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Pauline Klaus – Le grand entretien – 2/6

Détail de l’affiche des Musicales, édition 2024

 

À l’occasion de l’édition 2024 des Musicales d’Assy, festival impulsé par Pauline Klaus dont la nouvelle saison commence le 22 juillet 2024, nous entamons la publication d’un grand entretien avec la violoniste-pédagogue-organisatrice.

  • Diplômée du CNSM de Paris,
  • lauréate du Conservatoire royal de Bruxelles,
  • auréolée – au moins – d’un master de philosophie en Sorbonne,

l’artiste nous ouvre les coulisses d’une carrière singulière mais pas solitaire, associant, entre autres,

  • le quatuor (avec ses complices du Lontano),
  • le concert avec orchestre et
  • le récital solo

à, donc, l’invention et la réinvention d’un festival créatif mais aussi à l’enseignement à hauteur humaine,

  • chaque activité,
  • chaque passion,
  • chaque heureux détour

semblant nourrir l’inspiration de la musicienne. Bonne découverte aux curieux !

Cliquer pour découvrir l’épisode précédent
1. Être violoniste, non-mode d’emploi


Épisode 2
Faire du violon un métier,
les coulisses d’un choix

 

Pauline Klaus, lors du premier épisode, nous avons découvert que « devenir violoniste » n’a pas toujours été l’alpha ou l’oméga de vote vie.
Non.

Quand, pourquoi et comment la situation change-t-elle ?
Ça se joue surtout autour de rencontres. Grâce à quelques personnes, je comprends qu’il existe de nombreuses manières de faire de la musique que je ne soupçonnais pas forcément. Ce genre de constat, ce n’est pas quelque chose qui se théorise ou s’analyse tout seul, dans sa chambre. Il faut le vivre.

Donc la question du « quand » n’a pas de sens ?
Si elle sous-entend l’existence d’un instant précis, non. Je n’ai pas, soudain, décidé de donner telle ou telle direction à ma vie. Petit à petit, je me suis éloignée de la philosophie. Dans le même temps, j’ai eu la chance de croiser pas mal de gens qui, chacun à leur façon, m’ont poussée à prendre la décision de me consacrer entièrement à la musique.

 

 

 

« La concurrence me rendait un peu malade »

 

Pouvez-vous nous donner des exemples de ces moments-pivots ?
J’insiste : il n’y a pas un moment-pivot, pour reprendre votre terme. Cela a été un ensemble de découvertes, de personnes… Parmi elles, je peux citer ma rencontre avec le violoniste Alexis Galpérine. Alexis me suit depuis très longtemps sans jamais chercher à décider à ma place. Au contraire, il m’accompagne en essayant de m’ouvrir un maximum de portes et en ne cherchant pas le moins du monde à me forcer en m’expliquant que « c’est ça ce qu’il faut faire, et pas autre chose » comme s’il n’y avait qu’une voie possible.

Mais il n’a pas été le seul à vous éclairer.
Non, il n’a pas été le seul ! Je pense notamment avec émotion à mes professeurs au Conservatoire royal de Bruxelles. Je suis allée en Belgique parce que j’avais besoin d’air. J’étais en dernière année de master de philosophie, et j’ai pensé que c’était l’occasion d’entrer dans une école, de voir ce qui s’y trame mais aussi de m’éprouver et de passer des concours…

L’expérience a été heureuse.
Plus encore, ç’a été presque une révélation, et la concurrence a disparu au profit d’une vision très différente de l’accomplissement.

Pourtant, vous passiez des concours ?
Dans les concours, la concurrence est normale. Elle va avec la quête d’un dépassement, d’un idéal, et elle n’exclut pas une noblesse du sentiment. Ce qui me gêne, c’est quand elle est omniprésente dans un certain état d’esprit, même hors des concours. Dans mon entourage musical proche ou lointain, cette sensation de compétition perpétuelle me poursuivait et me rendait un peu malade.

Et ce n’était pas le cas à Bruxelles.
Non. C’était une classe de jeunes passionnés. Nous partagions nos programmes, allions aux mêmes concerts ou écouter le concours au Reine-Elisabeth avec nos professeurs, ne parlions que de musique toute la journée… Voilà un exemple très clair de ce qui a contribué à me décider.

 

 

 

« J’ai aimé passer à l’action »

 

Donc vous bouclez votre cursus philosophique et décidez de devenir violoniste. Qu’est-ce que cela change dans votre organisation ?
Je ne sais pas si ça se formule ainsi. Une chose est claire : faire de la musique, pour moi, c’est être musicien. C’est une façon de vivre qui, en un sens, rejoint la philosophie. C’est une espèce de discipline pratique qui va, très concrètement, construire mon équilibre.

Le rituel du musicien de haut niveau vous convient.
Oui. J’aime la routine. J’aime, tous les matins, monter mes gammes, jouer telle œuvre de Bach, travailler tel morceau qui m’obsède depuis tant d’années. Ça me structure.

Vous avez trouvé cette exigence en Belgique.
En effet,  et cela a rejoint une idée que m’enseignait mon premier professeur et que l’on retrouve par exemple dans des sagesses orientales d’une grande profondeur, la discipline constitue l’humain.

Paradoxalement, ce qui pourrait paraître fastidieux dans la musique (les gammes, les exercices, le travail personnel qui n’en finit pas) semble aussi, à vos yeux, ce qui la libère – et peut libérer, un temps, ses auditeurs – de la pesanteur terrestre, quotidienne et pragmatique.
C’est une réalité ! La musique n’est pas qu’une occupation ou une activité. Les œuvres que nous jouons ne sont pas que de jolis objets. Elles participent d’une manière de donner un sens très simple aux journées, de dessiner des perspectives, de se projeter dans une année, de régler le temps – en un mot : de vivre.

De vivre pour soi et avec les autres, peut-être ? Spécifiquement, étiez-vous alors centrée sur les possibles que vous ouvrait votre projet de professionnalisation, ou aviez-vous déjà l’appétence pour la musique de chambre qui vous caractérise pour partie aujourd’hui ?
La musique de chambre, je ne l’ai pas pratiquée d’emblée. C’est un peu dommage, mais l’enseignement du violon devrait davantage prendre en compte cette pratique, même si l’orchestre est tout aussi passionnant. Là encore, c’est le hasard des rencontres qui, avec son lot de découvertes, a fait le travail.

 

 

 

« Rien n’est acquis, jamais »

 

Qu’avez-vous découvert spécifiquement ?
Ce moment où nous n’avons plus besoin de nous parler pour expliciter les idées que nous avons, pour communiquer, pour avancer ensemble vers ce que nous souhaitons obtenir. Grâce à la musique, quand nous ne sommes plus dans les mots, j’ai l’impression fantastique que nous atteignons une relation humaine parfaite.

Néanmoins, j’imagine que la pratique régulière de l’exercice n’est pas toujours aussi sublime…
Certes, cette fusion n’est pas toujours possible et, parfois, le langage est fort utile ! Mais le simple fait d’approcher une telle émotion me galvanise.

« Devenir violoniste », c’est être potentiellement soliste avec ou sans orchestre, chambriste et éventuellement musicienne d’orchestre. Vous choisissez de vous concentrer sur les deux premiers axes. Est-ce une évidence instantanée ?
En musique, je crois qu’il peut y avoir de l’évidence mais pas tellement d’instantané ! C’est difficile et c’est progressif. Quand un musicien sort du conservatoire après avoir décidé que sa vie serait violon, il doit encore découvrir, petit à petit, ce qui est envisageable et ce qui ne l’est pas. Je ne suis pas sortie en me disant : « Tiens, je vais monter un festival et un quatuor à cordes ! » Même aujourd’hui, je continue de me demander ce que ça peut être et comment ça peut évoluer.

