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Gérard Reach, “Pour une médecine humaine”, Hermann – 4/4

Première du livre (détail)

 

Il me souvient d’un dessin de Gérard Mathieu où, devant une machine loufoque d’où pendouillait un godillot, quelqu’un demande au savant à tête de Clotaire Legnidû à quoi diable sert ce schmillblick, et s’entend répondre : « On se calme, c’est de la recherche. » Pour éviter ce travers et aller au bout du défi qu’a décidé d’affronter l’auteur de ce livre, vraiment, il est juste et bon de ne pas s’en tenir à des considérations philosophiques sur la rencontre en général sans les frotter à la pratique, autrement dit à la clinique. À quoi pourrait ressembler une « clinique humaine », selon le diabétologue et professeur émérite Gérard Reach ? Pour un médecin, son art ressortit du savoir longtemps résumé à une trilogie active :

  • déterminer les signes,
  • établir un diagnostic,
  • élaborer un traitement (289).

Or, pour un médecin humain ou projetant de l’être, le savoir, aussi exceptionnellement complexe soit-il, ne suffit pas. Le médecin doit faire un pas de côté – comme le doit le malade qui, lui, est rarement un professionnel de la maladie – pour envisager la spécificité de la consultation. On sent que la question est complexe : les chapitres, qui dépassaient parfois les quarante pages, cahotent soudain et se réduisent à deux ou quatre pages pièce. Si cela détonne et ne simplifie curieusement pas la lecture, cela réjouit aussi car

  • le supersachant,
  • l’enseignant et
  • le ponte

que sont Gérard Reach dévoilent

  • une souplesse,
  • une adaptabilité et
  • une sincérité d’écriture

qui transforment ces irrégularités de structure en sursauts intrigants. Ils contribuent ainsi à évoquer ce chaos qu’est le premier diagnostic lamaïque porté sur le patient, en l’espèce par lui-même : « Je suis malade. » Jusqu’alors, souvent, le patient ignorait qu’il n’était pas malade. La santé est peut-être le bien le plus précieux, mais il est aussi le plus discret. La maladie, elle, ne l’est pas ou, quand elle a l’habileté de l’être, ne l’est pas éternellement. Dans les meilleurs des cas, elle reste de l’ordre de l’avoir : je suis malade parce que j’ai une maladie, mais je ne suis pas ma maladie, comme un enfant peut avoir le diabète sans n’être que diabétique – pour ma part, quand j’ai une grosse sinusite, je n’ai pas une sinusite, je ne suis QUE sinusite, mais je crains de ne pas être un bon exemple. Que le patient soit douillet comme David ou Bertrand Ferrier ou qu’il sache surmonter ses douleurs et ses craintes, une chose est sûre : la maladie transforme celui qu’elle happe. Quand je suis malade et que, enfin, j’obtiens un maudit rendez-vous chez un maudit médecin, je ne suis pas ma maladie, non, mais je deviens patient, c’est-à-dire quelqu’un à qui quelque chose est arrivé (300). La langue anglaise est éclairante car elle oppose

  • disease (ce qui motive ma venue chez le médecin) et
  • illness (ma motivation vue par le médecin).

Pour subsumer cette dichotomie, et hop, le médecin est invité à une approche holistique, où c’est la personne qu’il faut prendre en considération au-delà du malade et de la maladie. Le très beau lapsus de la page 306 le résume :

 

Le médecin ne se contera pas de soigner des maladies

 

pose Gérard Reach. En effet, le récit médical se construit, notamment face à la maladie chronique, dans un « cercle du care » où soigner s’accompagne du souci de prendre soin. Le défi existe depuis l’Ancien Testament, où l’on trouve des études cliniques ou presque prouvant que manger des légumes et boire de l’eau donne, en dix jours, meilleure mine que manger gras et boire du vin (tant pis si, ailleurs, Dieu promet des viandes grasses et des mets succulents ou envoie son fiston pour transformer l’eau en vin : si la Bible en était à une contradiction près, ça se saurait, ses adeptes seraient des savants, pas des croyants), 313. L’evidence-based medecine postule que la preuve est un élément-clef pour soigner décemment. Or, l’EBM est aussi une croyance posant que la science seule sait guérir. Autrement dit, au nom de la statistique, elle exclut le patient de la consultation médicale. L’auteur plaide, au contraire, pour que l’expertise du savant qu’est le médecin ne soit pas un prétexte pour ne pas « reconnaître la personne assise en face de vous ». On pourrait se demander si, parfois, cette distance entre le savant désagréable, froid et hautain, et celui qui le sollicite n’est pas conçu par les mauvais médecins comme un gage de qualité… Pour autant, Gérard Reach n’esquive pas une question plaidant pour l’EBM. Pourquoi les statistiques, ces données

  • réelles,
  • objectives,
  • incontestables,

connaîtraient-elles des échecs ? Peut-être parce qu’elles ne rendent pas compte – c’est leur métier – de chaque cas particulier. Peut-être parce que, faute d’une écoute et d’un discours médical dépassant la prescription, le patient, intentionnellement ou non, n’a pas respecté le protocole de soins. Peut-être parce que, si le non-observant est toujours le malade, le co-responsable de l’évitement du soin pourrait bien être le médecin lorsque son attitude contribue à la disjonction entre prédiction scientifique et réalité humaine. C’est un fait : l’humain n’est pas que rationnel. Une part plus ou moins grande de son comportement est dictée, sinon par ses pulsions, du moins par ses émotions dont on sait par expérience qu’elles peuvent être dilatées et déformées par la maladie. Aussi Gérard Reach pointe-t-il que ces tensions ne peuvent être comprises sans que soient activés trois concepts essentiels :

  • le principe d’autonomie, déjà évoqué,
  • l’EBM et
  • l’éducation thérapeutique du patient (ETP).

Le « chapitre » de trois pages qui y est consacré est trop bref pour qu’un non-initié en saisisse toute l’importance ; en émerge néanmoins l’idée qu’un patient intelligemment informé de son état gère mieux

  • sa maladie,
  • sa santé et
  • l’usage qu’il sollicite des soignants.

Pour une médecine humaine, Gérard Reach esquisse alors quelques pistes, parmi lesquelles [ce compte-rendu ne fait que balayer certains aspects du livre, pour en connaître tous les recoins, il conviendra aux curieux de l’acheter et de le lire] :

  • l’asymétrie, qui consiste à reconnaître que le patient a besoin d’un médecin sachant soigner et doté d’une éthique suffisante pour ne pas abuser de son pouvoir ;
  • la sympathie, qui consiste à « imaginer ce qui est bon pour » un patient par opposition à l’empathie qui évalue ce qui serait bon « du point de vue de cette personne » ;
  • le passage
    • du paternalisme (je décide pour vous),
    • de l’informatif (je vous dis, vous choisissez),
    • de l’interprétatif (je vous aide à choisir)
    • au délibératif (je vous dis ce que je pense, vous choisissez) ;
  • la confiance, qui vaut
    • pour le patient,
    • pour le médecin,
    • pour la médecine,
    • pour les médicaments et tutti quanti ;
  • l’art de la conversation, donc de se rendre à la fois compréhensible et accessible à la parole de l’autre, fût-il statutairement inférieur au docteur – et le corollaire de la conversation qu’est l’écoute active ;
  • l’hospitalité quand hospitalisation il y a, et l’amour comme philia, c’est-à-dire comme réciprocité du soin qui fait que, quand le médecin prend la responsabilité de l’autre, il prend aussi soin de lui-même (380).

L’idée majeure est de contribuer à désobjectiver le patient, souvent réduit par synecdoque à sa pathologie, conçue comme un tableau clinique soluble dans des protocoles validés statistiquement. L’avantage de l’objectivation est son efficience ; son inconvénient est d’omettre l’irréductibilité sporadique des individus à des généralités, quelque pointues soient-elles. Gérard Reach va plus loin en pointant, en sus de l’objectivation du patient,

  • son abstractisation – ainsi du corps qui n’est plus palpé mais soumis à des batteries d’examen permettant d’en examiner l’intérieur grâce
    • aux rayons,
    • à la résonance ou
    • à la biologie, et
  • sa financiarisation – ainsi des logiques de chiffre et de rentabilité qui s’imposent à l’hôpital.

Par conséquent, un « changement de paradigme » (389) serait nécessaire pour lutter simultanément contre la non-observance des soins par le patient et contre l’inertie clinique des praticiens. Or, cela pose un problème, le problème majeur de l’humanité : l’argent, ici incarné – pour ainsi dire – par le temps. Aussi le diabétologue insiste-t-il sur l’urgence de se réapproprier sa propre chronologie. Se soigner peut prendre du temps. Tous les malades ne peuvent se contenter d’avaler un cachet pour aller mieux ; certains doivent consacrer plusieurs heures par jour à leur santé, parfois à leur survie, et ce fardeau est volontiers oublié par les médecins. De même, une pratique raisonnée de la médecine exige de préserver des temps de réflexion pour ne pas limiter l’art du soin à la mise en application automatisée d’arbres décisionnels, peut-être bientôt aidés par l’intelligence artificielle – et déjà bien installée par le contrôle des prescriptions via le logiciel utilisé par le médecin. Le temps pathologique est un temps polymorphe. Il est celui

  • que la maladie chamboule,
  • qu’elle rend insupportablement long et itératif,
  • qu’elle rythme en fonction
    • des douleurs,
    • des prises de médicament et
    • des effets secondaires,
  • qu’elle absorbe quand le sommeil ou la fatigue l’emporte, et
  • que la proximité d’une mort inéluctable, enfin conscientisée, rend plus ou moins spécifique selon les moments et les individus, notamment en soins palliatifs, et
  • que le décès enveloppe d’un épais mystère après que « l’aiguille du temps » est tombée (400), sans arrêter la nécessité d’une autre forme de soin pour autant.

En conclusion, Gérard Reach promeut le « principe carité » (de care) comme complément indispensable de l’exigence de technicité. Dès lors, on se demandera à juste titre si ce livre, à travers la quête d’une médecine humaine, ne nous incite pas à réfléchir sur une déshumanisation civilisationnelle qui dépasse largement la seule médecine. Cette perspective donne une résonance plus large à un ouvrage qui, certes, donne l’impression d’être construit de guingois voire de bric et de broc si l’on en croit de multiples indices tels que

  • le déséquilibre entre les deux grandes parties,
  • l’inégalité des chapitres déstabilisant la construction de la pensée,
  • la différence entre les passages très cours de fac, parfois, soyons honnête, ronronnants et fastidieux car trop généraux pour cadrer avec la problématique du livre, et ceux où le texte creuse, essaye, réfléchit, évalue, interroge, etc.,

mais examine avec exigence une question dont il est difficile ou dangereux de faire l’économie. C’est acter une évidence que de constater que

  • médecine en particulier et soin en général,
  • bureaucratie au sens de David Graeber,
  • organisation du travail,
  • construction des liens sociaux et
  • communauté politique

semblent précipitées – et, partant, nous précipiter – dans une inquiétante spirale de déshumanisation. Avant même de

  • réenchanter l’avenir,
  • refonder le vivre ensemble,
  • redessiner un cap sociétal

et autres vieux vœux moins pieux que vides, il conviendrait sans doute d’oser disséquer, autant que possible, cette perte

  • de sens,
  • d’attention et
  • de fraternité

qui désunit les humains mais, plus encore, fragilise ce que nous croyions être le fondement de notre humanité. En définissant des pistes visant à mieux

  • comprendre,
  • réinventer et
  • pratiquer la rencontre,

Pour une médecine humaine fait bravement sa part d’un travail dont les plus optimistes d’entre nous pourront espérer qu’il est en cours.

 

Au bord de la rivière

Jann Halexander le 26 juin 2024 au théâtre du Gouvernail (Paris 19). Photo : Rozenn Douerin.

 

En ces temps un rien trop chaleureux sur l’Hexagone, il est temps de prendre le frais en suivant un cours d’eau où défilent un taxi, la Louisiane, des amours perdues et une brise fleurant fort le wokisme.
Si.
Le tout en compagnie de l’invité fredonnant d’À quelques chèvres près, tour de chant fomenté le 26 juin u théâtre du Gouvernail (Paris 19). Bonne découverte ou réécoute aux curieux !

