin en Si bémol, se révèle davantage
- sensible que sentimental,
- réfléchi que flashy,
- médité qu’explicitant.
Pour ceux qui préfèrent les questions aux réponses (autrement dit : pour les gens fréquentables), voici une version délectable.
Le deuxième nocturne de l’opus garde presque le même format, troquant le 6/4 pour le 12/8 (en clair, c’est toujours du ternaire mais pas le même). La grande modification est que, cette fois, on est en Mi bémol majeur, donc par essence dans un mood plus joyeux que pour le précédent nocturne. Quitte à capter des bruits parasites insistants en début de nocturne, la prise de son semble entrer dans la fabrication même du son (si) tant Irakly Avaliani parvient à gommer la percussivité a priori consubstantielle au piano.
- La basse est posée,
- l’harmonie comme gracieusement évaporée à peine a-t-elle été esquissée,
- la mélodie est à la fois liquide et aérienne,
- le spectre des nuances piano est d’une richesse fascinante (jusqu’à l’incroyable triple piano final),
- la pédalisation fait rayonner le son sans le flouter,
- le rubato injecte dans la troisième exposition et la coda ce qu’il faut de souplesse pour éviter la sensation de redite,
- l’usage de l’agogique est très ténu, se contentant çà et là de laisser un fin courant d’air jouer dans le voilage de notre imagination.
En dire davantage serait en dire trop, donc mal ou pis, selon les goûts.
Le troisième nocturne de l’opus 9 est omis au profit du deuxième nocturne de l’opus 27 en Ré bémol (le huitième du genre dans le catalogue chopinistique). On reste dans le groove ternaire, la mesure formant manière de synthèse des deux précédentes : après
- le 6/4 et
- le 12/8, voici venu
- le temps du 6/8.
Le pianiste a-t-il décidé de le caractériser hautement, voire avec un geste radical ?
- Loin des versions extrêmes expédiant la partition en 5′,
- loin aussi des interprétations habituelles autour des 6’10,
- Irakly Avaliani avance sa version du Lento sostenuto en 6’25.
On comprendra plus tard – redoutable teasing visant à inciter à la lecture intégrale du post, tout ici est machiavélique – pourquoi ce n’est pas la lenteur qui saisit ici mais un sentiment
- de paix,
- de tranquillité voire
- de bien-être.
Des agités du bocal de mon espèce pourraient craindre que cette impression soit synonyme de torpeur ou d’ennui. Alors, impavide, le musicien puise dans la partition de quoi dissiper nos craintes en ciselant singulièrement le rythme par la manière dont il
- asseoit les premiers temps offerts à la basse,
- égrène la régularité des doubles croches de la main gauche,
- habite, par-delà son apparence de calme et de placidité, les embardées de la main droite
- (appogiatures,
- grupetti,
- notes tenues,
- rythme pointé,
- phrasés spécifiques,
le tout pouvant se cumuler). On demeure ébaubi par
- l’expressivité des piani,
- la précision des touchers et
- l’art
- de jouer « con forza » sans forcer,
- de moduler avec naturel,
- d’articuler sans dégingander.
Quand le nocturne s’emporte, Irakly Avaliani sait habiller le thème principal d’une tonicité nouvelle. Quand l’œuvre hésite entre retour au calme et nouveaux emballements, il parvient à substituer une couleur à une autre instantanément ou progressivement, selon ce que sous-tend le texte. Sous ses doigts,
- le cristal des suraigus tinte,
- la basse demeure inébranlable, et
- les derniers septolets injectent en toute discrétion cette dernière dose de peps qui rend la tranquillité supportable.
De la belle ouvrage qui justifie les dix secondes de silence glissées après la musique – l’interprète a donc respecté la durée canonique d’exécution. En revanche, il offre à ceux qui écoutent le disque en continu une respiration indispensable après ces trois tubes – d’autant plus indispensable que nous attend à la prochaine piste la remuante – c’est un euphémisme – polonaise-fantaisie que nous dégusterons dans une notule à venir avec les lecteurs qui nous font l’amitié ou la curiosité, voire les deux, de partager ces crash-tests !
À suivre…
Pour écouter l’intégralité du disque, c’est par exemple ici.
Dans le miroir
Après quatorze ans de scène, quand tu composes un tour de fredonneries, tu peux mêler
- chansons vintage,
- chansons rares et
- chansons inouïes.
En deuxième position du récital du 26 juin, j’avais donc choisi de glisser une vieille chanson en l’updatant partiellement : non, je n’enseigne plus en université mais, oui, si Dieu ou whoever me prête vie, j’aurai tantôt cinquante ans. Avec le souffle et l’intuition de Pierre-Marie Bonafos, let’s rock it!
Pierre Réach joue 9 autres sonates de Beethoven (Anima) – 8/8
Incapable de nous quitter sur les adieux de la vingt-sixième sonate, Pierre Réach boucle le deuxième disque de son troisième et avant-dernier coffret Beethoven par la sonate opus 101 en La. C’est la fin d’une étape de 2 h 30 enregistrées en à peine cinq jours à l’auditorium Josep Carreras de la Vila-Seca devant les micros toujours très fins d’Étienne Collard.
Le premier mouvement, Allegretto ma non troppo, doit être pris « assez vif, avec le sentiment le plus intense ». L’interprète éclaire l’élégant balancement en 6/8
- de nuances miroitantes,
- d’un tempo souple, et
- d’hésitations joyeuses fondées sur le jeu entre
- répétition,
- mutation et
- résolution.
À cela s’ajoutent
- de jolis changements de registre,
- des contretemps entraînants et
- des suspensions intrigantes.
De quoi nous mettre en appétit avant le « mouvement de marche animé », aussi tagué « Vivace alla marcia ». Double bascule : du La au Fa, et du ternaire au binaire. Pierre Réach n’y déçoit pas ses aficionados, préférant
- la tonicité au fracas,
- le rebond au bruit,
- le phrasé éclairant aux clameurs écrasantes, et
- l’accent juste au martèlement potentiellement expressif mais forcément limité.
L’exploitation par le compositeur des possibilités instrumentales
- (ampleur des registres,
- largeur des nuances,
- ciselage protéiforme des tailles des notes définies par les choix d’attaque et de pédalisation)
réussit à un interprète assez inspiré pour faire feu de tout bois
- (surprises du ternaire contre binaire,
- étonnement suscité par des nuances peu prévisibles,
- motorisme des octaves plaquées ou égrenées en doubles croches,
- solidité des doigts et efficience des poignets définissant les touchers).
L’étrange modulation en Si bémol ajoute, en duo, une pincée d’épices dans ce mouvement relevé. On s’y laisse bousculer par
- les hachures d’une ligne mélodique sciemment friturée (et hop),
- les itérations insatisfaisantes que la partition laisse largement irrésolues, et
- les grondements préparant le retour à l’initial en reprenant des éléments idiomatiques du premier segment.
L’énergie
- du rythme pointé,
- des trilles,
- des appogiatures et
- du souffle apporté par les respirations que ménage Pierre Réach
ne cesse de saisir l’auditeur avec force pour le faire presque plus danser que marcher. Le mouvement « Lent et plein d’une inspiration ardente », autrement dit Adagio ma non troppo, con affetto, concentre alors la mesure sur deux temps tout en sautant et de tonalité (la) et, pour un moment, de mode (mineur).
- Sans mélo,
- sans stabylotage (pardon pour ce terme résolument musicologistique),
- sans souci de surinterpréter le texte,
l’interprète pose avec une maîtrise bluffante un texte oxymorique car simultanément
- méditatif et rebondissant,
- binaire mais mâtiné de ternaire (l’affaire se métisse d’un passage en 6/8),
- unifié dans un même geste mais chaotique.
Et cela ne s’arrange pas ! « Vite (mais pas trop) et décidé », autrement dit Allegro, est-il indiqué en tête du dernier mouvement, le plus long de la sonate. Un mi trillé l’ouvre pour préparer la facile glissade vers le La originel. Pierre Réach y excelle pour rendre l’intermittence d’un ruissellement en écho qu’interrompent de nombreux obstacles :
- la tentation de la suspension en point d’orgue,
- la tranquillité du balancement,
- la brutalité d’un soupir qui rompt l’emportement d’un crescendo pour ouvrir la voie voire la voix à un piano dolce subito.
Par le jeu
- des nuances,
- des attaques,
- des touchers et
- des phrasés,
l’interprète articule les différentes phases du discours avec une clarté et dynamisme enthousiasmants. De la sorte, il permet à son auditeur de jouir de la contradiction roborative qui anime la sonate. En effet, de nouveau dans ce dernier volet, se mêlent à la fois
- un allant patent,
- un plaisir de l’engrenage qui semble dévaler vers une joie complète, et
- l’insatisfaction perpétuelle qui, loin d’engoncer la partition dans une frustration chafouine, la pousse à chercher un aboutissement en
- reprenant les termes du débat,
- changeant légèrement d’approche et
- en trouvant, de la sorte, un plaisir au report de l’explosion ultime car, au fond, si advenait l’apothéose, la musique s’arrêterait.
En témoigne la transition vers la fugue en la mineur, à la fois
- douce (pianissimo et ponctuée de blanches paisibles),
- progressive et
- conclue avec une violence sans fard.
Que l’inclination pour l’insatisfaction et la bipolarité soudaine dont témoigne l’écriture de la sonate soit autobiographique ou non n’a guère d’importance. Ludwig van Beethoven a ici la pudeur de substituer à la contemplation de son petit nombril (si, même quand c’est celui d’un compositeur estimé important, le nombril reste petit)
- la science de l’harmonie,
- la maîtrise de la construction et
- le savoir-faire créatif qui suscite sans cesse l’intérêt.
Or, même si cela peut paraître – à raison – trivial, il est vrai que, dans le microcosme parfois fffatigant où il nous arrive de
- patauger,
- clapoter voire
- stagner en nous engonçant doucettement dans la vase des jours,
lorsque des artistes veillent à susciter l’intérêt ou le suscitent à l’insu de leur plein gré, ce n’est pas la moindre des raisons qui poussent à goûter leur travail. Soit, donc, une fugue à quatre voix, dont Pierre Réach polit la polyphonie en associant
- la clarté de chaque voix
- (lead,
- accompagnement,
- twist relançant la mécanique),
- la puissance tonique et tonifiante du contrepoint
- (agencement des nuances,
- efficacité des trilles,
- surgissement des accents et des sforzendi), et
- la cohérence de l’ensemble
- (unité des phrasés sur un même motif,
- écho des staccati,
- équilibre des registres).
L’exercice qu’est toute fugue est sublimé par
- l’usage finement pensé de la pédale de sustain,
- des respirations parfaitement ajustées au flux des notes et
- une musicalité qui infiltre même le tempo.
De fait, Pierre Réach montre par exemple que, tout en restant régulier, on peut donner l’impression d’une arythmie éclairant tel ou tel segment. Pour cela, le musicien propose
- ici un microsilence,
- çà un brusque pianissimo,
- là une nouvelle répartition d’intensités (la voix 4 devenant par exemple d’un coup plus audible que la 2 qui menait le bal).
Ces ruptures n’entravent pas la fluidité ni l’ostinato du beat mais
- traduisent,
- décryptent,
- accompagnent,
- animent et
- incarnent
les desseins du compositeur. Le retour en majesté du La s’effrite très vite, ranimant la tension liminaire entre
- brio et interrogations,
- flamboyance et introspection,
- rutilance et ombres intérieures.
On se laisse
- emporter par ces miroitements,
- secouer par les changements de caractère,
- happer par les moments intermédiaires où le compositeur semble ronchonchonner en cherchant la suite, et
- impressionner par les rugissements créatifs, qu’ils soient joués pianissimo ou fortissimo.
En bref, avec cette sonate, Pierre Réach claque une conclusion encore
- plus étonnante que réussie,
- plus bouillonnante que magistrale,
- plus euphorisante que virtuose.
Il n’aurait pu y avoir de meilleur teaser pour le dernier coffret de l’intégrale dont on annoncer l’enregistrement pour janvier 2025 !
Sylvie Carbonel – Le grand entretien – L’intégrale
Avec son coffret de dix disques aux allures de rétrospective (retrouvez nos 24 chroniques – oui, 24 – sur le sujet ici), Sylvie Carbonel démontre à qui en eût douté que, à côté des pianistes spécialisés dans l’interprétation d’un compositeur ou d’une époque, il en est d’autres qui revendiquent de pouvoir et savoir tout jouer,
- de Scarlatti à Schönberg,
- de Bach à Messiaen,
- de Beethoven à Louvier,
et ce,
- en solo,
- en formation chambriste ou
- avec orchestre.
À l’occasion de cette sortie événement, elle nous a accordé un entretien lumineux et intime pour dévoiler quelques parts de son mystère – donc, aussi, le nourrir. Le voici en intégrale… ou, au choix, en pièces détachées !
1. Apprendre à jouer
2. Créer sa sonorité
3. Se lancer
4. Construire un répertoire
5. Ouvrir un répertoire
6. Choisir sa voie
7. Organiser un coffret
8. Échafauder l’avenir
Épisode premier
Apprendre à jouer
Sylvie Carbonel, avant d’être la pianiste brillante, internationalement connue et aimée que saluent les mélomanes, vous aviez déjà une caractéristique que vous avez toujours et qui a contribué à faire de vous l’artiste que vous êtes devenue : vous vous revendiquez comme une bosseuse.
Je suis une bosseuse, en effet ! Je suis et j’ai toujours été très exigeante voire très critique à mon endroit.
Vous n’êtes jamais contente de vous ?
Presque jamais. Oh, attention ! Je revendique avoir donné de beaux concerts et enregistré de beaux disques. Parfois, la grâce est là, et vous la sentez, pourquoi le nier ? Il arrive que le public vous porte très haut, décuplant vos moyens techniques et votre expressivité. Lui et moi sommes co-créateurs du concert. Sans interprète, sans auditeur, la musique, ce n’est que des signes sur un bout de papier. Notre travail d’interprète consiste à leur donner vie pour les offrir à nos auditeurs.