Vous refusez de considérer que vous êtes arrivée, ce qui supposerait qu’il n’y a plus rien à craindre, à gagner ou à inventer de plus…
Et pour cause ! Rien n’est fixé. Rien n’est acquis, jamais. Une grande partie des vies d’instrumentistes – et pas que des instrumentistes – se décide sur le tas. Il faut aller chercher demain.


Site officiel de Pauline Klaus ici.
Site officiel du festival des Musicales d’Assy çà.
Chroniques des deux disques du quatuor Lontano .

 

Irakly Avaliani joue Frédéric Chopin – 5/6

Première du disque. Visuel : Masha S.

 

« Tout est relatif, comme disait Einstein qui était relativement pas con », clamait Wally avec une once de lucidité. Ainsi des deux valses op. 64 qui encadrent le trio proposé par Irakly Avaliani, après

  • la barcarolle,
  • les nocturnes,
  • la polonaise-fantaisie et
  • les mazurkas

et avant la polonaise op. 53. Côté dramatique : le compositeur a cassé avec George S. un an plus tôt et il mourra un an plus tard. Côté moins dramatique : il dédie les trois valses à son élève la baronne de Rothschild (pas à madame Michu) et périt place Vendôme (pas avenue Roger-Salengro dans le neuf cube, au cul du périph’). Non, ça ne change rien à cette cochonnerie qu’est la mort, mais ça colore peut-être un rien le drame. Par respect pour cette circonstance funèbre, on omet de regretter un minutage annoncé sur la quatrième qui ne correspond pas au timing réel des pièces : parfois, un peu de pudeur ne nuit point, boudu, surtout pour ceux qui ont l’opportunité de découvrir l’art dont on cause sur YouTube et, donc, libéré des basses conditions matérielles du CD si importantes pour l’auteur, vieux, des lignes précédentes et suivantes.

 

 

La valse en ut dièse mineur op. 64 n°2 confirme l’envie d’Irakly Avaliani d’en découdre avec les tubes. Peut-on faire de la musique avec des sons qui sont (haha) censément déjà connus de tous ? L’interprète le démontre en travaillant les légèretés :

  • discrétion du ploum-ploum harmonisant de la main gauche,
  • énergie fugace des rebonds et appogiatures de la main droite,
  • art subtil d’équilibrer
    • tenue,
    • phrasés,
    • mordants
    • chromatismes et
    • notes répétées.

On est d’autant plus happé par

  • les traits,
  • l’agogique et
  • la modulation centrale.

L’aisance technique du pianiste n’est jamais démonstration mais bien plutôt

  • suggestion d’un courant d’air,
  • évocation d’une échappatoire au pragmatique, et
  • recherche de cette liberté qui nous manque à nous autres ensuqués sur la planète Terre.

 

 

La première valse de l’opus 70 en sol bémol majeur me renvoie à ma lutte avec une chanteuse à qui j’essaye d’expliquer que sa voix serait plus claire en la mineur qu’en la bémol mineur, tonalité dans laquelle je suis censé l’accompagner alors que, entre sept bémols et zéro, je prends la bulle. Six bémols, ici, dans les doigts d’Irakly Avaliani qui n’en a cure et délivre un « molto vivace » pas piqué des hannetons et cependant présidé par un souci de caractériser

  • les touchers,
  • les registres et
  • le rythme entre
    • pulsation régulière,
    • trilles habillant l’immuabilité,
    • triolets déstabilisant la rigueur et
    • appogiatures impulsant de nouveaux souffles.

Impressionnant : ça ne baragouine pas,

  • ça virevolte,
  • ça retient,
  • ça énergise et
  • ça rebondit.

 

 

La maîtrise de la pédalisation que l’on savoure ici sera de première nécessité sur le « molto vivace » de la première valse en ré bémol (seulement cinq accidents, une peccadille) de l’opus 64, dont le succès contribue à l’oubli de la troisième œuvre de la série. Le musicien y déploie

  • un jeu éthérique,
  • un groove à décoiffer un fan de funk et
  • une basse à la fois
    • précise,
    • présente et ce nonobstant
    • immatérielle.

Il y a de la sorcellerie dans cet art d’habiter

  • le clavier,
  • la division du temps et
  • l’insaisissable chopinien, et hop.

Quoi qu’il advienne avec la polonaise en La bémol qui nous attend pour la prochaine chronique, un hénaurme moment de l’album, à la fois

  • tubesque,
  • musical et
  • poétique.

 

À suivre…


Pour écouter l’intégralité du disque, c’est par exemple ici.

Pauline Klaus – Le grand entretien – 1/6

Pauline Klaus, le 24 juin 2024, Paris 8. Photo : Bertrand Ferrier.

 

À l’occasion de l’édition 2024 des Musicales d’Assy, festival impulsé par Pauline Klaus dont la nouvelle saison commence le 22 juillet 2024, nous entamons la publication d’un grand entretien avec la violoniste-pédagogue-organisatrice.

  • Diplômée du CNSM de Paris,
  • lauréate du Conservatoire royal de Bruxelles,
  • auréolée – au moins – d’un master de philosophie en Sorbonne,

l’artiste nous ouvre les coulisses d’une carrière singulière mais pas solitaire, associant, entre autres,

  • le quatuor (avec ses complices du Lontano),
  • le concert avec orchestre et
  • le récital solo

à, donc, l’invention et la réinvention d’un festival créatif mais aussi à l’enseignement à hauteur humaine,

  • chaque activité,
  • chaque passion,
  • chaque heureux détour

semblant nourrir l’inspiration de la musicienne. Bonne découverte aux curieux !


Épisode 1
Être violoniste, non-mode d’emploi

 

Pauline Klaus, on vous définirait facilement comme « violoniste », mais le mot est un peu vague et ne recouvre que partiellement votre champ d’activités artistiques… Pourriez-vous déterminer quand avez-vous décidé d’être violoniste, et que voulait alors dire ce mot ?
Dans mon cas, on ne peut pas dire que le projet a été clair d’emblée et que, par la suite, je suis allée tout droit ! Certes, le violon était au cœur depuis le début, mais être violoniste, ça se fait petit à petit… et, en ce qui me concerne, ce n’est pas fini. À chaque étape que l’on franchit, parfois sans le savoir, l’idée sous-jacente d’« être violoniste » se renouvelle.

Néanmoins, comment le chemin a-t-il commencé ?
La musique m’a toujours transportée. Ça, c’était une évidence. Pas que ce serait un métier. Pas du tout.

 

« Ma perception de la musique passe par le chant »

 

Comment se passe votre rencontre avec le violon et avec l’idée de « violoniste » ?
Mon éducation musicale n’est pas exclusivement centrée sur le violon. En ce sens, elle est atypique, si je compare avec celle de beaucoup de mes collègues

En quel sens ?
Je n’ai pas commencé par prendre des cours au conservatoire. Grâce à un hasard du destin, j’ai été placée dans les mains d’une ancienne professeure [NDLR : le présent blog n’utilise pas l’écriture inclusive mais respecte évidemment les choix de formulation des artistes] à la retraite qui s’est occupée de moi pour m’enseigne le violon en cours privé pendant quatre ans. C’était une personnalité fantastique. Elle avait soixante-quinze ans et avait connu des figures comme Ginette Neveu ou Yehudi Menuhin. Elle ne s’occupait que du violon.

Explicitons : dans le monde musical formaté, c’est un péché mortel.
En tout cas, pour le reste de ma formation musicale, on m’a fait comprendre que je devais tout de même passer par le conservatoire. J’y suis donc allée en intégrant pour cela la maîtrise de l’établissement. J’ai eu une chance extraordinaire : pour le violon, j’avais une professeure inspirée et totalement dédiée à mon cas car j’étais son unique et ultime élève ; et, à côté, pour le travail collectif, l’harmonie, le souffle, j’avais la maîtrise, animée par Jean-Dominique Abrell, un homme  formidable, dominicain, trompettiste à l’origine, organiste ensuite, enfin chef d’un chœur d’enfants à qui il faisait chanter du grégorien et un répertoire polyphonique complètement fou allant de la Renaissance à Benjamin Britten et Maurice Ohana… Aujourd’hui encore, ma perception de la musique passe par le chant ; et mon activité d’enseignement découle aussi de cette double expérience assez inhabituelle.