 

 

Pauline Klaus – Le grand entretien – 3/6

Pauline Klaus, le 24 juin 2024, Paris 8. Photo : Bertrand Ferrier.

 

À l’occasion de l’édition 2024 des Musicales d’Assy, festival impulsé par Pauline Klaus, nous publions un grand entretien avec la violoniste-pédagogue-organisatrice.

  • Diplômée du CNSM de Paris,
  • lauréate du Conservatoire royal de Bruxelles,
  • auréolée – au moins – d’un master de philosophie en Sorbonne,

l’artiste nous ouvre les coulisses d’une carrière singulière mais pas solitaire, associant, entre autres,

  • le quatuor (avec ses complices du Lontano),
  • le concert avec orchestre et
  • le récital solo

à, donc, l’invention et la réinvention d’un festival créatif mais aussi à l’enseignement à hauteur humaine,

  • chaque activité,
  • chaque passion,
  • chaque heureux détour

semblant nourrir l’inspiration de la musicienne. Bonne découverte aux curieux !

Cliquer pour découvrir les épisodes précédents
1. Être violoniste, non-mode d’emploi
2. Faire du violon un métier, les coulisses d’un choix


Épisode 3
Inventer un festival,
pistes et contre-pistes

 

Pauline Klaus, de nombreux artistes « classiques » fondent et dirigent un festival – parmi les derniers à avoir témoigné sur ce sujet dans cette colonne, on peut citer les pianistes Pierre Réach, Tristan Pfaff et Sylvie Carbonel. À leur instar, vous avez fondé et vous dirigez les Musicales d’Assy, mais on pourrait presque dire que ce festival vous a aussi fondée et, sinon dirigée, du moins donné quelques pistes à suivre…
Il est vrai que les Musicales ont beaucoup contribué à me construire, dans ma vie de musicienne… et plus ou moins précipité la création du quatuor Lontano. Les deux projets sont nés ensemble.

De quelle façon ?
Grâce à un coup de pouce du destin, encore lui ! Un jour, je visitais une petite église classée non loin d’un chalet de famille. Dès que je suis entrée, j’étais entourée d’œuvres de Matisse, Chagall, Bonnard, Rouault… Je n’en revenais pas. Plus que ça : j’ai perçu comme un appel du lieu. J’y suis retournée tout de suite avec mon violon. J’avais envie de jouer et découvrir l’acoustique. Le lieu était assez désert. Je pensais être seule, mais quelqu’un était présent et écoutait derrière un pilier. Quand j’ai eu fini de jouer, cette personne m’a raconté l’origine et l’histoire de ce lieu extraordinaire, puis ses craintes pour l’avenir car ce village de montagne était en pleine reconversion.

 

Le quatuor Lontano et Tanguy de Williencourt (piano) aux Musicales d’Assy, le 22 juillet 2024. Photo publiée avec l’autorisation du festival.

 

« Il faut garder une marge de créativité »

 

Aviez-vous le désir de créer un festival avant la rencontre ?
Dans un coin de ma tête, peut-être, mais c’était plus vague, de l’ordre d’une envie : celle de faire des choses avec des gens autour de moi. Je rencontrais des musiciens formidables qui m’inspiraient, et j’avais l’envie de trouver comment nous rassembler pour travailler et partager  au-delà du hasard des productions. Le festival, dont la gestation a duré un an ou deux, a en quelque sorte concrétisé cette envie de partage, de collaboration et d’émulation.

Précisons que les Musicales d’Assy ne se contentent pas d’aligner des concerts, ce qui serait déjà beaucoup. Elles inventent aussi des formes de concerts ; elles sont très axées sur la création sans pour autant être un festival « de musique contemporaine » ; elles intègrent des « scènes ouvertes » où vous testez des œuvres nouvelles auprès du public. Pourquoi un tel bouillonnement ?
Peut-être d’abord parce que le festival se déroule autour d’un lieu atypique qui a, en quelque sorte, suscité sa concrétisation – qu’une manifestation suscitée par un lieu atypique soit elle-même (par certains aspects) atypique est donc hautement logique ! Et peut-être, ensuite, parce que le festival est imaginé et façonné par les musiciens eux-mêmes, même si je coordonne et dirige les événements, de sorte qu’il ne se limite pas aux « cases » habituelles que l’on peut retrouver d’un festival à l’autre. Il faut garder une marge de créativité pour faire écho au musicien qui s’engage dans l’aventure. Quand j’invite un artiste et que le contact est bon, il en résulte une sorte de bouillonnement d’idées qui suscite des rebonds et de nouveaux projets. En somme, la diversité des concerts prend sa source dans l’imagination des interprètes et des compositeurs.

Vous n’avez pas seulement interrogé le contenu du concert : vous avez remis en cause son contenant.
Oui, nous avions un questionnement sur la forme du concert traditionnel. Les conditions, la situation d’où peut naître la musique sont quelque chose de passionnant à travailler. Certaines salles de concert ressemblent parfois à des « boîtes » aveugles. J’aime l’idée d’investir des lieux qui ont leur propre magie, comme l’église d’Assy ou l’ouverture infinie d’un panorama de la chaîne de montagnes…

Votre travail de direction, presque de chef d’orchestre, semble double : d’une part, susciter de la créativité (ce qui n’est pas toujours la demande première des organisateurs de festivals estivaux) ; d’autre part, la canaliser pour assurer une cohérence au foisonnement qu’une telle liberté est susceptible de provoquer ou de révéler…
Il y a de ça, oui. Mais vous oubliez un acteur essentiel dans la conception de chaque édition : le public ! Je veille à m’adresser à lui, qu’il soit fidèle ou nouveau, et à créer des échanges. Je suis attentive à ce qu’il me dit. Les Musicales existent depuis presque dix ans ; depuis presque dix ans, nous bénéficions des retours que nous offrent notre équipe les spectateurs. Ils nous disent ce qu’ils ont aimé et ce qu’ils n’ont pas apprécié quand nous avons tenté une expérimentation à laquelle ils n’ont pas adhéré.

 

Le quatuor Lontano devant la chapelle de Doran aux Musicales d’Assy, le 28 juillet 2024. Photo publiée avec l’autorisation du festival.

 

« Je veux faire vivre Assy et faciliter les partages »

 

L’une des particularités du festival – ce n’est pas lui faire offense que de le mentionner puisque cela contribue à son charme –, c’est qu’il est fixé dans un endroit peu connu et lointain. Quel public avez-vous réussi à attirer pour que vivent et perdurent les Musicales ?
Permettez-moi de rectifier, car vous exagérez : Assy est un lieu connu des amateurs d’art. Et ce n’est pas nulle part, c’est au pied du mont Blanc !

Soit. Cette localisation vous attire-t-elle un public local, des spectateurs habitués des festivals estivaux, des fans du quatuor Lontano ? et comment s’articulent ces différents profils ?
Derrière votre question, j’entends l’idée – fondée – que les festivals estivaux, en France, ce n’est pas ce qui manque.

Autour du mont Blanc, il y en a quelques-uns aussi.
Oui, il y en a beaucoup dans la région d’Assy. Par conséquent, nous avons un public local, une communauté de passionnés qui va de festival en festival et de concert en concert. C’est très sympa, et cela nous permet d’avoir de bonnes relations avec les autres festivals du coin. Eux comme nous, chacun à notre manière, sommes convaincus de la nécessité de faire vivre les lieux où nous sommes ancrés, et de faciliter les partages.

Dit comme ça, c’est très mignon, mais j’imagine que, malgré tout, la concurrence doit être rude…
Non, c’est fini, tout ça. Nous essayons de travailler en bonne entente, voire dans un esprit de coopération. D’autant que les Musicales sont installées dans un patrimoine très spécifique. L’église où se déroulent les grands concerts est moderne puisqu’elle a été construite dans l’entre-deux-guerres et consacrée en 1951. C’est un endroit sans équivalent sur le territoire. Donc nous n’avons pas de « concurrents » ni sur les thématiques, ni sur les lieux. Au contraire : peut-être la multiplicité des festivals conduit-elle chacun des organisateurs à cultiver ses singularités.

En dehors des festivaliers multirécidivistes, l’emplacement attire-t-il un public spécifique ?
Difficile de répondre de façon définitive et complète. « Le public » n’existe pas. Chaque année, il varie autour d’une base solide ; et, chaque année, il change en partie. Certains spectateurs viennent de Lyon, de Paris, des festivals alentour… Beaucoup viennent de Suisse, quelques-uns d’Angleterre ou du Japon ! Il est certain que l’aura du lieu attise une certaine curiosité et contribue à attirer au-delà d’un public de mélomanes.

 

 

 

« J’aime l’idée que le festival parle à des gens différents »

 

Au fil des éditions, la nécessité de « faire la même chose mais pas pareil mais quand même un peu la même chose », est-ce confortable, amusant ou, à la longue, fastidieux ?
Surtout pas fastidieux ! Il y a un côté que j’aime particulièrement dans l’idée d’un festival, c’est sa saisonnalité. Comme je l’ai évoqué, je suis très sensible aux rythmes et aux rites. L’idée que, après le printemps, chaque été apporte le festival, ça me réjouit. Chaque édition interagit avec ce que nous avons vécu dans l’année écoulée. Le renouvellement se fait naturellement.

Avec une constante : la présence importante du quatuor Lontano, ce qui est cohérent puisque votre formation s’est structurée en partie pour cet événement annuel.
Il faut être lucide. Les Musicales d’Assy, ce n’est pas le festival qui va révolutionner la scène française. En revanche, c’est un laboratoire très précieux de ce que le quatuor Lontano et moi-même en particulier avons envie d’attraper, de montrer, de créer par le biais des commandes que, par exemple, certaines subventions nous permettent d’engager.

Inviter un autre quatuor à cordes que le Lontano serait-il une éventualité ?
Ce ne serait ni impossible, ni simple. Il faudrait que cela cadre avec la démarche que nous avons développée. À Assy, quand nous invitons un artiste, l’objectif est double : créer un appel d’air et éviter que les rencontres ne soient qu’éphémères. C’est aussi cela qui guide notre programmation.

En plus des propositions liées au quatuor Lontano, vous avez proposé pour l’édition 2024 un concert de harpe, un concert de piano très classique, un concert influencé par le tango. Comment définiriez-vous les axes que suit le festival ?
Je ne définis pas d’axe a priori. Ce qui se vit aujourd’hui changera peut-être avec le temps. Je n’ai pas d’idée préconçue sur le festival. Ce que nous réalisons se vit sur le tas, au gré des rencontres. Mon objectif est de proposer des programmes variés afin que le public qui viendrait pour un récital en particulier ait peut-être l’envie de rester pour écouter un concert très différent. Je crois beaucoup à la contagion. J’aime l’idée que le festival plaise à des gens différents et curieux, prêts à se laisser surprendre par quelque chose qu’ils n’auraient pas du tout attendu. Une programmation uniforme ou monothématique, même si ça parlerait sans doute à certains mélomanes, en tant qu’organisatrice, ça me ferait un peu peur !

D’où ce pari sur la diversité plus que l’unicité.
Oui. Et puis, soyons clairs, pourquoi un festival devrait-il avoir une cohérence formatée plutôt qu’une identité intérieure ?

 

 


Site officiel de Pauline Klaus ici.
Site officiel du festival des Musicales d’Assy çà.
Chroniques des deux disques du quatuor Lontano .

