Le quatrième prélude et demi enfin révélé

Pierre-Marie Bonafos au studio Rêve le jour (Drancy), devant le micro de Réjean Mourlevat en 2019, pendant l’enregistrement de « 44 ou presque ». Photo : Bertrand Ferrier.
C’est un exercice que nous avons inventé pour notre récital Une histoire du cool, en la chapelle du Val-de-Grâce (Paris 5) : revisiter quatre golden hits de la musique classique, que ce soit
- en débordant librement le thème,
- en réinvestissant la grille d’accords,
- en extrayant juste un sample sur lequel improviser,
- en augmentant la mélodie par la paraphrase, etc.
À ce moment du concert, le sort est tombé sur Frédéric Chopin, et le jeu a donné ce qui suit.
Irakly Avaliani, Intégrale Brahms volume 1 (L’art du toucher) – L’intégrale
Bientôt paraîtront en feuilleton les quatre chroniques sur le second volume de l’intégrale Brahms par Irakly Avaliani. À cette occasion, nous rassemblons en un seul article, augmenté de vidéos complémentaires, le décalogue – paru entre le 11 avril et le 15 mai 2024 – qui racontait le premier volume de cette intégrale !
1.
Première ballade en ré mineur
Été 1854. Johannes Brahms est sous le charme de Clara Schumann, nous glisse-t-on. Pourtant, d’autres storytellings accompagnent les Ballades opus 10, composées à cette époque. Ainsi, elles seraient le fruit d’un compositeur en ébullition après avoir traversé l’Italie. Plus singulièrement et sans contre-indication avec les contextualisations précédentes, elles illustreraient un recueil (Stimmen der Worker in Liedern, autrement dit Voix des travailleurs en chanson, bien que la traduction pudique habituelle évoque la « Voix des peuples ») de Johann Gottfried von Herder, accessoirement frère de loge de Johann Wolfgang von Goethe. C’est une tradition dans la ballade romantique que d’associer une pièce à un texte. Alors,
- sentiments difficilement bridés pour la femme du protecteur ?
- surcroît d’énergie accumulé dans une Italie qui ne peut que nous faire fantasmer ?
- musique programmatique issue d’un recueil de 1779 et particulièrement d’“Edward », un poème déjà musiqué par Franz Schubert, où un fils explique à sa mère qu’il a tué son géniteur à cause d’elle ?
Dans un livret singulier et stimulant qui n’est donc pas fourni avec le disque mais disponible ici, Catherine David affirme qu’on s’en tampiponne le bibobéchon. Pour cette gourmande,
si la preuve du pudding, c’est qu’on le mange, la preuve de la musique, c’est qu’on l’aime
pas qu’on la
- comprend,
- sous-titre ou
- décrypte.
À titre personnel, je ne suis pas certain d’aimer le pudding ni la musique en général ; néanmoins, ce disque, enregistré en 2007 et publié en 2011 est une joyeuse occasion de fissurer un peu notre méconnaissance d’Irakly Avaliani, croisé à la salle Cortot et découvert via ses années soviétiques – hyperliens ci-dessous. Le Steinway est accordé par Jean-Michel Daudon, le son est signé Sébastien et Anne-Cécile Noly, et la pochette offre un détail d’une œuvre de Masha S., épouse du pianiste croisée ici. Certes, ces noms semblent ne rien apporter à la connaissance et à l’appréciation de Brahms ou de son interprète. Toutefois, ils se réfèrent à des individus sans qui pas de disque ; donc, comme les présentes notules ne sont pas limitées en signes, citer les collaborateurs de la star ne nous paraît pas indigne. Les monomaniaques de Brahms qui s’impatientent, et c’est leur droit, n’auront qu’à sauter à pieds joints jusqu’au prochain paragraphe, d’autant que celui-ci est terminé – hop, c’est parti.
La Première ballade en ré mineur, floquée « andante », commence sur un swing presque schubertien, avec
- groove des appogiatures,
- tempo clairement marqué, ce qui permet au compositeur de le suspendre (noires ou blanches pointées créant manière de suspense) et
- stabilité des unissons à trois ou quatre octaves qui posent et, en quelque sorte, incarnent le rythme.
Cette assise solide laisse néanmoins entrevoir un trouble qui, au-delà du mode mineur donc sombre, se trouble de nuances presque inquiétantes, bien qu’Irakly Avaliani ne soit pas
- un ripolineur de contrastes,
- un amoureux du sursaut,
- un combattant du changement flashy,
quand l’intensité s’engonce dans le murmure du pianissimo ou le fade-out de la résonance. En effet, derrière la gravité du propos que transcrit l’interprète, le mystère ne va pas tarder à s’épaissir en déchiquetant à la fois la régularité du tempo, brisé par deux « Poco più mosso » puis un « Allegro ma non troppo », mais aussi la stabilité du mode, qui bascule presque brusquement vers la relative majeure. Sans perdre sa métrique, la partition s’éclaire
- de triolets répétitifs,
- de la confrontation entre binaire de la mélodie dans les graves et ternaire des triolets martiaux,
- de modulations étonnantes,
- de nuances dopées par un ample crescendo et
- d’un élargissement des registres convoqués par le compositeur.
Le retour en ré mineur fusionne les deux sections en utilisant la première tonalité tout en conservant, de la section en majeur,
- le tempo,
- le ternaire et
- les nuances fortissimi .
Irakly Avaliani démontre sa maîtrise instrumentale dans le decrescendo qui conduit à une nouvelle synthèse : cette fois,
- on garde
- le ré mineur et
- les triolets, mais
- on revient
- à la mélodie liminaire et
- aux nuances douces qui ouvraient la ballade.
Grâce à son mix’n’match à la fois complexe dans sa composition et simple dans sa compréhension, l’œuvre est, jusqu’à sa fin suspendue, une leçon de développement habile qui exige, plus qu’une virtuosité digitale, une hauteur de vue qui ne fait certes pas défaut à l’interprète.
2.
Deuxième ballade en Ré
Après une première ballade jouée avec profondeur, voici la deuxième, toujours andante, toujours en ré mais, cette fois, en majeur. « Espressivo e dolce », elle s’ouvre sur un triple balancement.
- Oscillation des contretemps pulsés par la main gauche,
- flux mélodique et reflux au sein du même segment,
- charme du mineur nostalgique et force du majeur
marquent la première page de l’œuvre, que renverse un Allegro non troppo deux fois plus rapide. D’un seul coup d’un seul, le piano est envahi par
- de doubles octaves répétées,
- des modulations tournoyantes et
- l’ exaspération du ternaire qui rue dans le cadre martial imposé au propos…
jusqu’à l’emporter. Synthèse entre la tentation du si mineur et la persistance du mode majeur, fusion entre la continuité rythmique et l’inclination vers le ternaire, un moment en Si et 6/4 permet à Irakly Avaliani de pratiquer à découvert sa passion pour « l’art du toucher ». En moins de trois minutes, celui-ci a été changé trois fois :
- d’abord « dolce »,
- il est devenu « ben marcato » et
- se retrouve à présent « molto staccato e leggiero ».
À ces indications générales s’ajoute le respect de la dynamique, ici plantée dans le registre grave.
- Aux appogiatures de la main droite, impulsant un groove discret,
- s’opposent et la pédale de si et
- l’ostinato inversé de la main gauche (en clair ou presque quand la main droite monte, la senestre descend).
Un sas de décompression voit la main droite prise dans des accords tenus tandis que sa consœur retrouve le marcato précédent pour préparer la bascule vers le si mineur. Irakly Avaliani a donc raison d’axer son interprétation moins sur
- l’émotion des nuances,
- la labilité d’un lyrisme insaisissable ou
- l’invention d’une unité uniformisante qui se déroberait,
que sur
- le rythme,
- l’attaque et
- la précision du tempo
indispensable pour fixer les conditions du groove. [Pour écouter la deuxième ballade dans la vidéo ci-dessous, aller directement à 4’36.]
Musiciens et mélomanes savent, même si subvertir les frontières est une tentation à laquelle nombre d’interprètes peinent à résister, que
- pas de contretemps sans temps,
- pas de changement de beat sans netteté du beat,
- pas d’efficacité des mutations sans démarcation nette de caractère.
Se dévoile alors la structure en symétrie axiale de la ballade avec
- une partie A douce en contretemps,
- une partie B rythmique à double tempo,
- une partie C ternaire en staccato, axe de la composition, puis
- le retour de la partie B, et
- la clôture sur la partie A.
Ce schéma est indicatif donc faux, car il ne rend pas raison de l’évolution du discours. Une fois que tous les mouvements ont été énoncés, chacun, tout en gardant sa spécificité reconnaissable, est piqueté par celui qui l’a précédé. En effet, la partie B2 s’acoquine avec le plaisir ternaire de C ; et la partie A2, passionnément, se laisse griser par le Si – majeur d’abord, mineur ensuite – car elle a besoin d’une coda pour dissoudre dans le Ré initial, les arpèges et accords de la coda rappelant eux aussi les tenues qui concluaient la partie C. Dès lors, l’art d’Irakly Avaliani consiste moins à éclairer ces mutations de façon professorale (écouter, c’est pas prendre un cours, c’est – as far as we’re concerned – espérer vibrer avec
- le compositeur,
- son porte-voix et
- le moment présent)
qu’à
- caractériser chaque ingrédient,
- mélanger ces couleurs et
- laisser l’auditeur jouir de ce mix à mesure que les trois types de sonorités
- se côtoient,
- s’influencent mais
- ne s’écrasent pas les unes sous les autres.
Cette attention portée aux échos et aux mouvements du matériau musical est d’autant plus appropriée que les quatre ballades sont pensées dans une profonde cyclicité. Les tonalités se répondent,
- du ré
- (mineur pour la première,
- majeur pour la deuxième) au
- si
- (mineur pour la troisième, donc faisant écho aux deux dièses de la deuxième,
- majeur pour la quatrième).