Le violon n’arrive donc pas seul dans votre découverte concrète de la musique.
Non. J’ai adoré l’instrument, mais j’ai été rapidement plongée dans un monde qui le débordait.

 

 

 

« La philosophie me nourrissait »

 

D’où votre parcours que vous revendiquez comme « atypique »… même si vous retombez rapidement sur vos pieds académiques !
Certes, quand les choses sont devenues sérieuses, j’ai fait un passage rapide au conservatoire du Mans pour obtenir mon DEM. C’est important, d’avoir un diplôme, non ?

Vous l’avez eu, votre diplôme, et vous êtes repartie.
À cette époque, je me cherchais et je cherchais ma voie. J’avais connu cette enseignante qui m’avait donné ce qu’elle avait à donner, mais qui avait aussi conscience qu’elle ne pouvait plus m’aider à m’insérer dans le monde dans lequel je devais entrer. À moi de me débrouiller avec ça !

Le milieu du violon au conservatoire est compétitif, non ?
C’est normal, mais je ne m’attendais pas vraiment à cet esprit de concurrence. Je devais être dans un monde un peu préservé ; si bien que les premiers contacts avec cette réalité de la musique ne m’ont pas ravie. J’ai longtemps cherché un professeur qui me parle ; et, pendant ce temps, j’ai suivi des études de Lettres et de philosophie.

Puisque vous l’assumez, on peut pointer le fait que vous êtes titulaire d’un master de philosophie. Cette formation était-elle l’objet d’une féroce négociation avec vos parents sur l’air du « d’accord, tu fais de la musique à Paris mais tu obtiens un vrai diplôme » ?
Vous croyez ? Un master de philosophie, je ne sais pas si, professionnellement, c’est très rassurant.

Soit, la philosophie, c’est évanescent, mais un diplôme, c’est concret ; alors que devenir saltimbanque…
La question ne se posait pas du tout en ces termes. Pour la musique, ma famille ne baignait pas dans le milieu professionnel, même s’il y avait une pratique instrumentale d’amateurs. Pour la philosophie, l’essentiel de ma motivation est que j’avais en tête des questions qui ne me laissaient pas tranquille. De vraies questions métaphysiques sur la vie, le temps, la mort… Des questions qui résonnent avec les grandes problématiques philosophiques et des textes qui ont parfois été écrits il y a des siècles ! J’avais l’impression d’une proximité assez incroyable avec ces auteurs d’autant que, à cette période, je passais pas mal de concours. Je me sentais très seule. Je trouvais l’atmosphère plutôt sèche, j’oserais dire : plutôt pauvre. La philosophie me nourrissait et me répondait.

 

 

 

« J’ai aimé passer à l’action »

 

Aviez-vous la sensation d’être, pardon pour la caricature, la provinciale qui débarque dans la Kapitale Où Tout Se Joue ?
Musicalement ? Non. Peut-être l’étais-je, mais la vérité m’enjoint de dire que je n’avais pas la tête à ça. En tout cas, je n’ai pas été facilement en harmonie avec les exigences et les codes attendus.

Donc, entre le DEM et l’idée que votre instrument puisse devenir un outil professionnel…
… il y a un temps de latence, c’est certain. Pour moi, la musique s’inscrivait dans un ensemble de questions métaphysiques, politiques, qui me donnaient l’impression que la professionnalisation des jeunes musiciens, telle qu’elle m’apparaissait, était un enfermement assez redoutable. J’ignorais quelle place la musique prendrait dans ma vie car je craignais qu’elle fût synonyme d’une manière d’inconscience au monde. J’avais envie d’être en prise.

En prise avec quoi ?
La vie, le réel, les choses. Être en prise, voilà. Et ce qui m’étonne encore, c’est que cette façon de percevoir les choses s’est complètement inversée.

La philosophie vous a asséchée ?
Non, mais, plus j’avançais en philo, plus je trouvais que l’air se raréfiait. Les textes qui me portaient tant devenaient de plus en plus difficiles, se prêtant mal au partage. J’ai beaucoup travaillé sur Derrida, Heidegger et la métaphysique allemande. Quand j’en parlais, j’avais l’impression que plus personne ne me comprenait. À l’arrivée, nous n’étions plus que trois ou quatre à être en capacité de débattre des sujets qui me passionnaient. Ce n’était plus du tout l’idée que je m’étais faite de la philosophie.

N’avez-vous pas eu la sensation flatteuse d’avoir intégré une élite d’experts ?
Au contraire, j’avais la sensation terrible d’être absorbée par des sujets qui me paraissaient parmi les plus universels et pourtant d’être renvoyée à un truc de niche qui n’était intelligible et partagé que par une poignée d’initiés.

Heureusement, comme la philosophie vous avait porté quand la musique vous décontenançait, la musique vous a portée quand la philosophie ne vous a plus comblée.
Il est vrai que, en parallèle, je commençais à donner des concerts, à rencontrer d’autres musiciens, à découvrir qu’il se passait plein de choses. C’est l’opposé de ce que m’inspirait la philosophie. J’en avais fini avec les concours, si bien que je découvrais que la musique est un art vivant, un art à vivre, un art de vivre. J’ai aimé passer à l’action. Inventer des concerts. Créer. Réunir des gens.

Ce que vous n’auriez pu imaginer quand vous avez découvert le violon…
Non. Ni à quinze ans. Certaines orientations prennent du temps pour mûrir. Peut-être est-ce aussi ce qui les rend si précieuses a posteriori.


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Violence de la motivation

Au théâtre du Gouvernail (Paris 19), le 26 juin 2024. Photo : Rozenn Douerin.

 

Gad Elmaleh, grand philosophe du copier-coller s’il en est, a expliqué que, pour réussir l’impossible, l’essentiel, c’est la vo-lon-té. Il est temps de nuancer le propos en substituant, ce qui paraît plus réaliste, la mo-ti-va-tion à la volonté. La preuve avec cette chanson qui plonge au cœur de lettres et du néant.

 

 

 

Gérard Reach, « Pour une médecine humaine », Hermann – 1/4

Première du livre (détail)

 

Il y a quelques années, peut-être un siècle, donc, j’avais écrit en savante compagnie un livre sur la médecine, sa pratique actuelle, ses critères d’évaluation, son appréhension par les patients, ses débordements et ses mèmes parfois suscités par le désarroi d’usagers peinant à se retrouver devant un médecin rare, pressé, obnubilé par l’écran de son Mac et effaçant les us holistiques de ses confrères d’antan par une réduction du malade à des symptômes pour lesquels existent des médicaments déjà préchoisis et prédosés par un logiciel. Au tout dernier moment, l’éditeur s’est dérobé. Par conséquent, c’est avec une immense curiosité que j’ai entamé la lecture de Pour une médecine humaine. Étude philosophique d’une rencontre (Hermann, « Le bel aujourd’hui », 2022, disponible par ex. ici pour 24 €) du professeur Gérard Reach, diabétologue et membre de l’Académie de médecine, soucieux de claquer dans ce fort volume de 450 pages un texte mêlant bilan, réflexion et perspectives sur la pratique médicale.
L’enquête part d’un audacieux présupposé, celui qui considère que médecin et patient sont tous deux des personnes (si) et, partant, que pour penser une « médecine humaine », il faut s’interroger à la fois sur la nature de la relation entre les deux parties (c’est la »rencontre » dont parle le sous-titre) et sur la notion de personne – c’est pourquoi le présupposé est audacieux ! Or, pour arriver à cette fin, il convient de creuser encore plus profond pour déterminer comment penser la relation interpersonnelle. Pour penser, Gérard Reach propose une approche trilogique assez schématique pour être convaincante : la pensée s’articule autour

  • d’un savoir polymorphe,
  • d’un faire qui en tire (parfois) les conséquences, et
  • d’un être souvent lui-même articulé entre versants
    • professionnel,
    • social et
    • privé.