 

Gérard Reach, “Pour une médecine humaine”, Hermann – 3/4

Première du livre (détail)

 

Pour le docteur Jean-David Zeitoun, « au niveau global, la médecine progresse mais la santé recule”, ainsi qu’il l’a exposé dans Le Suicide de l’espèce (Denoël) et Le Monde (27 juillet 2024, p. 18). Lui y voit des causes anthropiques (pollution, alimentation, agriculture empoisonnée alla FNSEA, réchauffement climatique…). Dans une optique nullement contradictoire, le diabétologue Gérard Reach se concentre sur une autre piste, plus anthropologique, en constatant que la rencontre entre le médecin et le patient est devenue rare, fragile, incomplète, et donc incapable de soigner efficacement. Après avoir réfléchi

voici que Pour une médecine humaine (Hermann) propose une piste qui consisterait à construire en raison l’altérité, c’est-à-dire à rejeter l’évidence stérilisante d’un face-à-face pour redécouvrir non seulement l’autre mais l’essence même de l’altérité, donc soi-même. L’Autre n’est autre que par rapport à un Moi (249) ; et l’auteur propose d’envisager cette question en s’appuyant sur les réflexions

  • de Paul Ricœur,
  • de Derek Parfit et
  • d’Emmanuel Levinas.

En effet, en phénoménologue, Paul Ricœur a tâché de définir « soi-même comme un autre« , le « même » de l’expression désignant à la fois l’itération (« c’est la même histoire ») et l’ipséité (« c’est l’histoire elle-même »). On peut regretter que Gérard Reach cite trop longuement le philosophe qu’aurait censément assisté Sosotteur Ier de la Pensée complexe, plutôt que de réinvestir personnellement ses écrits pour les intégrer à sa problématique. Néanmoins, bien que le procédé fonctionne mieux en cours magistral que dans une démonstration écrite, l’on peut aussi y voir une marque de modestie voire de déférence qui s’inscrit sans doute dans la veine didactique de l’auteur, souhaitant d’abord confronter son lecteur à l’original afin qu’auteur comme lecteur puissent, dans un second temps, tirer les enseignements de la VO. En l’état, les citations permettent d’esquisser des concepts dont Gérard Reach compte faire son miel prochainement :

  • action,
  • temporalité et
  • narration.

Les écrits de Derek Perfit s’intéressent davantage à l’identité personnelle. En excellent nul en math, nous décrochons quand l’équation se substitue au verbe, mais nous retenons l’idée que l’identité « est sujette à des degrés » (261). Par exemple, si on dit de moi que je ne suis plus le même depuis mon accident, on distingue deux identités.

  • D’une part, une identité numérique – avant et après mon accident, je suis toujours un individu ;
  • d’autre part, une identité qualitative – avant et après mon accident, je suis toujours un individu, mais je ne suis plus le même.

L’auteur ajoute un exemple pour clarifier cette apparente dichotomie : si j’ai acheté deux boules blanches et que j’en peins une en rouge, numériquement, j’ai toujours deux boules blanches mais, qualitativement, l’une d’elles est peinte en rouge.Quel rapport avec notre sujet ? Eh bien, dans une rencontre, pour prendre en compte de façon holistique une personne, il convient de concevoir son identité comme une multiplicité de moi, plus ou moins prégnants, éphémères, significatifs, etc. Cette diversité, qui n’est pas division mais plutôt coexistence mouvante, pourrait intervenir dans la question elle-même polymorphe guidant Gérard Reach :

  • pourquoi se soigne-t-on (ou pas) ?
  • qui soigne-t-on ?
  • à quel moment soigne-t-on ?

Aussi l’auteur s’est-il tourné vers Emmanuel Levinas (sa guideline avec Baruch de Spinoza et Hannah Arendt, semble-t-il), pour qui l’éthique est la prise en compte du « caractère fondateur de l’existence d’autrui« . Pour Levinas, l’existence n’est pas un donné. Elle se concentre a priori dans un « il y a » qui doit être investi par l’existant. Le lien entre les deux est le « je », c’est-à-dire l’identité de celui qui perçoit. Pour la relation entre les existants, Levinas propose de distinguer le désir (j’ai faim donc je mange, j’aime lire donc je lis…) du Désir qui est le constat d’une séparation entre mon inclination et l’objet auquel j’aspire. La prise de conscience de cet Autre entraîne la fracture du Moi qui doit reconnaître qu’il n’est pas tout. La saturation de citations guère explicitées pourra ou assommer le lecteur manquant de pulsion transcendantale en pointillés ou, comme l’espère le citateur, « conduire à une méditation » par

  • son usage immodéré d’un langage libéré de sa fonctionnalité pragmatique habituelle,
  • sa recherche d’un sens libéré des concessions ordinaires et
  • son refus de simplification vulgarisante mais susceptible d’étioler la densité du propos.

Or, pour Levinas, le langage est lié à la fois à l’éthique et… au visage (279). En effet, sous ses multiples formes donc non pas sous sa seule verbalité, et hop, il est le lieu de la rencontre, mais un lieu inexclusif qui fait coïncider partiellement la conversation, selon la sémantique réachienne, et la consultation, selon l’idiolecte médical, donc à la fois une forme d’équilibre (moi patient et vous médecin partageons des codes linguistiques et sociaux qui nous permettent de nous parler) et une forme d’asymétrie (c’est quand même toi le professionnel du soin et moi le mec qui flippe parce que quelque chose ne va pas ou me fouaille les entrailles ou la tête ou le bide en tout cas me déstructure l’esprit par le corps). Comment ces problématiques s’interpolent-elles jusqu’à préfigurer la possibilité d’une « médecine humaine » ? C’est la question que nous résoudrons peut-être en examinant la « pratique d’une clinique humaine » dont le récit conclut le livre.

 

Les grands entretiens – Jean-Luc Thellin – L’intégrale

Jean-Luc Thellin en répétition avant son récital à Notre-Dame de Paris. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Enfin – oui, enfin ! – voici l’intégrale du grand entretien réalisé avec Jean-Luc Thellin,

  • longtemps organiste de Notre-Dame de Vincennes,
  • un temps titulaire du grand orgue de la cathédrale de Chartres (nous l’avons interviouvé à l’occasion de sa nomination),
  • désormais titulaire du grand orgue de la salle de musique de La Chaux-de-Fonds.

Un échange capté au moment où l’énergumène venait de claquer une singulière intégrale augmentée de la musique pour orgue de César Franck disponible ici


 

Premier épisode
Comment devenir franckiste

 

« Vas-y, franckiste, c’est bon ! » semble nous susurrer le petit Belge qui monte. Dans un monde organistique français trrrès franco-centré, Jean-Luc Thellin est ce que les hispanophones appellent un bicho raro. Il s’est lancé dans une intégrale Bach mais vient de publier une intégrale augmentée de César Franck. Il est loin des coteries et vient cependant d’être nommé organiste de la cathédrale de Chartres. Il promène sa mine sage de lunettard souriant mais trimballe avec lui sa passion pour l’orgue et sa ferme décision de ne pas s’en laisser conter. À l’occasion de la parution du coffret Franck, il nous a accordé un entretien à bâtons rompus qui parle presque moins d’orgue que de passion, et presque moins de Franck que d’amour de Franck…

 

Jean-Luc, tu es sans doute un musicien intègre (je ne sais pas si c’est une bonne chose pour parvenir à tes fins), mais tu es avant tout un musicien intégral ! Après avoir publié quatre volumes d’une intégrale Bach actuellement en suspens, tu publies un coffret rassemblant l’intégrale des œuvres de César Franck pour grand orgue et plus. En dehors de l’aspect marketing un peu concon de l’anniversaire qu’aiment tant l’industrie de la musique et les supermarchés – en l’espèce, le chiffre rond comme un boudin était « l’année du bicentenaire de la naissance de Franck » –, pourquoi as-tu décidé d’enregistrer une intégrale augmentée de ce compositeur ?
C’est une très, très vieille histoire. Quand j’étais tout petit, on découvrait le disque laser – on n’appelait pas ça un CD, à l’époque, on appelait ça un disque laser, nuance ! Le nec plus ultra, c’étaient ceux qui étaient marqués DDD.

En gros, ceux qui n’étaient pas des repiquages de disques noirs, stigmatisés par l’appellation « ADD », pour « analogique » versus « digital »…
Je me souviens de la fierté de mon grand-père qui, pour un Noël, avait acheté la première platine de lecteur laser avec un des premiers enregistrements d’orgue publiés sous ce format. C’était un album de l’organiste John Scott à la cathédrale de Londres. Le programme était un patchwork qui commençait bien sûr par la Toccata et fugue en ré mineur [BWV 565], y avait le Scherzo de Gigout, la Toccata de Boëllmann, la Troisième sonate de Mendelssohn… et, en plein milieu, le Deuxième choral de Franck. À l’époque, je ne jouais pas d’orgue. En fait, je ne connaissais même pas l’orgue.

 

 

 

« Il n’y a pas de petit Franck »

 

Même sans connaître l’orgue, tu pratiquais déjà la musique.
Il faut le dire vite ! J’avais étudié le piano pendant un an avec une religieuse. Ça s’était très mal passé. Et là, je tombe fou amoureux de ce Deuxième choral. Je l’ai écouté en boucle. Je l’adorais ; et j’ai décidé que, un jour, je le jouerais. Donc je rentre à l’Académie de musique. Problème : il n’y a pas de classe d’orgue. J’ai alors fait quatre ans de piano avant de pouvoir m’inscrire dans ma discipline d’élection. Au tout premier cours, j’ai débarqué avec une photocopie du choral, et j’ai dit à ma prof : « Je veux jouer ça. »

Elle a rigolé ?
Elle m’a regardé d’un air un peu dubitatif en pensant, j’imagine : « Mais qu’est-ce que c’est que ce personnage ? » Je n’avais juste pas conscience qu’il allait falloir travailler avant de partir à l’assaut de cette partition. Qu’importe, malgré l’enthousiasme mesuré de ma prof et l’immensité de la tâche qui m’attendait, le projet ne m’a pas quitté pour autant.

Or, même quand on est en mesure de jouer Franck, il est rare de commencer par le Deuxième choral.
Exact. Pour ma part, avant la Pastorale, j’ai commencé par les Prélude, fugue et variation…

… qui, contrairement à ce que subodorent ceux qui ne l’ont jamais pratiquée, n’est pas la moins vacharde de toutes les œuvres – et ce, jusqu’au bout !
Clairement, non, même si la hiérarchisation des difficultés reste relative. Il n’y a aucun petit Franck. Il n’y a pas de Franck facile. Ceux qui le pensent sont, j’assume le terme, des crétins. Le langage que ce génie déploie, peaufine, enrichit, est ultra complexe, homogène et constant même si, dans le détail, l’écriture peut varier d’une pièce à l’autre.

En attendant, toujours pas de Deuxième choral…
Non. Quatre ans après mes débuts, j’entre au conservatoire, où je travaille le Cantabile et la Fantaisie en Ut…

Toujours pas de Deuxième choral.
Même pas le Troisième, jamais le Deuxième, et jamais la Pièce héroïque, jusqu’à ce que je me mette à travailler avec Louis Robillard. Là, ç’a vraiment été le déclic. J’ai commencé par la Prière, avec lui.

Re-toujours pas de Deuxième choral.
J’aurais préféré ! Robillard ne m’a jamais laissé en repos avec cette maudite Prière. J’en ai bavé comme tu n’imagines pas ! Il était d’une exigence folle pour ses pièces fétiches qu’étaient Ad nos [les Fantaisie et fugue sur le choral « Ad nos, ad salutarem undam » de Franz Liszt], Saint François de Paule marchant sur les flots [pièce de Franz Liszt pour piano transcrite pour orgue par ledit Louis Robillard], la Prière et le Deuxième choral de César Franck…

… enfin !
… et sa fameuse transcription de L’Île des morts [poème symphonique de Sergueï Rachmaninov] ; et il te faisait bien comprendre que, quand tu travaillais une de ces œuvres, il ne laisserait rien passer pour obtenir le résultat non pas le plus parfait possible : le résultat parfait tout court ! Il fallait connaître toutes les coutures, tous les recoins, toutes les astuces, toutes les chausse-trapes. Les connaître et les sublimer.