« À six ans, j’ai dit à mes parents que je serai pianiste concertiste »
Toute critique que vous soyez, vous êtes aussi de ces artistes qui n’hésitent pas à assumer leur contentement quand le concert ou l’enregistrement s’est bien passé.
Heureusement ! Certes, je ne sors pas de scène à chaque fois en étant pleinement satisfaite, loin de là.. Néanmoins, quand j’ai la sensation d’avoir fait quelque chose de bien, je le dis.
Est-ce le cas pour le nouveau coffret, qui nous offre l’occasion de partager cet entretien ?
Oui, ce coffret, je dois dire qu’il me plaît assez. Par chance, je ne suis pas la seule de cet avis ! J’ai reçu beaucoup de retours très élogieux, aussi bien de connaisseurs que de gens qui ne sont pas plus que ça amateurs de musique. Tant pis si certains proches davantage dans les livres que dans la musique ne saisissent peut-être pas tout à fait l’importance que ce travail revêt pour moi ou qu’ils n’évaluent pas entièrement la puissance des œuvres que je joue…
Sera-ce parce que ce coffret, que nous évoquerons plus en détail ultérieurement, rassemble des esthétiques très différentes, de Domenico Scarlatti à Alain Louvier ? Pour celui qui a décidé qu’il n’aime que Schumann, par exemple, quel choc !
Sans doute !
Ce coffret est une sorte de synthèse partielle et généreuse de votre vie artistique dont nous allons esquisser quelques lignes de force. Pour ce premier épisode, nous allons offrir aux lecteurs une révélation : votre parcours ne commence pas, contrairement à la plupart de vos « bio » synthétiques, au moment où vous entrez au Conservatoire national supérieur de musique de Paris.
Non. J’ai été musicienne beaucoup plus tôt que ça ! En fait, je suis née musicienne par génération spontanée.
Racontez-nous ça…
Ma famille était très tournée vers les arts mais pas vers la musique. Il y avait bien un piano à la maison.
Ah, quand même !
Oui, mais c’est ma sœur aînée qui en jouait… et elle n’aimait pas ça. J’ai piaffé d’impatience jusqu’à l’âge de cinq ans où, enfin, j’ai eu le droit de toucher le clavier.
D’emblée, vous avez su.
C’était une évidence. J’avais la vocation. Songez que, quand j’ai eu six ans, mes parents m’ont emmenée au théâtre des Champs-Élysées (on habitait tout près). Wilhelm Kempf jouait le concerto « L’empereur » de Ludwig van Beethoven. En sortant, j’ai dit à ma mère : « C’est ça que je ferai, dans ma vie, et personne ne m’en empêchera. » Mes parents m’auraient dit non, je serais partie de la maison !
À six ans ?
Dès que j’aurais pu.
« Pierre Sancan était un maître extraordinaire »
La sensibilité artistique de votre famille vous a évité cette fugue…
Même si mes parents n’étaient pas férus de musique, l’art faisait partie de notre vie. Ils ont dû comprendre que quelque chose me poussait.
Ils ne vous ont pas « obligée » à faire de la musique, mais vous avez été imprégnée par d’autres pratiques artistiques.
Oui. C’était là, dans l’air. Ma mère ne travaillait pas. Mon père, homme d’affaires, avait fondé une troupe de théâtre amateur avec des amis, dont Robert Mitterrand, le frère de François. Peut-être lui dois-je pour partie le goût de la scène, même si l’explication est un peu courte, chaque membre de notre fratrie n’ayant pas réagi de la même manière. Mon frère aîné a suivi des études normales…
« Normales », c’est-à-dire pas liées à l’art ?
C’est ça ! Ma sœur aînée est peintre. Moi, je suis devenue pianiste concertiste ; et mon petit frère architecte. On était donc tous plus ou moins artistes, sauf mon frère aîné.
Donc vous décidez de devenir concertiste. Avant cela, petit détail, il vous faut apprendre le piano. À quoi ressemblent ces débuts ?
J’ai eu un bon professeur avec qui je prenais deux cours par semaine, ce qui n’est pas rien et montre que mes parents m’ont beaucoup soutenue. Le temps a passé. Je me suis inscrite aux concours comme beaucoup de petits pianistes, tel Claude-Kahn ou Steinway. Grâce à des amis communs, je connaissais bien [le pianiste et chef d’orchestre] Jean-Bernard Pommier. C’est lui qui m’a dit, quand j’ai eu treize ans : « Il faut que tu te présentes au concours du Conservatoire et, surtout, que tu entres dans la classe de Pierre Sancan. » Ce que j’ai fait !
Juste avec un « bon professeur » que vous voyiez deux fois par semaine ?
Oui. C’est ainsi que les choses sont advenues.
Vos parents ne vous avaient pas…
Mes parents n’y connaissaient rien ! Quand on leur a dit que ce serait bien que je tente le conservatoire, ils ne savaient pas ce que c’était ! Je suis l’anti-Michel Béroff, dont le père était très investi dans la musique et l’a beaucoup poussé.
Comme Michel Béroff, donc, vous entrez au CNSM dans la classe que vous convoitiez.
Oui.
Alors, heureuse ?
J’ai connu des moments somptueux. Pierre Sancan était un maître extraordinaire, rayonnant et curieux de tout. Il avait même étudié auprès des médecins pour comprendre le rôle des muscles ! Il a immensément fortifié ma technique. Souvent, deux fois par semaine, à la classe, on faisait notre technique. Octaves, sixtes, tierces, tout ce qu’il y a de plus injouable ! Pendant plusieurs années, trois heures durant, on travaillait à deux pianos avec Michel Béroff.
« Je voulais tout jouer »
À Pierre Sancan, vous tressez des louanges reconnaissantes, mais d’autres portraits de lui évoquent un pédagogue passablement autoritaire. Quel enseignant était-il ?
Il était très autoritaire, c’est un fait. Son exigence était sans égale ! Sur le plan technique, il ne laissait rien passer. Pour autant, il était d’une sensibilité hors pair. Par exemple, il adorait Schumann. J’ai travaillé de nombreuses pièces avec lui. Il savait de quoi il parlait : il avait été l’élève d’Yves Nat. Travailler une sonate de Mozart avec lui, quel régal ! D’autant qu’il avait beaucoup d’humour et savait être très amical avec ses élèves.
Autoritaire et amical, c’est pas banal…
Oui, il nous emmenait ou il m’emmenait parfois dîner en face de la salle Pleyel dans une pizzeria où il avait ses habitudes. De sa classe se dégageait une atmosphère très ouverte, très chaleureuse, à l’image de cet homme rayonnant qui a été mon mentor.
Vous dites parfois que c’est grâce à lui que vous avez abordé la musique non pas seulement d’un point de vue musicologique ou technique, mais aussi d’un point de vue physique, presque physiologique.
Bien sûr ! Jouer du piano ne consiste pas à se tenir en extase devant la beauté d’un chef-d’œuvre. Il faut aussi développer son physique, comprendre comment les choses se passent. Surtout quand, comme moi, on veut tout jouer !
Vous vouliez « tout jouer » ?
Oui. Tout. Y compris ce qu’il y a de plus difficile. Je voulais ne pas avoir de limites. Par conséquent, il me fallait aboutir ma technique. Pierre Sancan m’a donné mes octaves. Avant lui, je bricolais. Il m’a appris aussi l’exigence. Le fameux « la musique, c’est 5 % d’inspiration et 95 % de transpiration » n’est pas faux. Travailler son piano, c’est physique. Songez, je jouais huit heures par jour quand j’étais au Conservatoire ! En plus, je préparais mon bac en même temps. Mon père l’avait exigé. J’avais dit : « D’accord, pas de problème ! » Alors j’allais chez des bonnes sœurs. Je passais mes compositions le dimanche car il fallait un carnet scolaire pour se présenter. Je bossais tout le temps… et j’ai eu mon bac avec mention en même temps que mon premier prix !
« Je me sens psychologiquement assez proche de Schumann »
Quel est le Graal vers lequel vous frayez votre chemin ? En d’autres termes, quelle image de la réussite avez-vous en tête à cette époque ?
Je voulais donner des concerts, qu’ils soient les plus beaux possibles et que les spectateurs repartent heureux. J’avais ça en moi. C’était une grande force qui me tirait vers le haut.
Votre ambition, pour juste et stimulante qu’elle fût, aurait aussi pu être étouffante voire tétanisante…
Au contraire ! Je sens que plus j’étudie, plus je suis libre, plus je peux partager. Et c’est pour ça que je veux tout jouer. Il y a tant de solistes qui se concentrent sur un répertoire magnifique mais restreint, souvent classique ou romantique. C’est leur choix, et il est tout à fait respectable. Mon choix, c’est d’aller regarder aussi ailleurs voire, sans exclusivité, vers la musique du vingtième siècle.
Vous n’aspiriez pas à être l’éternelle schumanienne de la scène internationale comme certain a pu devenir l’éternel beethovénien voire le beethovénien éternel.
Non, et pour cause : quand, à quatorze ans, j’ai entendu pour la première fois le Quatuor pour la fin des temps d’Olivier Messiaen, mon amour pour la musique contemporaine est né. J’ai beaucoup aimé et travaillé ses pièces pour piano.
Votre cursus au Conservatoire se termine sur des notes triomphales : premier prix première nommée à l’unanimité en piano (avec la sonate opus 35 de Frédéric Chopin et les pièces de Georges Hugon qui sont dans le coffret et que, sans vous, personne ne connaîtrait), premiers prix aussi en musique de chambre et en analyse dans la classe dudit Olivier Messiaen. Quel CV !
Elle était légendaire, la classe d’analyse ! Et elle m’a infiniment apporté.
Quand vous sortez de ces études, votre répertoire semble déjà cavaler sur les rails où vous vouliez le voir rouler.
En partie, oui. Évidemment, je l’élargirai ailleurs, plus tard, mais le travail de base est fait. Avec Pierre Sancan, j’ai travaillé Mozart, Schumann (mes deux compositeurs préférés), Chopin…
Qu’aimez-vous particulièrement chez vos deux favoris ?
Dans les sonates et les concerti avec orchestre de Mozart, j’aime particulièrement avoir l’impression de jouer un opéra – j’aime beaucoup ses opéras, bien entendu. Quant à Schumann, je me sens psychologiquement assez proche de lui. Je suis d’une nature très gaie, très bouillonnante, très ardue au travail, mais j’ai aussi mes petits moments de spleen. Cette ambivalence, je la retrouve chez Schumann. Regardez la manière dont il dépeint le monde de l’enfance : il y passe du rire aux larmes avec une souplesse qui me parle. J’aime ce côté Florestan et Eusebius. En un certain sens, c’est tout moi.
Épisode deuxième
Créer sa sonorité
Sylvie Carbonel, dans le premier épisode, nous avons évoqué quelques aspects de votre formation musicale que l’on pourrait appeler « initiale ». En effet, le succès que vous rencontrez lors du concours de sortie du CNSMDP clôt un important cycle de travail et vous propulse directement dans le monde que vous aspiriez à habiter : celui des concerts en général et des tournées en particulier…
C’est un fait. Comme j’ai été remarquée au Conservatoire, j’ai eu le bonheur de faire tout de suite de grandes tournées – et ce, dans toute l’Europe. J’ai beaucoup joué en Allemagne, en Belgique, aux Pays-Bas, au Danemark, en Suède, en Norvège…
… vous sillonnez même la Grèce tant et si bien que vous expliquez la connaître comme votre poche ! Puis vous écumez le Moyen-Orient et tournez beaucoup en Égypte, en solo et avec orchestre.
Mais comment le savez-vous ?
Est-ce exact ?
Oh que oui ! J’ai sillonné ce si beau pays qu’est la Grèce : j’y ai donné dix-huit concerts. J’étais très heureuse… et morte de fatigue ! Au Liban, j’ai joué au festival de Baalbek. Quel pays merveilleux ! Il est si beau !
Ou, du moins, il l’était.
Hélas… J’ai joué à Beyrouth. J’ai aussi gagné l’Égypte où j’ai vécu des moments d’une grande intensité. Je me souviens d’un concert au Caire… C’était extraordinaire !
« Ce que je joue correspond à mes choix de cœur »
D’où vient que vous avez pu tourner autant aussi vite ?
Au Conservatoire, quelqu’un était chargé d’organiser des tournées, notamment pour l’Allemagne et la Scandinavie. Comme je suis sortie première nommée, j’ai été choisie pour endosser la tournée la plus intéressante.
C’était un tremplin que vous aviez gagné, mais vous avez su en tirer profit selon le fameux principe du « être programmé, c’est bien ; être reprogrammé, c’est mieux ! ».
J’ai eu la chance que l’attachée culturelle en Allemagne apprécie ce que je faisais. Elle m’a proposé de revenir l’année suivante pour quinze concerts. Quinze concerts, vous vous rendez compte ? Évidemment, j’ai sauté de joie.
Que jouiez-vous à cette époque ?
Il m’arrivait de commencer avec la sonate K.330 de Mozart ; ensuite, lors de la première tournée, je jouais les Fantasiestücke opus 12 de Schumann, la Quatrième ballade de Chopin, trois extraits des Miroirs de Ravel (« Les oiseaux tristes », « Une barque sur l’océan » et « Alborada del gracioso ») ; et je jouais les trois pièces opus 11 de Schönberg. C’était un de mes tubes.
Pas étonnant, dès lors, si on les retrouve dans le coffret qui vient de paraître chez Skarbo !