Dans cette perspective, la pensée est un acte singulier ; alors, peut-elle être partagée ? En d’autres termes, « comment deux personnes peuvent-elles penser ensemble ? » (23) Répondre à cette question est indispensable pour définir une médecine humaine, c’est-à-dire une médecine qui prenne en compte chacun des deux pôles d’une consultation dans sa spécificité d’être pensant. Les écrits de Hannah Arendt peuvent aider à percevoir les enjeux de ce questionnement.

  • D’abord, elle a souligné à travers l’exemple des totalitarismes et au premier chef du nazisme, que la pensée extirpe l’individu de la masse. À l’inverse, plus l’individu se fond dans la masse, plus sa possibilité de penser s’écrabouille, avec les conséquences que l’on ne peut plus ignorer.
  • Ensuite, la philosophe a insisté « sur le fait que les hommes agissent et pensent ensemble, en se parlant. » La pratique de la médecine s’appuie sur un décorum notamment local, technique, gestuel et idiolectique ; mais elle ne devrait pas faire l’économie de l’échange verbal allant au-delà de « Vous avez votre Carte vitale ? Mal à la gorge ? Très bien, je vous prescris du Doliprane et votre amoxicilline, c’est trente euros, vous serez remboursé par votre mutuelle, bon courage ».
  • Enfin, après avoir rappelé l’importance de la singularité et de la parole, Hannah Arendt a pointé la nécessité de réactiver sans cesse notre capacité à penser, laquelle a la fâcheuse tendance à se mettre sur veille pour éviter d’user les piles. Gérard Reach le traduit en langage médical en distinguant le possible, le souhaitable et l’éthique avec, voletant autour, le danger de l’acte mécanique et de l’hybris conduisant à de désastreuses innovations (40).

Suivons l’auteur en admettant, as far as we’re concerned, que penser soit nécessaire. Reste à déterminer l’essence du processus, id est comment fonctionne ce « penser ». Divers exemples et références conduisent Gérald Reach à estimer que la pensée est une manière de coordonner notre relation entre

  • un évènement,
  • des états mentaux incluant
    • désirs,
    • croyances,
    • émotions,
    • compétences,
    • connaissances et
    • éléments non intentionnels, et
  • action (53).

Ce désir d' »ajuster le monde à l’esprit » implique trois mécanismes.

  • La déduction tire d’une règle connue ce qui en découle ;
  • l’induction m’amène à tirer une règle de ce que je constate ;
  • l’abduction consiste à remettre en cause la règle si je constate que ce qui en découle ne s’y plie pas (72).

Évidemment, cette tripartition résonne avec le processus présidant au diagnostic médical, appliquant des règles générales à une réalité qui, souvent, cadre avec elles et, parfois se dérobe. Mais le raisonnement, médical ou non, affronte diverses interférences, plus ou moins bénéfiques, dont

  • l’intention,
  • la volonté (ou la « volition »),
  • l’habitude,
  • l’effort et
  • la soumission.

Or, ces interférences sont constitutives de la pensée. Gérald Reach en veut pour exemple le fait que longtemps, il a fumé la pipe, allant jusqu’à arracher l’étiquette lui rappelant – ce qu’il ne pouvait ignorer en tant que médecin et parent d’enfants furieux de le voir fumer – que fumer, c’est pas super bon pour la santé. En ce sens, penser ce qu’est penser oblige à admettre que le lien entre l’acte de penser et l’action n’est pas univoque. Il intègre trois virtualités :

  • l’irrationalité en tant que conséquence de l’émotion (j’aime bien fumer, donc je fume) ;
  • la possibilité d’une « duperie de soi » (je sais que fumer peut entraîner le cancer, mais je ne sais pas avec certitude que ce sera le cas pour moi) ; et
  • la confusion entre désirs et réalités (sur des gens vigilants et bien informés comme moi, le tabac ne saurait produire d’effets aussi délétères qu’un cancer) (95).

Ces façons de penser, plus ou moins chaotiques, s’étalonnent ici à l’aune de la médecine et de son mètre absolu : le cancer. L’auteur en fait le paradigme de la relation entre pensée et action, c’est-à-dire de notre gestion entre désir et temporalité. Actuellement, j’ai envie de fumer ; cependant, j’estime qu’il est préférable de mourir d’autre chose que du cancer (et plus tard de préférence) ; partant, je ne fume pas. C’est rationnel. Ce nonobstant, je sais qu’arrêter de fumer ne me préserve pas absolument du risque de cancer. Alors, pourquoi ne pas fumer – on verra plus tard si la règle générale se vérifie ? Gérald Reach évoque en diabétologue ses deux étonnements :

  • que des patients ne suivent pas leur traitement (ils préfèrent ce qui est immédiatement bon pour eux) et
  • que des patients le suivent (leur récompense peut paraître abstraite).

La question spinoziste qui en découle serait alors : « Qu’est-ce qui m’efforce de persévérer dans mon être ? » En d’autres termes, qu’est-ce qui me pousse à agir et me soigner pour conserver ma santé ? Il semble que la conception du temps, dans son immédiateté ou dans sa longueur, impacte notre capacité à réfléchir nos actions selon l’équilibre que nous trouvons pour le binôme patience-impatience (121). Une médecine humaine résulterait donc d’une prise en compte réciproque et explicitée des

  • perceptions,
  • analyses et
  • objectifs

du patient par le médecin et du médecin par le patient. Comment construire cette réciprocité en tant que base de la « rencontre » promise par le sous-titre du livre ? Nous le découvrirons peut-être, si Dieu ou Esculape nous prête vie, dans une prochaine notule !

 

Carlos Zaragoza et Kishin Nagai, “Five verses” (IBS) – 4/5

Première du disque

 

Voici une histoire sinon de vieux copain du moins de potager – celui

  • que l’on cultive,
  • que l’on habite, et
  • que l’on quitte un jour (pour toujours)

à l’instar d’autres qui plaquent leur arbre comme des saligauds ne sachant pas s’il est encore debout le chêne ou le sapin de son cercueil. Vincent David (que le livret préfère prénommer Vicent) s’est appuyé sur un poème de Juan Ramón Jiménez pour composer …Y…, une pièce placée après

dans le cadre du disque festonnant autour de « musique et poésie »,

D’après son site, Vincent David se considère comme « l’un des saxophonistes-compositeurs le plus reconnu au monde », c’est pas rien. Son double statut apporte ainsi un contrepoint intéressant à Five Verses, écrit par un pianiste-compositeur. Il s’inspire d' »El viaje definitivo » (« Le dernier voyage »), qui pivote autour du « y », le « et » espagnol. En gros, le texte raconte que le narrateur s’en ira et quittera son cher potager et cependant les cloches continueront de sonner et le village de vivre et le jardin de fleurir autour du puits blanc, et lui sera seul et sans foyer et sans arbre vert, et les oiseaux continueront de chanter.
En écho phonique au premier vers (« … y yo me iré »), le compositeur crée une cellule de cinq notes : si do mi mi bémol ré, avec, au cœur, le fameux « y », donc le si, puisque ce qui déchire le poète est moins de partir que de prendre conscience que, quand il sera loin voire mort, ce qui est une façon assez radicale d’être loin, rien ne changera. Le travail sur la conjonction de coordination s’accompagne d’une exigence : il faut préparer le piano avec « des vis, de la pâte à fixe et une anche de saxophone ».
La cellule matricielle est énoncée à l’unisson par le sax soprano et la main droite du piano. Ce guide dans l’oreille, l’auditeur comprend très vite que la note n’est qu’une explicitation du projet musical. Ici,

  • les franges, périphéries, irisations sont aussi importantes que la hauteur,
  • la périphérie presque indéfinissable compte davantage que le son lui-même,
  • le souffle et la résonance habitent davantage la partition que la portée en tant que telle.