 

 

Que t’a apporté cette exigence sélective ?
Elle m’a apporté quelque chose d’absolument incroyable : cette idée que, que tu travailles un Franck ou l’autre, peu importe, l’essentiel est de comprendre le mécanisme de ses couleurs. Par exemple pour les Prélude, fugue et variation, selon les lieux et les orgues où tu joues, selon le tempo que tu as choisi, tu peux jouer l’œuvre de façon extrêmement organistique ou extrêmement pianistique. Après tout, il y a eu trois versions du triptyque : la première pour harmonium et piano, la deuxième pour orgue, la troisième pour piano. Il faut connaître les trois parce que les trois se jouent de manière radicalement différente. Pour décider quelle manière s’impose, Robillard m’a dit : « Ce qui compte, c’est le son. La qualité du son. Le son et la manière dont tu traites les enchaînements. »

 

« On ne sait pas ce que Franck aimait faire quand il rentrait chez lui »

 

C’est l’une des particularités de César Franck. Il est plutôt nul en développement donc porté sur la rhapsodie…
Franck n’est nul en rien, que dis-tu ? Il a surtout porté à un point inouï le travail sur la texture harmonique. Avant lui, comme disait Pierre Pincemaille, on était courts, dans ce domaine. Boëly ? Beauvarlet-Charpentier ? Dubois ? C’est la tarte à la crème !

Tu parles de son, d’harmonie, de lieux… mais tu évites de souligner que ta Belgique natale recèle un mystère : elle est méchamment dépourvue de Cavaillé-Coll.
C’est vrai, il y en a malheureusement très peu et, souvent, ils ne sont pas en état de marche. Partant, on ne peut qu’imaginer comment Franck s’est fabriqué un son idéal.

Comment as-tu forgé ton opinion ?
En plusieurs étapes, mais la rencontre avec l’orgue de Saint-François, à Lyon, qui est un Cavaillé d’origine, jamais modifié, m’a vraiment ouvert les yeux sur ce qu’essayait de m’expliquer Robillard. Cet instrument m’a donné un sentiment poétique comme je n’en avais jamais éprouvé. Saint-Sernin, à Toulouse, c’est trrrès puissant, trrrès impressionnant, mais ça n’a pas la poésie de Saint-François.

Donc Saint-Sernin, ce n’est pas pour le Franck de la délicatesse.
Hum… C’est compliqué. Sur l’ensemble de l’œuvre, j’ai toujours été dans des interrogations sans limite sur ce que le compositeur entendait et voulait. On a finalement peu de réponses, ne serait-ce que parce qu’on connaît peu sa vie personnelle. La biographie de Joël-Marie Fouquet [Fayard, 1999] le démontre. Bach, au moins, on connaît ses habitudes. On sait ce qu’il aimait faire chez lui, par exemple. César Franck, même pas. Comment se comportait-il en famille ? Qui était-il vraiment ? Avec ses élèves, il était très généreux, très gentil…

… au point que Léon Vallas commence sa Véritable histoire de César Franck (Flammarion, 1955) en dénonçant la « canonisation du saint laïque » par Vincent d’Indy car, selon lui, « l’admiration passionnée des élèves de César Franck a souvent faussé l’histoire »…
Certes, on sait qu’il était très dévot ; mais, avec ou contre le témoignage de ses élèves, l’homme lui-même reste un mystère. Or, son écriture est tellement unique que l’on aurait aimé avoir des éléments de compréhension ! Son traitement de l’orgue de Sainte-Clotilde aussi est spécifique. Il ne s’agit pas de n’importe quel Cavaillé-Coll. C’est une production unique car, quand Franck est nommé à Sainte-Clotilde, l’orgue vient d’être construit.

J’imagine que, quand on veut enregistrer une intégrale Franck, sur lequel Olivier Penin, titulaire de la Bête, a enregistré les douze pièces pour grand orgue (Brillant Classics, 2022), on doit faire son petit pèlerinage à Sainte-Clotilde.
Plus généralement, la question, pour moi, était : où enregistrer ? Mon critère principal était qu’il ne fallait pas un orgue avec positif de dos. Sainte-Clotilde est l’un des rares Cavaillé à ne pas en avoir, ce n’est pas un hasard. En général, le facteur reprenait des instruments du dix-huitième siècle. À Saint-Sernin, il y a un positif de dos. À Saint-Ouen aussi. À Saint-Étienne de Caen aussi. À Sainte-Croix d’Orléans aussi. Dans une certaine mesure, Cavaillé préférait garder le côté classique. À mon sens, ça, ça ne marche pas, dans la musique de Franck, ne serait-ce que pour les équilibres.

 

« La fugue, c’est le langage du sublime »

 

Peut-être faut-il souligner que tu ne tiens pas, ici, des propos réservés aux organologues et aux organopathes. Pour les mélomanes en général, tu racontes aussi le cheminement de ta pensée et le mûrissement de ton projet.
Moi-même, je me suis longtemps senti illégitime. Trop jeune. Pas assez expérimenté. Soit, je jouais toutes les œuvres, mais j’avais l’impression que certains passages restaient, pour moi, énigmatiques. Il y avait trop de zones d’ombre pour que je sois assez sûr de moi. Jusqu’à un jour où je travaillais la Grande pièce et où j’ai eu le sentiment de la comprendre.

 

 

Sais-tu pourquoi tu as eu la Révélation sur cette composition en particulier ?
Pour moi, c’est l’œuvre la plus énigmatique de toutes les compositions de Franck. Elle est à l’évidence trop longue, mal équilibrée, avec un finale doté d’une partie superfétatoire – on dirait une hénaurme coda, un peu comme dans Ad nos de Liszt, où on a l’impression que l’on se doit de toucher à la fugue parce que, d’une part, c’est le langage sublime, d’autre part, c’est le langage du sublime.

Lis-tu une influence Bach dans cette tentative de, disons, maximisation ?
Franck a toujours été admiratif de l’œuvre de Bach et de sa maîtrise du contrepoint. Regarde ses formes : les fantaisies, le Troisième choral qui n’est rien moins qu’une toccata ressemblant à s’y méprendre aux Prélude et fugue en la mineur [BWV 543], la passacaille dans le Deuxième choral, la forme du grand prélude dans le Premier choral qui, en plus, est une dédicace à Louis-James-Alfred Lefébure-Wély puisque ça sample sa Sortie en Si bémol majeur (sauf qu’elle est en Mi), jusqu’au carillon final…

Comment interpréter ce clin d’œil et remix ?
Oh, on dirait que Franck lui dit : « Tiens, regarde ce que l’on peut faire de sérieux avec ton thème ! » Ce qui ne l’empêchait pas d’admirer son collègue et d’aller tout le temps l’entendre à Saint-Sulpice. Ils n’avaient pas la même sensibilité, mais est-on obligé d’avoir la même sensibilité pour s’apprécier ?


Avec Jean-Luc Thellin lors de l’enregistrement de l’intégrale Franck à Bécon-les-Bruyères. Photo : Gaëlle Schrimpf.

 

Deuxième épisode
Pourquoi enregistrer César Franck

 

Jean-Luc Thellin a deux amours. Son pays ? Peut-être. Paris ? Pas sûr. Plutôt Johann Sebastian Bach et César Franck. Il s’est lancé dans l’intégrale de l’un, il a conclu l’intégrale de l’autre. Dans les deux cas, il doit affronter la sempiternelle question-reproche : « Pourquoi encore enregistrer ces trucs qui l’ont été souvent très correctement, parfois sublimement ? » Inlassablement ou presque, l’artiste remet une pièce dans le juke-box et tente d’expliquer sa démarche et non de se justifier. C’est tonique, c’est sans concession, c’est avec passion.

 

Jean-Luc, nous avons achevé le premier épisode de notre entretien sur la continuité entre Bach et Franck. Peut-on considérer que cette continuité relie aussi ton projet Bach suspendu et le projet Franck que tu as bel et bien achevé ?
Non. Dans ma tête, il n’y a aucun lien. Aucun, aucun, aucun.

Bon, ben c’était peut-être la première question complètement stupide de l’interviouve…
Ta question n’est pas forcément stupide…

Merci, Jean-Luc. Vraiment.
… parce que, au moment où j’ai voulu me lancer dans le projet Franck, je ne pensais pas encore au projet Bach. Depuis mes débuts de musicien, Bach et Franck sont mes deux compositeurs préférés. Je suis entré dans le monde de l’orgue grâce à ces deux compositeurs, pour des raisons complètement différentes. Chez Bach, je suis fasciné par le côté extrêmement mathématique et rationnel ; chez Franck, les couleurs harmoniques me fascinent.

 

« Je n’ai jamais aimé la simplicité »

 

Tu évoques souvent cette synesthésie qui n’est pas qu’un topos : pour toi, le son a une couleur – voire plusieurs.
Je travaille beaucoup sur les couleurs harmoniques. Quand j’apprends par cœur, je me fonde sur les couleurs. Je suis très sensible à la couleur des instruments. Dans le son de certaines orgues, je me sens comme un poisson dans l’eau. Je suis littéralement porté par l’instrument – comme à la Madeleine, dont l’orgue est fabuleux. Avec d’autres instruments, il arrive que je me batte parce que je ne parviens pas à me connecter à leurs couleurs. Je n’ai pas de contact avec leur son.

Donc le projet Franck, plus coloriste, préexistait au projet Bach, plus mathématique.
Le projet Franck, c’est un projet que j’ai toujours voulu mener, oui ; mais je ne voulais pas le faire simplement. Je n’ai jamais aimé la simplicité.

 

 

Ton projet Bach le démontrait. Pour ce monument, tu avais choisi une option passionnante : non seulement chaque disque était un récital en soi (et non l’exploration d’une partie formelle du catalogue, genre « les Prélude et fugue », « les chorals »), ce qui avait été fait auparavant, mais chaque disque était un récital thématisé en fonction de l’orgue que tu choisissais pour chaque disque ; et ça, à ma connaissance, c’était d’autant plus nouveau que le choix des instruments était aussi audacieux que pertinent, très pimpant pour l’écoutant… mais pas simple pour l’interprète qui porte le projet, je le subodore.
Certes, ce n’était pas simple, mais c’était essentiel. Cela dit, pour Franck, j’avais une autre perspective. En Liégeois immigré à Paris, j’ai eu l’impression que, à ma mesure, je reproduisais le schéma franckiste. Je sais, c’est trrrès prétentieux ; j’en suis conscient et, toutefois, c’est ainsi que j’ai vécu ce parallèle. Partant, c’est la première idée que je voulais retracer dans ce projet.

En créant un lien non pas entre Bach et Franck, mais entre Paris et Liège.
À mes yeux, enregistrer les douze pièces habituelles seules, ça n’avait pas de raison d’être. Premièrement parce qu’il y en a déjà eu cinquante mille versions, dont quelques-unes sont magnifiques – celle de Robillard reste, pour moi, la référence en termes de choix d’instruments, d’interprétation, du souffle, de tout ce que tu veux. C’est un testament complet, cette version ! Mon but n’était pas de faire mieux ; et il n’était pas non plus de faire moins bien, ha, non. Le but était de répondre à la question suivante : « Qu’est-ce que je peux apporter, moi, humblement, dans ce paysage franckiste ? »

 

« Liège, en termes orchestraux, est entre Paris et Berlin »

 

C’est alors que tu penses à la Symphonie en ré mineur…
Écoute, la première fois que j’ai joué la transcription de Heinrich Walther, en 2012, je l’ai trouvée totalement organistique. Je l’ai jouée pour un festival Franck, sur l’orgue de la Salle philharmonique de Liège, avec la Fantaisie en La majeur (qui est aussi une œuvre de salle puisque c’est la première des trois pièces à avoir été composée pour le Trocadéro). Le deuxième mouvement, c’est du contrepoint alla Bach, c’est du concerto de soliste, c’est tout sauf de la musique romantique de base.

Paradoxalement, tu commences à formaliser ton projet d’enregistrement de l’œuvre pour orgue de Franck au contact d’une transcription.
Je dirais que j’entre dans l’idée globale du projet par le fait d’avoir joué cette Symphonie. J’étais choqué dans le bon sens du terme. Le langage de Franck est universel, comme celui de Bach. Tu peux jouer une fugue de Bach avec un quatuor de saxophones ou de solistes vocaux, tu peux la jouer au clavecin, à l’orgue, au piano : quel que soit l’instrumentarium, ça marche.