J’adooore cette œuvre. Elle m’a suivi toute ma vie. Je m’y sentais bien. À écouter les critiques, je crois que je la jouais très bien. Et c’est avec elle que j’ai eu mon prix en analyse.
Aviez-vous déjà conscience des exigences ou des conventions, selon les points de vue, qui encadrent un programme de concert ? Par exemple, aviez-vous des pressions pour mettre du Chopin et du Mozart ? Étiez-vous amenée à négocier, comme certains de vos pairs, sur l’air du : « OK, tu joues Schönberg si ça te fait plaisir mais, d’abord, tu nous mets des pièces plus bankable ? »
Non, j’étais complètement libre. Peut-être ai-je suivi les conseils de Pierre Sancan pour proposer des programmes équilibrés, mais ce que je jouais correspondait à mes choix de cœur.
« Ma vie a changé quand je me suis présentée au Leventritt »
Dans le précédent épisode de cet entretien, vous avez évoqué le public comme co-créateur des moments de grâce qui, parfois, subliment un concert. Comment appréhendiez-vous, au cours de ces premières tournées, la diversité d’un public qui, certes, doit bien inclure quelques amateurs de musique dissonante ou méconnue (voire les deux !), mais qui comprend surtout, selon toute vraisemblance, des fanatiques de Mozart et assimilé ?
Hum, je ne sais pas trop comment répondre à cette question, d’autant qu’elle est plus ou moins pertinente selon les endroits.
Y a-t-il un auditoire que vous avez préféré ?
En Allemagne, le public est merveilleux. En Amérique, c’est le top, mais, en Allemagne, ce sont souvent des gens musiciens qui viennent vous écouter. Au moins à l’époque, il y avait un piano dans tous les foyers, voire un piano et un violon. Par conséquent, pour ceux qui vous écoutent, la musique n’est pas qu’une théorie froide, c’est une pratique chaude. Ils la connaissent. Ils la vivent. La finesse d’écoute de tels spectateurs est exceptionnelle.
Néanmoins, apprécier un concert n’est pas réservé aux « pratiquants » et aux gens très pointus en pratique instrumentale ou en musicologie !
Surtout pas ! Du reste, c’est fascinant de constater qu’il y a plusieurs façons d’être à l’écoute et de remercier un concertiste. J’ai rencontré des publics très attentifs voire enthousiastes un peu partout. Certes, quand j’ai fait une grande tournée en Chine et en Asie du Sud-Est (à Singapour, Taïwan et Hong Kong), j’ai eu la sensation que les spectateurs étaient plus réservés ; mais, là encore, il est plusieurs manières de marquer son appréciation, et j’ai été formidablement accueillie là-bas également. Si bien que, pour vous répondre, non, je ne crois pas qu’il y ait tant de différences au sein du public et entre les publics eux-mêmes.
Vous nous décrivez avec une modestie non feinte un début de carrière tonitruant, qui aurait satisfait n’importe quel artiste… sauf vous.
Si, si, j’étais très contente !
Pourtant, alors que vous triomphez dans le monde entier, vous estimez que votre formation n’est pas terminée.
Ce n’est pas si simple, mais il y a de ça !
« Aux États-Unis, mon horizon a éclaté »
Pourquoi n’est-ce pas si simple ?
Eh bien, ce n’est pas si simple parce que, en plus de faire de belles tournées, je passe les grands concours internationaux. Ainsi, je suis lauréate du concours Georges Enesco de Bucarest et j’ai obtenu le Prix international Olivier Messiaen à Royan. Mais l’un des tournants de ma vie d’artiste – et pas seulement d’artiste… –, c’est quand je suis allée à New York passer le concours Leventritt, qui était le concours le plus important à l’époque.
Le Van Cliburn – artiste qui a d’ailleurs remporté le Leventritt en 1954 – n’existait pas encore, à l’époque ?
Non, il a été créé en 1962. L’année où je me suis présentée au Leventritt, nous étions deux cents candidats au premier tour. J’ai fait partie des sept demi-finalistes.
C’était une performance plus que remarquable !
Surtout que, devant nous, les plus grands pianistes américains entouraient Rudolf Serkin, président du jury ; et c’est sur les conseils de Rudolf Serkin en personne que j’ai pris la décision de vivre aux États-Unis.
Rudolf Serkin avait confirmé votre intuition : vous sentiez qu’il y avait quelque chose en plus qui vous manquait en France.
C’est juste. J’ai senti que, aux États-Unis, l’esprit était ouvert. J’ai deviné que, là-bas, tout était possible. En France, tout était étriqué. Par exemple, au Conservatoire, il ne fallait surtout pas aller écouter les élèves dans les autres classes. L’esprit musical était bouché. Aux États-Unis, mon horizon a éclaté.
Grâce, en partie, à la courte échelle que vous ont faite l’homme d’affaires Olivier Mitterrand et l’écrivain politique André Malraux…
Oui, ils m’ont soutenue quand je postulais pour la bourse Harkness de New York en écrivant des lettres de recommandation particulièrement chaleureuses.
C’était la moindre des choses ! André Malraux était un de vos familiers.
Je le connaissais très bien, c’est exact. Je jouais souvent pour lui, chez lui…
… et il vous écoutait en sirotant un verre de whisky bien tassé !
En effet, telle était son habitude !
Avec son aide, entre autres, vous obtenez la prestigieuse bourse à laquelle vous aspiriez. Là non plus, ce n’était pas une mince affaire.
Non, mais le résultat est là : grâce à elle, je peux m’installer aux États-Unis. J’y resterai sept ans.
Vous voilà donc à New York et, excusez du peu, vous toquez à la porte de la Julliard School.
J’en suis sortie diplômée.
« Un grand soir est beau quand il est un commencement »
Tout simplement ! Et pourtant, là encore, vous avez un goût d’inachevé que vous résumé dans une phrase terrible : « Quand je sors de Julliard, je ne me suis pas encore sentie prête pour me vendre. »
C’est vrai.
Votre goût pour les études vous empêchait-il de les quitter tout à fait, ou quelque chose qui pourrait s’apparenter à un complexe de modestie vous tarabustait-il ? De l’extérieur, vous aviez le CV parfait !
Mais, monsieur, la musique n’est pas qu’une affaire de CV, vous savez. Moi, je sentais qu’il me manquait encore quelque chose. Qui mieux que moi pouvait en juger ?
Soit, mais, d’un point de vue franco-français, nous pourrions nous attarder deux secondes sur ce souci de perfectionnement, non ? Après un premier prix à Paris, des victoires dans les concours internationaux et un prix à New York, qu’est-ce qui pouvait vous échapper pianistiquement ?
Je voulais disposer d’une meilleure sonorité. Je savais faire, mais je voulais parfaire ce que je savais faire. Il faut être parfait pour débuter à Carnegie Hall. Quand le public et les critiques vous entendent pour la première fois, ils doivent subir un choc frontal, pas moins. Vous n’avez qu’une occasion de leur infliger cette commotion. Moi qui rêvais de jouer à Carnegie Hall, je souhaitais mettre toutes les chances de mon côté pour que ce grand soir soit non pas un aboutissement mais un vrai commencement.
Admettons. Ce nonobstant, qu’avez-vous pu trouver de mieux comme lieu d’enseignement, après avoir triomphé au CNSM et à la Julliard School ?
Je suis allée à l’université de Bloomington, dans l’Indiana. J’aspirais à travailler avec György Sebők. C’était un immense génie et du piano, et de la pédagogie. Bloomington elle-même était surnommée « la Mecque musicale du monde », ce n’est pas rien ! Y enseignaient aussi János Starker et Menahem Pressler…
« György Sebők était un mentor de vie »
Comment votre nouveau mentor vous a-t-il choisie (car si, vous, vous vouliez être son élève, lui devait décider s’il voulait être votre professeur…) ?
Lors d’un camp d’été, dans le nord de New York, nous étions quarante élèves qui aspiraient à travailler avec lui. Or, il m’a dit des choses extraordinaires sur mon jeu.
Du genre ?
« Vos forte pourraient faire tomber les murs de cette salle ! »
Cette puissance a contribué à vous valoir une place parmi les élus…
Oui, György m’a accepté dans sa classe de Bloomington. J’ai gardé mon appartement à New York même si je travaillais dans l’Indiana. J’avais classe deux fois par semaine. Il fallait jouer une œuvre différente à chaque fois, quitte à y revenir. À chaque séance, György parvenait à trouver le détail à peaufiner. Il savait pointer ce qui ne fonctionnait pas dans une sonorité. C’était exactement ce genre d’expertise dont j’avais besoin pour progresser.
L’homme était-il à la hauteur du professeur ?
Les deux facettes étaient indissociables. Pour ma part, j’étais fascinée par ce personnage. Il était médium. Ce n’était pas seulement un grand musicien, pas seulement un mentor de piano : un mentor de vie.
Il faut dire que vous aviez mis votre enseignant au défi en lui annonçant : « Moi, je peux tout jouer bien. » Quelle audace !
Ha ha ! Lui aussi était sceptique. Il m’a dit : « Ça m’étonnerait. » Et puis, au bout d’une quinzaine de classes sur des répertoires très différents, il m’a glissé : « Je commence à vous croire… » Vue son exigence, quel compliment sublime !
Épisode troisième
Se lancer
Sylvie Carbonel, vous avez eu suivi très peu de cours avant d’entrer au Conservatoire. Puis vous avez étudié avec Pierre Sancan, vous avez été diplômée à la Julliard School puis vous avez travaillé avec György Sebők. Or, vous allez accrocher un autre monstre sacré du piano à votre tableau de chasse pédagogique : Radu Lupu en personne.
J’ai eu l’immense chance de le rencontrer à mon arrivée à New York. Il venait faire ses débuts à Carnegie Hall. Entouré de ses imprésarios, il me sortait, il m’emmenait partout dans les soirées cossues. Grâce à lui, je me suis fabriqué un beau carnet d’adresses. J’ai rencontré des gens passionnants comme Kyung-wha Chung, la sœur de Myung-whun, une violoniste fascinante.
Et vous avez été une amie très proche de Radu Lupu.
Oui, une amie et une disciple : il lui arrivait de me faire travailler parfois dix heures d’affilée.
« J’ai auditionné pendant une heure dans Carnegie Hall désert »
Qu’aviez-vous encore à apprendre ?
La tendresse… La douceur… Grâce à Radu, j’ai découvert comment effleurer une basse plutôt que de l’enfoncer. Avoir pu autant travailler avec lui reste un des plus grands privilèges de ma carrière en particulier et de ma vie en général.
Permettez une question de cossard : comment peut-on travailler le piano pendant dix heures ?
Ce n’était pas toujours prévu, mais Radu aimait faire travailler. Quand je lui jouais une sonate de Beethoven, il me disait : « No, Sylvie! » Alors, on recommençait jusqu’à ce qu’il me libère d’un : « Ha, it’s coming! » Après, on pouvait passer à Schubert ou à Mozart…
… pendant dix heures ?
Hum, peut-être pas dix heures. Disons des temps très, très longs. Radu avait une passion pour l’enseignement. Il ne pouvait pas avoir de poste, sa carrière n’étant pas compatible avec les contraintes afférentes. Néanmoins, il brûlait de transmettre. Par exemple, à New York, ses amis médecins avaient un petit garçon de neuf ans. Eh bien, il allait le faire travailler ; et je suppose que c’était un débutant !
Après le CNSM, Julliard, Bloomington et, donc, Radu Lupu, vous êtes-vous enfin sentie prête à lancer pour de bon votre carrière ?
Oui, c’est à cette époque où j’ai commencé à auditionner pour de grands chefs d’orchestre comme Lorin Maazel, Sergiu Comissiona, Isaiah A. Jackson, Jan Willem van Otterloo, Michel Plasson (j’ai adoré travailler avec lui !)… et j’ai aussi auditionné pour le président de Carnegie Hall. La salle était déserte. Il n’y avait que lui. J’ai joué pendant une heure. À la fin, il m’a dit beaucoup de choses très positives et enthousiastes surmon jeu. Une semaine plus tard, mon téléphone sonne, et j’apprends que je fais mes débuts l’année suivante à Carnegie Hall avec Sergiu Comissiona, avec le concerto de mon choix.
Et vous optez pour la Totentanz de Franz Liszt. Pourquoi ?
Parce que je pensais qu’il fallait quelque chose de très, trrrès difficile et qui sorte un peu des sentiers battus – ce qui excluait les deuxième et troisième de Sergueï Rachmaninov, par exemple, ou le troisième de Sergueï Prokofiev. À l’époque, presque personne ne jouait la Totentanz.
« Je joue au tempo qui me semble juste »
Que ressentez-vous devant ce défi ? Pardonnez-moi d’insister mais, depuis le début de notre entretien, on pourrait presque croire que tout est normal :
- entrer au Conservatoire ;
- en sortir summa cum laude ;
- tourner sur (presque) toute la planète ;
- être diplômée de la Julliard ;
- être choisie pour vous perfectionner dans « la Mecque de la musique » ;
- peaufiner votre métier avec Radu Lupu.
Là, être programmée au Carnegie Hall en ayant le choix du programme, est-ce normal aussi ?
Ha non, je suis folle de joie ! D’autant que ça se passe bien avec l’orchestre. Les musiciens ont même l’air étonné. Le supersoliste, en toisant mon petit format, a déclaré : « Je n’ai jamais entendu un aussi grand son sortir d’une aussi petite chose ! »
Votre stratégie, qui consistait à prendre le temps de vous sentir prête, se révèle payante. Votre première à Carnegie Hall est un triomphe.
Oui. Les gens étaient debout. J’ai eu droit à une ovation assourdissante. Plusieurs critiques m’ont encensée, notamment le New York Times. Tous étaient dithyrambiques. L’un d’eux m’a décrit comme une virtuose diaboliquement intelligente. Plusieurs promettent un avenir radieux à « miss Carbonel ». Ce succès m’a ouvert les portes du monde entier. Je considère que ma carrière a réellement commencé ce soir-là.