Cela fait peut-être écho au poème qui est celui du projet ou de la projection d’un départ définitif. Autrement dit, de même que l’idée n’est qu’une approche – souvent trompeuse – de la réalité, la note est une perception aussi utile que réductrice de la musique.

  • Cordes étouffées ou frottées,
  • claquements de doigts,
  • échos de registres entre les complices pivotant autour du si

côtoient une musique volontiers imitative

  • (trilles d’oiseaux,
  • frémissements éoliens,
  • clapotement de l’eau du puits,
  • prolongement évoquant la permanence du monde même après que nous l’avons quitté à travers
    • la pédalisation,
    • l’inclination pour les ostinato, et
    • la récurrence de la séquence liminaire ).

 

 

La torsion des sons naturels propres au piano et au saxophone semble, elle, se référer au déchirement que suscite cette vision.

  • L’usage du suraigu,
  • les effets de détimbrage et
  • les contrastes entre moments de synchronisation et de désynchronisation

creusent une esthétique de la narration imaginative.

  • Ici, une marche funèbre se pare d’un lyrisme inaccessible (la nostalgie ?) ;
  • çà, la partition s’engonce dans les graves avec une violence secouante (l’effroi ou le désespoir suscité par l’idée de la mort ?) ;
  • là, des récurrences en unisson tentent de prolonger l’instant qui se déforme puis se dérobe (la mise en sons de notre condition éphémère ?).

Partout, Vincent David paraît soucieux et capable de nourrir les fantasmes picturaux de son auditeur en travaillant

  • la granularité du son,
  • la variété des dynamiques et
  • l’intimité de l’énigmatique que scelle une coda en fade out imprévisible.

Le résultat ? Une musique

  • à la fois conceptuelle et incarnée,
  • tâchant de déborder le cadre strict donné par l’utilisation de deux instruments imposés, et
  • capable de captiver celui qui l’écoute par
    • sa puissance cinématographique,
    • sa richesse sonore et
    • sa capacité à associer astucieusement

      • récurrences servant de fil rouge,
      • surgissements réinjectant de l’attention donc de la profondeur d’écoute, et
      • élégance diégétique (le compositeur ne se contente pas de collationner des sons, il raconte une histoire à demi-mots musicaux).

En moins amphigourique, c’est vachement bien fait, d’autant que cette démarche séduisante bénéficie

  • de la souplesse,
  • de la précision et
  • de la conviction

des musiciens que nous retrouverons tantôt dans une dernière pièce avant que nos chemins ne bifurquent…

 

Irakly Avaliani joue Frédéric Chopin – 4/6

Première du disque. Visuel : Masha S.

 

Au rayon musique, les sachants sachant s’adresser au grand public considèrent parfois Frédéric Chopin comme un gâteau multigoût, dont ils présentent les parts comme un camelot vanterait tour à tour

  • son presse-agrumes miracle,
  • son couteau incurvé idéal pour impressionner vos invités en découpant à la perfection vos melons – et je ne parle pas de ce que je vois devant moi, chère madame, hahaha, ou
  • son ramasse-miettes à piles faisant aussi ventilateur (penser toutefois à vider le réservoir avant d’inverser les fonctions, évidemment).

Appliquée au compositeur, cette partition, et hop, distingue par exemple

  • les valses comme une musique de salon,
  • les nocturnes comme une musique de l’instant en forme de journal intime,
  • les polonaises comme une musique de l’identité,
  • les mazurkas comme une musique de la nostalgie, etc.

Va, donc, après

pour trois danses nostalgiques, même si Irakly Avaliani fait l’effort de glisser une œuvre en majeur – donc censément souriante – au milieu des deux mazurkas en mineur – donc a priori pas super, super gaies.

 

 

La mazurka op. 30 n°4, en ut dièse mineur, s’ouvre sur un prélude claudiquant dont l’interprète traduit l’hésitation qui n’est pas que tonale car elle s’appuie itou sur

  • des rythmes pointés de vitesse variable,
  • des contretemps tonifiants et
  • des appuis contre-intuitifs pour un non-Polonais-natif.

Aux larges arpèges de la main gauche répond une main droite partagée entre mélodie et broderies

  • (mordants,
  • triolets de doubles croches,
  • appogiatures).

Le pianiste s’amuse à envelopper le texte de mystère en accentuant la tension entre

  • danse chaloupée où le temps fort est sur le temps faible
    • (régularité du dessin rythmique,
    • clarté du lead,
    • fonctionnalité de l’accompagnement) et
  • musique savante réinvestissant les contraintes folkloriques (jeu notamment sur
    • la suspension par exemple des points d’orgue,
    • l’irrégularité des grupetti et
    • le prolongement de la croche par les choix de pédalisation).

La science de la respiration, qui n’est en l’espèce rien d’autre que l’art de répartir les notes dans l’espace temporel, invite l’imagination à la grâce chorégraphique, entre

  • figures imposées,
  • liberté du mouvement et
  • attention à une musique prévisible seulement en partie.

On goûte donc

  • le swing des accents,
  • la jubilation des trilles,
  • la souplesse de l’agogique finement dosée,
  • la légèreté tranquille des basses bondissantes,
  • l’irisation des nuances et
  • la maîtrise d’un tempo polymorphe, associant
    • allant,
    • emballement et
    • suspension, et même
  • le plaisir malicieux de la descente chromatique finale jusqu’à un dernier accord comme prêt à repartir sur la danse suivante, faute d’une conclusion pleinement satisfaisante.

 

 

La mazurka op. 67 n°3, en Ut, est assurément choisie pour contraster avec la précédente. Outre le mode plus solaire,

  • la légèreté du lead,
  • la dynamique du tempo et
  • la clarté du discours

proposent une facette différente du même groove. Ici, sous les doigts d’Irakly Avaliani,

  • nuances,
  • accents et
  • contrastes

sont plus vivement caractérisés. L’effet joyeux est garanti, d’autant que cela n’exclut pas des effets d’une belle efficience musicale

  • (complémentarité des trois voix principales dans la micropartie centrale,
  • ritendo qui, en effet, est plus retenu que ralenti, et
  • fermeté des doigts reprenant presque avec bonhommie la fredonnerie initiale),

qui nous incitent à redemander un peu de champagne pour les oreilles !

 

 

La mazurka op. 17 n°4, en la mineur, est la plus développée du trio sélectionné par le pianiste. C’est aussi la plus célèbre et peut-être la plus riche tant elle

  • associe,
  • fait contraster et
  • parvient presque à mélanger

les deux caractères possibles de la mazurka entre jubilation et mélancolie – Jean-Marc Luisada l’explique bien aux pianistes amateurs dans cette vidéo. L’auditeur attentif y retrouve des caractéristiques ouïes dans la première mazurka du programme :

  • le mode mineur, bien sûr,
  • le prélude mystérieux et, bientôt,
  • la coda suspendue.

Irakly Avaliani y excelle grâce à

  • son toucher à la fois aérien dans la lumière triste de la dextre et profond dans la dense pénombre (et hop, un chiasme !) de la senestre,
  • sa manière de poser des notes
    • (a tempo,
    • dans la fluidité ou
    • en les laissant attendre) et
  • sa capacité à dompter le clavier plus en peintre ayant autorité sur sa palette qu’en musicien armé d’une impressionnante rangée de marteaux.

De même que le couscous est peu sapide sans la harissa (je sais pas, la comparaison m’est venue ainsi, alors bon, je tente), la mazurka n’est pas authentique si l’on en escamote l’étrangeté épicée. Sans en lisser les contours par des phrasés mous occultant le rôle du troisième temps, l’artiste semble dissoudre dans un flux plus libre que chaotique la complexité rythmique de l’œuvre exprimée notamment par la répartition et l’articulation

  • des accents,
  • des notes dans les grupetti,
  • des pulsations ternaires,
  • des rythmes pointés,
  • des appogiatures et
  • des indications « tenuto ».