De même, les indications de tempo sont significatives, même si, on l’a vu, elles sont relatives car bousculées dans chaque ballade : on trouve
- deux Andante,
- un Allegro marqué « Intermezzo », et
- une synthèse pour la dernière ballade, à nouveau Andante mais, cette fois, « con motto ».
L’écoute de la troisième ballade sera donc l’objet curieux de notre prochaine notule.
3.
Troisième ballade en si mineur
Après une première ballade profonde, une deuxième synthétique, voici la troisième des quatre œuvres composant l’opus 10 de Johannes Brahms, à la fois ballade et « intermezzo ». Plus brève pièce du quatuor, elle précède la plus longue – de loin : 3’30 contre 10′. Dans le précédent épisode, nous avons montré comment, par le jeu
- des tonalités,
- des modes et
- des tempi,
le compositeur a organisé ces quatre pièces en un tout cohérent, et comment, par son interprétation, Irakly Avaliani semblait en avoir tenu compte – même si nous en avons fractionné le compte-rendu pour éviter d’infliger de trop longues notules aux curieux qui nous font l’amitié de feuilleter cet espace. La troisième ballade en si mineur et 6/8 (donc à la fois ternaire et binaire puisqu’elle peut contenir deux groupes de doubles croches par mesure) est ouvertement allegro, ce que les précédentes n’étaient que par interstices. D’emblée, le pianiste travaille le contraste et la complémentarité entre
- tonicité,
- accent et
- rythme.
La tonicité, c’est la capacité de rebondir à partir d’un appui. L’accent, c’est l’effet qui oriente l’écoute soit vers le temps, soit vers le contretemps. Le rythme, c’est la régularité dont le respect permet
- de faire sourdre un balancement (notamment en ternaire),
- d’assurer la dynamique (notamment en binaire) et
- de laisser émerger le groove,
ce dernier étant entendu comme la capacité du musicien à irriguer la régularité de la partition avec une irrégularité intrinsèque, suscitée grâce aux effets d’attente, à la tonicité et aux accents. Tout se tient ! Ceci est certes inscrit dans la composition elle-même, mais il incombe à l’interprète d’en rendre la magie grâce à son art du toucher.
Or, sous les doigts d’Irakly Avaliani, les marteaux deviennent des pois mexicains : ça jaillit, ça pivote, ça cavalcade et s’engouffre sous le buffet du salon avant de réapparaître quand on pensait, presque soulagé, l’affaire emmaillotée dans la poussière sale et collante du temps qui passe. Une telle énergie traduit le travail brahmsien consistant, dans ce premier segment, à associer
- ascensions légères,
- fusées descendantes parallèles et
- débordements de la mesure
- (octaves accentuées sur la deuxième croche,
- séries de deux croches répétées de part et d’autre de la barre,
- appui grave sur le dernier temps de la mesure).
Surtout, le compositeur mêle les astuces
- de l’itération qui permet à l’auditeur de se reconnaître (répétition
- des motifs clairement identifiables,
- des enchaînements entre les sections et
- du texte, grâce à la reprise) avec
- celles du mystère
- (fragmentation du propos,
- suspension du développement,
- absence de ligne uniformisante).
Signe que quelque chose de pas net se trame,
- la tonalité de Si se substitue à celle de si mineur,
- le rythme balancé se clarifie nettement et
- le propos se concentre dans l’aigu et le médium.
Le retour de l’ultra grave prépare
- d’abord le rappel du premier segment en si mineur,
- ensuite sa submersion par le mode majeur (cela constituera un pont avec la dernière ballade puisque la tonalité de Si majeur caractérisera le quatrième numéro de l’opus), et
- enfin le dernier mot laissé au mystère (tenues double pianissimo, discours épuré, insaisissabilité de l’appogiature finale qui contraste avec la durée des accords).
Rendre conjointement
- la vivacité,
- la diversité et
- l’ambigu mystère
de la troisième ballade : défi de taille, exécutant à la hauteur !
4.
Quatrième ballade en Si
Dernier des quatre sommets de l’opus 10, la quatrième ballade, la plus majestueuse avec ses dix minutes au compteur, s’avance andante con moto en 3/4 et en Si. Enfin, pas vraiment en Si immédiatement : plutôt par un si mineur 6 qui capte l’oreille par le battement harmonique suscité d’entrée (même si le montage, comme pour chaque piste, est étrangement raté par l’équipe de Sonogramme, la quatrième ballade commençant à la fin de la piste 3).
- Tranquillité,
- balancement et
- clarté de la marche chromatique descendante
se dévoilent grâce à sur un toucher expressif qui sait laisser respirer la mesure sans s’enkyster dans des effets mélodramatiques surjoués. La deuxième partie, plus lente travaille le swing
- en basculant dans l’intimité du ré dièse mineur, id est en s’éloignant de la sérénité rassurante du mode majeur pour gagner en inquiétude légère ce qu’elle abandonne en confort bourgeois,
- en associant une main droite en 18/8 et une main gauche en 6/4 (frottant donc le ternaire au binaire) et
- en insérant la ligne mélodique à l’alto, soit au milieu de l’accompagnement, avec l’interdiction faite à l’interprète de « trop marquer la mélodie » sans doute pour renforcer l’effet d’embrassement souhaité par le compositeur.
S’ouvre alors une méditation hypnotique entre médiums et graves qu’Irakly Avaliani transforme presque en trio pour instruments indépendants, aux sons spécifiques, avec
- triolets presque imperceptibles et pourtant précieux,
- lead délicatement tiré des cordes et
- marche résolue de la senestre.
Ainsi happé, l’auditeur vit au plus près
- les frottements harmoniques,
- les nuances resserrées donc d’autant plus efficaces, et
- l’hésitation qui conduit à la dernière modulation.
Le retour du premier motif
- (même structure,
- même mesure,
- même tempo,
- même tonalité),
pimpé par des doubles croches revigorantes, s’efface bientôt devant une nouvelle idée, plus posée, qui semble approfondir la méditation. Le musicien sait en rendre
- la majesté incarnée par les octaves solennelles de la main gauche,
- la profondeur que le legato offre aux accords de la main droite, mais aussi
- la fragilité discrète que symbolisent
- les quarts de soupir aérant le discours,
- les contretemps enjambant la mesure ou en détournant la logique, et
- les glissements harmoniques qui galvanisent la mélodie et, peu à peu, conduisent à l’accord de Fa # permettant le pivot vers la tonalité de si mineur.
Car Johannes Brahms reprend alors le deuxième motif, celui qui associait binaire et ternaire, toujours en mineur mais dans une autre tonalité qui fait écho à la troisième ballade. Ainsi se confirme, jusqu’à l’extinction et la tierce picarde finale, la fonction synthétique de ce quatrième volet de l’opus 10, comme si le compositeur regroupait dans une même œuvre les ingrédients qu’il a malaxés dans les précédents numéros
- (binaire / ternaire,
- mineur / majeur,
- unité / forme composite, etc.).
Le résultat n’est pas magistral, ce serait didactique ou pédant : c’est simplement, oui, simplement superbe et prenant.
5.
Huit caprices et intermèdes opus 76
Après l’opus 10 et ses quatre ballades, voici venu le temps de l’opus 76 et ses huit pièces pour piano, mêlant à part égale mais sans alternance systématique caprices et intermèdes. On connaît le contexte : c’est l’œuvre avec laquelle Johannes Brahms revient à l’écriture pour piano après une pause. Les lointaines ballades s’inspiraient officiellement d’un poème ? Les « pièces » se soumettront à un régime antiprogrammatique sévère.
- Pas de titre catchy au programme,
- pas de grande promenade par temps gris sur la plage du destin alors que les étoiles dessinent un horizon mystérieux,
- pas de floraison printanière des petits lapins dans les sous-bois de la forêt de Montmorency que nimbe un parfum d’amour ténu,
- non, pas d’épithète sexy, de mot-clef vendeur ou de concept clairement identifiable dont le compositeur se proposerait de transposer le suc fantasmatique en flux sonore.
Rien que des titres génériques auxquels la musique va donner
- chair,
- vibration et
- affriolance – et hop.
L’ensemble constitue un cheval de bataille souvent attelé par Irakly Avaliani : nous avions entendu sonner ses sabots sur la scène de la salle Cortot, à l’occasion du retour triomphal du musicien sur les planches parisiennes.
Le Premier caprice, en fa dièse mineur (pas d’inquiétude pour les curieux : l’audio de la vidéo supra commence vers 0’10, ce sera aussi le cas de la suivante), égrène six doubles à la mesure dans un esprit plus qu’un tempo « un poco agitato ». Grâce à
- la clarté et la différenciation des touchers,
- la science du crescendo millimétré, et grâce à
- la maîtrise de l’indispensable binôme rigueur métronomique – léger décalage qui fait
- respirer,
- haleter ou
- basculer la musique,
le pianiste emporte aussitôt l’auditeur avec lui.
- La pédalisation toujours juste
- (aura mais pas brouillon,
- résonance mais pas flou,
- liant mais pas confusion),
- l’élégance de l’agogique,
- l’équilibre des voix
se jouent des difficultés,
- créant des liens entre les différentes atmosphères,
- éclairant avec spécificité chaque segment,
- diffusant une sérénité si peu capricieuse
que la résolution majeure de ces ébats paraît curieusement logique et non plaquée.
Le formidable Deuxième caprice en si mineur, en 2/4 et siglé « Allegretto non troppo », s’ouvre sur des doubles croches sautillantes qu’accompagnent une marche chromatique descendante propulsée par une main gauche bondissante. La prise de son, proche de la table, rend justice à la technique du musicien en associant habilement
- l’acidulé du détaché paraissant survoler les touches,
- le crémeux de la main gauche bien enfoncée dans le clavier et pourtant toute en réflexes, ainsi que
- la conduite très sûre d’un propos simple d’apparence mais bourré d’astuces
- rythmiques (ainsi des appogiatures et des rythmes pointés qui cassent l’uniformité des séries de doubles croches),
- phrastiques (ainsi des deux en deux qui font palpiter la mélodie et des arpèges qui relancent l’articulation sur le premier temps) et
- pianistiques (ainsi de la pédalisation, à la fois strictement contradictoire a priori avec le pétillement de la dextre et absolument indispensable pour respecter le texte et le groove de la senestre).