Pour autant, vous continuez à avoir le souci de vous perfectionner, par exemple en allant travailler avec de bons orchestres mais dans des endroits peu prestigieux parce que jouer avec orchestre, ça s’apprend en jouant avec orchestre…
Ce que vous dites est juste : jouer avec orchestre, ça s’apprend en jouant avec orchestre, surtout quand on a le bonheur de jouer avec un grand chef. Avec Sergiu Comissiona, c’était plus que formidable ! Néanmoins, il n’est pas faux d’ajouter que travailler avec des chefs d’orchestre moins attentifs, moins scrupuleux, moins extraordinaires, disons-le, peut apprendre.
Dans ce domaine, vous avez raconté une mauvaise expérience avec un chef plus soucieux de la seconde partie du programme que du troisième concerto de Prokofiev que vous deviez jouer avant…
Le troisième de Prokofiev est tellement difficile ! Physiquement, c’est très éprouvant… y compris quand, comme moi, on adooore l’œuvre ! Si bien que le contact avec le chef est un soutien bienvenu. Or, quand le chef dont vous parlez est arrivé dans la salle, je répétais. Aussitôt, il m’a lancé : « J’espère que vous ne le jouez pas aussi vite ! » J’étais estomaquée. Je ne jouais pas aussi vite que Martha Argerich, qui le joue vraiment très vite ; je jouais simplement au tempo qui me paraissait juste. Je le lui ai dit.
En théorie, un chef doit suivre le soliste, non ?
Lui ne l’a pas fait. Il a pris plus lentement. Ça m’a désarçonnée, au point qu’il m’arrivait de terminer les phrases avant lui. Autant dire que ce concert-ci a été moyen !
« La loi du marketing est dure, mais c’est la loi »
Est-ce aussi une façon d’apprendre à mieux choisir les chefs avec qui vous travaillez ?
En quelque sorte. Là, j’ai su que nous ne travaillerions plus ensemble.
Résolution presque facile car vous ne manquiez pas de propositions !
En effet ! Par exemple, j’ai joué la Rhapsodie sur un thème de Paganini de Rachmaninov avec le Boston Symphony Orchestra dirigé par Lorin Maazel. J’ai été merveilleusement accompagnée. C’était du miel !
Peut-être devrions-nous en profiter pour expliquer ce que – quand ça se passe bien… –, le chef apporte au soliste. Pour certains mélomanes, le chef est une sorte de pantin superfétatoire qui agite sa baguette et se retourne pour saluer quand la musique s’arrête.
Ce qu’il faut comprendre, c’est que jouer un concerto avec orchestre tient pour moi de la musique de chambre.
En quel sens ?
Dans la musique de chambre, il faut s’entendre avec ses partenaires autant que s’écouter. En concerto, le soliste doit s’entendre avec l’orchestre. Comme vous ne pouvez pas communiquer personnellement avec une centaine de musiciens à la fois, le chef devient votre interlocuteur privilégié.
En concert, soit. Mais en répétition ?
En répétition, j’aime les chefs qui font reprendre parce que la flûte solo n’est pas partie au moment exact où elle devait partir, ou parce que les violoncelles ont été trop envahissants, ou parce que le solo du premier violon n’était pas à la hauteur… mais il faut qu’ils sachent doser leurs interventions. Trop, c’est trop.
Racontez-nous.
Quoi ?
Votre « trop, c’est trop » est à l’évidence fondé sur une mauvaise expérience. On veut en savoir plus !
Oh, inutile d’insister, je ne nommerai pas le chef – en réalité un trompettiste – avec qui j’ai joué, une fois, en Amérique, le premier concerto de Chopin (que, heureusement, j’ai redonné dans des circonstances plus favorables). Je me suis aperçu qu’il m’enregistrait. J’étais ébaubie. J’essayais de lui expliquer : « Dans Chopin, ça peut changer, d’ici demain ou après-demain ! Je ne suis pas un robot, je suis une interprète, donc j’ai une part de liberté… » En vain. Il m’a épuisée en m’obligeant à reprendre, rereprendre et rerereprendre encore. En réalité, ce n’est pas moi qui répétais : c’était lui.
Parce qu’il ne connaissait pas la partition ?
À l’évidence, il n’avait pas assez travaillé ou pas travaillé du tout. Bref, même si, vaille que vaille, on a donné le concerto, j’ai vécu une expérience très difficile.
À l’inverse, des expériences très positives vous ont illuminée.
Oui, car j’ai découvert qu’il y a des chefs pas très connus qui sont excellents. Par exemple, j’ai joué le concerto en Sol de Maurice Ravel avec le Garden State Philharmonic, dans le New Jersey donc pas très loin de New York. Le chef n’était pas une célébrité, mais c’était un protégé de Comissiona, ce qui n’est pas rien. Ça s’est passé très, trrrès bien. Il m’écoutait. Peut-être parce que je me sentais bien, je n’ai pas eu de trou de mémoire dans le deuxième mouvement, qui est terrifiant pour ça, et j’ai retenu la leçon : certains chefs sont excellents, même si leur notoriété est faible. La loi du marketing est dure, mais c’est la loi.
Épisode quatrième
Construire un répertoire
Sylvie Carbonel, à l’occasion du précédent épisode, vous nous avez raconté pourquoi et quand vous aviez jugé que votre formation d’élite était accomplie. Votre impressionnant parcours d’étude et de perfectionnement vous a-t-il préparé à construire votre répertoire ?
Oh, vous savez, il n’y a pas de recettes. Le répertoire, c’est une affaire de prédilections et de circonstances. Par exemple, quand je suis rentrée vivre à Paris, en 1982, Ève Ruggieri et Pierre Jourdan m’ont invitée à participer à une émission sur Antenne 2. Le thème en était : « Le diable dans la musique ». J’ai évidemment choisi de jouer Suggestions diaboliques de Sergueï Prokofiev…
« Évidemment » ?
Tout le monde connaît cette œuvre, non ?
Euh, non.
En tout cas, moi, je la connaissais et je voulais la jouer. Cependant, ça ne suffisait pas pour le programme que j’avais à jouer. J’ai donc effectué des recherches. Je suis allée à la bibliothèque de Radio France, où j’avais mes habitudes, et j’ai découvert un « Scherzo diabolico » d’Alkan. Croyez-moi : il porte bien son nom. C’est d’une difficulté intolérable. Vous avez tout : des octaves, des accords et des arpèges qu’il faut jouer à une vitesse phénoménale sur tout le clavier !
Bref, une œuvre pour vous.
Certes, mais j’ai dû bosser comme une folle. Heureusement, ça a très très bien marché. Aujourd’hui, je peux vous le dire : si le diable existe, il est dans cette œuvre.
« Avec Petrouchka, j’ai passé des moments très compliqués »
Pour une concertiste, le plaisir est-il dans la difficulté ?
Il y a essentiellement le plaisir de jouer de grandes œuvres qui peuvent être trrrès difficiles, ce n’est pas pareil ; et aussi, dans une part moindre, celui de relever un défi. Néanmoins, on l’apprend vite, la très grande difficulté est relative. On croit avoir joué l’œuvre la plus difficile du monde, puis on tombe sur une autre encore plus extravagante. Croyez-moi : ça m’est arrivé. Je n’étais pas au bout de mes peines après être venue à bout du « Scherzo diabolico » !
En choisissant des œuvres ultravirtuoses et parfois peu fréquentées (peut-être parce qu’ultravirtuoses…), vous arrive-t-il d’avoir l’impression de vous mettre en danger ?
Dans quel sens ?
Imaginez-vous, ne fût-ce qu’un court instant, que vous n’allez pas y arriver ?
Oui, bien sûr. C’est ce qui force à travailler, car il n’est pas question de ne pas y arriver !
Quelles œuvres vous ont, un temps, fait trembler ?
Petrouchka d’Igor Stravinski. C’est vraiment très, très difficile. Je me souviens d’avoir croisé Jean-Philippe Collard à la porte du studio de Pierre Sancan. Il n’avait encore jamais travaillé avec cette sommité. Il venait le voir parce qu’il n’avait pas eu le meilleur des professeurs. Son grand ami Michel Beroff lui avait conseillé de prendre des leçons avec Pierre. Comme je sortais de la salle, il a vu ma partition et m’a dit : « Tu travailles Petrouchka ? Mais c’est horriblement difficile ! » Il avait évidemment et éminemment raison. J’ai passé des moments très compliqués !
Même vous ?
Même moi. Oh, j’aime beaucoup transpirer. Mais là… Pfff, c’était au-delà. Et ce n’était pourtant toujours pas l’œuvre la plus difficile que j’aie dû travailler !
« Selon moi, Jacques Desbrière fait écho à Emmanuel Chabrier »
Cependant, vous ne construisez pas votre répertoire que sur la difficulté…
Non. Il y a des occasions, des idées, des escapades. Ainsi, Pierre Jourdan m’a aussi incité à découvrir Emmanuel Chabrier.
Était-ce une bonne idée ?
Pourquoi ? C’est un merveilleux compositeur !
Certes. Reste que, à part quelques tubes, il n’est guère plus programmé. Stratégiquement, quand on commence à construire son répertoire…
Je me moquais bien de la stratégie : j’étais intriguée. Je suis allée à la section musique de la Bibliothèque nationale de France, quand elle était dans le deuxième arrondissement [de Paris]. J’y allais en quête de manuscrit pour les photocopier ; et j’y ai rencontré Roger Delage, le grand spécialiste de Chabrier. J’avais déchiffré beaucoup d’œuvres quand il a attiré mon attention sur les Dix pièces pittoresques. En effet, il s’agit du chef-d’œuvre pianistique de Chabrier. En 1881, déjà, lors de la création, César Franck a dit : « Messieurs, nous venons d’entendre quelque chose d’extraordinaire. Ces pièces relient notre temps à celui de Couperin et de Rameau. »
Deux siècles plus tard, c’était aussi votre sentiment.
Complètement. Ce sont des œuvres géniales. Certaines sont très poétiques, très mystiques, très charmantes (pensez à « Idylle » !) très extraverties (la « Danse villageoise » !), et leur diversité éblouit. L’une d’elles ressemble même à du Rachmaninov.
Et vous avez une chouchoute, même si vous les avez toutes enregistrées et incluses dans le coffret.
C’est vrai, je les aime toutes, avec quelques réserves pour deux ou trois… mais j’aime infiniment le « Scherzo-valse » et la dernière, magnifique.
Comme les Suggestions diaboliques ne suffisaient pas à remplir une émission, dix pièces, cela ne suffisait pas à remplir un disque…
J’ai donc couplé ce cycle avec le Cahier de musique de Jacques Desbrière.
C’était audacieux car, si Chabrier est un peu oublié, Desbrière est fort peu connu !
Jacques était un ami. Il est mort en 2021, à l’âge de 93 ans. C’était un homme d’affaires qui, un temps, avait envisagé de se lancer dans une carrière de pianiste. Hélas, lors de la Seconde Guerre mondiale, il a perdu un doigt, ce qui mettait fin à ce premier projet. Il s’est alors tourné vers la composition, où il alternait le joliment tourné et ce qu’il faut bien appeler parfois le convenu. Ses pièces que j’ai enregistrées me paraissent faire écho aux « Pièces pittoresques » pour former un disque que je me permets de juger, avec le recul, de très belle qualité. [NDLR : pour écouter l’intégralité du disque Chabrier – Desbrière gratuitement, cliquer ici.]
« James North a écrit que je jouais Moussorgski comme Chopin jouait Liszt »
Votre répertoire se caractérise par le fait qu’il associe grands noms, compositeurs oubliés et raretés. Si l’on omettait votre aspiration à « tout jouer », on pourrait aussi s’étonner que vous jouiez des compositeurs d’inspiration variée (c’est rien de le dire !), du bien français Emmanuel Chabrier à l’ultrarusse Modeste Moussorgski…
Moussorgski est un compositeur que, très jeune, j’ai travaillé avec Pierre Sancan, à travers les Tableaux d’une exposition… que j’étudiais en même temps que Gaspard de la nuit de Maurice Ravel.
Rien que ça !
Cette partition des Tableaux, je l’ai beaucoup travaillée avec Pierre, et je l’ai beaucoup jouée en concert. Je l’ai retravaillée à la Julliard School, et je l’ai reretravaillée avec György Sebők. Or, chemin faisant, j’avais ouï dire qu’existaient des pièces jamais jouées sauf peut-être « Une larme » ou « Gopak ».
Les partitions ne circulaient pas alors aussi aisément qu’à l’ère ismlp…
Non, mais des amis de Moscou que j’avais connus au concours de Bucarest et avec qui je parlais russe (j’avais appris leur langue pour pouvoir garder une amitié très profonde avec eux), je les ai obtenues. J’ai donc mis sur mon piano le manuscrit des dix-sept pièces.
Chez vous ç’a fait tilt.
Bien sûr ! Donc, en 1991, j’ai décidé d’enregistrer la première intégrale de l’œuvre pour piano de Moussorgski.
C’est une première mondiale… qui reste la seule.
Oui, personne ne l’a refaite depuis.
Dit comme ça, ça paraît simple. Ça ne l’était pas.
Non. J’avais eu un accident de parcours dans ma vie personnelle. J’ai donc dû beaucoup et bien travailler. J’ai préparé l’enregistrement avec un plaisir que nourrissaient les œuvres. Elles sont si poétiques çà, si humoristiques là ! Elles reflètent si bien l’âme slave ! C’était vraiment une grande joie de les étudier.
Après l’enregistrement, vous les avez beaucoup jouées, elles aussi.