La partie majeure semble chercher à s’envoler vers la lumière ; mais

  • les trébuchements (triolets),
  • la pesanteur de la main gauche et
  • l’absence de développement

annihilent toute espérance dans un long fa aigu. Dès lors, plus de doute ! Il est vain d’escompter renouer avec

  • le kif,
  • l’insouciance et
  • la très soutenable légèreté de l’existence.

La partie A de la mazurka revient, toutes

  • mélancolie,
  • nostalgie et
  • acceptation fataliste

dehors. La coda entérine cet adieu à la joie

  • de ce qui fut,
  • de ce qui eût pu être, et
  • de ce qui se perdit sans avoir seulement failli paraître.

L’interprétation sensible et grave qu’Irakly Avaliani propose de cette mazurka clôt ainsi un best of bref mais puissant émotionnellement, que devrait bousculer l’objet d’une prochaine chronique : un florilège de trois valses…

 

À suivre…


Pour écouter l’intégralité du disque, c’est par exemple ici.

 

Éloge du bureau insaisissable

Au théâtre du Gouvernail (Paris 19), le 26 juin 2024. Photo : Rozenn Douerin.

 

Travailler, c’est pas beau, mais voler, c’est trop dur ; et comme d’mander la charité, c’est que’qu’ chose qu’j’peux pô faire, je me renseigne beaucoup sur le travail. Voici donc le deuxième mouvement du retour d’expérience sur le sujet que je proposai tantôt au théâtre du Gouvernail (Paris 19).

 

 

Théo Boulakia et Nicolas Mariot, “L’Attestation”, Anamosa – 2/2

Détail de la première de couverture

 

Impressionnant ouvrage sur l’attestation inventée lors du premier confinement, le livre de Théo Boulakia et Nicolas Mariot

  • captive,
  • secoue,
  • interroge.

Après un premier épisode disponible ici, here comes la fin de notre compte-rendu sur ce travail

  • solide,
  • tonique et
  • sans fard.

 

3.
Contrôler le confinement français

 

Voilà en quoi le confinement est une expérience policière de contrôle de masse inédite en France : grâce à lui, « les possibilités offertes à la surveillance ont été brusquement et considérablement élargies » (124).

  • D’un point de vue technique, la liste des infractions s’est élargie ;
  • d’un point de vue légal, les pouvoirs de contrôle des forces de l’ordre vont dorénavant jusqu’à « vérifier l’identité d’un individu au seul motif qu’il est dehors » ;
  • d’un point de vue ontologique, l’individu qui sort dans l’espace public est automatiquement frappé d’un soupçon d’infraction.

Cartes à l’appui, les auteurs montrent que, là encore, cette dynamique du contrôle ne jaillit pas ex nihilo. Elle touche certes à présent, dans une petite mesure, des individus propres sur eux qui n’avaient jamais été contrôlés auparavant (précisément parce qu’un contrôle sans motif était interdit) ; mais elle frappe encore davantage ceux que la stigmatisation sociale ou raciale transformait en cibles prioritaires. Doit-on s’étonner si

  • « les trois territoires les plus pauvres de France figurent dans le Top 5 des départements les plus verbalisés » ?
  • « la minuscule enclave moins verbalisée en Île-de-France » est les Hauts-de-Seine – on peut néanmoins, ici, se demander si les auteurs ont bien conscience de l’évolution sociologique d’un 92 peu réductible à Auteuil-Neuilly-Passy, version les Inconnus (149) ? et si
  • « les amendes Covid-19 constituaient une nouvelle arme – redoutable – pour chasser les jeunes hommes noirs et maghrébins des espaces publics » (182) ?

Le prétexte du coronavirus permet au pouvoir de davantage contrôler la population, à la fois physiquement et psychologiquement – ainsi quand l’autorité joue avec la présence visible et soupçonneuse des uniformes en affichant le nombre de contrôles et de verbalisations, ou en le masquant de peur de susciter non plus la crainte mais la lassitude sinon la colère. Avec obstination, le livre

  • compile,
  • évalue autant que possible et
  • analyse

la diversité des contrôles, parfois renforcée par l’absence de vidéosurveillance – c’est le cas à Brest, objet d’un rare jeu de mots au mitan de la p. 160. Il ne nous est

  • rien caché de la complexité consubstantielle à la construction de méthodologies comparées ;
  • rien masqué des limites d’une telle stratégie – que ce soit parce que l’analyse est biaisée de facto ou parce que certaines informations, en dépit de relances personnelles et collectives auprès des institutions, restent inaccessibles ;
  • rien celé de la difficile donc palpitante association entre vue surplombante et anecdotes a priori significatives mais objectivement très partielles.

De même, les auteurs proposent des analyses terminologiques qui se révèlent aussi pointilleuses qu’éclairantes, que ce soit en compagnie de Vincent Descombes ou de Pierre Thévenin pour la question de la liberté d’appréciation des agents sur le terrain, entre arbitraire et discrétion administrative influencée par des « autorités de tutelle » cherchant à orienter « l’appréciation vers la répression ». L’affaire est souvent complexe, mais elle est largement explicitée par des bilans confirmant ce que, parfois, l’on a davantage cru comprendre que parfaitement saisi. De la sorte avance-t-on, loin

  • des rumeurs,
  • des intuitions,
  • des convictions à l’emporte-pièce et
  • des positions de principe,

vers une meilleure compréhension de la déflagration politique qu’ont été le confinement et son couronnement, l’attestation, dont Théo Boulakia et Nicolas Mariot montrent comment ils actualisent un sous-jacent qu’ils appellent l’inquiètement (185).

 

4.
Verbaliser le confinement français

 

L’inquiètement désigne la capacité à rendre inquiétant un objet, une catégorie de personnes ou un espace. Avec le confinement qui consistait à inquiéter les Français

  • (danger du virus tueur,
  • danger de l’acte mauvais consistant à répandre le virus,
  • danger d’être contrôlé et châtié),

l’État s’est clairement débarrassé de ses citoyens

  • en vidant l’espace public,
  • en le surveillant avec des moyens jadis illégaux,
  • en rendant complice le citoyen de cette surveillance augmentée via l’attestation, et
  • en réussissant à « pénibiliser les sorties en [rendant] inquiétant le dehors ».

Un ensemble de stratégies sont évoquées, parmi lesquelles

  • menaces exotiques sur le danger de sortir de chez soi,
  • multiplication grotesque des interdictions d’espaces ou d’activités,
  • diffusion scandaleuse de vidéos menaçantes réalisées par des agents de l’ordre ou d’annonces « façon cirque itinérant » depuis les hélicoptères ou les voitures de police,
  • contrôles spécieux aboutissant à des décisions punitives infondées en droit (220),
  • habilitation fallacieuse d’auxiliaires non habilités (notamment ces nuisibles qu’on appelle les chasseurs) à sanctionner ou faire pression sur d’autres citoyens (201),

le tout ne rechignant pas

  • aux redondances,
  • aux incohérences et
  • aux abus interprétatifs de textes peu clairs, par malice ou incompétence,

tant il est vrai que ce que l’on ne comprend pas inquiète encore plus. Les auteurs soulignent que ces stratégies, mal coordonnées et pourtant cohérentes, ont pu susciter différentes réactions. S’il semble que la soumission benoîte voire ressortissant de la surenchère l’ait emportée, des sursauts ont aussi existé. Une enquête co-pilotée par Nicolas Mariot brosse (ha, ha, au moins) six portraits de confinés selon leur « ligne de conduite » :

  • les légalistes et les exemplaires,
  • les insouciants,
  • les réfractaires et les protestataires, et, catégorie spéciale
  • les claustrés.

La question liminaire est toujours en jeu : pourquoi obéit-on ? Mais elle s’associe à d’autres, comme :

  • pourquoi,
  • quand,
  • comment

désobéit-on ?