Ce moment d’une délicatesse délicieuse, et vice et versa, permet aussi à Irakly Avaliani de dégainer sa spécialité : l’irisation des nuances dans un petit spectre contenu entre piano et mezzo forte. L’oscillation ainsi obtenue n’oblige pas à tendre l’oreille pour ne rien rater des intensités légèrement mutantes mais conduit l’écoutant – y compris quand il est, comme l’auteur de ces lignes, un gros lourdaud qui aime les spectres étendus et, dans d’autres domaines, la fureur bruitiste du metal ou des explorations électro d’un Nicolas Horvath, par exemple – à mieux apprécier la musicalité subtile qui émane de ces micro-mutations, donc à davantage jouir
- du toucher,
- du phrasé et, par voie de conséquence,
- de la musique de Johannes Brahms.
Tout ceci, comme de coutume sur ce carnet de notules, ne ressortit pas d’un exercice verbeux d’admiration, tâchant d’encenser platement l’interprète comme on flatte la croupe d’une vache (j’imagine que ça doit être sympa de discuter avec une vache, verbalement et tactilement, la question n’est pas là), mais tente de mettre des mots sur notre étonnement, au sens étymologique du terme, devant la capacité du musicien à nous happer dans
- une partition,
- un recueil,
- un univers
qui le passionnent – et ce, d’autant plus que ces subtilités nous avaient pour partie échappé lors de la version en concert.
- Les modulations,
- les évolutions de couleurs plus que de caractères,
- les à-coups rythmiques dans la régularité
- (appogiatures,
- quintolets,
- agogique)
participent de l’impression d’une interprétation – tant pis pour l’oxymoron – intime et néanmoins impressionnante qui efface la technique derrière une poésie époustouflante jusqu’à la tierce picarde finale. D’accord, mille fois d’accord, ça fait beaucoup d’épithètes, mais je n’allège pas la formulation car une telle saturation traduit probablement notre enthousiasme et notre hâte de découvrir les intermezzi suivants, agencés de manière savante. En effet, si les huit pièces pour piano op. 76 de Johannes Brahms formaient un poème, ses huit épisodes seraient des vers aux rimes tour à tour plates (AABB) puis embrassées (ABBA), avec
- A désignant les caprices et
- B les intermèdes.
Nous voici arrivé à la seconde partie des rimes plates, donc aux deux premiers intermezzi dont le premier s’avance en La bémol, affublé d’indications presque précises : il doit être à la fois gracieux et expressif.
Pour ce faire, le compositeur munit l’interprète d’une mallette à outils dont il doit savoir se servir. Parmi ces ustensiles,
- le staccato de l’accompagnement,
- les arpèges allégeant certains intervalles et accords,
- des contretemps rebondissants,
- une concentration du propos sur la droite du clavier, plus naturellement froufroutante que la section grave, et
- des nuances contenues aux alentours du piano.
Assurément, Irakly Avaliani est un bon bricoleur brahmsologique, d’autant que sa pédalisation, enveloppante mais aérée comme l’exige la partition, caresse l’oreille. Ensuite, dans une partie B, l’air de rien, le rythme s’enrichit :
- triolets dans une mesure binaire,
- contretemps et
- appogiatures mordant sur la mesure pour lancer les temps forts
contribuent à développer le propos. Enfin, dans une brève reprise des deux parties,
- l’élargissement du spectre des aigus,
- manière de synthèse et
- mesure alanguie cédant au ternaire
enrubannent cette virgule musicale glissée avec délicatesse par les doigts d’Irakly Avaliani.
Le deuxième intermède monte d’un ton et se retrouve en Si bémol majeur, toujours « grazioso » mais, cette fois, « allegretto ». Ici, le balancement et la fluidité s’imposent grâce
- au partage des rôles (lead au soprano, accompagnement aux autres voix),
- à la collaboration entre la pédale d’alto à contretemps et le swing de la main gauche qu’elle complète, et
- à l’hésitation tonale qui lance le morceau sur un F7 et s’amuse ensuite à masquer la dominante de Si bémol en multipliant les fausses pistes
- (si et mi naturels,
- sol dièse / la bémol,
- pédale de sol à la basse laissant croire à une tonalité de sol mineur).
Dans cet étrange confort inconfortable (confort car très mélodieux, inconfortable car joliment instable), on goûte
- la finesse du legato,
- la netteté de la mécanique au sein de la mesure et
- l’art d’Irakly Avaliani d’habiter la douceur pianistique en appliquant
- nuances appropriées,
- agogique habile car contenue, et
- ductilité des piani, si l’on entend par « ductilité », terme chéri des critiques musicaux parce que c’est pas très clair ce qu’est-ce que ça veut dire, la capacité d’une matière à résister à l’étirement, en l’espèce
- à changer de couleur sans changer de nature,
- à paraître cohérente sans sembler stagnante, et
- à garder la douceur d’une surface étale sans se soustraire au charme des irisations.
Nulle modulation ne parvient à perturber le calme de l’intermède. Mieux, celle qui ouvre la dernière partie semble entretenir cet apaisement joyeux en nourrissant la simplicité de l’œuvre ou, plutôt, la rassérénante apparence de simplicité qui sourd de la maîtrise du clavier par l’interprète
- (égalité de toucher sur l’ensemble des registres,
- conception d’ensemble du phrasé et non volonté didactique d’éclairer chaque partie,
- capacité presque magique de faire sonner la mélodie sans étouffer l’accompagnement au swing indispensable).
Or, après quatre pièces bien rangées (les caprices d’un côté, les intermèdes de l’autre), tout s’mélange pour la seconde mi-temps du match : d’abord un caprice, puis deux intermèdes, et enfin un dernier caprice. Le caprice en do dièse mineur et en 6/8 (à l’heure où nous écrivons ces lignes, la pièce n’est pas disponible sur la play-list YouTube reprenant le disque) est indiqué « agitato, ma non troppo presto ». En effet, c’est bien l’agitation qu’en traduit le pianiste en distinguant
- le rythme des noires qui guident la ligne mélodique,
- le motorisme des croches au grondement chromatique,
- le groove des basses opposant au ternaire de la main droite le binaire de la main gauche (trois noires à dextre, deux appuis à senestre) et
- l’aspect tourmenté de la musicalité
- (minicrescendi-decrescendi,
- concentration des registres dans le médium grave renforçant l’efficacité des notes plus aiguës,
- surgissement des contretemps « sostenuto » puis des doubles croches à l’alto…).
Tout cela est à la fois
- très net et pas clair,
- précis et remuant,
- cadré et débordant,
bref, agité.
- La colère des octaves graves,
- le ressassement et la répétition, ainsi que
- la confrontation des mesures binaires et ternaires
conduisent le morceau à développer vraiment un caractère capricieux qui fait tour à tour
- tonner,
- murmurer,
- tanguer,
- hésiter,
- s’ébrouer,
- s’emporter puis
- exploser (chose rare chez ce musicien !)
le piano. Dans cette atmosphère orageuse, Irakly Avaliani fait valoir
- son intériorité musicale aux piani caractéristiques,
- son intégrité interprétative privilégiant la lettre de la partition à sa réinterprétation sous couvert d’émotion artistique, et
- la solidité de sa vision musicale qui lui permet de dessiner une continuité derrière la rhapsodie sans écraser les contrastes.
L’intermezzo en La, « andante con moto » comme la quatrième ballade, est affiché à 2/4 mais prolonge la tension précédente entre trois temps et deux fois un temps et demi. Cette fois, Johannes Brahms associe
- le 6/8 des triolets au 4/8 de la basse, puis
- le 3/4 de la main droite au 2/4 de la main gauche, et enfin
- un peu des deux modèles ensemble, sinon, c’eût été trop simple.
Les reprises permettent de se goberger
- de l’étrange balancement,
- du rythme volontiers dissocié,
- de l’association entre clarté de l’articulation et onctuosité de la pédalisation, ainsi que
- du spectre des nuances allant du piano au mezzo forte.
La modulation en fa dièse mineur poursuit cette association entre binaire et ternaire jusqu’à ce que la reprise sans transition du motif liminaire nous ramène
- au soleil du majeur,
- aux irisations du chromatisme grave et
- aux mystères d’un apaisement sous forme de résolution que l’on doit appeler sérénité…
et que la coda et sa fin brève ne sous-titreront pas. Le binôme qui clôt, comme la Veuve ou presque, l’opus 76 de Johannes Brahms est constitué d’un intermède et un caprice. Le premier nommé n’est certes pas une mince affaire à jouer puisqu’il est « moderato » et « semplice ». A priori,
- peu de virtuosité surhumaine à attendre,
- peu d’effets wow soufflants à craindre pour les permanentes violettes des mamies de cinquante ans émues car elles viennent d’apprendre que l’adjointe à la culture et aux finances de madame la maire est elle aussi présente dans la salle des fêtes du casino (si, c’est celle qui nous a serré la main, l’autre jour,
- peu de traits mitraillettes qui font s’entreregarder les spectateurs sur l’air du « mazette ! le zigue l’a bien descendu ».
Même la tonalité de la mineur est accessible au premier amateur de lignes de gling et de glang, c’est dire… Pour capter les brava du mélomane, il va donc falloir chercher ailleurs, respectant ainsi la division schématique du recueil entre intermèdes plutôt paisibles et caprices potentiellement survoltés. Le prélude annonce un esprit balancé
- (demi-mesure pour commencer qui lance le propos,
- rythme pointé,
- contre-temps)
que ne contredit pas le premier motif, tout en lui ajoutant une autre caractéristique : la répétition entêtante. La tentation d’un écart
- (modulation,
- marche chromatique descendante,
- dilatation de la mesure qui passe de C barré à 3/2)
fait presque trembler le bourgeois à lorgnon qui sommeille en nous et se réveille parfois, mais il peut retourner ronfler car force reste à l’ordre qui se rétablit – la reprise est donc moins inquiétante pour les amateurs
- de la rigueur,
- des rangs d’oignon et
- de la paix des ménages.