Il faut dire que j’ai été acclamée par les critiques. James North a dit : « Si vous avez quinze versions des Tableaux, la version de Carbonel vaut que vous l’ayez aussi dans votre discothèque. » Quant aux Dix-sept pièces, il disait, tout en affirmant qu’il y avait « peut-être une fausse note here and there » : « Elle les joue comme si Chopin jouait du Liszt », ce qui était une façon de critiquer très américaine. Donc, oui, en concert, on me les a beaucoup demandées. Bref, je suis assez fière de ce disque que l’on retrouve dans le coffret ! [NDLR : pour écouter l’intégralité du disque Moussorgski, cliquer ici.]
Épisode cinquième
Ouvrir un répertoire
Sylvie Carbonel, à la lumière du coffret que vous venez de publier, on s’aperçoit que votre répertoire est tridimensionnel :
- vous interprétez des compositeurs stars en veillant à associer œuvres célèbres et pièces méconnues ;
- vous osez jouer (et pas que pour un concours…) des compositeurs à l’audience confidentielle (j’imagine que les programmateurs recherchent plus des valses de Chopin que des Études pour agresseur de Jacques Louvier…) ;
- vous n’envisagez pas le piano sans ses trois possibles :
- le solo,
- la musique de chambre et
- le concert avec orchestre.
Cet éclectisme ressortit-il d’une décision professionnelle prise dès vos débuts, confirmant votre fameux « je peux tout jouer », alors que certains de vos confrères préfèrent se spécialiser dans l’interprétation de tel type de répertoire ou de tel compositeur ?
Oh, oui ! Il faut dire que mes professeurs avaient beaucoup insisté sur l’importance de pratiquer plusieurs types de concerts et plusieurs types de répertoire. Cependant, c’est aussi lié à un de mes traits de caractère : j’étais très curieuse, ce qui ne m’empêchait évidemment pas d’avoir une tendresse particulière pour Mozart, Schumann et Messiaen…
… ledit Messiaen qui, quand vous avez joué devant lui, a lâché…
« C’est magnifique. Je n’ai rien à ajouter. » Venant d’un tel maître, ça m’a beaucoup touchée et beaucoup portée. Au point que c’est moi qui ai créé – avec le grand violoncelliste Gary Hoffman, la géniale violoniste Machi Kudo et le très bon clarinettiste américain Michael Nimroy – son Quatuor pour la fin des temps aux États-Unis ! Quand j’ai joué ça en concert, des spectateurs m’ont dit que, en dépit des cinquante minutes que dure l’œuvre, ce qui peut paraître long à certains amateurs, ils n’ont pas entendu une mouche voler. L’un d’eux m’a même dit qu’il ne pouvait pas bouger pendant tout le morceau. Ils avaient été cognés par tout ce que nous avions mis d’émotion et de mystère dans notre interprétation.
« Le Quatuor pour la fin des temps a déchiré mon rideau »
Pourriez-vous essayer de verbaliser ce qui résonne particulièrement en vous dans cette œuvre, donc qui vous donne envie de l’interpréter ?
Question difficile ! C’est une œuvre composée de huit pièces. La dernière, « Louange à l’éternité de Jésus », comprend un éblouissant solo du violon accompagné par des petites tierces au piano pendant quatre minutes… Quelle splendeur !
Dans quelle mesure votre interprétation prend-elle en compte la part religieuse qui imprègne l’œuvre d’Olivier Messiaen ?
Dans ce quatuor, spécifiquement, il y a quelque chose de mystique et de transcendant qui passe et qui dépasse la religion, de sorte que la foi n’est pas nécessaire pour comprendre et laisser résonner la grandeur de l’œuvre ou de son propos. Je pense par exemple au solo bouillonnant de la clarinette, qui fait écho à une pièce beaucoup plus lente, fascinante par ce que le compositeur nous y dit de ce dieu auquel je ne crois pas. Le Quatuor est une œuvre capitale… et je lui dois d’avoir déchiré mon rideau : elle m’a fait aimer la musique contemporaine. Songez que je n’aurais pas passé le concours Messiaen si je n’avais pas entendu le Quatuor à l’âge de quatorze ans.
Votre cœur penche vers Mozart et Schumann, mais Messiaen vous a convertie à des compositeurs moins « Radio classique »-compatibles !
En effet, j’ai joué du Stockhausen, du Louvier, du Boucourecheliev, du Philippe Hersant, du Nicolas Bacri…
La musique du vingt-et-unième siècle vous intéresse, vous touche et vous stimule. Dès lors, pourquoi n’a-t-elle pas trouvé sa place dans le coffret que vous venez de publier ?
J’ai estimé que j’avais fait beaucoup d’autres choses, et je ne voulais pas rajouter des pistes qui pourraient paraître un peu trop hermétiques pour pas mal de mélomanes, où qu’ils soient. Mon coffret est distribué dans le monde entier, je dois aussi penser à ceux qui vont l’écouter !
Vous avez néanmoins osé glisser trois des Études pour agresseurs de Louvier…
Là encore, j’ai rencontré cette œuvre grâce à Olivier Messiaen, puisque le cycle était imposé au concours qui porte son nom ! Il est vrai que les musiques où le sentiment a sa place me touchent plus que celles où le sentiment paraît absent. Pourtant, j’ai beaucoup joué ces Études, que ce soit en Europe, aux États-Unis ou en Extrême-Orient… Je me souviens de les avoir jouées au festival d’Aspen, dans le Colorado (on appelait ça « Julliard West » !). Ça se passait dans la grande salle de concert qui, en fait, était une immense tente, un peu comme à La Roque-d’Anthéron. J’ai joué les Louvier et les trois pièces opus 11 de Schönberg. En sortant de scène, j’ai senti que les gens avaient changé. Dans l’assistance, un grand chef d’orchestre de l’époque, Hervé Barzin, qui dirigeait un orchestre à New York avec lequel j’ai répété certains de mes concerts, est venu me féliciter pour mon talent. Ça m’a plu car, moi, la plupart du temps, je ne m’en rends pas compte !
« À New York, je vivais dans un environnement exceptionnel »
Justement, pourriez-vous nous donner des pistes sur votre propre jugement ? En presque plus clair, sur quels critères estimez-vous, par exemple, que tel concert que vous avez donné était meilleur que tel autre, voire était encore plus abouti que vous n’osiez l’espérer ?
Ha ha, c’est subtil ! Pour comprendre ça, il faut accepter l’idée que le concert est un acte d’amour avec le public. J’oublie le public dès que je joue la première note, mais il porte l’interprétation – sauf si le musicien a un trac d’enfer et panique quand il entre en scène.
En effet, on ne devrait pas parler d’interprétation sans mentionner le paramètre du trac !
Le trac n’est pas une honte : les plus grands l’ont eu. Selon la légende, seul Daniel Barenboim ne l’a jamais eu. Moi, j’ai été une enfant sans trac. Je me souviens avoir dit à ma mère, juste avant le concours d’entrée au Conservatoire : « Bah, c’est comme si j’allais faire une partie de tennis ! » Cela dit, il m’est arrivé d’avoir beaucoup le trac à certains concerts. Par exemple, avec Lorin Maazel et le Boston Symphony Orchestra, oh la laaa… même si le concert s’est passé merveilleusement !
Pourquoi, parfois, le trac vous prend et vous redevenez humaine ?
Mais on est toujours humain ! Peut-être devient-on un peu plus qu’un humain moyen si, au cours d’un concert, tout s’est bien passé, si on a décuplé ses moyens techniques grâce au public, au chef ou à l’orchestre. Repousser le trac n’a rien d’inhumain, c’est un travail.
Comment définiriez-vous cette peur qui peut saisir l’artiste le paralyser ou, parfois, le galvaniser ?
Le trac est la conscience de la différence entre ce que l’on aimerait donner au public et ce que l’on se sent capable de faire à un instant précis. Penser que l’on ne va pas être à la hauteur de ce que l’on aimerait produire, c’est l’enfer. Jacques Février, un excellent professeur avec lequel je n’ai cependant pas étudié la musique de chambre, disait – et je le répète aux artistes que je prépare à des concerts : « Quand vous êtes très prêt, vous avez 90 % de chance de ne pas avoir le trac. » Par exemple, deux jours avant mes débuts à Carnegie Hall avec orchestre… Petite parenthèse : c’est le moment le plus important, quand on veut jouer aux États-Unis. Manquer cette occasion peut vous torpiller, ni plus, ni moins. Je pense à un pianiste, nonagénaire aujourd’hui, qui a fait une plutôt jolie carrière en Europe et que je ne citerai pas car ce ne serait pas gentil ; eh bien il a raté ses débuts, et il n’a plus jamais joué aux États-Unis.
Devant des enjeux aussi importants, le trac est-il encore plus fort ?
Écoutez, deux jours avant mes débuts, j’ai avoué à mon professeur de la Julliard – chez qui je suis allée jouer ma Totentanz – que je n’avais pas le trac. Elle m’a répondu : « Deux jours avant tes débuts à Carnegie Hall ? C’est sans espoir ! » Mais je dois avouer que je bénéficiais de conditions exceptionnelles pour me préparer. J’avais ma chambre en plein centre de New York, à deux pas de Central Park que j’adore, chez Hannah Busoni, la belle-fille de Ferruccio, à un bloc de Carnegie Hall, où je disposais d’un piano merveilleux. J’étais dans un environnement exceptionnel. Je suis devenue une très bonne amie de Daniel Barenboim, de Pinchas Zukerman, d’Isaac Stern, d’Itzahk Perlman, de Jean-Pierre Rampal… C’était un enrichissement extraordinaire !
« Le pire ennemi du concertiste, c’est le trou de mémoire »
Rencontrer des superstars de la musique vous a-t-il préservé du trac ?
Non. Ce qui m’a donné le plein de confiance, c’est que, le jour où Sergiu Comissiona m’a donné son accord pour la Totentanz, je suis allée acheter la partition dans le plus grand magasin de musique de New York, et j’ai commencé à la travailler. Le jour même. J’avais un an devant moi. Je me suis donnée toutes les chances. Je savais que je n’avais pas le droit à l’erreur. Donc j’ai bossé comme une folle, j’ai beaucoup répété avec un deuxième piano qui jouait la réduction d’orchestre, et j’ai joué l’œuvre devant Jean-Bernard Pommier. Pourtant, quand je lui ai annoncé mon choix, il était sceptique.
Pourquoi ?
Parce que c’est très difficile ; et peut-être aussi parce qu’aucune femme ne jouait cette pièce. À vrai dire, je ne sais pas si d’autres femmes l’ont jouée depuis, même si c’est probable ! En tout cas, j’étais tellement prête qu’il y avait peu de chance pour qu’il y ait un problème.
Quel « problème » redoutez-vous le plus ?
Le trou de mémoire. Quand j’entends un concertiste avoir un trou de mémoire, j’ai envie de passer sous mon fauteuil et de sortir de la salle tellement ça me fait mal pour lui. C’est horrible, comment on se sent, dans ces moments, d’autant qu’il faut se rattraper.
Vous est arrivé de…
Hélas, oui.
Après plusieurs dizaines d’années sur les scènes, avez-vous chassé définitivement le trac ?
Oh, vous savez, ce n’est pas si simple : on peut ne pas avoir le trac du tout, ou ne presque pas avoir le trac, ou avoir un tout petit peu le trac voire être paralysée par le trac. D’une manière générale, je peux dire que, depuis quelques années au moins, je n’ai pas le trac parce que je suis bien préparée et parce que j’ai effectué un travail personnel. Je suis moins stressée.
« On ne m’attendait pas »
Puisque nous parlons de trac, mettons les pieds dans le plat ou les mains dans l’armoire à pharmacie. Ce n’est presque plus tabou : de nombreux artistes se protègent du trac avec des calmants ou d’autres substances…
Si c’est ce que vous voulez savoir, je ne prends plus de pilule avant de donner un concert. Ça, c’est du passé… même si ça pourrait revenir !
Vous semblez décrire un cercle vertueux, presque une tautologie : au moment d’affronter Carnegie Hall, vous n’aviez pas le trac car vous aviez confiance en vous.
J’étais en confiance, oui, mais pas parce que j’étais bouffie d’orgueil ! Juste parce que j’avais répété, répété et encore répété.
Et ç’a payé.
Oui. Un mois et demi après mes débuts, je rejouais à Carnegie Hall avec orchestre. C’était pour le Cinquième concerto brandebourgeois de Bach, avec sa fameuse cadence.
L’horrrrrriblement difficile Totentanz vous a lancée.
Peut-être aussi parce que l’on ne m’attendait pas dans cette œuvre. On en avait ri avec André Watts, le pianiste prodige qui avait aussi fait ses débuts à Carnegie Hall à dix-sept ans en jouant la même pièce, mais c’est vrai que le succès de mes débuts m’a ouvert de nombreuses salles new yorkaises et m’a permis de partir beaucoup en tournée aux États-Unis, en Asie, un peu partout.
Sans stress ni trac.
Presque !
Épisode sixième
Choisir sa voie
Sylvie Carbonel, lors du précédent épisode, vous nous avez expliqué que, grâce à votre préparation méticuleuse, vous évitiez peu ou prou le stress du concert. Cela doit rendre fort agréables ces moments que redoutent certains de vos collègues…
Oui, surtout quand on choisit ce que l’on fait. Je ne m’en suis pas privée !
D’où la diversité de votre répertoire, qui ne se limite pas – ce qui serait déjà une limite peu limitante – au récital en solo ou au concert avec orchestre.
Mes maîtres m’avaient dit : « On ne peut pas être un grand soliste si l’on ne joue pas beaucoup de musique de chambre. » C’est très vrai. Donc, dès que je suis rentrée des États-Unis, j’ai fondé un quatuor pour lequel je n’ai pas choisi les plus mauvais, comme me l’a fait remarquer Michel Béroff : Pierre Amoyal, Gérard Caussé et Frédéric Lodéon. Pendant une dizaine d’années, nous avons donné de merveilleux concerts.