Pas toujours autant…
Non, peut-être pas, mais ça marche. Pour Franck, la transcription de Heinrich Walther marche si bien que je suis convaincu que la symphonie a été esquissée en grande partie au clavier voire à l’orgue. Franck était un grand improvisateur et, pour lui, l’orgue était un orchestre. Même s’il était un pianiste brillantissime, dans sa symphonie il a instillé un côté antivirtuose qui rejoint les douze pièces. On n’est pas dans le grand traitement orchestral du clavier que l’on a dans les Prélude, fugue[, lento] et variation, dans les Prélude, aria et finale, ou même dans la version originale des Variations symphoniques. Là, c’est une vision pleinement différente des choses. Il s’agit d’un travail sur le son et d’un travail sur l’orchestre qui sont jumelés dans une intimité sidérante.

 

 

En 2012, tu joues la transcription de la Symphonie, et ça réactive ton désir d’enregistrement.
En fait, sur le moment, je pense juste : je veux enregistrer cette œuvre, et je veux l’enregistrer sur cet instrument.

… qui n’est pas un Cavaillé-Coll.
Non, au départ, c’est un orgue de Pierre Schyven. Après, il a été modifié par Francesco Vegezzi-Bossi, électrifié, agrandi, puis modifié par Dominique Thomas et par la manufacture d’orgues luxembourgeoise. Cependant, quand tu analyses bien le son de l’orchestre liégeois, tu sens la différence avec un orchestre français. C’est un mélange entre des timbres polyphoniques de cordes germaniques comme on pourrait l’apprécier à Berlin, et des bois et des vents plutôt francisés. Le résultat évite l’effet « boulet de canon » pour offrir une palette très colorée, très soyeuse, pas agressive le moins du monde.

Tu penses que c’est l’image orchestrale qu’avait César Franck ?
Les témoins de l’époque laissent clairement entendre que ce sont les mêmes caractéristiques que l’on retrouve à Sainte-Clotilde. Cet orgue n’était pas le plus puissant de tout Paris. C’était pas l’orgue de Notre-Dame, du Trocadéro, de Saint-Sulpice ou du Sacré-Cœur. Non, c’était un orgue orchestral, un orgue qui, très probablement, reproduisait le son de l’orchestre que Franck avait entendu quand, petit, il habitait Liège. Quand tu joues la Symphonie à la cathédrale Sainte-Croix d’Orléans – un orgue absolument somptueux –, il manque une foultitude de petites choses qui sont essentielles. Déjà parce que l’œuvre exige une acoustique sèche ; et ensuite parce qu’elle exige des fonds polyphoniques.

 

« Le temps qui passe n’est pas toujours un ennemi »

 

Donc, même si tout part d’un disque laser de ton grand-père, tout commence pour de bon avec la Symphonie.
Oui, mais je sentais que je n’étais pas allé au bout du sujet. Je voulais aussi montrer une autre facette de Franck : la dimension pianistique concertante adaptable à l’orgue.

Toujours dans ta logique selon laquelle, si un langage musical est universel, la meilleure preuve de son universalité est la transcription.
En tout cas, dans l’idée que, pour enregistrer Franck en pimentant ma version des douze pièces, je devais montrer la variété de ses palettes. Et, un jour, je passe par hasard à La Flûte de Pan, et je tombe sur une transcription des Variations symphoniques par Jörg Abbing. Je dois avouer que je ne connaissais pas bien cette œuvre. Étant boulimique de partitions, j’achète la partoche et, un jour, toujours en 2012, je vais écouter Cédric Tiberghien qui les donnait avec l’Orchestre philharmonique de Liège. J’ai trouvé le résultat tellement splendide que j’ai compris que je devais me mettre au travail. En entendant la pièce, je me suis tout de suite projeté dans ce qui pourrait être un résultat.

 

 

La chose se concrétise en 2022. Comment expliques-tu ce délai ?
Je suis quelqu’un de relativement lent quand je fomente de tels projets. Ce ne sont pas des aventures que l’on vit deux fois. Il faut les préparer avec minutie. Le temps qui passe n’est pas toujours un ennemi, au contraire : il affine, prolonge, nourrit, et transforme une idée en quelque chose de beaucoup plus solide, construit et signifiant.

Mais pourquoi en 2022 plutôt qu’en 2018 ou en 2038 ?
Comme à pas mal de musiciens, la catastrophe de la pandémie de Covid m’a donné, malgré moi et à côté d’autres terribles conséquences, un sacré coup de pouce. Lors du premier confinement, en dépit des cours en visio, j’avais du temps à perdre. Je me suis dit que, si le monde s’en sortait et moi avec, je voudrais faire ce projet-là avec les douze pièces et les deux transcriptions. Beaucoup ont souffert mais le monde a survécu, moi aussi ; donc y avait plus qu’à.


Jean-Luc Thellin en répétition nocturne avant son récital à Notre-Dame de Paris. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Troisième épisode
Pourquoi Franck est autobiographique

 

Dans les entretiens, vient souvent un moment où l’interviouveur rappelle à l’artiste ce qu’il subodore mais dont il arrive à faire fi : il n’est pas le seul artiste. Or, pour Jean-Luc Thellin, expliciter comment il s’est construit, comment il développe les projets qui le structurent, quelles relations il entretient avec ce bruit de fond qu’est ce qu’il n’aime pas considérer comme « la concurrence », ce n’est pas seulement l’occasion de défendre son projet, c’est surtout l’occasion d’exprimer sa conviction qu’un artiste est une singularité. Donc que, dans Franck par Thellin, il y a aussi « Thellin ». Entre maîtrise et émotion, découvrez l’organiste et le fomenteur de projets audacieux comme il s’est rarement livré.

 

Jean-Luc, dans un premier épisode, nous avons vu pourquoi tu tenais à enregistrer Franck. Le deuxième épisode nous a aidés à comprendre comment tu étais passé du désir au projet. À présent se pose une question : comment es-tu passé à la concrétisation ?
En effet, avant la décision de faire cette intégrale, ça n’était pas simple ; après, ça ne l’était pas beaucoup plus ! Une fois que je me suis dit : « OK, on y va », j’ai contacté une première maison de disque qui a regardé le dossier. Puis ça n’a pas pu se faire, et j’étais un peu dépité. J’en ai parlé à un ami qui, grâces lui soient rendues, m’a suggéré de contacter Stéphane Béchy. Aussitôt, Stéphane a été emballé par l’idée d’inclure les transcriptions dans l’intégrale. Il restait juste quelques petits détails à régler, comme, par exemple, trouver l’argent pour l’enregistrement à la Salle philharmonique de Liège.

C’est vrai que l’on pourrait s’imaginer qu’un artiste est payé pour enregistrer des disques. Pourtant, le plus souvent, et nous en parlions tantôt avec l’altiste Marion Leleu, c’est lui qui paye ou qui boucle le budget. Et, plus le projet est ambitieux, plus l’artiste doit raquer !
Logique : la Salle philharmonique de Liège, on ne te la prête pas, il faut la louer. Le preneur de son (Paul Baluwe, un véritable orfèvre), il vient faire son métier. Bref, avec tous les frais annexes, à partir du moment où on a décidé qu’on allait enregistrer les transcriptions à Liège, il a fallu ajouter 50 % au budget.

 

« Je voulais apporter quelque chose qui n’existait pas »

 

Les transcriptions étaient importantes pour toi, mais le voyage de Liège ne risquait-il pas de compromettre la faisabilité de ce projet déjà loin d’être anodin ?
J’avais prévu un petit et un grand projet. On a opté pour le grand. C’était ambitieux, assurément, mais c’était la bonne idée parce que la Symphonie n’avait jamais été enregistrée sur l’orgue de la Philharmonie liégeoise, et les Variations symphoniques n’avaient jamais été enregistrées dans cette transcription pour orgue solo. Ces nouveautés pouvaient, en soi, apporter quelque chose à la discographie, quelle que soit la manière dont on apprécie mon interprétation, juste d’un point de vue objectif, juste pour le contenu.

 

 

Alors que ton interprétation est, pour toi, le cœur de la question, ces transcriptions te permettent de balayer les deux soupçons-réflexes : enregistrer Franck, c’est un passage obligé (sous-entendu fastidieux) pour un organiste franco-belge ; et enregistrer une intégrale, c’est surtout s’offrir une belle carte de visite (et peu importe ce qu’il y a dedans)…
Je n’imagine pas un instant que je puisse faire un disque par obligation. Tu te rends compte de l’énergie que ça demande, de faire un disque ? En revanche, j’aimais profondément l’idée d’apporter quelque chose qui n’existait pas encore.

D’un point de vue marketing, c’était d’autant plus malin que les intégrales du bicentenaire étaient presque légion.
Oui, de très, très belles intégrales sont sorties en 2022, et il faut saluer le travail de Michel Bouvard ou d’Olivier Vernet. Ce sont de très belles intégrales gravées sur de très beaux instruments.

Côté instrument, là aussi, tu as dû et su réagir après une grosse déception.
Le fait est que, initialement, je devais enregistrer à la Madeleine parce que, je l’ai dit, c’est un orgue qui me parle particulièrement.

Certains pinailleront en jugeant qu’il est un peu trop ancien pour être typiquement franckiste…
C’est vrai que, d’un point de vue strictement chronologique, il est très précoce, pour ainsi dire. On n’est pas dans les années 1860, et on n’est pas sur un Cavaillé-Coll de troisième génération (la première, c’est les années 1840 ; la deuxième, les années 1850). Donc, non, ça n’aurait pas été la même gestion des timbres, car la facture est spécifique. Mais quel bonheur ç’aurait été, aussi !

 

« Je ne joue pas Franck, je joue vingt ans de ma vie »

 

En fine critique musicale, la Ville de Paris a empêché ce terrrrrrible blasphème historiciste de prendre place.
Oui, tout est parti à l’eau à cause des travaux commandités par la municipalité. Or, il y avait urgence. Je voulais enregistrer, il fallait sortir le coffret en 2022… Aussi me suis-je affairé à chercher une solution de remplacement. Longtemps en vain, d’ailleurs ! Je n’arrivais pas à dénicher un instrument adéquat et disponible. J’ai trouvé plein d’« instruments intéressants mais ».

C’est quoi, des « instruments intéressants mais » ?
Eh bien, par exemple, ce sont

  • des instruments intéressants en théorie mais, en pratique, pas en état ;
  • des instruments intéressants mais abrités dans des églises pas en état ;
  • des instruments intéressants mais en chantier ;
  • des instruments intéressants mais tenus par des titulaires qui s’opposent au projet ;
  • des instruments intéressants mais gérés par des mairies qui refusent ; des instruments intéressants et en état mais sur lesquels des enregistrements Franck sont déjà prévus ou ont déjà saturé l’illustration discographique de l’orgue…

Bref, rien qui résolve mon casse-tête.

Jusqu’au flash.
Un jour, je me suis souvenu tout à fait par hasard…

 

 

Pardon de t’interrompre, mais signalons tout de même que tu es un homme du hasard. Il y avait déjà eu le hasard de La Flûte de Pan, que tu as raconté dans le premier épisode du présent entretien, voici le hasard des méandres de ta pensée. Je te rends la parole…
C’est bien tout à fait par hasard que je me suis souvenu que, quelques années auparavant, j’avais remplacé Thomas Monnet à l’église Saint-Maurice de Bécon-Courbevoie. J’avais trouvé ce Cavaillé-Coll vraiment magnifique. Je me suis précipité pour vérifier sa composition. Tous les critères étaient réunis ! En plus, il y a deux boîtes expressives, donc il y avait moyen de jouer avec précision sur les teintes et les nuances… Voilà pourquoi j’ai choisi cet orgue-là.

Même si on ne peut enregistrer ni trop tôt, car il y a du passage, ni trop tard car les voisins veulent dormir.
Cela fait partie des contraintes d’enregistrement auxquelles il faut apprendre à se plier !