Irakly Avaliani parvient néanmoins à captiver l’oreille en sachant éclairer l’intermède avec
- un phrasé subtil,
- une note légèrement plus sonore,
- une respiration sciemment un rien trop longue
que compense une parfaite maîtrise du tempo par ailleurs. La coda confirme le charme d’une œuvre associant
- plaisir presque lascif du swing,
- gourmandise régressive de la répétition et
- gracilité juvénile des nuances médianes
au pays desquelles l’interprète a sans doute été promu citoyen d’honneur.
« Grazioso ed un poco vivace », le caprice final risque une mesure à 6/4 et une écriture opposant deux débiteuses de croches : la main gauche et la main droite. Johannes Brahms s’empare du ternaire non point pour bercer l’auditeur mais pour le secouer.
- Suspensions,
- relances pointées,
- accents sur les temps faibles et
- escamotage des premiers temps grâce aux notes liées
figurent manière de halètement et permettent à l’interprète de nous saisir dans ses rets avec une efficacité digne d’un pêcheur de haute volée.
- Mélodie en pointillés,
- riche instabilité harmonique et
- contrastes d’intensité
construisent le mystère captivant de cette course-poursuite moins vertigineuse que vaguement inquiétante.
- L’élargissement des registres convoqués,
- les accélérations
- (densification du nombre de notes par mesure,
- accords de dm7 traversant le clavier vers le grave,
- tempo hâté sous l’effet d’un moment « appassionato »…) et
- les choix de nuances, portés par de grands crescendi et decrescendi et par des piani subito
font bouillonner le clavier. Néanmoins, le petit plus avalianique pourrait bien résider dans sa capacité à être chou et chèvre presque simultanément. Son jeu sait être incandescent puis, comme si de rien n’était, s’apaiser et n’être plus qu’un peu de vent sur un voile de tulle légèrement froissé, à l’instar de ce caprice censé être en Ut-mais-c’est-plus-compliqué. De même, on s’ébaubit devant le mélange entre
- respect du texte,
- liberté et
- musicalité,
qui sont sans doute trois synonymes ou presque au top niveau de la musique. C’est du moins ce que semble subodorer Irakly Avaliani qui nous propose, pour terminer son premier volume Brahms, les deux rhapsodies opus 79.
6.
Deux rhapsodies opus 79
Elles auraient dû s’appeler Klavierstücke, mais c’était compter sans la pression de la dédicataire à laquelle Johannes Brahms a fini par céder – l’opus 79 rassemblera donc deux rhapsodies. La première, en si mineur, est annoncée « agitato » et, en effet, c’est le sentiment que parvient à nous transmettre Irakly Avaliani grâce à
- un tempo sans concession,
- des accents qui s’assument et
- une puissance de rebond sur les octaves de la main gauche qui groove grave.
L’interprétation réfute cependant l’incandescence univoque.
- Les modulations,
- les détachés percutants,
- les octaves toniques,
- les effets de pédalisation,
- les différenciations de nuances voire même
- une reprise pas inscrite sur toutes les partitions mais pas moins efficace
énergisent, et hop, plus qu’ils n’écrasent cette composition bousculante, re-hop. Le pianiste en profite pour investir pleinement le projet a posteriori rhapsodique sans perdre de vue l’exigence liminaire d’agitation jusqu’au mouvement central en Si, « moins agité ».
- Légèreté du bariolage,
- effervescence des croches et
- joie des irisations chromatiques
transcendent l’idée réductrice d’une forme sonate dissimulée (mouvements vif – lent – vif). Le retour de l’agitation initiale n’en est pas moins parfaitement tendue, associant
- la réjouissance du déjà-ouï,
- la virulence du ressassement et
- le frottement entre ce dynamisme et le mode mineur qui structure le projet.
Les variations
- de couleur,
- de toucher et
- d’humeur
sont rendues avec
- fougue,
- précision et
- inventivité
par Irakly Avaliani, laissant augurer d’un finale en fanfare avec la seconde rhapsodie, annoncée « molto passionato » !
« Ultra passionné, mais pas trop joyeux » : presque tout Brahms ne serait-il pas dans l’indication ouvrant la Rhapsodie en sol mineur ? Officiellement siglé à quatre noires par mesure, la partition donne cependant du grain à moudre à l’interprète en associant ce projet binaire à une réalité également ternaire avec douze croches par mesure. Irakly Avaliani s’appuie sur cet indice de tourments pour caractériser les différents moments en choisissant pour chacun
- le toucher,
- le phrasé et
- les nuances
exigés par le premier segment de la rhapsodie. Ainsi résonnent
- la fermeté sans concession orientant le discours liminaire,
- les staccati bondissants articulant le dialogue entre les deux mains (octaves mains gauches) et
- le leagto presque lyrique enveloppé d’un piano subito (octaves main droite).
Johannes Brahms travaille la spécificité de chaque registre de l’instrument et secoue ces teintes, y compris en recourant notamment
- à l’astuce de la reprise qui permet d’offrir un nouveau tour de grand huit à l’auditeur,
- au plaisir de la modulation tonale et modale et à
- l’art de l’irisation qui consiste à utiliser un même motif en le présentant différemment à la lumière pour en révéler des
- aspects,
- couleurs et
- formes insoupçonnés.
Au centre du clavier, un ostinato inquiétant finit par irriter les deux mains sans provoquer l’explosion attendue (ce qui le rend encore plus inquiétant). Aussi le compositeur réexpose-t-il le segment premier comme pour y chercher une solution. Cela ne dissout point pour autant l’ostinato, et le piano semble en prendre acte dans une conclusion brève et agacée.
- Moins spectaculaire,
- moins démonstratif et
- moins, disons-le, rhapsodique,
ce dernier numéro de l’opus 79 ? Sans doute, et peut-être est-ce la raison pour laquelle Johannes Brahms rechignait à désigner les deux pièces uniment comme des « rhapsodies ». Irakly Avaliani ne manque pas pour autant de montrer ce qu’un musicien peut faire avec ses petits marteaux :
- cogner, bien sûr,
- chanter,
- questionner,
- chercher,
- renoncer,
- confronter,
- suspendre,
suscitant des émotions rhapsodiques, elles, chez l’auditeur, parmi lesquelles
- la surprise,
- la tension,
- la sérénité,
- l’énergie,
- la rêverie,
- l’étonnement et, in fine,
- le plaisir
qui, comme l’écrivait Claude Debussy et comme nous aimons à le rappeler, devrait être, nonobstant certaines déclarations tourmentées de grands acteurs du monde musical, l’une des principales finalités de la musique. En cela, la seconde rhapsodie est une habile conclusion pour ce disque, paru il y a treize ans, qui nous a captivé de bout en bout !
Pour écouter Brahms par Avaliani en vrac mais gratuitement, c’est par exemple ici.
Pour acheter le disque, difficile, sauf si l’on est prêt à dépenser 70 € hors frais de port sur Amazon.
Pour retrouver d’autres chroniques sur Irakly Avaliani, cliquer là.
Pour réserver en vue du concert Beethoven avec lequel Irakly Avaliani fêtera ses 75 ans dont 65 de carrière, le 27 janvier 2024, c’est re-là.
The times, they are a-continuin’
Une année s’en va, une année s’en vient. Ici, on pleure la mort d’un semblable ; là, on fête la naissance d’un enfant. Quant à nous, nous voulons nous entêter à célébrer la vie, à chanter la vie, à danser la vie (malgré notre titre de pire danseur de l’univers, confirmé de millésime en millésime) tant que nous sommes au moins un peu vivant.
Ceux qui veulent préparer leur mort peuvent toujours cliquer ici ; les autres et les mêmes peuvent aussi se réjouir des nouvelles notes de musique qui apparaissent obstinément « dans cette grande partition que l’on appelle la vie », comme le chante Jann Halexander avec ce mélange d’intensité intérieure et d’apparent détachement constitutif de son style. Selon la coutume, j’espère pour chaque curieux qui me fait l’honneur de feuilleter ces pages – quotidiennement ou au détour d’un heureux hasard – une année intense avec de la joie dedans !
Elvin Hoxha Ganiyev joue les sonates pour violon d’Eugène Ysaÿe (Solo musica) – 6/6
C’est sur l’allegro giusto non troppo vivo de la sixième sonate en Mi que le violoniste azerbaïdjanais Elvin Hoxha Ganiyev conclut son cycle Eugène Ysaÿe ; et le moins que l’on puisse dire est que ça déménage !
- Anacrouse,
- trilles,
- appogiatures,
- accords explosifs,
- intervalles mutants,
- traits virtuoses avec leurs gruppetti inégaux,
- sforzendi et
- silences brutaux ajoutant de la secousse aux cahots en suspendant le récit
saisissent l’auditeur en dépit d’une curiosité de montage à la neuvième seconde (parfois, il convient de laisser croire que l’on a vraiment écouté le disque, c’est le jeu…). Les difficultés techniques n’empêchent point le jeune interprète de laisser poindre un lyrisme étonnant, enflammé par l’utilisation de l’ensemble des registres, du fa double dièse grave aux suraigus qui, s’ils n’étaient pas écrits une octave en dessous, nécessiteraient l’ajout d’une dizaine de traits par-delà la portée ! Eugène Ysaÿe sait aussi recourir à des changements de tempo nets ou larvés, permettant à l’instrumentiste d’exprimer d’autres émotions,
- çà contemplatives,
- là presque lascives,
- ailleurs comme surprises par l’attente ainsi créée.