 

5.
Vivre le confinement français

 

Toujours soucieux de profondeur comparatiste, les auteurs s’appuient sur l’exemple historique de la paysannerie ainsi que sur l’intéressante distinction numérique et ontologique entre mutins et déserteurs. À ces aunes, les auteurs rappellent que les petites gens que nous sommes ont souvent « une infinité de tactiques furtives visant à préserver et étendre leurs droits », c’est-à-dire à

  • franchir la ligne blanche pour
  • mordre la ligne jaune sans
  • outrepasser la ligne rouge (pas les moyens, qu’ils soient
    • intellectuels,
    • politiques ou
    • financiers).

Marginales ou radicales, ces pratiques ne masquent pas la soumission collective que, fût-ce avec réticence, prudence et circonvolutions, l’étude estime, graphes à l’appui, avoir « davantage à voir avec le rapport à l’État que la peur du virus ». Pour preuve ou presque, selon leurs données, ce sont « les personnes les moins menacées par le virus et confinées dans les conditions les plus inconfortables qui se sont enfermées [le plus strictement] lors du confinement du printemps 2020 », peut-être par une « résignation ordinaire à l’ordre social » faute, peut-être,

  • d’un bagage éducatif ou culturel conséquent,
  • d’un statut socioprofessionnel déjà affirmé voire
  • d’un engagement politique ou syndical fort (289).

Pour autant, ne peut être passé sous silence l’existence d’une catégorie de citoyens qui ont pris plaisir à l’enfermement par

  • « domestication des règles » participant de la « pratique du consentement »,
  • adoption de la rhétorique « du ralentir et du profiter », et
  • « comparaison entre sa propre situation et celle, réelle ou fantasmée, des autres » (290).

D’autres ont aussi pris plaisir à enfermer les autres par le recours zélé à la délation motivée par

  • la vengeance vicinale,
  • la jalousie dévorante,
  • l’inclination à la soumission,
  • le respect béat de la parole des chefs et des blouses blanches à la botte du gouvernement donc enivrées par leur gloire soudaine,
  • la peur instillée par les médias d’État ou par les médias que l’État subventionne richement, ou par
  • l’ennui à tuer (l’ensemble étant potentiellement cumulatif).

Le cas des femmes gêne aux entournures les auteurs – qui ont l’intelligence de nous faire partager leur malaise – car, parmi les « dizaines de millions de personnes surveillées par quelque 160 000 policiers et gendarmes », elles semblent être plus que les hommes restées « enfermées chez elles », peut-être par une « obéissance plus grande » aux lois (sous-entendu : étatiques et domestiques), ce qui « apporte de l’eau au moulin d’un stéréotype » mais peut aussi éclairer une situation genrée que les féministes de tout sexe appellent à faire évoluer au plus vite. Une fois encore,

  • le confinement,
  • l’usage de l’attestation et
  • le respect plus ou moins grand des ordres et conseils dispensés par les gouvernants avec costume ou blouse blanche, à supposer que la distinction ait, en la circonstance, un sens,

fonctionnent comme un phare dont le faisceau, décrypté avec sapience par Théo Boulakia et Nicolas Marlot, nous parle d’une situation qui dépasse le printemps 2020.

 

Conclusion

 

Après ce balayage rapide et partiel d’un ouvrage passionnant, force est de saluer ce travail qui montre

  • combien la démocratie dont nous sommes si bêtement fiers et sûrs est fragile alors que, depuis notre fierté et notre sûreté, nous jugeons les autres régimes avec une prétention impatientante, consternante et grotesque,
  • combien l’exigence de liberté pour laquelle nous croyons vibrer est relative, et
  • combien est inquiétante (ou devrait être inquiétante) la capacité de l’État à
    • contrôler les individus avec leur consentement,
    • dresser les citoyens les uns contre les autres et
    • manipuler l’opinion pour arriver à ses fins moins institutionnelles que très humaines : le maintien au pouvoir.

Alors, certes, l’on peut

  • pointer quelques éléments méritant d’être discutés (le « tapage » pour les soignants n’était-il pas plutôt un signe de soumission qu’une révolte ? a-t-on vu, après le confinement, les citoyens se révolter pour que cesse la destruction par putréfaction ou dynamitage de la santé publique ? etc.), c’est bon signe – l’unanimité est ennuyeuse et, utilisons le terme technique, flippante ;
  • regretter une éditorialisation orthotypo peu poussée (majuscules et place du point dans les citations, absence de suppression du foliotage en fin de chapitre, etc.) ;
  • déchirer ses vêtements devant de maladroits cahots de formulation (récurrents « d’ailleurs » ou « par ailleurs » trahissant une construction qui aurait parfois pu être plus rigoureuse, « d’autre part » souvent orphelin de son « d’une part », etc.) ;
  • s’étonner que ces tics se retrouvent aussi dans certains témoignages officiellement non écrits par les auteurs ;
  • admettre que certains passages algorithmico-graphico-analytiques ont dépassé notre capacité intellectuelle (par chance, les auteurs avaient prévu le coup en explicitant plus loin) ;
  • se dire que, peut-être, les conséquences psycho-politiques du confinement auraient pu être davantage évoquées dans la conclusion ;

reste un livre

  • qui séduit parce qu’il inclut le making of son raisonnement, n’imposant
    • ni un biais unique,
    • ni une analyse magistralo-intouchable,
    • ni une exégèse visant à coller avec telle école de pensée, tel courant, telle conviction ;
  • qui tient brillamment le pari d’un étonnement (comment ça a pu marcher ? qu’est-ce que ce succès consternant dit des Français et de la France ?) devenu réflexion ;
  • qui s’enrichit d’une ouverture comparatiste
    • jamais show-off,
    • parfois inattendue,
    • souvent éclairante,
    • toujours exploitée avec savoir-faire ; et
  • qui fait écho à des interrogations profondes que le grand public ne pouvait pas penser clairement avant une telle publication.

En somme, L’Attestation est un livre (si) que, si ce n’est déjà fait, vous pourrez lire avec grand intérêt sur votre lieu de villégiature ou en restant chez vous

  • faute de pouvoir baguenauder en vacances,
  • par choix ou, le traumatisme persiste à en croire le nombre de zozos que l’on croise avec un masque,
  • pour sauver des vies.

Et pourquoi pas ? Il y a pire projet que sauver des vies, non ?

 

Carlos Zaragoza et Kishin Nagai, “Five verses” (IBS) – 3/5

Première du disque

 

Voilà ! Avec Five verses d’Orlando Bass (œuvre audible en concert ce 16 juillet à la Chapelle des pénitents de Gap par Joonatan Rautiola au sax et Cyrille Lehn au piano), nous entrons dans

  • le cœur battant,
  • le money time et
  • le momentum

du disque élaboré par Carlos Zaragoza en compagnie de Kishin Nagai qui aspire à associer – clairement donc mystérieusement – poésie et musique à travers des créations. Après

le morceau à cinq faces qui donne son titre à l’album s’emberlificote autour d’extraits de sonnets shakespeariens ayant inspiré cinq miniatures au compositeur.

 

 

Plus de quatre siècles après leur première publication, l’ensemble matriciel est toujours auréolé d’un triple parfum de scandale :

  • d’abord, l’ouvrage, rassemblant des poèmes intimes, a été officiellement publié sans l’accord de l’auteur ;
  • ensuite, la version princeps est dédiée à un « grand seigneur », selon Pierre Jean Jouve, qui aurait donc été l’amant secret de William ;
  • enfin, les 144 poèmes expriment des transports érotiques tant à l’endroit d’un homme (pour l’essentiel) que d’une femme, bigre !

Pour travailler cette matière de manière signifiante, il faut du toupet et une culture bien spécifique. Or, quoique Français (nul ne peut avoir que des qualités), Orlando Bass est aussi Britannique et, par le prénom, fils shakespearien de Roland des bois dans Comme il vous plaira. Aussi cette masse textuelle qui paraît souvent souvent plutôt hermétique à une intelligence hexagonale moyenne a-t-elle, pour lui, sens et beauté.