« Chaque artiste a sa façon de poser sa patte sur un piano »
Qu’en était-il de la préparation ? Les formations de chambre sont réputées pouvoir être des espaces assez tendus.
Ah bon ? Parce qu’il nous arrive de nous critiquer ? Voyons, la bonne critique, la critique juste, ce n’est pas de la tension, c’est un échange essentiel à la musique, c’est quelque chose qui nous porte et nous pousse. Avec mes complices, on se reprenait volontiers et très amicalement. Il faut dire que, en présence de tels musiciens, parler de musique et avancer ensemble dans une même direction ne peut être qu’une grande joie.
En sus d’un quatuor, vous avez aussi formé un trio que l’on peut entendre dans le coffret que vous venez de publier chez Skarbo.
Oui, j’ai travaillé avec Michel Portal, que l’on ne présente plus, et le merveilleux violoncelliste Roland Pidoux. Pendant cinq ou six ans, on s’est beaucoup produit en France, en Belgique, en Suisse, en Allemagne… et pour Radio France. C’est d’un concert à la Maison ronde qu’est extrait le trio op. 114 de Johannes Brahms que vous pouvez effectivement retrouver dans le coffret.
Le solo, l’orchestre et la musique de chambre sont trois facettes complémentaires de votre inclination pour l’interprétation sinon l’incarnation de ces « petits signes couchés sur un papier » dont vous parliez tantôt pour désigner la musique avant qu’elle n’advienne.
Oui et non. Je n’aime pas trop l’idée d’interpréter. Radu Lupu insistait sur ce point et me répétait : « Tu ne dois pas interpréter la musique, tu dois être la musique. » Les interprètes sont les co-créateurs sans lesquels la musique imaginée par le compositeur n’existerait pas. Nous sommes des passeurs.
Marie-Nicole Lemieux dit : « Pour moi, l’art n’est ni une question d’ego ou de pouvoir, ni l’envie d’être aimé : c’est une mission et un partage » (Le Monde, 6 juin 2024, p. 26). Vous aussi, vous estimez que les musiciens ont un rôle capital qui les engage pleinement.
Ce n’est pas une estimation, c’est un fait. Si vous écoutez Arturo Benedetti Michelangeli…
… ou Sviatoslav Richter jouer la même œuvre, vous entendrez des tas de choses très différentes. Chaque artiste a sa façon de poser sa patte sur un piano !
« Faire des heureux, ça réjouit »
Dans l’équation associant le compositeur et l’interprète, le concert ajoute une troisième inconnue : le public…
Il faut l’aimer. Il faut aimer le public. Si vous n’aimez pas le public, que faites-vous sur une scène ? Cela étant, je ne joue pas pour le public.
Ah bon ?
Non. Si le concert est un acte d’amour qui se passe à deux, on joue quand même pour soi. Du moins, moi, je joue pour moi ; et le public me porte… sauf les rares fois où je ne suis pas parfaitement prête.
Tel est votre credo : une grande partie (sinon l’essentiel) du concert se joue avant plutôt que pendant.
Bien sûr ! Je vous l’ai dit parce que je l’ai constaté : pour éviter le trac devant un auditoire, il n’y a pas de miracle, il faut vraiment beaucoup, beaucoup travailler. Beaucoup. Parce que c’est pas de la tarte, de jouer devant cent, trois cents ou quatre mille personnes ! Mais, quand vous avez bien travaillé, quel bonheur… Regardez, le 3 mars, j’ai donné un concert-lecture au théâtre des Sablons, à Neuilly, avec Pierre Hentz, un acteur merveilleux quoique peu connu. Le thème en était : « Jacques Prévert et la musique de son temps ».
Vous jouiez Poulenc, Satie, Debussy, Ibert et Kosma, je crois.
Oui, devant sept cents spectateurs enthousiastes. En-thou-siastes ! On a redonné le spectacle à la mairie du quinzième arrondissement, trois semaines plus tard, avec encore plus de succès même s’il y avait moins de places. Or, il y a quelque temps, aux Deux-Magots, une dame m’a regardée avec insistance, puis elle est venue me dire ce qu’elle avait sur le cœur : elle était venue à la mairie du quinzième et n’y avait jamais entendu un aussi beau concert dans cette salle. J’étais ravie ! En concert, peu importe la jauge, ce qui compte, c’est de bien faire son travail, de partager de la belle musique et de toucher le cœur des gens. Pour une raison simple – ça réjouit de faire des heureux.
Néanmoins, vous le savez, dans un concert de piano, le public vient à la fois pour le partage, l’émotion, la communion, l’élévation de l’esprit, le plaisir du break dans une vie souvent très terre-à-terre… et il vient aussi pour admirer quelque chose qui est de l’ordre de la performance acrobatique, laquelle prend deux aspects : la virtuosité et la mémorisation. Dans son mémoire de recherche de deuxième cycle, soutenu pour l’obtention du CA en 2017 au CNSM de Lyon, l’organiste David Cassan soulignait d’ailleurs que les deux étaient liés, la seule mémorisation pouvant passer comme une performance encore plus impressionnante que les prouesses techniques déployées au cours d’un concert.
Ha, je suis pleinement d’accord ! Beaucoup de gens m’ont demandé comment je pouvais bouger mes doigts aussi vite et comment je pouvais retenir autant de notes !
Le moment est venu de révéler votre martingale, je crois.
Bah, ça se travaille. C’est ce à quoi je me suis astreinte avec Pierre Sancan, Radu Lupu et György Sebők. Avec eux, j’ai forgé une mémoire et une technique hors pair. Avec eux, en termes de tempi, j’ai joué comme une folle des œuvres impossibles. Comme une folle ! En juin 2023, j’ai enregistré un clip pour Classiquenews…
… où vous jouez par cœur !
Ils m’ont demandé de jouer trois pièces qui étaient dans le coffret. J’ai choisi la « Danse villageoise » d’Emmanuel Chabrier, « Au village » de Modeste Moussorgski et « Einfach » de Robert Schumann. Ils voulaient que je joue à la même vitesse que l’enregistrement, puisque c’est lui que l’on entendrait.
« Dissocier technique et musique est une absurdité »
Vous étiez votre propre doublure mains, comme on dit au cinéma !
Cet exercice m’a permis de prendre pleinement conscience que, plus jeune, je jouais à des tempi très rapides !
Vous êtes moins amatrice de grande vitesse pianistique, aujourd’hui ?
En vieillissant, tous les musiciens subissent une atrophie plus ou moins limitée de leurs capacités techniques. Alors, oui, on perd de l’agilité, pourquoi feindre le contraire ? Mais qu’importe, tant que l’on reste en capacité de produire de la belle et grande musique !
Ce constat d’une technicité moins flamboyante qu’auparavant vous a donc permis de prendre conscience de l’hénaurmité de ce que vous accomplissiez naguère.
Je ne dirais pas que je n’en avais pas du tout conscience, à l’époque. Je travaillais pour cela, quand même !
Vous êtes donc d’accord pour dire que le concert est une invitation à s’ébaubir devant une performance en plus d’être une invitation à s’élever grâce à la musique.
Il y a les deux. Pas l’une contre l’autre, les deux. Le concert est fondamentalement un engagement artistique ; il n’en reste pas moins aussi une performance, en effet, et je revendique d’avoir poussé cette dualité au maximum. Je sais que, dans notre monde simpliste, il arrive que l’on oppose les interprètes « bons techniciens » et ceux qui seraient « musiciens ». C’est un non-sens !
Il a pu exister (et il en existe encore) d’excellents techniciens qui jouaient comme une balle et peinaient à faire passer la moindre émotion…
Peut-être, mais n’oubliez pas qu’il n’y a pas de belle musique sans technique solide.
La vôtre était presque une marque de fabrique.
Elle faisait partie de mon approche musicale. Elle en fait toujours partie, d’ailleurs ! Dissocier technique et musique est une absurdité. En revanche, les associer profondément peut faire sens. Si vous écoutez ma version des Dix pièces pittoresques d’Emmanuel Chabrier et celle d’Alexandre Tharaud, qui a été mon élève au CNSM de Paris et à qui j’ai conseillé de les enregistrer, vous entendrez une très nette différence.
Laissez-moi deviner : sa proposition est beaucoup moins virtuose.
En tout cas, il ne joue pas aussi vite que moi. « Idylle », par exemple, et le scherzo-valse, je les joue très, très vite.
Vous démontrez ainsi que la vitesse n’est, en soi, ni précipitation, ni négation de l’émotion.
Non. À condition de beaucoup, beaucoup bosser. Mais je voudrais revenir sur votre propos parce que je ne suis pas du tout d’accord avec vous : je n’ai jamais fait de la vitesse une marque de fabrique.
Disons que votre legs discographique ne donne pas l’image d’une amatrice de tempi dilatés, selon l’épithète chère à Bruno Le Maire.
Je n’ai jamais essayé de battre des records de vitesse pour me hausser du col. Quand j’ai joué la Rhapsodie sur un thème de Paganini avec l’Orchestre de Mexico, je n’ai pas choqué les musiciens par les tempi que je choisissais. De plus, je sais aller lentement ! C’est indispensable pour certains répertoires. Ainsi, à Riga, j’ai enregistré un disque Mozart, paru en 1995, et je suis très fière. Avec l’orchestre national symphonique de Lettonie, j’interprète le douzième concerto en La et le vingtième en ré mineur… et, vérifiez, je ne cherche pas à jouer plus vite que la musique.
« J’aime jouer des œuvres simplement injouables »
Puisque nous parlons de choix – choix de répertoire, choix de formation, choix de tempo, etc. –, évoquons les choix que vous avez dû faire pour votre coffret où ce disque Mozart n’est pas repris…
Pour le Mozart, ce n’est pas un choix. Parfois, de misérables questions de droits interfèrent avec le bon sens et la volonté de faire perdurer un travail.
Il y a d’autres grands concerti absents, dans la somme il est vrai déjà bien garnie que vous avez publiée chez Skarbo.
Oui, et qui, eux, auraient plutôt témoigné de ma capacité à jouer beaucoup de notes très vite ! Par exemple, fin janvier 1996, j’ai joué en concert et enregistré le Premier concerto d’Alexandre Mossolov avec l’orchestre Philharmonique de Radio France. Le compositeur est totalement inconnu, et son œuvre est simplement – si je puis dire – injouable. Je travaillais plus de dix heures par jour, car je préparais en même temps le programme Mozart !
Cette œuvre aussi est absente du coffret.
Encore une fois, ce n’est pas un choix. Grâce à des questions d’administration, de syndicats, de mauvaise volonté, je n’ai pas pu l’ajouter au coffret.
On sent que, parmi les arbitrages – volontaires ou contraints – auxquels vous avez du procéder, celui-ci vous coûte.
Certes, et pas que pour moi : pour la mémoire du compositeur aussi. Songez que je dois être la seule au monde à avoir joué et enregistré ce concerto !
Que nos lecteurs se rassurent, dans le prochain volet de l’entretien, nous allons parler de ce qu’il y a dans ce coffret, mais parler de ce qui ne s’y trouve pas n’est pas désespérant : ce pourrait faire l’objet d’un nouveau coffret regroupant des œuvres que vous avez jouées avec orchestre…
J’aimerais bien ! Il y a beaucoup de bandes que j’ai enregistrées, par exemple avec l’orchestre philharmonique de la radio d’Amsterdam… J’ai joué les Nuits dans les jardins d’Espagne avec Willem van Otterloo ; j’ai joué le Capriccio d’Igor Stravinsky et le concerto de Rimski-Korsakoff avec Jean Fournet ; j’ai fait un autre ré mineur de Mozart avec Ernest Bour… Ce sont de très grands chefs. Dans mes nuits d’insomnie, il m’arrive de compulser mes press books de l’époque pour retrouver la date précise où j’ai joué telle œuvre avec tel orchestre sous la direction de tel chef… Alors, oui, un jour, même si je ne sais pas si ce sera jamais possible, j’aimerais beaucoup réunir mes enregistrements concertants dans un second coffret et les mettre à la disposition des mélomanes. Qui vivra verra !
Épisode septième
Organiser un coffret
Sylvie Carbonel, j’ai l’impression que notre entretien est arrivé à la jointure entre l’art du concert et celui du coffret, mais aussi entre ce qui était et ce qui sera. Faire des choix, c’est valider ou refuser. Avant de détailler l’invention de votre coffret, qui reflète une large partie de votre répertoire, il peut être judicieux de parler de ce qui n’est pas entré dans ledit répertoire. Avez-vous des regrets ?
Bah, vous savez, quatre vies ne suffiraient pas à jouer tout le répertoire pour piano ! J’ai déjà joué beaucoup, beaucoup d’œuvres et de compositeurs.
Donc aucun regret ?
Hum, peut-être si, pour une œuvre : le Carnaval de Robert Schumann. Trois fois, je l’ai commencée. Il m’aurait fallu six mois pour la jouer correctement ; et, à chaque fois, un concert ou un enregistrement à préparer m’en a empêché. Néanmoins, il s’agit d’un petit regret, car j’ai joué beaucoup d’œuvres de Schumann.
« On me disait que je jouais comme un homme. C’était un compliment ! »
De Schumann, vous avez enregistré un disque où on trouvait la grande Humoreske, dont on peut écouter une autre version sur le coffret…
Oui, car je l’ai rejouée lors d’un concert pour Radio-France.
Les Fantasiestücke opus 12 n’ont pas eu cette chance.
Non, les négociations n’ont pas abouti. Par conséquent, je n’ai pas pu intégrer le disque au coffret. Cependant, on peut les écouter en streaming – en toute illégalité, soit dit en passant, puisqu’on ne sait pas officiellement qui touche les droits, l’éditeur qui les a mis sur Spotify ayant fait faillite depuis.