Pour autant, à l’instar de ce que l’on avait noté dans les sonates précédentes, les accalmies sont relatives. En effet, la langue principale parlée dans ces mesures à deux temps reste la triple croche, pimentée fréquemment par des triolets et par le dialecte de la quadruple croche. Cette énergie qui ne demande qu’à jaillir est un rien gâchée – comme nous l’avons regretté dans de précédentes notules – par la prise de son d’Ole Bunke. Celle-ci ne cache rien des respirations de l’artiste, ce qui, par moments, est gênant pas seulement parce que c’est un bruit parasite mais aussi parce que c’est un spoiler de ce qui va se passer (une grande inspiration indiquant un changement de caractère imminent, de l’intime à l’exubérant ou vice-versa). À l’auditeur de se laisser néanmoins emporter par ces mouvements qu’animent
- intranquillité sourde,
- à-coups bouillonnants,
- manière de cyclothymie et
- incapacité de la verve ysaÿque à trouver l’apaisement.
En s’abandonnant à ce grand huit trépidant, il profitera de l’écriture
- inventive et tournoyante,
- foisonnante et remuante,
- rugueuse et fulgurante
d’Eugène Ysaÿe qu’Elvin Hoxha Ganiyev rend avec
- verve,
- attention à l’intention autant qu’à la lettre, et
- musicalité.
Vers le mitan de la sonate, une partie allegretto poco scherzando prend des allures de deuxième mouvement – d’autant qu’elle est précédée par une bonne mesure de silence. Un rythme de habanera tente de se mettre en place, transpercé par
- des traits,
- des silences,
- des contretemps,
- des suspensions,
et finalement vaincu par une cadence aussi brève que brillante, laquelle débaroule sur l’allegro reprenant le tempo primo. Nous revoici sur les montagnes russes (que nous n’avions pas vraiment quittées) d’une sonate qui finit en boulet de canon ce qu’elle a traversé dans une traînée de poudre. C’est
- spectaculaire,
- haletant et
- joyeusement épuisant,
même pour l’auditeur ! Par bonheur, Elvin Hoxha Ganiyev rend raison de cette sonate et du cycle dans son ensemble avec
- une technique formidable,
- une sensibilité évidente et
- une envie d’explorer les limites de son violon
qui combleront les amateurs de sensation forte et feront bien fermer leur clapet à ceux qui marmonnent encore qu’ils détestent la musique classique parce que c’est du mou – les mêmes, sans doute, chougnent que cette musique est
- trop pour les Blancs (fi),
- trop pour les riches (beurk), bref,
- trop exclusive et dépassée (voilà) :
tous les clichés sont bons quand on est con. Oh, certes, cette tartine dans leur mouille est un effet collatéral du travail ébouriffant de presque 80′ qu’un virtuose survolté a enregistré en à peine trois jours, il y a moins d’un an, mais elle nous réjouit aussi !
Pour découvrir le disque, c’est ici.
Cliquer sur les hyperliens pour retrouver les notules sur
la sonate 1,
la sonate 2,
la sonate 3,
la sonate 4 et
la sonate 5.
Fruits de la vigne – À côté 2022 du domaine Charvin
Connu pour ses châteauneuf-du-pape, le domaine de Laurent Charvin produit aussi des vins d’appellation moins prestigieuses. On suppose que, parce que ses parcelles ressortissant de l’IGP d’Orange jouxtent ou quasi les vedettes maison, il a brandé le vin que nous allons goûter – disponible sur Internet pour 10 € hors frais de port – sous la marque « À côté » (ou sera-ce parce que, avec du merlot inside, le jus passe à côté de la plaque ou des chartes en vigueur pour telle appellation plus froufoutante ?).
- La solide teneur en alcool, alors que tant de vignerons cherchent le 12,5° pour ne point effaroucher les vierges ayant la dalle en pente précautionneuse,
- la réputation de l’agriculteur, engagé dans une production moins chargée en pschitt-pschitteries que certains malins de l’agro-industrie, et même
- l’étiquette travaillée mais plus rustique qu’enfarinée dans une élégance design qui fleurerait mauvais le vélocipédiste parisien arborant
- casque très cher mais faussement vintage,
- réflecteurs aux normes européennes sur un gilet pas jaune floqué #jerespectelaloietlesfdoetvous?, et
- sentiment d’être gravement victime de stigmatisation rappelant les pires heures nauséabondes de notre Histoire quand un simple piéton, plouc par excellence puisqu’il n’est pas même doté d’une trottinette électrique alors qu’on en trouve de très bien pour moins de deux mille euros, l’invite à aller se faire bien emphysiquer – sauf s’il aime ça – en lui refusant la priorité sur un trottoir alors qu’il est père de famille et qu’il a voté pour chaque élection depuis ses dix-huit ans – sauf une fois, d’accord, ça va, on boit une tisane au miel du Tibet et on arrête le caca nerveux – parce qu’il était en voyage d’intégration à Courche (c’est dingue, quand même, les ennemis de la mobilité douce alors que
- le réchauffement climatique,
- la difficulté de trouver une forêt dans Paris pour enlacer des arbres afin de se reconnecter à son moi naturel et, surtout,
- l’antimacronisme primaire, populiste, facho-complotiste et déconnecté de la réalité des entreprises créant de l’emploi, cette tare française encouragée par l’extrême-gauche et qui met en fragilité le logiciel de la République, puisse Manuel Valls, grand serviteur de l’État et de la Catalogne et d’Israël, merde, s’il en est, y mettre un terme),
inspirent plutôt confiance, d’autant que la quille est conseillée par le presque petit jeune du duo de Mes accords mets vins, repère qui nous sert de dealer pour les occasions belles ou, simplement, joyeuses, ce qui n’est ni contradictoire, ni si pire, on en conviendra.
La robe du vin non filtré (on connaît le grrrrand débat entre autoproclamés spécialistes experts sachants sur « le risque » de ce non-filtrage) est
- souple voire mouvante,
- spectrale (au sens où elle n’est certes pas uniforme – idéal pour ceux qui, mauvais citoyens ou zozos instruits par l’expérience, n’ont pas un amour spontané pour le costume unique) et
- ouverte, allant du rose type cerise au sirop jusqu’au grenat intense en fond de puits.
Le nez est
- franc,
- costaud et
- intrigant.
On croit y déceler, pêle-mêle,
- du café,
- de la terre,
- un zeste de fruit rouge (cassis ? fraise ?) et
- une pincée de cannelle – mélange étrange et réussi.
La bouche est
- puissante sans être rugueuse,
- joyeusement amère sans être grinçante,
- à la lisière d’une astringence audacieuse, dans une première approche, sans toutefois s’y complaire.
Le mariage avec une ballotine de faisan pistachée, eh oui, est une comédie en trois actes.
- Acte I : la douceur du mets met (haha) en valeur la robustesse du vin.
- Acte II : les saveurs liquides et solides semblent se révéler au contact les unes des autres.
- Acte III : comme il arrive entre gens de bonne compagnie, l’harmonie se construit par le dialogue. Les résonances du vin s’amplifient quand on sirote une lichette après avoir grignoté un bout. À l’inverse, manger après avoir suçoté une larme du nectar
- souligne les finesses du plat,
- rehausse sa sapidité et
- sertit la pistache qui s’y lovait.
Comme disent les poètes que nous aimons citer en fin de critique viticole : « Super. » Bah, s’ils ne le disent pas, en la circonstance, ils devraient.
Vincent Rigot, église Saint-Eugène, 25 décembre 2024

Détail de la rosace de l’église Saint-Eugène Sainte-Cécile (Paris 9), le 25 décembre 2024. Photo : Bertrand Ferrier.
Seconde paroisse traditionnaliste de Paris après le célèbre squat du cinquième arrondissement, Saint-Eugène Sainte-Cécile n’est pas réputée pour ses concerts. D’ailleurs, même en ce jour de Noël, le P. Julien Durodier, curé de la paroisse qui assistera au show, ce qui est ou un fait rarissime pour un concert d’orgue parisien, ou une manière de surveiller s’il ne se trame rien de diabolique, ou les deux, prévient : ce concert « n’est pas un concert selon l’esprit du monde ». Comprenez : applauses interdits. Il n’est pas non plus le signe d’un retournement de tendance. Le prochain récital est prévu pour le jour de Pâques, ça laisse du mou. On peut évidemment regretter cette rareté car le majestueux orgue Merklin de trois claviers a bonne presse, et son nouveau titulaire, le sieur Vincent Rigot, ne rechigne pas à fomenter des programmes singuliers qu’il propulse avec cette aisance technique qui permet (sans que le lien soit obligatoire, hélas) aux artistes de transformer à peu près n’importe quelle note en musique.
En présentant la première série d’œuvres, l’interprète rappelle que le genre topique du « noël à l’orgue » est fondé sur la forme du thème et variations. Il commence donc par un offertoire sur Joseph est bien marié d’Alexandre Guilmant qui, lui, ne suit pas cette tradition. Un peu de malice dans un monde propice aux
- carcans,
- interdits et
- autres limitations de toute sorte
ne nuit pas souvent. Idéalement adaptée aux sonorités d’un Merklin, par
- la largeur d’intensités sollicitée,
- le type de sons induit et
- la logique historique (le compositeur a vécu de 1837 à 1911, l’orgue date de 1856),
la pièce, joyeuse et joliment écrite,
- libère son énergie sans renoncer à la clarté,
- assume le goût de Guilmant pour les forte mais en différenciant chaque voix,
- associe passages mélodiques et ensembles quasi orchestraux
de manière très convaincante. La version du « Noël suisse » de Claude Balbastre permet d’apprécier la fine compréhension de l’œuvre par l’organiste. On savoure notamment le soin apporté
- à l’ornementation,
- à la conduite du rythme pointé et
- à la registration.
Le duo « Chantons, je vous prie, Noël hautement » de Jean-François Dandrieu rappelle, dans son apparente modestie que, en réjouissant l’auditeur par son allant et l’écho qu’il donne à un thème potentiellement familier, ces thème et variations visent à valoriser
- l’inventivité du compositeur (ben oui, quand même),
- la dextérité de l’interprète et
- la richesse de l’orgue sur lequel ils sont joués, chaque variation étant en général confiée à des registres différents.