 

 

Son choix se porte d’abord sur le sonnet XXXVII, où l’amoureux se lamente de sa vile condition et s’en réjouit car elle lui permet de vivre à travers la valeur et la droiture de son chéri – attention, dans cette notule, ça va résumer sec. Des accords quasi clustériques, et hop, du piano émerge la voix du saxophone. Une interprétation un rien littéralisante, à laquelle invite la référence à un poème en particulier, observerait

  • le poète-piano engoncé dans sa disgrâce,
  • le chéri-saxophone
    • briller en planant au-dessus,
    • élever en attirant le poète-piano vers les aigus et les nuances plus fortes,
    • accepter les différences qui singularisent chacun des amants, puis
  • les deux amants fusionner dans un fade-out où se mêlent résonance et souffle.

 

 

(Certes, d’un point de vue esthétique, dans cette notule, on pourrait se passer d’une vidéo de temps en temps ; mais les audios ne sont pas si simples à dénicher sur YouTube – alors, pour ceux qui n’auraient pas encore acheté le disque, tant pis pour l’esthétique et tant mieux pour la musique et les curieux !)
Le sonnet XXXIII est un poème météorologique. Le narrateur s’y désespère de ces nuages qui cachent le visage aimé (nuages à la fois réels et symbolisés par tout ce qui nous empêche d’être avec nos petits cœurs d’amour), les « soleils du monde » pouvant se ternir quand le « soleil du ciel » lui-même ternit. Cette fois, les petites saucisses de Kishin Nagai courent promptement sur le clavier. En rapprochant texte et musique, on croit entendre

  • le grouillement des nuages-piano d’où émerge puis où se replonge le soleil-saxophone,
  • le jeu de cache-cache rythmique auquel s’adonnent les partenaires-adversaires et
  • la course à l’abîme dans lesquels courent les trois associés
    • (main gauche remontant vers le médium,
    • main droite y descendant,
    • saxophone se laissant aspirer par cette nuée).

 

 

Le sonnet LXVI cherche en l’amour un médicament contre la pulsion de mort. Le poète en a ras la courge des trahisons, des jugements stupides, de la puissance du Mal face au Bien, de sorte qu’il passerait volontiers l’arme à gauche, n’eût été son souci de ne pas laisser seul celui qu’il aime. Un lamento du saxophone s’entrelace avec la reprise du sujet par le piano en duo puis en trio.

  • Dans cette pièce tonale, comme pour acter l’évidence qu’il y a quelque chose de pourri au Royaume des hommes, on entend la communauté de lassitude exprimée par les deux instruments ;
  • dans les effets d’harmonie et d’écho fugato (on sait combien Orlando Bass aime réinvestir l’exercice redoutable de la fugue qu’il connaît si bien), on entend l’art un rien vicieux de l’amour qui nous pousse à continuer malgré cette fffatigue que nourrissent encore et encore les injustices et la bêtise ;
  • dans les mutations de registre, on entend la tension qui nous fait ramper entre les graves qui nous attirent vers nos graves et les aigus qui nous exaltent puisque love music for a while shall all our cares beguile ;
  • dans l’accélération dissonante qui constitue la dernière partie du mouvement, on entend la capacité hypnotisante de cette contradiction entre Eros et Thanatos de nous pousser vers l’avant jusqu’à ce que plus rien.

 

 

Le sonnet XII, que le livret semble avoir brièvement eu l’intention de traduire, fait partie de la première section du recueil où, en gros, William incite son chéri à procréer afin que sa beauté, forcément passagère, perdure sur Terre à travers sa descendance. C’est le propos précis de ce poème où l’auteur contemple

  • le jour devenir nuit,
  • la violette se faner,
  • la barbe blanchir et s’embroussailler,

avant de conclure que seule une saillie peut préserver la beauté de la faux du Temps. Dans ce mouvement en arche, on entend

  • le battement de l’horloge et la puissance destructrice du temps qui s’amplifie à l’instar des intervalles qui s’élargissent ;
  • le souffle presque inaudible de cette évidence qui devient pourtant aussi évident qu’une alarme précédant l’explosion ;
  • l’effacement progressif de la multiphonie jusqu’à la disparition du son ;
  • l’inéluctabilité de la disparition exprimée par la régularité rythmique qui n’est pas seulement celle, concrète, du temps qui passe jusqu’à ce que plus de temps, mais aussi celle, symbolique, de la fatalité qui nous conduit
    • à la décrépitude (si nous en avons le temps),
    • à la déréliction (si ça se passe mal) et
    • à la mort (ici, pas de conditions à remplir).

 

 

Avec le sonnet LXIV, on ne finit point dans la joie et la bonne humeur, ce qui est un signe d’honnêteté : après tout, la mort est rarement source de joie et de bonne humeur, surtout la sienne. Dans ce texte, le poète constate que

  • se ternissent les plus belles richesses,
  • s’ensevelissent les gloires passées,
  • s’écroulent les plus beaux bâtiments,
  • se dérobe ce que l’on croyait acquis ;

aussi n’a-t-il aucun doute : son amour suivra la même voie ; et le voici contraint de pleurer de jouir d’un tel amour car cette possession va consubstantiellement avec la crainte de se le voir enlever. Comme disait Ricet Barrier du glas, « eh ben ouais, c’est vachement pas gai ». (Heureusement qu’il s’agit du dernier sonnet, les résumés commencent à devenir plus longs que le texte original, c’est très inquiétant ou presque.)
Dans ce climax synthétique soulignant que, au-delà du mythe et du soufre de bon aloi, les sonnets de Shakespeare ne sont pas qu’une œuvre érotique mais une méditation plus universelle sur ce que l’amour et le désir révèlent et de notre grandeur quand nous sommes élevés, et de notre finitude quand nous prenons conscience de notre humanité, on entend simultanément

  • l’urgence de vivre et le danger qui approche que suggèrent les notes répétées courant d’un partenaire à l’autre ;
  • l’évidence de l’inéluctabilité du processus et nos risibles tentatives de fuite que suggère l’exploration de différents registres ;
  • l’effet d’entraînement et d’effarement que suggèrent les segments parallèles descendants, comme si chacun essayait de se rattraper à l’autre et ne faisait qu’accélérer la chute de tous ;
  • la pulsion de vie liée à la dynamique et au tempo, et la dégringolade mortelle qu’expriment tant les traits pianistiques que les halètements saxophoniques, et hop ;
  • la violence du constat fataliste devenu certitude désespérée et le plaisir triste qui consiste à le remâcher sans cesse, via les
    • itérations,
    • répétitions,
    • réexpositions et
    • analepses au goût de refrain ;
  • l’acceptation du tragique de notre condition et la révolte qu’elle peut susciter parfois, que laisse deviner l’explosion qui secoue l’ostinato au tiers du parcours ; et
  • la trilogie psychique associant
    • le désespoir intérieur, lisse donc d’autant plus prompt à nous engoncer dans sa vase, que figure peut-être le perpetuum mobile,
    • le chaos qu’il suscite en nous lorsque nous nous laissons aller à être lucides et que paraissent esquisser accents et contretemps, et même
    • le soulagement que peut représenter la Fin, marquée par les coups de canon de la coda.

Ainsi s’achève une partition

  • passionnante,
  • imagée,
  • vibrante,
  • créative,
  • agencée avec art et
  • tirant le meilleur à la fois du piano qu’Orlando Bass maîtrise à la perfection et du saxophone pour lequel il a beaucoup écrit donc sur lequel il a sûrement beaucoup échangé avec ses interprètes.

Pas de doute :

  • la précision d’exécution,
  • le souci d’expressivité et
  • la polychromie du rendu

valorisent tant le compositeur que les interprètes, à l’évidence tout à leur affaire dans cette musique de haute couture. Hâte de découvrir les deux dernières propositions, à commencer par celle de Vicent David – à retrouver sur ces pages presque bientôt.