Bon, ta cible en vue, il te restait à convaincre les dignitaires locaux, titulaire et curé en tête.
Mon projet et moi avons été très bien accueillis. La preuve : nous avons réussi à mener un projet qui représente, mine de rien, vingt ans de ma vie.

 

« J’avais envie de confier ma vision de Franck au monde »

 

Une fois sauvé, ton projet s’est retrouvé challengé par une double concurrence : celle des figures tutélaires, Robillard en tête, et celle des bicentenaristes dont tu fais partie, qui enregistrent en profitant d’un moment censé être bankable médiatiquement. Le bonus des transcriptions suffit-il, à tes yeux, à singulariser ton approche des douze pièces ?
Écoute, il est important de savoir – et impossible d’ignorer – que l’on n’est pas le seul à enregistrer Franck, surtout pour le bicentenaire. Je savais qu’il y aurait des tas de sorties par des collègues à la fois très prestigieux et très qualitatifs. Je savais aussi qu’il y avait du matériel discographique existant à foison et, parmi eux, des chefs-d’œuvre signés Marie-Claire Alain ou Louis Robillard. Rien qu’à eux deux, ces musiciens pourraient insinuer en toi le démon du à-quoi-bon ! Pourtant, je ne me suis jamais posé la question de : « Est-ce que ça vaut la peine ou pas ? » ou « Pourquoi, moi, faire une intégrale ? »

Autrement dit, tu assumes la contradiction entre « après Robillard, c’est pas la peine » et « je ne me pose pas la question de savoir si c’est la peine ».
Oui. Peut-être parce que les deux sont vrais, aussi bizarre que cela te semble. Et sans doute parce que j’ai une vision de l’œuvre de Franck qui m’appartient. Même si j’ai travaillé avec Robillard, je n’ai pas sa vision. Je ne suis pas Michel Bouvard, je ne suis pas Olivier Vernet, je ne suis pas Marie-Claire Alain : je suis moi. Et, à l’origine, je me suis sans doute dit : « En tant que musicien, si je peux apporter ma petite pierre et faire en sorte que les œuvres de Franck, grâce à ma vision, touchent ne serait-ce qu’une personne de plus, ça vaut la peine. »

 

 

Dit comme ça, c’est mignon. Mais on ne met pas sur la table un budget comme tu as dû en monter un en se disant : « Si ça touche une personne, ça vaut le coût ! » Comment vends-tu, aux décideurs et à toi-même, l’idée qu’il va falloir accumuler une colossale montagne d’argent et d’énergie pour un projet qui ressemble beaucoup à celui que des dizaines d’autres ont mené par le passé… et mènent séance tenante ?
Je ne crois pas que le terme de « vendre » est celui que j’aurais choisi. La réalité est que, quand tu as passé vingt ans à travailler un répertoire, à constater qu’il t’émeut chaque fois que tu le joues, à attacher telle ou telle pièce à tel événement de ta vie, tu penses juste que tu as envie de confier cela au monde. C’est tout. Et je dis : « C’est tout », dans les deux sens du terme – ce n’est rien de plus, et c’est moi en intégralité !

Tu soulignes l’aspect autobiographique d’œuvres écrites par autrui et tu sous-entends que, si certaines pièces de Franck ont une résonance intime en toi, donc que tu dois les jouer parce qu’elles pourront avoir une résonance intime chez les autres…
La musique, c’est ma vie. Donc j’aimerais faire comprendre une chose. Quand tu donnes un concert, tu n’arrives pas les mains dans les poches. Cela représente des années de maturation, et des mois et des mois de travail, davantage encore pour certaines œuvres. Il faut être fier du travail accompli. Moi, j’ai une telle passion pour le répertoire de Franck que j’ai juste eu envie de la transmettre. Alors, oui, derrière cette passion dévorante, il y a un prix. Il faut payer en numéraire pour quelque chose qui est viscéral. Eh bien, allons-y, trouvons l’argent, payons et enregistrons. Parce que c’est primordial pour moi de transmettre ça maintenant. Pendant le confinement, j’ai senti que le moment était venu. Pourquoi ? Je l’ignore. Il n’y avait que l’évidence : it’s now or never ! Donc je l’ai fait. Parce que Franck. Et parce qu’il fallait que je grave ce symbole de ma vie d’organiste. Tout simplement.

 

« Ma manière d’exister, c’est de jouer Franck »

 

D’où ta capacité à enjamber la concurrence.
Même si mes collègues – passés et présents – et moi jouons les mêmes œuvres, pourquoi parler de concurrence ? Chacun de nous apporte quelque chose de différent. C’est cette singularité de chacun qui m’intéresse. Pas le combat de coqs. Pas le risque tellement aléatoire de la comparaison et de la hiérarchisation entre les versions. Mon optique n’était pas du tout celle-là. Mon optique était de dire aux mélomanes : « Mesdames et messieurs, voilà 20 ans de ma vie. De travail. D’amour. De passion. C’est quelque chose que j’ai gardé dans le secret de mon cœur jusqu’à aujourd’hui. Avec ce coffret, je voudrais essayer de vous transmettre ce secret. » Voilà pourquoi c’était important pour moi ; et voilà pourquoi le marché du disque, en quelque sorte, je m’en contrefichais.

Il existe.
D’accord, il existe mais, si tu penses en termes de marché, tu te condamnes à rester conformiste. À jouer petit. À limiter ta musique. À ne plus jamais rien oser. Si tel est ton projet, soi disant « réaliste », ne sois jamais musicien.

 

 

Tu avais fait encore pire quand tu t’étais lancé dans une intégrale Bach.
Oui, et si tu m’avais interviouvé à l’époque, tu m’aurais demandé : « Quel intérêt de sortir une intégrale Bach ? »

C’est garanti.
Un collègue m’a posé la question, et j’imagine que beaucoup y ont pensé sans me la poser ! Ben oui, pourquoi enregistrer tout Bach ? Ç’a déjà été fait mille fois ! Sauf que, cette logique, c’est un prétexte à la paresse et à la médiocrité. OK, ç’a été fait, et alors ? On devient musicien pour jouer le répertoire. Pour ça et pour donner aux autres. Et il se trouve que, avant l’intégrale Franck, je n’avais pas pu donner cette partie de moi au public comme, avant d’enregistrer Bach, je n’avais pas pu donner cette partie de moi au public.

Je te sens remonté contre cette idée du « déjà fait », même si, reconnais-le, la question n’est pas si absurde.
Elle n’est pas absurde, ta question, elle est terrible. Parce que le « pourquoi faire encore ça ? » s’applique à tout. Dans la vie en général, dans la vie musicale en particulier, et dans la vie organistique spécifiquement. Par exemple, pourquoi construire des orgues à la manière de Cavaillé-Coll alors que des Cavaillé-Coll authentiques existent ? Ben parce qu’on a la chance d’avoir des facteurs d’orgue hypercompétents qui permettent aux musiciens de s’exprimer, de faire vivre un répertoire magnifique pensé pour ce type d’instrument et d’exister. Donc ma vraie réponse à la question : « Pourquoi as-tu enregistré une énième intégrale Franck ? », ce serait : « Parce que j’existe, et ma manière d’exister, c’est de jouer Franck. »


Jean-Luc Thellin. Photo : Rozenn Douerin.

 

Quatrième épisode
Comment vivre après un rêve

 

Dans ce dernier épisode de notre entretien, comme le peintre « va voir » pour « retrouver / ce qui maintenant / lui saute / aux yeux / pour / la première fois »[1], Jean-Luc Thellin nous raconte à quoi ressemble la vie d’un artiste une fois un gros défi relevé. Quand on a, de ses propres forces, préparé, financé, construit, enregistré et suivi un projet incluant quatre « disques laser » traduisant un projet à la fois personnel et universel, comment se remobilise-t-on pour affronter et inventé, au sens fort, la suite de son existence artistique ? À la croisée des chemins, l’organiste belgo-franco-et-désormais-un-peu-suisse témoigne… et allèche les esgourdes de ses fans !

 

Jean-Luc, dans le troisième volet de notre conversation, tu as expliqué que, avec l’intégrale Franck, tu venais de mettre sur la table vingt ans de ta vie. On pourrait dénoncer des éléments de langage assez stéréotypés pour que chaque artiste s’en serve indifféremment à la parution de chacun de ses disques. En effet, ce genre de déclaration pose la question de l’après. Cela pose même deux questions, m’est avis : faudra-t-il attendre vingt ans avant ton prochain disque ? et comment envisage-t-on la suite quand on a, en quelque sorte, atteint son but sinon accompli son rêve ?
Alors y a deux choses. D’une part, à ce jour, je ne suis pas encore redescendu de mon petit nuage. Donc il y a des questions que je ne me pose pas encore.

Tu profites ?
Je plane un peu. Pas totalement mais un peu. D’autre part, je vois quand même arriver ces questions. Par exemple, je sais qu’il y a l’intégrale Bach à refaire.

 

« Le langage belge ne ressemble à aucun autre »

 

Alors, mettons les pieds dans le plat : l’intégrale JSB chez Organroxx ne reprendra pas.
Non. C’est un choix ferme et définitif. En revanche, je referai une intégrale Bach avec une autre maison de disques. Je vais prendre le temps de bien la choisir. Je ne veux plus perdre d’énergie dans des stress inutiles. J’aspire à travailler de manière très sereine.

Tu es donc partagé entre la satisfaction de ce coffret abouti, et la conscience qu’il va falloir se remettre à tracer de nouvelles perspectives.
Oui. Là, le coffret est sorti, je suis très content, les concerts arrivent. C’est important, les concerts ! Le projet ne s’arrête pas à la sortie des disques. Une autre partie du projet commence à ce moment-là. Il faut le faire vivre. Il faut qu’on en parle. Qu’on le fasse découvrir à des tas de gens. Des mélomanes,  des confrères, des « gens du milieu de l’orgue ». J’ai été très ému parce que des organistes italiens m’ont contacté. Un harmoniste du facteur Goll, en Suisse, m’a écrit son enthousiasme, notamment pour la gestion des registrations. C’était émouvant car on ne se connaît pas ; alors, le compliment d’un facteur travaillant pour une maison aussi prestigieuse, ça m’émeut parce que ça conforte mes choix d’instruments… et ça contribue à valider la manière dont je m’en sers.

 

 

Parallèlement aux suites franckistes, tu dois malgré toi commencer à penser à l’avenir. Y a-t-il une vie après Franck ?
J’y travaille. Quand je suis allé remettre quelques exemplaires du coffret à l’Orchestre philharmonique royal de Liège, on m’a demandé : « Quel est ton prochain projet ? Fais-tu quelque chose pour célébrer l’année Joseph Jongen  [né à Liège en 1873 et mort en 1953] ? » Je n’y avais pas pensé.

Tu n’es pas autant jongenologue que franckomane…
Il est vrai que je ne joue pas souvent les œuvres de ce compositeur. Pour autant, j’aime beaucoup son travail.

 

« Je reste attentif aux hasards »

 

Foin de salamalecs : n’est-il pas difficile de proposer des œuvres de compositeurs moins connus à des programmateurs toujours avides de « tubes » ou, a minima, de compositeurs vedettes ?
Personne ne m’empêche de travailler ce que je veux, même si les grands noms ont toujours davantage la faveur des spectateurs et des programmateurs, c’est vrai. Si j’ai moins joué Joseph Jongen que d’autres compositeurs, c’est surtout que j’avais une certaine retenue à aborder ces pièces. En effet, ce compositeur est tout à fait à part, dans la production organistique. Certes, sa Sonate héroïque est presque du même ordre que la Sonate de Reubke, en termes d’exigence pour l’interprète et de proportion…

… en plus concis toutefois…
… mais elle a ce côté un peu énigmatique du langage belge qui ne ressemble à rien d’autre. Or, quand j’ai donné l’intégrale Franck en concert au mois de septembre, Pierre Jongen, le petit-fils de Joseph, est venu m’écouter. Je l’ai rencontré à la fin du concert. Plus tard, il m’a envoyé un message en me disant qu’il souhaitait que j’enregistre, moi, personnellement, les œuvres de son père. Ça m’a marqué, bien sûr.