En choisissant cette pièce sciemment dépouillée, Vincent Rigot démontre son sens éprouvé de la composition d’un récital, art qui incite à ventiler les différentes nécessités que sont, entre autres,
- la variété,
- l’effet waouh et
- le plaisir de la familiarité.
(Oui, l’ennui profond peut aussi être un but de concertiste, mais nous allons rarement voir de notre propre chef des concerts aspirant au soporifique.) En l’espèce, la modestie du noël de Dandrieu n’empêche nullement le concertiste d’en souligner les qualités qui, fors la thématique de circonstance, justifient son interprétation cette après-midi-là, parmi lesquelles
- la légèreté,
- le swing et
- les contrastes.

Agrandissez le cliché en cliquant dessus et comprenez que, le 25 décembre 2024, en l’église Saint-Eugène Sainte-Cécile, Vincent Rigot n’était pas venu pour rigoler, c’est compris ? Photo : Bertrand Ferrier.
Difficile d’entendre les représentations habituelles de Noël dans la pastorale de César Franck ! Reste que, dans « pastorale », il y a un peu de cette tradition des pasteurs, forcément bons, qui viennent voir le petit Jésus, alors… L’œuvre est surtout l’occasion de continuer la mise en valeur de l’orgue. On se délecte des
- fonds d’une richesse formidable,
- des anches pertinentes… en attendant
- les ondulants.
Vincent Rigot séduit par
- son traitement de la spécificité de chaque moment,
- sa manière de rendre au discours une liberté frôlant parfois le babillage, et
- par sa registration qui distribue subtilement la parole entre claviers et pédale.
Conformément à son personnage public, l’interprète n’en rajoute jamais, au contraire. Sa maîtrise de l’œuvre et de l’orgue donne une impression de
- simplicité,
- fluidité et
- naturel
qui
- clarifie la polyphonie,
- tuile les différents segments et
- esquive tout risque de dramatisation romantisante, par exemple pendant l’orage, passage convenu de la pastorale ici incarné par le « quasi allegretto ».
Après un faux noël sans variation, le titulaire goes back to basics avec « Quand Dieu naquit à Noël » de Louis-Claude Daquin. Il encense la virtuosité du morceau en rappelant, évidemment sans aucune allusion autobiographique, que Louis-Claude attirait des foultitudes dans l’église. Les prospects venaient entendre un organiste phénoménal, ce que le clergé appréciait très modérément. Dans cette pièce manualiter, le zozo qu’est structurellement – aucun connaisseur du personnage ne me contredira – Vincent Rigot ne se contente pas de faire scintiller son aisance digitale. Il
- cisèle la netteté de l’énoncé (fût-il noyé sous des monceaux de doubles croches),
- nous réjouit de registrations contrastées (chapeau à la personne qui assiste le musicien !) et, pour donner sens au texte monothématique mais profus,
- met en action une science réjouissante de
- la respiration, de
- l’acoustique, élément essentiel quand on joue de l’orgue (d’où la difficulté de kiffer la vibe à la Philharmonie ou, pire, à Radio-France), et de
- l’agogique.
- la respiration, de
Le chœur de voix humaines ou de nonnes signé Louis James Alfred Lefébure-Wély, s’il n’a pas lui non plus grand-chose de noëlique (mais jouer du LJALW en ce lieu n’est pas innocent !), montre le compositeur à son meilleur. Au programme,
- mélodie catchy,
- simplicité de la narration et
- petites trouvailles harmoniques.
Au reste, Vincent Rigot assume la diversité de son programme sans s’excuser ou se justifier. Il
- n’a pas de vergogne mal placée à jouer une musique ancrée dans les particularités d’une époque et le succès d’un créateur parfois honni par les sucrées qui décident des limites de cette dégueulasserie qui s’appelle le bon goût et qui n’est que le goût de ceux qui pensent être en légitimité de décider pour les autres (c’est ça, comme les critiques musicaux, mais moi c’est pas pareil, évidemment),
- ne cherche pas à la valoriser par des effets m’as-tu-vu contre-indiqués et, au contraire,
- en déploie la douceur sucrée :
bien joué !
Le choc Dupré – un type humainement controversé mais un compositeur souvent diablement efficace – n’en est que plus salutaire. Voici que, en 1923, Marcel, ce chouchou d’un ponte de Rolls Royce, publie ce qui va devenir l’un de ses plus grands tubes : les Variations sur un noël. Le noël ? « Noël nouvelet ». L’œuvre ? Un grand machin spectaculaire de virtuosité, constitué
- d’un thème,
- de dix variations redoutables dont un fugato, et
- d’un finale pyrotechnique.
Le thème est revivifié manualiter par une harmonisation fouillée, qui rend singulier le commun. La première variation permet de savourer
- basse et dessus de trompette avec
- accompagnement perpétuel à deux voix et
- pédale en mouvement proche de la walking bass.
La deuxième variation, ternaire, offre une plongée palpitante dans les fonds du Merklin local. La troisième variation articule un canon à l’octave entre les fonds de 8 de la senestre et la pédale de 8, le tout arbitré par une voix céleste (bonjour, ondulants, vous voilà donc !). La quatrième envoie le thème à la pédale pendant qu’une harmonisation chromatique pimpe sa réexposition.
À côté de nous, une vieille se met à murmurer très fort des prières (ou sa liste de courses, for what I care) quand, à sa tribune, Vincent Rigot s’attaque à la cinquième variation, « vivace » et officiellement à six croches par mesure (en réalité, surtout à dix-huit doubles par mesure). De ces triolets aux tremplins chromatiques, l’artiste fait une valse brillante où les doigts pétaradent avec gourmandise. La sixième variation complique le projet de canon en en proposant à la quarte et à la quinte. Ce trio impressionnant tant, cette après-midi, il semble facile, est dopé par une anche de pédale redoutablement efficace.
La septième variation, vivace, s’appuie sur de brillantes appogiatures pour
- sautiller,
- staccater et
- électriser
le thème. La huitième variation associe
- thème sur voix humaine à la main droite,
- bouillonnement en quintolets de double croches à la main gauche et
- thème à la pédale.
L’écriture, à la fois évidente et d’une étrange richesse harmonique, comme l’interprétation qui ne faseye pas, sont brillantissimes. La neuvième variation ose une valse à flonflons qui honore le caractère populaire des noëls organistiques… tout en rappelant l’exigence technique du concept d’organiste :
- je comprends ce qui est écrit,
- je sais le jouer, et
- je suis en capacité de le registrer de façon optimale au vu de l’orgue que je joue.
La dixième variation est un fameux fugato sur les mixtures. Pas de quoi désarçonner Vincent Rigot :
- tonicité du tempo,
- audaces de la registration,
- évidence virtuose,
tout élargit le « noël nouvelet », qui passe de noël populaire à prétexte augmenté, c’est-à-dire
- hommage à la tradition,
- renouvellement du genre et
- optimisation du concept en fonction des orgues et des organistes en puissance.
En plaçant ce thème et variations en fin de bal, Vincent Rigot propose une synthèse particulièrement bienvenue de ce qu’est un noël à l’orgue. Mais l’affaire n’est pas encore conclue ! Le presto final associe
- thème à la pédale,
- accompagnement (mineur puis majeur) aux deux mains,
- accélération et ralentissement du débit.
C’est
- scintillant,
- musical et
- spirituel.
Quelle première in situ pour le nouveau titulaire… qui avait dû bien taffer dans les 24 h précédentes et à qui il restait quelques cérémonies pour bien bosser après ! L’ensemble de sa prestation est pourtant
- d’une parfaite exigence musicale,
- d’une haute vision artistique, et
- d’un clair souci de donner du kif aux auditeurs.
Ce 25 décembre, dans le foyer qu’il vient d’investir, le migrant des grandes tribunes parisiennes (Saint-Louis des Invalides, Saint-Louis-en-l’Île, le squat intégriste du cinquième arrondissement et Saint-Roch figurent au CV de celui qui ne compte pas ses premiers prix du CNSMDP sur les doigts d’une main) a démontré
- l’adéquation entre sa personnalité,
- l’orgue qu’il joue et
- le lieu qui l’accueille.
Bravo à lui !
Jean-Nicolas Diatkine, salle Gaveau, 16 décembre 2024 – 3/3
Liszt-Schubert ? Schubert-Liszt ? Mine de rien, Jean-Nicolas Diatkine revient de l’entracte en posant la grrrrrosse question de la transcription et, pour l’illustrer, envoie trois lieder de Franz transcrits pour piano par Franz…
… à commencer par « Auf dem Wasser zu singen » (À chanter sur l’eau), fomenté par Schubert à partir d’un poème de Friedrich Leopold de Stolberg, voire de Stolberg-Stolberg (mais pas de Stolberg-Stolberg-Stolberg, ce serait excessif), dédié à sa chère Agnès. Le texte dit, en gros, que la joie, c’est super, mais tout change, rien ne dure, et nous-même finirons par disparaître. Indifférent aux redoutables difficultés techniques de la transcription, l’artiste
- en assume le caractère décidé,
- y dispose un étagement sonore impressionnant de clarté (je sais, pour le coup, c’est pas super diaphane mais, sur le moment, c’était compréhensible, alors bon) et
- démontre un toucher polymorphe qui, grâce à un sens profond de la projection sonore, fait vibrer l’auditeur même à l’autre bout de la salle.
La sérénade du Chant du cygne lisztien rappelle, grâce à Ludwig Rellstab, que tout travail musical n’a qu’un but : séduire une fille pour qu’elle rende heureux le dragueur. Avec l’allure tranquille qui sied au lied transcrit, Jean-Nicolas Diatkine excelle
- à exprimer mesure et douceur,
- à faire chanter les échos octaviés et
- à caractériser les différents registres de son instrument sollicités par la partition.
