
Les Doloras, « poèmes pour piano » écrits par Alfonso Leng en 1914, sont toutes précédées de propositions « lyriques » de Pedro Prado indiquant l’inspiration de l’œuvre ou dialoguant avec elle. Vittorio Forte choisit d’interpréter le cycle entier, soit cinq pièces painful.
La première « douloureuse » raconte le moment où le narrateur, cherchant un compagnon de route, rencontre un vieux souvenir et se rend compte que son passé, dont il souhaiterait qu’il l’embrasât, est son seul avenir. Ce qui se traduit en musique par un quasi allegretto mesuré à 6/8 guidé par des intervalles, entre tierces et quartes notamment, tirant la quintessence nostalgique des hésitations chromatiques. Dolente de prime abord, la miniature finit par s’électriser et trouver sa résolution – optimiste – en Ut dièse.
La deuxième « douloureuse » supplie à l’aimée de s’approcher encore et encore, puis se repent car, quand l’aimée se détournera, la solitude s’abattra sur l’amoureux. L’andante ternaire en La bémol n’hésite pas à jouer du retard pour dérouler
- une passion plus suggérée qu’étalée,
- un chagrin plus heureux du bonheur passé que désespéré,
- une souffrance plus apaisée que vive.
La virtuosité de Vittorio Forte se clipse sur des détails qui font la différence entre une exécution littérale et une vibrante incarnation. On goûte ainsi
- l’attention dans la manière de poser les notes couronnant une phrase,
- la fluidité de tempo qui évite les à-coups grossiers grâce à une agogique limpide,
- l’étagement des voix qui permet de sertir la mélodie têtue dans un accompagnement soigné, et
- le tuilage fécond des nuances, dont l’éventail paraît ausculter les différents états d’âme esquissés par le compositeur plutôt que de les stéréotyper par des contrastes aussi simplistes que flashy.
Le larghetto à deux temps et en mi mineur de la troisième « douloureuse » évoque l’inquiétude qui, après l’incendie de la fin du jour, envahit le narrateur devant le crépuscule « quand on ne sait même pas si la nuit qui vient ne va pas rester pour toujours entre nous ». Il faut le talent de Vittorio Forte pour rendre cette page dramatique sans la lester d’un mélodrame sirupeux. Ainsi peut-on se repaître
- d’une mélancolie délicate,
- d’une harmonisation qui s’acidule souvent de surprises (et hop), ainsi que
- d’hésitations voire de ruptures qui peuvent être tout autant prises de conscience de la fragilité de nos amours et de nos existences que derniers sursauts avant de céder à la fatalité qu’est la nuit.
La quatrième « douloureuse » s’enroule autour d’un lamento regrettant dans les larmes que les nuages et la tempête ont toujours raison de l’espérance, car toute lutte est vaine. L’andante est animé par un battement de doubles croches circulant
- au soprano,
- à l’alto et
- à la basse.
Il semble s’attacher à traduire à la fois
- le trouble,
- le malaise et
- les sursauts faisant alterner
- l’envie de lutter,
- la certitude que ça ne sert à rien, et
- l’abandon
en recourant à différentes stratégies telles que
- la gestion des nuances, notées précisément par le compositeur ;
- le recours aux accélérations et aux ralentis ;
- les frictions du binaire contre le ternaire ; et
- le ressassement du motif rythmique perpétuel jusqu’à son épuisement final dans le registre grave.
C’est
- astucieusement écrit,
- agréablement inventif, et
- interprété avec une intériorité d’une belle profondeur.
La dernière « douloureuse » est un largo rêvant de perdurer dans le flottement d’un temps suspendu, « pur, lumineux et infini ». On y retrouve le goût d’Alfonso Leng pour
- un certain dépouillement,
- un chromatisme suspendu,
- une harmonie intrigante et
- un mystère se dérobant à notre recherche
- d’explicitation,
- d’exhaustivité et
- de happy end.
Il ne pouvait exister une sixième « douloureuse » tant la cinquième paraît épuiser les ressources d’un minimalisme où
- la suggestion l’emporte sur l’affirmation,
- le mouvement sur le résultat,
- l’inexplicable sur le verrouillé.
De cette musique fine et tamisée, Vittorio Forte tire de jolies plages peu connues sur lesquelles les oreilles attentives auront plaisir à se prélasser. À suivre !
Pour assister au concert de lancement du disque à Paris, c’est ici.
Pour écouter gratuitement le disque, c’est par exemple ici.
Pour l’acheter moins gratuitement, c’est par exemple là.
Pour retrouver d’autres chroniques sur Vittorio Forte…
… live à l’institut Goethe (23 octobre 2018), c’est ici…
… live à la mairie de Paris 17 (23 janvier 2020), c’est ici…
… live au Showroom Kawai (17 février 2022), c’est ici et là…
… live à la salle Cortot (14 avril 2023), c’est ici, çà et là…
… en studio pour jouer Earl Wild, c’est ici et là.