Bref, tu as trouvé le projet suivant.
J’y réfléchis ; et, plus j’y réfléchis, plus je me dis : « Ben oui, j’vais l’faire ! » Après, savoir si on part sur une production avec orgue solo ou avec orgue et orchestre pour la Symphonie concertante, il est trop tôt pour le fixer. Mais ça m’est soudain apparu comme une évidence car, en tant que Belge, le patrimoine organistique belge m’importe beaucoup. Alors, comme il n’y a jamais de hasard, je pense que, si j’ai eu ces contacts, c’est peut-être qu’il est temps que je monte ce projet.

Tu décris la même logique que pour le projet Franck : il y a le temps plus ou moins long de l’incubation, pendant lequel tu rumines la musique avant d’oser la capter ; puis il y a le temps de l’évidence.
Le fait est que, si ça se concrétise, ce serait une belle continuité par rapport au répertoire belge.

 

 

Parce que tu as la mauvaise foi de considérer Franck comme Belge…
Quelle mauvaise foi ? Il est Belge, circulez, y a rien à voir !

Oublions cette provocation gratuite – Franck est évidemment français – pour nous concentrer sur le mécanisme que tu décris. Tu donnes l’impression d’associer trois éléments, dans ta réflexion : une pratique désormais longue des œuvres du répertoire (parlons de « rumination », même si c’est un peu vache), une attention aux stimuli qui permettent de saisir et de concrétiser des opportunités, et une certaine ouverture aux hasards de la vie.
Oui, je cogite beaucoup mais je reste aussi en éveil sur ce qui peut se présenter d’inattendu. Certains hasards peuvent susciter un projet à partir d’un autre.

 

« Je n’abandonnerai jamais mon projet Bach »

 

Mener des projets amène à d’autres projets, et avoir mené à terme de gros projets permet d’en envisager avec sérénité d’autres moins costauds…
… et d’autres plus costauds, car il faut progresser sans cesse ! Néanmoins, c’est vrai : même si tout projet exige un investissement colossal, le projet Jongen serait moins lourd à porter que le projet Franck, ce qui me permettra de préparer le chantier Bach.

Cette frénésie de projets trahit-elle aussi ta peur de te retrouver à l’arrêt ?
Je n’imagine pas d’arrêter de monter des projets. Par conséquent, je n’ai pas peur, au sens où je ne planifie pas tous les projets mille ans à l’avance pour être sûr d’avoir quelque chose après le projet auquel je me consacre. En tant que musicien, je ne conçois pas de passer mon temps à contempler mon coffret Franck, quelque joli qu’il soit, en me disant : « C’est bien, petit Jean-Luc, tu as bien travaillé, tu peux te reposer, maintenant ! »

Parlons plus énergie qu’argent – on a évoqué l’aspect pécuniaire supra – pour essayer de nous rendre compte de l’investissement extraordinaire qu’a nécessité ce coffret de quatre disques.
Le coffret Franck, c’est deux ans de travail depuis la formalisation du projet à son accomplissement, avec une équipe qu’il a fallu constituer. Ça demande beaucoup de boulot, de constituer une équipe. Néanmoins, il y a un avantage : ceux qui m’entourent, ce sont des gens de confiance. Ils n’ont pas disparu parce que le coffret Franck est dans les bacs. Grâce à eux, si je veux monter un projet Jongen en 2023, ça peut aller vite. Enfin, disons, plus vite.

D’autant que, en sus de Bach, tu dois déjà te dire que Jongen pourrait t’entraîner dans une autre aventure…
Bien sûr. Jongen peut amener de nouvelles envies, de nouvelles idées, de nouvelles opportunités. Il y a possiblement un effet boule de neige, et je veux en profiter. En revanche, une chose est sûre : jamais je n’abandonnerai le projet d’intégrale Bach. Jamais, jamais et re-jamais derrière. Je ne me laisserai pas mettre entre quatre planches avant de l’avoir fini.

Toujours sous forme d’une série de récitals ?
Oui. En revanche, plutôt que de proposer des albums individuels, je pense créer des coffrets de quatre ou cinq disques.

Parce que les ventes s’épuisent trop vite ?
Je dirais que je me suis rendu compte que, pour le public, c’était plus appétissant d’avoir un bel objet.

 

« Le but d’un musicien, c’est quand même de donner du bonheur aux gens »

 

Notons que tes quatre disques Bach étaient particulièrement fouillés.

  • La notice des œuvres était très intéressante ;
  • la description de l’orgue était incluse ; et il y avait même – génial pour tous les passionnés de l’orgue –, en sus de la composition,
  • l’ensemble des choix de registration.

Ça, franchement, pour faire rêver, mais aussi pour aider à comprendre la logique de l’interprète et pour instruire les pratiquants, c’était fastidieux pour toi, sans doute, mais fabuleux pour tes auditeurs ! Cependant, ce que tu dis est plutôt : contre le streaming, vivent les vrais objets, les disques qui ont de l’épaisseur…
Je crois qu’un coffret, ça dit quelque chose de plus qu’une série de disques unitaires.

 

 

Pas question, pour autant, de pousser l’extrême à claquer quatorze disques d’un coup, j’imagine ?
Haha, non, bien sûr ! Ce ne serait pas tenable. En revanche, fractionner l’intégrale en quatre ou cinq coffrets ne serait peut-être pas idiot.

J’essaye de choisir les mots avec circonspection, d’autant que j’ai eu l’occasion de dire combien je trouvais passionnante ta tétralogie Bach. Ce nonobstant, je pose la question sans plus de circonvolution : considères-tu que la non-finition de l’intégrale Bach est un échec qui t’a fait apprendre ?
Je ne considère pas ce que j’ai fait comme un échec, non. Plutôt comme une expérience dont j’ai retiré énormément d’enseignements, ça, c’est sûr. On ne peut jamais savoir comment les choses vont tourner, comment la vie va se passer, comment les hasards vont t’amener à grandir à être pas forcément meilleur mais plus efficace, plus musicien, différent. Cette ignorance, ce suspense, ce ne sont pas des éléments qui doivent nous freiner. Au contraire. Il faut y aller à fond et se faire plaisir. C’est ainsi que nous, musiciens, pourrons espérer continuer à donner du bonheur aux gens – ce qui est, aussi, une de nos principales missions !

[1] Éric Sarner, « Petits chants de proximité » [2013], in : Sugar et autres poèmes, Gallimard, « Poésie », 2021, p. 161.


Pour acheter l’intégrale César Franck par Jean-Luc Thellin, c’est, par ex., ici.

 

Naming, niveau expert

Au théâtre du Gouvernail (Paris 19), le 26 juin 2024. Photo : Rozenn Douerin.

 

Évidemment, ce serait plus simple

  • « Début de janvier », si on a bien su compter,
  • « Reste de fête » ou bien
  • « Vœux très appuyés »,

mais la plupart des individus préfèrent donner à leur progéniture des prénoms

  • plus condensés,
  • plus pudiques ou, au contraire,
  • plus engagés

comme

  • « Islam »,
  • « Youpi » ou
  • « [Pseudo de la vedette à la mode] ».

C’est une saine façon de ne pas réserver le naming aux multinationales qui, au nom

  • du pèze,
  • du fric et
  • du saint-grisbi,

souillent le plaisir de se retrouver pour vibrer dans des enceintes culturelles ou sportives d’envergure. Voici, donc, une chanson sur le naming, mais pas le naming de n’importe quels gens, évidemment.

  • Tsss, tsss.
  • Coquinous.
  • M’enfin !

 

 

Irakly Avaliani joue Frédéric Chopin – 6/6

Première du disque. Visuel : Masha S.

 

Bonne nouvelle pour ceux qui ont survécu difficilement à la cérémonie LGBTQIAZERTY+ inclusiviste donc excluante d’ouverture olympique,

  • plus consternante que choquante,
  • plus affligeante que blasphématoire, et
  • encore plus grotesque que daubée du fondement (et pourtant) :

impossible de conclure un récital Chopin digne de ce nom sans une pièce brillante et clairement identifiée – pardon, iconique ! Irakly Avaliani assume cette convention en claquant in extremis la Polonaise en La bémol op. 63. Pourtant, le prélude n’a pas le côté clinquant dont certains pianistes le parent. Point

  • de violents changements d’intensité,
  • d’accents surpuissants ou
  • d’octaves staccato transformés en ronflement de missile.

L’interprète opte plutôt pour un crescendo intérieur, c’est-à-dire moins une montée en puissance des nuances qu’une élévation de la tension musicale à libérer à la dix-septième mesure, quand éclot le thème. Là encore, que l’on ne s’attende pas à une déflagration produite par un pilote de Rafale passant le mur du son au-dessus de Gruissan pour escagasser les estivants et faire frémir sa nana en train de se dorer la pilule en monokini sous les yeux intéressés des MNS-CRS scrutant à la jumelle la longue langue de sable de Narbonne-Plage. Irakly Avaliani privilégie le contraste entre

  • lié et détaché,
  • rigueur et agogique,
  • forte et mezzo forte.

On n’en goûte que mieux

  • l’allant du tempo,
  • le swing bondissant de la main gauche,
  • les boosters de pulsation que sont
    • arpèges,
    • triolets,
    • appogiatures,
    • mordants et
    • triples croches bondissantes, ainsi que
  • la pédalisation précise qui est à l’excès de vinaigrette noyant la salade pas fraîche dans une flaque d’amertume fade ce que le cadre en or et bronze ouvragés est au tableau de maître.

Ainsi, en nous communiquant le frisson attendu du golden hit, l’interprète semble dissimuler le mix de virtuosité et de musicalité derrière

  • l’évidence,
  • la netteté,
  • la maîtrise et
  • la conviction que le texte suffit à emporter l’enthousiasme.

Il a fort justement conscience que les excès

  • de digitalité,
  • de sensiblerie ou
  • de stabylotage avec
    • un rouge sanguinolent gorgé de fortissimi,
    • un jaune pétard passionné de super ralentis ou
    • un violet sombre noyant les notes ou les maladresses dans la mélasse d’un sustain opportuniste

n’apportent rien

  • à la partition,
  • à son exécution, ni
  • à l’effet wow garanti sur l’auditeur.

 

 

Sans rompre avec l’esthétique liminaire, la partie centrale en Mi à la modulation inattendue mais, une fois glissée, presque logique du la bémol – mi bémol – do au sol dièse (donc la bémol au piano) – mi – si, claque avec plus de tonicité que de bombage de torse martial (que l’on sache, la polonaise op. 53 n’a jamais été une polonaise militaire bis).

  • Les octaves obstinés, redoutables à plaquer, sont incroyablement légers ;
  • leur motorisme obstiné est un superbe écrin pour sertir une main droite légère et vibrante ; et
  • le travail sur le toucher ébaubit
    • (attaque,
    • enfoncement,
    • tenue,
    • effacement).

Les choix esthétiques d’Irakly Avaliani montrent une foi admirable dans la musicalité d’une section

  • certes moins mélodieuse,
  • certes plus rythmique que catchy,
  • donc souvent jouée (« pour contraster avec la finesse des parties A ») avec
    • la douceur,
    • la délicatesse et
    • la poésie d’un agent à moustache s’effondrant dans son lit après sa ronde de nuit qui fut surtout une ronde des troquets.

La transition en La bémol se repaît des à-coups rythmiques et stylistiques auxquels le pianiste accorde l’attention presque hypnotisante qui s’impose avant l’explosif retour du thème premier. Cette fois, le Franco-géorgien lâche les chevaux.

  • Énergie féroce,
  • percussivité débridée,
  • plaisir des décibels lancés comme des confettis :

le bouquet final de ce disque

  • totalement plaisant,
  • habilement construit et
  • résolument festif,

rappelle que

  • finesse d’exécution,
  • jubilation et
  • musicalité

ne sont ennemies que sous les doigts de musiciens limités, intellectuellement ou techniquement (parfois les deux, hélas). Ô surprise ! Irakly Avaliani ne semble point émarger dans cette catégorie. Alléluia, d’autant qu’il nous reste quelques disques du zozo à découvrir et à partager avec curieux, gourmands et lecteurs de hasard.