Le troisième et dernier acte est constitué par « Marguerite au rouet », un classique de Jean-Nicolas Diatkine qu’il avait interprété dans la même salle en juin 2022 tout comme « Auf dem Wasser zu singen » (un combo classique qu’affrontait également Vittorio Forte en février 2022, par exemple), l’histoire d’une brave fille
- séduite,
- abandonnée et
- encore amoureuse.
Comme le résume l’interprète, ce poème de Johann Wolfgang von Goethe « finit mal, mais c’est quand même beau ». En dépit du foisonnement qu’exige la réduction (donc aussi l’augmentation) lisztienne, le pianiste
- préserve la netteté des voix,
- rend presque déchirante la lamentation de la fileuse, et
- assume le plaisir d’une narrativité de l’émotion (ça vibre) plus que de la diégèse (le ressassement tourne en rond mais cette itération participe de l’expressivité musicale).
Puis vient le grand moment Beethoven, en cette date anniversaire bien connue des fans de Schroeder, le virtuose du toy piano. Jean-Nicolas Diatkine a décidé de le célébrer avec la vingt-et-unième sonate, dite « Waldstein », du nom de son dédicataire. À son habitude volontiers synesthésique, l’interprète connecte l’œuvre à Iphinégie en Tauride d’Euripide, l’histoire d’une prêtresse prompte à tuer les étrangers. C’est cette proximité supposée qui l’a aidé, très jeune, à construire sa conception de la sonate en ayant l’impression de la reconnaître plus que de la découvrir. Voilà ce qu’il explique au public avant de conclure : « Bon, maintenant, je crois que c’est à moi. »
L’allegro con brio liminaire est
- tonique et maîtrisé,
- allant et nuancé,
- coloré et cependant tenu par une même énergie interprétative.
On sent la familiarité du musicien avec la partition.
- Les doigts sont sûrs,
- l’équilibre entre les mains est parfait, et
- la pédalisation démontre une habileté appréciable.
L’adagio molto, pleinement conçu comme une « introduzione », est
- calme,
- suspendu et
- interrogatif
en attendant l’émergence d’un thème que Jean-Nicolas Diatkine semble baigner dans un liquide amniotique (oui, là aussi, je sais, mais, sur le moment, ça m’évoquait ceci, alors bon) avant d’accoucher d’un rondo audacieusement enchaîné.
- Efficacité des traits et des accents,
- précision des octaves et des changements de modes,
- excellence de l’agencement entre les motifs et entre les nuances :
le résultat est délectable, d’autant que le pianiste ne passe jamais en force, préférant se couler dans une musique pourtant guère aisée à dompter. Tout se passe comme s’il essayait de nous faire entendre cette sonate de l’intérieur avant de lâcher les chevaux pour le galop final prestissimo dont le brio vaut un triomphe à l’artiste. Un bis s’impose, pour lequel Jean-Nicolas Diatkine dégaine l’Ave Maria de Schubert-Liszt, où la dextérité de l’interprète se hisse à la hauteur de l’habileté d’un arrangeur décomplexé. Ainsi se conclut, sous les ovations, un concert
- intelligent,
- généreux et
- plaisant.
Oui, plaisant, car, comme le rappelait Claude Debussy, la musique est là, d’abord, pour faire plaisir à celui qui l’écoute. Si certains compositeurs et interprètes ont tendance à l’oublier, grâce aux cieux, ce n’est certes pas le cas de Jean-Nicolas Diatkine.
Pour retrouver nos chroniques sur Jean-Nicolas Diatkine, cliquer sur l’hyperlien choisi.
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Elvin Hoxha Ganiyev joue les sonates pour violon d’Eugène Ysaÿe (Solo musica) – 5/6
Avec la cinquième sonate pour violon, le cycle d’Eugène Ysaÿe bascule dans le mode majeur pour les deux derniers numéros, selon le modèle proposé par Johann Sebastian Bach. Intitulé « L’aurore », le premier épisode du diptyque n°5 est un lento assai à quatre temps mais à la mesure « très libre ». Elvin Xhoxha Ganiyev en enjolive
- le mystère programmatique
- (tenues,
- lenteur,
- glissendi),
- les sursauts narratifs des pizzicati et
- les multiples effets d’étrangeté
- (harmoniques,
- débit et
- intervalles mutants).
La partition travaille moins l’expressivité sentimentale que la suggestion picturale, excitant l’imagination de l’auditeur à travers
- des tremblements qui floutent l’évidence,
- des bariolages qui brossent à grands traits,
- des grupetti inégaux qui hachurent le tableau, et
- le jaillissement d’une virtuosité solaire mais tourmentée qui exonère le mouvement de toute mignonnitude convenue.
Après l’aurore, la journée continue avec une danse rustique, où les marottes du compositeur dévoilent une nouvelle fois leur fructueux potentiel. Il s’agit d’un allegro giocoso marqué molto moderato, suivant le goût d’Eugène Ysaÿe pour les indications sinon contradictoires, du moins en tension. De même, la rusticité et la chorégraphie doivent naître d’un esprit « bien rythmé », même s’il s’insère dans une mesure à 5/4, chère au compositeur mais rarement associée avec l’idée d’une danse rustique – qui moins est quand des mesures à trois, six ou sept temps surgissent pour agiter le cocotier. C’est sans doute qu’il s’agit moins d’exécuter des mouvements prédéterminés que de se laisser porter par une joie dont
- le phrasé rend la logique,
- les accents dirigent les pas,
- les ornements relancent l’énergie, et
- la diversité du rythme apporte une fluidité au bon goût d’apparente liberté.
Elvin Xhoxha Ganiyev excelle à associer
- tonicité des attaques,
- polymorphie du son offert par un archet étonnant,
- souplesse du geste dans la gestion du tempo, et
- fermeté des accords martelant le discours.
Un moderato amabile à trois temps surgit alors, aussi fluide et glissant que le premier segment était syncopé.
- Bien mis en valeur par des passages strictement mesurés, le rubato est de rigueur ;
- alimentée par un paradoxe très ysaÿen, la virtuosité digitale enflamme ce moment officiellement lent ; et
- l’imprévisibilité de la narration pimente l’écoute, laissant imaginer des danseurs ravis de se plier aux foucades d’un meneur de ballet qui semble improviser voire chercher à désarçonner son public.
Au-delà des effets que le violoniste-compositeur sait pouvoir produire sur l’assistance,
- la créativité de son écriture,
- l’exigence requise pour l’interprétation,
- la fougue du retour au tempo primo, à son thème et à ses sautillements alternant avec des traits crépitants
ne peuvent qu’impressionner et saisir l’auditeur. Désormais, le calme de l’aurore est loin. Le regrette-t-on vraiment ?
À suivre…
Pour découvrir le disque, c’est ici.
Cliquer sur les hyperliens pour retrouver les notules sur
la sonate 1,
la sonate 2,
la sonate 3, et
la sonate 4.
Gauthier Fourcade, « Le sens de la vie… », Manufacture des Abbesses, 18 décembre 2024
D’un côté, les clichés et leurs hashtags du type #lunaire ou #absurde. De l’autre, un comédien qui n’électrise jamais les salles autant que quand il interprète ses propres élucubrations. Soit, donc, Gauthier Fourcade, de retour à la Manufacture des Abbesses, une salle montmartroise où l’artiste a désormais ses habitudes. Il y présente son nouveau spectacle, intitulé Le Sens de la vie est-il un sixième sens ou celui des aiguilles d’une montre ?. Cet inventeur de jeux – il avait presque créé, et nous étions de l’aventure, une fédération autour de son Yin yang – estime que la vie est elle-même un jeu, sauf qu’il lui manque en général – et qu’il nous manque en particulier – la règle voire le mode d’emploi.
C’est sans doute cette notice technique qu’il cherche dans le liquide amniotique de la scène tandis qu’entrent les spectateurs et que lui est déjà au travail. La quête du sens de la vie n’a pas de fin, mais elle n’a pas vraiment de début non plus, suggère peut-être l’artiste en s’agitant comme, subodore-t-on, un fœtus mouvant. Autour de lui, en guise de décor,
- deux échelles tordues,
- des boules de papier mâché et
- deux poufs.
Quand la salle s’éteint, la scène se met à étinceler de jeux de mots :
- parophonies,
- concaténations,
- parallélismes,
- décalages et
- resémantisation
pullulent dans une première partie hilarante où le personnage qu’incarne le comédien semble, et on le comprend, un rien stressé par l’ampleur de sa tâche. De nombreux bégaiements et fourchements linguistiques, inhabituels chez Gauthier Fourcade, montrent que le spectacle est encore en rodage et que la problématique est vertigineuse. Il s’agit ni plus ni moins de découvrir, alla Monty Python, le fameux sens de la vie ou, au moins, sa direction.
- Les filles, d’abord, que tout garçon bien né rêve d’avoir à ses pieds, à ses genoux ou, à défaut, à ses tibias.
- Le cosmos, ensuite, pour en remontrer à ces étoiles qui lui lancent : « T’es rien ! » ou pour se libérer de la boue du sol fournie sans boussole.
- La métaphysique, enfin, qui amène à constater définitivement qu’aucun de nos cinq sens ne dévoile le sens de la vie – il faut donc en chercher un sixième.
Celui-ci serait-il le fric ? Ni une, ni deux, le narrateur décide de devenir l’homme le plus riche du monde, sans doute parfumé au musc. Pour cela, il se lance curieusement dans le théâtre, sans perdre de vue l’objectif sous-jacent à la richesse : moins la conquête de l’espace que la conquête de l’espèce. Féminine, en l’occurrence. Faute de devenir Crésus, il constate que certaines femmes aiment l’échec plus que les chèques car celui qui échoue est chou. Encouragé, il est frappé par l’apocalypse, cette fameuse révélation-dévoilement qui lui assène qu’il ne peut pas trouver le sens de la vie parce que la vie n’a pas de sens mais deux sens, celui de l’homme et du dauphin. Aussitôt, il écrit à l’Académie des sciences une bafouille très sérieuse et très écolo, expliquant notamment
- pourquoi la Terre est entourée d’or dur,
- pourquoi, à force que l’eau sature, ça tuera les poissons, et
- pourquoi notre drôle de cuisine a abîmé les plats nets en fomentant une sous-croûte qui fait qu’on aurait bien besoin d’un casse-croûte – d’autant que, plus il y a de trous, plus il y a de forêts.