Ce disque, comme celui rassemblant les deux concerti de Mozart, vous a valu des critiques dithyrambiques.
Dithyrambiques et étonnées, oui, parce que, pensez, j’ai joué l’intégrale de Moussorgski, j’ai joué le Premier concerto de Mossolov, alors on ne m’attendait pas dans Mozart… Et j’ai eu aussi droit à des critiques plus habituelles, qui m’encensaient parce que je « joue comme un homme » !
C’était l’époque des compliments sexistes ?
Oh, un homme et une femme, c’est différent…
… ha, merci, je craignais d’être l’un des derniers à professer cette évidence aujourd’hui loin de faire l’unanimité dans la doxa médiatique !
… mais j’imagine que c’était une façon bizarre de dire que je jouais bien. Cela dit, ce genre de réflexion n’était pas réservé aux hommes. Après avoir écouté mon disque Mozart, une mécène japonaise m’a dit qu’elle ne pouvait croire qu’une femme jouait ainsi.
A-t-elle justifié son opinion ?
Non. Cependant, je crois comprendre ce qu’elle sous-entend. Longtemps, les pianistes qui n’étaient pas très armés techniquement jouaient des concerti de Mozart. Les barrières techniques y sont très basses. Sur la plupart des opus, tout le monde peut à peu près s’en sortir. Donc peut-être que, quand on entend qui les joue avec aisance, ça laissait penser que c’était un homme.
Parce qu’un pianiste joue mieux qu’une pianiste ?
Certains l’ont cru. Peut-être d’autres (ou les mêmes) le croient-ils encore !
« Tout le monde était enthousiaste »
À votre grand regret, les concerti de Mozart ne sont pas dans le coffret (on peut encore en trouver quelques exemplaires sur Internet…). En revanche, le coffret recèle de nombreuses pépites à la fois disparates et semblant former un tout ! Comment un tel projet vous est-il venu à l’esprit, et aviez-vous correctement estimé les difficultés techniques, juridiques, financières et autres qui vous attendaient ?
L’idée de produire un coffret a émergé il y a environ deux ans et demi, trois ans [l’entretien a lieu à la mi-mai 2024], pendant que je m’ennuyais un peu en travaillant. Même moi qui suis une bosseuse, il m’arrive de m’ennuyer en répétant ! Comme j’avais établi la liste de mes enregistrements en concert, je me suis dit : « Pourquoi les laisser dormir dans les archives de l’INA ? Il faut que ça vive pour le public du monde entier, les mélomanes, accessoirement pour ceux qui m’apprécient ! » J’avais eu tant de succès lors de ces concerts, ils représentaient tellement ma manière d’être, de jouer, de concevoir les œuvres, que je ne me sentais plus capable d’abandonner cela dans la poussière de l’oubli. Aussitôt, j’en ai parlé à Christian Cloarec, mon mari, et il s’est enthousiasmé pour ce projet.
C’était un bon début !
Encouragée par mon mari, j’appelle Jean-Pierre Ferey, du label Skarbo, chez qui j’avais enregistré un disque Liszt en 2016. Je lui donne le détail de tous les concerts Radio France, auxquels je lui explique vouloir joindre mes disques enregistrés en studio (Moussorgski, Chabrier, Schumann). Lui aussi a paru extrêmement motivé et intéressé, d’autant que je lui proposais aussi des œuvres inconnues – c’est son truc ! Songez que, quand on a réédité le Moussorgski, il a placé les Dix-sept pièces inconnues avant les Tableaux… Or, le fait est que je proposais des œuvres inconnues de gens très connus comme Beethoven, mais aussi des Alkan, des Bizet, du Hugon, du Louvier, etc., autant d’œuvres que peu de mélomanes peuvent prétendre connaître sur le bout des doigts ou du cœur ! Jean-Pierre était ravi.
J’en reviens à la seconde partie de ma question précédente : aviez-vous conscience de l’entreprise dans laquelle vous vous engagiez ?
Je ne savais pas que nous partions pour deux ans d’un boulot très intense, non. Quel chantier ç’a été ! Il a d’abord fallu faire venir tous les masters de l’INA. Cela correspondait à plus de quatre-vingt œuvres ! Par conséquent, il a fallu faire un choix.
« Le coffret Skarbo mêle trois siècles de musique »
Vous avez retenu soixante-quinze pièces. Qu’est-ce qui a guidé cette première élimination ? Votre satisfaction à la réécoute, un souci de cohérence dans la programmation ou d’autres critères ?
Bon, déjà, il y avait longtemps que je n’avais pas réécouté mon travail. Dans un premier temps, je devais être rassurée sur la qualité de ce que j’avais produit.
Votre intuition s’est-elle révélée juste ?
Oui, j’étais très contente de ce que j’écoutais. Parfois, je me disais même que j’étais allée au bout de l’idée que je me faisais de l’œuvre ; et parfois, aussi, certains aléas tempéraient mon enthousiasme.
Par exemple ?
Il y avait une très belle sonate pour cor et piano. Hélas, le jour de la captation, le corniste n’était pas dans sa plus grande forme… Par ailleurs, certaines prises de son n’étaient pas à la hauteur du projet que j’envisageais.
À ces problématiques artistiques et techniques ont dû s’adjoindre des problématiques pécuniaires…
[CHRISTIAN CLOAREC prend la parole :] je ne sais pas si cela peut intéresser les gens, mais force est de reconnaître que, aujourd’hui, il est très difficile de faire un disque quand on n’est pas dans une major et qu’on n’a pas une surface médiatique comparable à celle que, mettons, Maurizio Pollini avait. Dans la réalité, faire un disque n’est pas rentable.
En d’autres termes, il faut se résoudre à travailler à compte d’auteur-interprète.
[CHRISTIAN CLOAREC :] oui, ce qui signifie qu’il faut trouver un financement.
J’imagine que le coût d’un coffret de dix disques se chiffre en dizaines de milliers d’euros. On estime parfois le coût d’un disque à cinq mille euros…
[CHRISTIAN CLOAREC :] le détail du chiffrage n’a pas à être rendu public, mais la proposition du label nous a paru très raisonnable pour un tel projet, même si nous avons dû lancer un crowdfunding pour qu’il soit soutenable. Ce financement participatif nous a permis de lever les deux tiers de la somme exigée par Skarbo.
Vous avez récolté 14 000 €. C’était un franc succès.
[SYLVIE CARBONEL :] oui, un franc succès et un succès inattendu !
[CHRISTIAN CLOAREC :] … mais quel travail pour y parvenir !
[SYLVIE CARBONEL :] des courriels, des relances, des explications, des amis qui vous promettent monts et merveilles et qui, tantôt, vous les donnent généreusement, tantôt vous donnent trois sous ou ne vous donnent même pas le moindre centime !
[CHRISTIAN CLOAREC :] précisons qu’il est très difficile de monter une telle opération sans le soutien d’une plateforme spécialisée. Celle que nous avons choisie nous a aidés à présenter le projet, argumenter, échafauder des contreparties et à être efficaces sur les six semaines que durent le défi… et l’angoisse ! D’autant que nous avons commencé en octobre 2022 à prévenir nos contacts, et la campagne n’a pris fin victorieusement que le 12 mars 2023.
[SYLVIE CARBONEL :] le résultat est là, et j’en suis contente.
« Personne n’est obligé d’avoir envie d’écouter 1 h 20’ de musique »
Le montage financier était à la fois un aboutissement et un début…
Oui, il restait beaucoup à faire, mais l’objectif était clair : traduire l’amplitude de mon répertoire. Il mêle Scarlatti, Bach, Beethoven, Chopin, Schumann, Brahms, Prokofiev, Messiaen, Desbrière, bref, trois siècles de musique.
Comment avez-vous organisé le corpus ?
Nous disposions de soixante-quinze œuvres, certaines très connues, d’autres très confidentielles. Il y avait deux disques déjà prêts : le Moussorgski et le Chabrier. Après, il fallait ventiler piano solo, musique de chambre et orchestre. Nous avons essayé de privilégier la cohérence. Ainsi, nous avons consacré un disque à la musique française ; le quatrième disque a pris la forme d’un récital où l’on a mis des œuvres agréables à l’écoute comme la Quatrième ballade de Frédéric Chopin ou un Intermezzo de Johannes Brahms, en concluant par un chef-d’œuvre d’Enrique Granados, El pelele.
Malgré l’ampleur de votre répertoire, on ne vous attendait pas forcément dans Granados.
J’ai appris cette pièce pour un concours international qui se déroulait en Espagne… et auquel j’ai finalement renoncé ! Après, il y avait un autre bloc avec les grands duos pour violoncelle et piano d’Edvard Grieg et de Sergueï Prokofiev que je joue avec Hervé Derrien. Il y a aussi le si beau Trio op. 114 de Johannes Brahms, que je joue avec les merveilleux Michel Portal et Roland Pidoux… et beaucoup d’autres merveilles à découvrir !
Outre l’architecture solide de l’ensemble, votre coffret semble pensé pour une écoute sinon continue, du moins suivie. J’en veux pour preuve le fait que vous avez organisé des disques de durée variable, souvent bien garnis mais parfois de seulement 40’…
Oui, on a osé. La recherche de la cohérence primait. Certes, si on achète un disque de 40’, on peut avoir l’impression d’être lésé. Mais, quand on dispose d’un coffret de dix disques, un album plus court, ce n’est pas choquant. Même si on adore la musique, personne n’est obligé d’avoir envie d’écouter 1 h 20 de musique d’affilée dès qu’il met un disque dans son lecteur !
Épisode huitième
Échafauder l’avenir
Sylvie Carbonel, permettez-moi d’ouvrir ce huitième épisode en mettant les pieds dans le plat. On y a fait allusion lors du précédent chapitre : le coffret de dix disques qui sert de prétexte-et-pas-que à notre entretien ne constitue qu’une partie de votre legs aux mélomanes…
Oui, une petite partie. Je faisais plein de choses qui n’y sont pas ! Plein de concerts avec des œuvres très différentes ! Je ne les ai pas oubliés !
… d’où l’idée que nous avons évoqué tantôt d’un coffret pour piano et orchestre. L’idée est-elle de l’ordre du fantasme ectoplasmique ou commence-t-elle à prendre chair ?
Ça m’est bien rentré dans la tête.
« Le travail de recherche est très important »
Quel est l’obstacle qui vous paraît le plus important, hic et nunc ?
L’argent. J’ignore comment nous pourrons trouver les sommes nécessaires. Il me faudra très probablement trouver en sponsor.
Parce que les droits seront beaucoup plus conséquents ?
[CHRISTIAN CLOAREC :] il faut que nous nous renseignions et, pour cela, dans un premier temps, il faut que nous retrouvions qui possède aujourd’hui les masters et les droits des enregistrements. Le travail de recherche à envisager est très important.
En ce sens, le coffret actuel et ce qu’il ne recèle pas sont une manière de réenchanter l’avenir. Précisons que les dix disques ne sont pas un testament mais une pierre angulaire dans votre discographie, et que vous n’avez jamais cessé ni de jouer ni d’inventer de nouvelles façons et de nouvelles occasions de partager votre passion pour la musique. Vous avez donné – et vous donnez – des concerts thématiques avec des comédiens, et vous avez fondé un festival dont vous êtes devenue directrice artistique. Le festival peut sembler le contraire du disque par sa dimension éphémère ; cette idée est certes pour partie un mirage (nous avons eu l’occasion de l’évoquer dans ces « grands entretiens », nous aurons bientôt l’occasion d’y revenir grâce à Pauline Klaus, la fondatrice du festival d’Assy), car le festival nourrit et enrichit le goût fort et persistant de certains musiciens-organisateurs pour le partage avec le public et les liens pérennes avec certains collègues en particulier…
Absolument. Pour ma part, j’ai fondé un festival parce que je suis originaire de la Chalosse, situé dans le sud des Landes. J’y ai vécu dans une trrrès grande maison de famille que nous possédons depuis huit générations, soit depuis le dix-septième siècle. C’est un endroit merveilleux où j’ai beaucoup, beaucoup de souvenirs, excellents ou, disons, un peu moins bons.
« Avec Le Beau Danube bleu, le succès est garanti ! »
Le sud des Landes, ce n’est pas « les Landes » en général.
Non, la Chalosse est très différente de la côte Aquitaine qui va de Biscarosse à Bayonne, cette région des Landes où l’on ne voit que des pins. La Chalosse est truffée d’églises romanes. La végétation est variée, associant les pins aux chênes. C’est magnifique, mais il y avait un gros défaut : la part de la musique classique était réduite à une toute petite portion congrue.
Même l’été ?
Ha, on est très loin du Périgord ou du Midi, où vous avez un festival tous les deux cents mètres ! Je crois que, en tout est pour tout, il n’y avait qu’un festival, celui des Abbayes, qui m’a réinvité cette année pour jouer avec Dana Ciocarlie une sonate de Mozart, la fantaisie de Schubert en fa mineur, Dolly, l’opus 56 de Fauré, et Le Beau Danube bleu transcrit pour le piano à quatre mains par Johann Strauss lui-même – et là, c’est le succès garanti !
Vous y aviez joué par le passé…
C’est exact avec Pierre Amoyal, Gérard Caussé, Frédéric Lodéon, Michel Portal, Roland Pidoux… Ce festival magnifique se passe autour de Dax, dans de très beaux endroits dont des chapelles romanes aux acoustiques sublimes. Quelle joie d’y jouer ! Alors, à mon tour, j’ai voulu apporter ma pierre à l’édifice. En 2003, j’ai donc décidé de créer les Moments musicaux de Chalosse, dont j’ai assuré la direction artistique jusqu’en 2016.
J’imagine que le bon côté d’un festival, pour une directrice artistique, c’est de pouvoir choisir ses invités…
En effet, j’ai invité beaucoup d’artistes extraordinaires. On a donné beaucoup de beaux concerts dans des églises ravissantes et des châteaux magnifiques.