La rebuffade qu’il reçoit de ses collègues scientifiques change son projet d’existence. Plutôt que d’avoir le blues de la blouse, il décide d’exploiter son penchant rigolo avec une petite aide de Bacchus. Bah, oui, puisque tout est vin, autant le boire. Essaye !
- Grâce à la gnôle de Dieu, la vacuité va te cuiter ou te quitter, qui sait.
- Tu verras l’avenir si rose… Mieux !
- Tu deviendras même médium, voyant double grâce aux bouteilles devins – divin !
Cela se fête par une petite chorégraphie accompagnant une pénible chansonnette ensoleillée. Disons-le une bonne fois de bonne foi : la musique est affaire
- de goût,
- d’égout ou
- de dégoût.
En l’espèce, as far as we are concerned, c’est le point le moins séduisant de ce spectacle passionnant. Ce nonobstant, grâce au nectar, le danseur découvre un téléphone qui mène à Dieu – Dieu, ce concept tellement illimité qu’il est difficile de l’imiter. Pour plus de praticité, le personnage monte aux cieux, puis ses souvenirs se mélangent. La preuve, il ne sait plus où le met l’ange. Se retrouvant grâce au chouchen sous chêne sanglant car sans gland, il espère cependant trouver le sens de sa vie écrit sur une feuille d’arbre, ne trouve pas la bonne, envisage donc de se suicider mais reproche au suicide d’avoir ce terrible inconvénient qui consiste à raccourcir la vie (le pire serait que cela advint à Étretat, quelle que soit la région mentale où se situe cette ville, ses fadaises et ses falaises. Pris dans les échelles, physiques et symboliques, le personnage perd pour partie son inclination pour le verbe en optant pour un constat philosophique selon lequel la taille de l’univers dépend de la taille de celui qui l’évalue. Jusqu’à claquer cette punchline qui rappelle que ce one-man-show drôle-et-pas-que charrie aussi une réflexion spéculaire sur l’homme, l’art, l’artiste et tout un chacun (nous, donc) :
On a bien raison d’être petit, ça nous permet d’inventer l’infini.
Les pérégrinations ne sont pas vaines.
- La conscience,
- la mort (« tout est provisoire, sauf la mort mais, par la mort, l’homme atteint l’infini »),
- les paradoxes temporels
emmènent Gauthier Fourcade vers de plaisantes fulgurances qu’il semble excuser par sa compréhension phonique du langage (« j’aspirais au sublime mais, quand je l’ai su, blim »). Fulgurent donc des histoires
- de présent impossible à décrypter,
- de mouton alphabêêêêêtique et
- de mondes où un type dit « j’erre » sans avoir mangé.

Détail du décor de Blandine Vieillot pour « Le Sens de la vie » de Gauthier Fourcade. Photo : Rozenn Douerin.
Les énigmes qui l’assaillent n’ont, à l’en croire, qu’un objet : lui faire accepter que, pour comprendre, il faut accepter de ne pas tout comprendre. Y compris
- le sens de la vie,
- le monde concret qu’on crée et
- les forêts au vert forever de faux rêveur.
Alors que la musique tente de boucler la boucle (en un sens) en rappelant l’incipit, l’admirateur des arbres et des étoiles sourit en refusant de n’être que sous cieux. L’auteur-acteur ne se laisse pas emporter par des torrents de jeux de mots qui, sur la durée, pourraient paraître ronronnants, car ceux-ci sont toujours insérés dans une économie diégétique efficace. Bon, d’accord, même moi j’ai sursauté en relisant ça, mais ça veut dire, en gros, si je me suis bien entendu : les jeux de mots ne sont pas des à-côtés, ils font avancer l’histoire qui nous est racontée. Le vagabondage mental du personnage fourcadien a l’élégance d’associer
- humour efficace,
- méditation intérieure et
- singularité assumée.
Le résultat est
- puissant souvent,
- parfois poignant, et
- habilement orné de ce zeste de désinvolture qui n’est point indifférence mais légèreté.
Du Gauthier Fourcade qui
- tape dans l’os en jouant à la fois sur la spécularité du théâtre (je suis l’acteur qui joue l’acteur qui joue le texte) et sur le miroir dramatique (je sors du cercle du personnage pour ne pas être qu’un personnage, quitte à passer pour le sage comédien dirigé par Vanessa Sanchez investissant un décor minimaliste de Blandine Vieillot),
- ne se contente ni ne se satisfait de savoir être drôle avec malice (ce qui ne serait déjà pas rien dans un monde envahi d’humoristes consternants) et
- n’a pas peur de se poser en tant que
- citoyen,
- roseau pensant,
- humain.
Dans un théâtre qui permet la proximité et la vibration avec l’artiste, si j’étais Joe l’influenceur, je dirais : « Francilien, rates-tu pas ça ! »
Pour réserver , c’est ici.
Pour retrouver nos principales chroniques fourcadiennes précédentes, c’est
Irakly Avaliani joue « Un autre Mozart » (2006) – 5/5
« Le thème est nul, disait en substance Christian Chamorel en présentant en concert les variations KV 455, mais les variations ont un élan qui me met toujours de très bonne humeur. » Peut-être est-ce l’une des raisons ayant motivé Irakly Avaliani à conclure son disque Mozart par les Variations en Sol sur « Unser dummer Pöbel meint », dont on connaît la légende : Wolfgang Amadeus l’aurait composé en 1783 en se remémorant une improvisation donnée sur cet air de Christoph Willibald Gluck en présence de CWG (Tchaïkovsky s’étant plus tard inspiré de l’œuvre inspirée de l’air, etc.). Va donc pour un thème nul et dix variations euphorisantes !
L’allegretto liminaire travaille essentiellement
- les attaques,
- les détachés et
- les contrastes d’intensité.
Au contraire, la première variation insiste sur le legato des doubles de la main droite sans négliger la légèreté tonifiante
- des octaves,
- des notes répétées et
- des conclusions de traits.
La deuxième variation envoie la senestre au charbon, tandis que la dextre s’amuse des
- appogiatures,
- contrechants et
- contretemps.
La troisième variation offre une vision swing et légère du thème, ici traité piano de façon
- ternaire (triolets de croches),
- sautillante (itération du ré) et même
- malicieuse (mordants).
Grâce à sa maîtrise du contact entre doigts et clavier, Irakly Avaliani propose une quatrième variation
- moins martiale que contrastée,
- moins contradictoire (entre octaves de la basse et doubles croches de l’aigu) que frictionnelle, et
- moins clivée que dialoguante.
La cinquième variation ose
- le mode mineur,
- le rythme pointé et
- le métissage binaire / ternaire.
La sixième variation est la fête
- des trilles,
- du staccato et
- de la passation de mélodie entre les deux mimines.
La septième variation creuse davantage
- l’enrichissement harmonique,
- la tentation de la modulation, et
- l’élargissement de l’écriture à une, deux ou trois voix.
La huitième variation renvoie le thème à la main gauche tout en exigeant qu’elle pose la basse du premier temps avant d’aller folâtrer dans les aigus en croisant sa consœur bariolante au passage. On y apprécie
- le motorisme de l’accompagnement,
- la complémentarité de registres et
- la légèreté du toucher avalianien.
L’originalité structurelle de ce segment s’exprime par la présence
- d’une coda,
- d’une cadence, et
- d’un enchaînement
tuilant la huitième avec la neuvième variation, la plus longue (et de loin). Le pénultième réinvestissement du thème surjoue le contraste :
- après le secouage de saucisses de la précédente variation et avant une fin que l’on imagine forcément brillante, il suspend le discours en assumant un tempo adagio ;
- lent, donc, il se zèbre d’éclairs oscillant entre triples et quadruples croches ;
- posé sur le quatre temps de l’aria, il secoue ce carcan à l’aide
- de trilles,
- d’ornements et
- de triolets de doubles croches.
Le mouvement tient
- de la méditation claudiquante, comme si le compositeur avait peine à contenir sa fougue dans la petite vitesse qu’il s’est imposée ;
- d’une synthèse presque nostalgique des types d’écriture explorées au fil des variations ; et
- d’une réflexion bouillonnante sur toutes les variations qui pourraient avoir été composées – en témoignent
- la longueur du mouvement, quatre fois plus importante que la moyenne observée jusqu’alors,
- les cahots stylistiques (alors que, jusqu’à présent, chaque mouvement était aisément caractérisable, celui-ci se dérobe à l’unicité en associant
- traits,
- octaves,
- accords…), et
- l’espèce d’hésitation que rend admirablement l’interprète à travers, notamment,
- les silences,
- les changements d’humeur et
- les oscillations rythmiques.
La dixième variation
- revient à l’allant d’un allegro,
- s’émoustille de staccati pimpants à souhait et
- s’aventure dans les froufrous d’une fringante pulsation ternaire
avec
- cadence brève donc d’autant plus spectaculaire,
- croisement de mains pour pimenter la chose, et
- retour au quatre temps pour
- la réexposition du thème,
- son emballement par contamination de doubles croches et
- la péroraison finale.
Une version
- d’une grande finesse,
- d’une allégresse miroitante et
- d’une musicalité vibrante
qui nous permet de conclure, avec notre mauvaise foi têtue et notre idiolecte d’expert ès musicologie appliquée : Mozart, souvent, j’aime pas, mais ça, c’est un autre Mozart, alors j’aime bien !
Pour écouter gracieusement le disque en intégrale, c’est, par ex., ici.
Pour réserver en vue du concert Beethoven avec lequel Irakly Avaliani fêtera ses 75 ans dont 65 de carrière, c’est, par ex., là.