Vous n’avez pas pu ne pas jouer vous-même !
Pourquoi m’en serais-je privée ? Notez que j’ai aussi invité des grands musiciens comme – je n’en citerai que quelques-uns – le clarinettiste Michel Lethiec, le violoncelliste Dominique de Williencourt, mon collègue Yves Henry, le comédien Daniel Mesguich car c’était mon partenaire des concerts-lectures, etc.
L’invitation à un festival peut renforcer le réseau et les liens entre interprètes. En d’autres termes, les Moments musicaux vous ont-ils permis de bénéficier de ce que l’on appelle presque poétiquement des « renvois d’ascenseur » ?
Ce n’est évidemment pas le but premier d’une invitation, mais cela peut faire partie des usages entre musiciens-organisateurs. Certains collègues ont eu la délicatesse de s’y plier, d’autres non.
« Les chœurs basques, j’y tenais absolument »
Permettez-moi une petite analepse, Sylvie Carbonel. Comme vous nous présentez l’affaire, vous risquez de susciter beaucoup de vocations de fondateurs de festival parmi nos lecteurs. De fait, à vous écouter, il suffirait de faire une petite étude de la concurrence, de décider de fonder un festival, et hop, c’est parti ! on peut inviter les artistes que l’on apprécie voire que l’on admire. La chose est-elle pas un rien plus complexe ?
« Un rien » ? Infiniment plus complexe, oui ! Créer les Moments musicaux n’a rien eu d’évident. Aux origines, j’ai téléphoné à mon ami Claude Carrincazeaux, qui était maire du village de Laurède. Je lui ai rappelé que nous avions donné quelques concerts sur un week-end, trois ou quatre dizaines d’années auparavant. Le samedi soir se tenait un concert devant une très jolie maison landaise. Il y avait aussi un concert le dimanche, à l’église. J’y ai joué avec le clarinettiste Jacques Didonato et une bonne soprano… Aussi ai-je dit à mon ami édile : « Écoute, j’ai envie que la musique résonne à nouveau en Chalosse. Accepterais-tu de présider ce projet ? » Pour des raisons liées à sa santé et à son travail très prenant d’agriculteur, il a décliné. D’autres amis l’ont imité, pour des questions d’organisation ou de motivation.
Avez-vous été surprise par ce manque de mobilisation ?
Une chose est sûre : je ne m’attendais pas à tant de refus. Une amie m’a conseillé un homme qui « fait des choses à Laurède ». Je suis allée le trouver. Je lui ai expliqué le projet. J’ai aussitôt constaté qu’il ne connaissait rien à la musique. Lui, ça ne l’effrayait pas. Il a accepté d’être trésorier. Une femme un peu originale qui m’avait engagée non loin de là, à onze kilomètres de la maison, a bien voulu être présidente. Est alors advenu le temps des négociations car, attention, je suis mégalomane, quand je m’y mets ! Dès 2003, pour la première édition, je prévois sept concerts avec, entre autres, le violoniste Patrice Fontanarosa. Je suis allée à l’Hôtel du département des Landes solliciter le service chargé du budget en disant : « Voilà, pour sept concerts, j’ai besoin de tant d’argent » (15 000 €, je crois). Mon interlocuteur a pris acte mais m’a demandé de revenir avec le trésorier et le budget prévisionnel. Dès cet instant, on s’est mis à parcourir des centaines de kilomètres dans les Landes et au Pays Basque pour chercher des sponsors. On en a trouvé quelques-uns.
Pas assez pour maintenir les ambitions initiales ?
Non, on a dû réduire de sept à trois concerts.
Lesquels ?
Pour la grande cathédrale de Dax, j’ai engagé l’orchestre de chambre de Toulouse pour un concert avec moi au piano dans le concerto K 414 de Mozart et Gérard Caussé dans un autre concerto ; Michel Lethiec a joué dans une église ravissante avec sa fille Saskia et moi ; et le dernier concert offrait une tribune à des chœurs basques, j’y tenais absolument.
« Cesser de jouer ? Surtout pas ! »
Même si ce ne sont « que » trois concerts, le travail sous-jacent a dû être considérable.
Décidément, vous avez le sens de l’euphémisme ! Il faut chercher les sponsors, obtenir les subventions, payer les artistes, organiser le concret des concerts car, disons-le, un monde fou se pressait à chaque événement.
L’effet première édition ?
Peut-être. La curiosité et l’excitation sont souvent de mise pour la nouveauté. Néanmoins, je ne comptais pas m’en tenir là.
Malgré, j’imagine, des tensions inhérentes à toute manifestation qui perdure, vous n’avez pas cessé d’organiser des concerts dans votre région, que ce soit à travers les Moments musicaux ou selon d’autres modalités peut-être plus souples.
Pourquoi me priverais-je de ce plaisir ? J’ai continué à proposer des concerts à Saint-Sever et alentour, avec une programmation ouverte sur les musiques du monde, le jazz, les concerts-lectures dont l’un que j’ai donné, en juillet 2023, avec Annie Duperey sur les lettres d’amour.
Vous ne cessez pas de jouer non plus.
Surtout pas ! En octobre ou en novembre, je donnerai un concert avec Annie Duperey, toujours sur les lettres d’amour. À cette époque, je dois aussi jouer à Sèvres avec la violoniste Isabelle Flory, premier violon du quatuor Arpeggione. Au programme : Bach, Mozart, Chopin, Satie et, pour finir, la sonate de Ravel.
Vous voilà repassée du côté des organisées plutôt que des organisantes !
Il me plaît d’être les deux, je crois.
« Je ne compte pas du tout tirer ma révérence »
Que vous ont appris vos expériences de créatrice puis de développeuse de festival ?
Déjà, je dois reconnaître le travail effectué par Christian, mon mari. Il a beaucoup travaillé dans le domaine de la gestion d’organisations, et il a été directeur administratif dans une association œuvrant dans un domaine certes très différent (la santé…), mais pas assez différent pour qu’il ne connaisse pas les règles de fonctionnement des associations en général. Donc, quand j’ai démissionné du festival que j’avais créé, il m’a aidé à créer une petite association pour organiser des concerts, et ç’a très bien marché pour « Musiques vivantes dans les Landes ». Nous y avons invité des artistes formidables. Seul le Covid a réussi à créer un grand trou dans cette belle dynamique…
Aujourd’hui, on pourrait avoir l’impression que vous avez été soulagée quand le coffret est enfin devenu tangible et que, pour combattre ce soulagement, vous vous remobilisez pour vous inventer de nouveaux défis…
Quand j’ai enfin touché le coffret, oui, c’était un grand soulagement mais, non, il n’a jamais été question que ce soit un point final. Au contraire, ce coffret n’est qu’une étape. Je joue toujours, et j’ai la ferme intention de continuer !
Pour vous, ce n’est pas une épitaphe, c’est un tremplin.
Ha, oui, je ne compte pas du tout tirer ma révérence tant que ma santé ou la mort ne m’en empêchera pas !
Alors, maintenant que nous avons conté quelques highlights de votre carrière, permettez-moi de terminer cet entretien sur une question désagréable qui m’a été inspirée par un entretien que vous avez accordé à RCF où, naïvement ou presque, votre interlocuteur vous demandait : « Au fond, qu’est-ce que ça vous fait de ne pas être très connue ? »
Quand les questions de ce type tombent, soyons honnête : ça fait un peu mal. Ça fait un peu de peine. Pas tant par orgueil que parce que, à une époque, je crois avoir été bien connue. Entendre que je ne l’ai pas été équivaut à nier ce qui, pour moi, n’était pas même un titre de gloire mais un fait.
Vus vos titres de gloire, on le suppute volontiers ! Mais peut-être était-ce une manière maladroite de vous libérer de la fabrication du star-système tel qu’on le connaît aujourd’hui ?
Pourquoi pas ? Il est vrai que, aujourd’hui encore, il existe des pianistes très connus qui peuvent être aussi bien des musiciens exceptionnels que de grands bluffeurs. Je ne citerai aucun nom. J’espère juste que le temps et le public sauront in fine faire le juste tri.
Carlos Zaragoza et Kishin Nagai, « Five verses » (IBS) – 1/5
Projet original, donc bizarre, Five verses (cinq couplets) rassemble cinq œuvres interprétées par le saxophoniste Carlos Zaragoza et le pianiste Kishin Nagai. Le pitch ne nous paraît pas super, super clair : il s’agirait de rappeler par l’exemple combien musique et poésie sont liées, quitte à supprimer le texte du Vieux coffret d’André Caplet pour confier la partie vocale au sax alto. Le programme n’en demeure pas moins intrigant, associant
- la musique moderne
- d’André Caplet et
- de Paul Hindemith à
- la musique contemporaine
- d’Orlando Bass,
- de Vicent David et
- de Luis Naón.
Le premier couplet du disque est constitué de quatre chansons ici confiées au sax alto, sur des textes de Rémy de Gourmont. « Songe » évoque ce rêve d’amant d’habiter un autre monde et un autre amour avec l’être aimé car « les jours d’amour sont doux quand la vie est un songe ». Dès les premières mesures, portées par un pianiste offrant une musicalité plus intériorisée qu’extravertie (ce qui est parfaitement aligné avec son rôle d’accompagnateur), on goûte l’art d’André Caplet pour
- l’arythmie,
- l’harmonie
- riche,
- sapide et
- souvent inattendue, ainsi que pour
- la capacité à créer un espace sonore où dialoguent avec une grande fluidité
- notes,
- résonances et
- silences
Carlas Zaragoza ne cherche pas à faire oublier l’origine vocale de la partition – impossible, tant la ligne est typique d’une certaine mélodie alla francese. Au contraire, il
- se glisse dans la logique du chant,
- semble parfois s’amuser à imiter la voix humaine
- (vibrato spécifique,
- attaques feulées,
- fade out des tenues), et
- travaille le spectre chromatique disponible sur ce bois cuivré qu’est le saxophone.
Le jeu net de Kishin Nagai montre que poésie et flou niaiseux sont deux concepts fort différents. Point
- d’excès de pédalisation,
- d’agogique sirupeuse ou
- de métrique trop rigide :
le texte bien compris se suffit à lui-même !
Dans « Berceuse », l’amant n’a qu’un conseil pour sa chérie, qu’elle chante, rêve, rie ou pleure : « Viens vers moi », et plutôt tout contre moi. La partition laisse battre
- l’émotion,
- l’espoir et
- la vibration de l’amour
grâce
- à un rythme souple,
- à un La bémol volontiers modulant, et
- à la lascivité des échanges entre lead et accompagnement, finement entrelacés.
Carlos Zaragoza soigne
- ses attaques,
- son phrasé,
- ses nuances
tandis que Kishin Nagai veille à se glisser dans les changements d’atmosphère ménagés par une partition d’une remarquable plasticité… très éloignée de la fadeur somnolente que pourrait laisser craindre le titre !
« In una selva oscura » est un hymne au printemps que le poète veut transformer en « une forêt obscure » afin que les deux lovers soient oubliés du monde et n’y pensent seulement plus. André Caplet y déploie son art
- du rythme irrégulier et de l’harmonie pivotante,
- du surgissement et de sa résorption, ainsi que
- de la précision des notations et de la souplesse exigée des interprètes.
Dès lors, c’est moins le saxophone-voix qui attire l’attention que le piano-monde de Kishin Nagai. Bien qu’il soit toujours soucieux d’être au service du soliste plutôt que d’être servi par lui, la troisième chanson l’oblige à sortir avec virtuosité de sa juste réserve pour déclencher le souffle du printemps, susciter manière d’intranquillité heureuse et distribuer une émotion polymorphe.
- L’exactitude des synchronisations,
- l’habileté des transitions tuilées ou soudaines, et
- la belle capacité à associer la constance placide du saxophone à la versatilité passionnante du piano
contribuent à l’intérêt de cette proposition qui prolonge sa dimension arborée avec « Forêt ».
Dans un morceau « bien lent », l’amant demande au bois de se souvenir des amoureux dont il abrita sentiments langoureux et désirs débordants. Le saxophone y exprime avec science un mélange saisissant
- de langueur,
- de nostalgie et
- d’abandon.
Le piano se caméléonise, et hop, pour devenir tour à tour, notamment,
- sobre pour laisser monter la supplication à l’esprit des bois,
- ruisselant pour mimer l’émotion contemplative qui anime le désir fleurissant,
- onirique pour commenter le brouillage des espèces
- (la forêt étant un interlocuteur comme un autre,
- la sève printanière animant les pulsions érotiques de ceux qui la devinent monter dans les plantes, et
- la couleur des feuilles ou des écorces n’étant rien d’autre que la couleur des rêves).
Certes, à l’issue de ces quatre rounds, nous ne sommes pas tout à fait convaincu de la pertinence de subtiliser ces pièces vocales pour les saxophoniser tant certains idiomatismes (notes répétées, par exemple) sonnent un rien plaqué dans cette version. Néanmoins, quelle joie de pouvoir profiter d’une partition d’une richesse saisissante, où les complices font montre
- d’un capiteux catalogue de nuances,
- d’un beau panel de couleurs (intentions, mutations, suspensions),
- d’une évidente aisance technique indispensable pour procurer à l’auditeur les frissons qu’il attend, et
- d’une complémentarité attentive qui laisse augurer du meilleur pour la suite d’un disque original !
À suivre…
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Toujours en course !
À tous ceux qui, quand l’occasion les titille, aiment
- gambader voire risquer un petit footing ou
- vivre de grandes amours, sans durée minimale ou maximale d’utilisation,
ce premier extrait du spectacle À quelques chèvres près pourrait bien tomber dans les oreilles. Bonne découverte aux curieux, sportifs, sentimentaux ou, juste, eh bien, je dirais, euh, tout simplement, curieux !