Pour écouter le disque en intégrale, c’est ici.
Pour retrouver les précédents épisodes, c’est ci-dessous.
1. La barcarolle op. 60
2. Trois nocturnes
3. La polonaise-fantaisie op. 61
4. Trois mazurkas
5. Trois valses

 

Gérard Reach, “Pour une médecine humaine”, Hermann – 2/4

Première du livre (détail)

 

Le livre de Gérard Reach [par référence à Pierre Réach, nous avions écrit le patronyme du ponte avec un accent : faute désormais corrigée], que nous avons commencé de feuilleter ici, s’interroge sur les possibilités d’une rencontre réciproque entre un médecin et un patient. Quand on vient de sortir d’une consultation de médecine générale facturée 38 €, soit plus de 4 SMIC horaires, par un soignant « en secteur 1 avec autorisation de dépassement » (dépassements ? man, pourquoi ?) passant plus de temps à regarder le superbe écran de son Mac qu’à observer les plaies pour lesquelles on vient le consulter, la pertinence de ce questionnement resurgit, et nous reprenons avec d’autant plus d’intérêt l’analyse du diabétologue et professeur d’université.
Nous nous étions quittés sur une question presque aussi saugrenue que celle des conditions permettant l’efficience de la consultation : pourquoi un patient prend-il ou ne prend-il pas son traitement voire les décisions qui peuvent lui faire du bien, par exemple

  • ingurgiter moins de frites même si les gens honnêtes admettront que c’est quand même meilleur que du salsifis ou du pâtisson,
  • se lever parfois de son canapé et pas que pour s’aller chercher une bière (à moins que le canapé soit à cinq mille pas du frigo ou de la réserve, mais c’est rare),
  • cesser d’utiliser cette pipe qui, si, est une pipe ?

En effet, si rencontre il doit y avoir, elle ne peut exister sans la prise en compte de l’action du patient. Or, celle-ci n’est pas toujours logique car elle s’inscrit dans ce que Gérard Reach appelle une économie comportementale. L’économie n’est rien d’autre que l’optimisation des gains. Appliquée au comportement du patient, elle peut être conçue comme l’articulation entre

  • l’évaluation de l’utilité d’un choix,
  • la valeur du résultat et
  • la probabilité que ledit résultat advienne

(l’on aurait ajouté l’évaluation des effets secondaires, peut-être distincte de l’évaluation de l’utilité). En premier lieu, nous, patients, évaluons nos traitements sur l’échelle de l’utilité espérée (125), du moins en théorie. Plus pragmatique, l’économie comportementale ne peut que constater que la réalité n’est pas aussi simpliste. Aussi curieux que cela semble, il est incontestable que nous n’agissons pas toujours selon ce qui nous serait bénéfique.
Gérard Reach l’illustre avec un pari qui consiste à proposer une alternative à quelqu’un :

  • soit tu sors de la pièce et je te donne 450 € à coup sûr ;
  • soit tu sors de la pièce, et tu as une chance sur deux de percevoir 1000 € (l’autre chance, c’est de ne rien percevoir du tout).

Beaucoup préfèreront prendre les 450 € et renoncer à l’hypothèse des 1000 €. Or, comme on peut toucher une fois sur deux le pactole, cela signifie que l’utilité espérée avec cette éventualité est de toucher 1000 X 0,5, donc 500 €. Cela illustre, d’une part, notre tendance à l’heuristique (trouver des solutions simples à partir de raisonnements partiels) et, d’autre part notre gestion entre l’attrait des gains et l’aversion pour les pertes. Dès lors, il appert que, en médecine comme dans la plupart des secteurs anthropiques, l’économie et la logique sont défiées en permanence par de nombreux biais pouvant conduire tant à des erreurs de diagnostic qu’à de mauvais choix des patients.
Quand les biais sont volontaires et non inconscients, Gérard Reach propose à la suite de Richard Thaler de parler de comportement nudgé, id est induit par un nudge, le p’tit coup d’pouce qu’on donne pour influencer le comportement des gens (de nous, donc). Nudger quelqu’un, c’est pas forcément méchant : un médecin peut chercher à influencer son patient afin qu’il change son comportement et limite ses comportements néfastes à sa santé. Cette question de l’influence pousserait à regretter, si l’ouvrage n’était pas déjà aussi compact, que l’auteur ne nous offre pas un détour sur les voies croquignolesques offertes par le marketing en général et la littérature du neuromarketing en particulier (à titre personnel, il nous faut avouer que nous aurions volontiers troqué ce développement en apparence futile contre les présentations biobibliographiques d’auteurs comme Hannah Arendt ou Sigmund Freud, sans doute utiles en cours magistral mais ici trop générales pour nous passionner, et parfois répétitives – ainsi de la récurrence de « Freud avait conscience de l’importance de son œuvre », 149 et 158). Il n’en reste pas moins que l’influence exercée par un médecin, quand elle n’est pas exercée de façon transparente, peut poser des questions éthiques, ne serait-ce que parce que de nombreux conseils, masqués ou non, sont délivrés sur des bases statistiques alors que le patient reste un individu (141).
Nous devons à l’honnêteté de reconnaître que les pages suivant ces observations, consacrées à une série de considérations sur l’esprit et le cerveau dans la philosophie, nous ont moins passionné car, bien que ces remarques évoquent la construction

  • de l’opinion,
  • du raisonnement et, plus largement,
  • de la notion de pensée,

notions indispensables à l’examen d’une relation bipartite, ce catalogue forcément sommaire nous a paru moins explicitement ancré dans la problématique régissant l’ouvrage. Ce nonobstant, peut-être faut-il considérer que ce passage participe de la philosophie reachienne, laquelle semble aimer

  • glaner,
  • accumuler et
  • exploiter

largement des minerais avant de les broyer dans le moulin à analyser, quitte à ressasser quelques expressions sans doute automatiques chez l’auteur (ainsi du « pour reprendre la belle expression de Jerome B. Schneewind », 197, qui devient « pour reprendre le beau titre du livre de Schneewind » p. 203, mais ça, c’est un cadeau pour le chroniqueur qui veut feindre avoir lu tout le livre avec la même attention vétilleuse et malveillante – pour nous, donc, dont on entend, j’espère, le rire sardonique digne d’un Gargamel des grands jours, ceux où il a un Schtroumpf dans la main juste au-dessus d’une marmite gargouillante et qu’il feint de ne pas savoir que, comme d’habitude, le Grand Schtroumpf va in extremis lui schtroumpfer un pot sur le crâne tandis que le Schtroumpf costaud va tirer d’un coup sec la corde enroulée autour de sa cheville et de la patte avant droite de son malheureux félin, c’est pour ça que, au fond, on l’aime bien, Gargamel). À sa façon posée et prudente, l’auteur finit par renouer avec sa réflexion sur l’éthique en situant son émergence, plus logiquement qu’historiquement, dans le passage de l’acceptation

  • d’une Loi naturelle,
  • parfois maquillée en Loi divine, à
  • la construction d’une Loi humaine.

Cette proposition permet de donner de la profondeur au dialogue entre loi et volonté, qui fait écho, à sa mesure, au dialogue entre prescription médicale et respect de la prescription. L’auteur invoque saint Augustin pour souligner qu’

 

il n’y a rien de monstrueux à vouloir, pour une part, et, pour une part, à ne pas vouloir (207).

 

Inutile de stigmatiser le non-respect d’une ordonnance ou d’un protocole de soins (c’est tellement vrai que le respect du protocole, notamment dans les cas extrêmes de cancer comme celui décrit par l’ami Jean-Paul Bertrand-Demanes, paraît démentiellement extraordinaire) : ici, il s’agit de comprendre les mécanismes présidant à l’action ou à la non-action. Or, avant d’être triste, hélas, la chair est faible, et la binarité est rarement le fort de la volonté humaine. Ce constat, à la fois banal et tamponné par maints grands noms de la théologie philosophique, et vice et versa, pose la question du libre arbitre.
Notons que, de notre point de vue, c’est sans doute l’une des forces de Pour une médecine humaine que d’amener le lecteur à se poser des questions plutôt que de poser des réponses, d’autant que cela fait écho au projet de « médecine humaine », par opposition à un art vertical de soigner. Certes, en brassant large, Gérard Reach ne peut qu’effleurer les multiples références qu’il évoque, tant dans le champ philosophique que dans le champ religieux, qu’il soit juif, chrétien ou musulman ; mais il y a là le meilleur de la pédagogie qui consiste à

  • proposer des outils de réflexion fondés en raison et articulés entre eux,
  • ouvrir des possibles pour enrichir la pensée de l’autre et
  • ne point trop en dire afin, d’une part, d’en pouvoir dire beaucoup (je cite plusieurs courants philosophiques au lieu de n’en citer qu’un et de l’approfondir), et, d’autre part, d’inciter à la curiosité en fonction des idées et des pistes qui auront résonné chez le lecteur.

Cette stratégie de la frustration raisonnée, pour malicieuse qu’elle soit, n’élude pas le récurrent reproche de catalogue que le lecteur est légitime à adresser aux sommes – comme l’est Pour une médecine humaine – contraintes à concaténer des millions de références et de faits, parfois en les synthétisant habilement (une fois n’est pas coutume, l’on conseillera la fulgurante biographie d’Emmanuel Kant à peine cachée p. 222). Un résumé du scepticisme en quelques paragraphes ne saurait être satisfaisant, s’emporteront les spécialistes. Toutefois, dans cette volonté d’évoquer les sous-jacents, s’expriment

  • une ambition intellectuelle communicative,
  • une envie de partage généreux du savoir,
  • une humble reconnaissance de dettes de celui qui ne prétend pas avoir forgé sa philosophie uniquement à partir de son propre cogito, et
  • une volonté d’esquisser une cartographie sur laquelle les gourmands pourront zoomer par la suite.

En effet, en dépit de son aspect peut-être fastidieux, faute d’un lien explicite avec la problématique du livre (on l’aura compris, c’est ce qu’il manque çà et là à notre esprit étroit), en tout cas plus cumulative qu’hypothético-déductive, cette géographie

  • de l’intime,
  • de la prise de décision,
  • de la définition d’un comportement et
  • de la construction d’un moi,

permet d‘avancer dans le raisonnement par petites touches, en explicitant, sans s’y appesantir, des idées et des concepts utiles au sujet et parfois devenus vagues depuis nos cours de terminale – ainsi l’auteur rappelle-t-il quelques clefs kantiennes telles que

  • l’impératif catégorique (qui colore la notion de « liberté de la volonté » chez Harry Frankfurt, 235),
  • l’autonomie et l’hétéronomie (qui trouvent un écho dans « le souverain » chez John Stuart Mill, 234), et
  • la raison morale (qui se reflète, à l’échelle individuelle, sur le « vouloir désirer » appliqué aux valeurs chez David Lewis, 237).

À travers de multiples prismes, Gérard Reach tient à examiner l’éthique dans ses différentes dimensions, parmi lesquelles

  • l’altérité (pour développer une éthique, je dois poser que les autres, comme moi, sont des « centres indépendants de conscience ») et
  • la justice au travers de
  • l’équité

laquelle consiste, selon John Rawls, et c’est pas gagné, ne serait-ce que parce que c’est plus mignon que précis, à

  • garantir la plus grande liberté individuelle tant qu’elle est compatible avec celle des autres,
  • se battre pour l’égalité des chances et
  • s’assurer que les moins bien lotis peuvent survivre.

Cette longue ballade philosophique et diachronique permet à l’auteur d’exposer les principes de la bioéthique non pas comme des concepts purement médicaux mais comme les fruits d’une réflexion polymorphe et plurimillénaire qui se cristallise dans une tétralogie associant les

  • principes hippocratiques
    • de bienfaisance et
    • de non-malfaisance aux
  • principes proposés par Tom Beauchamp et James F. Childress que sont
    • le respect de l’autonomie (donc du consentement éclairé du patient) et de
    • la justice (pour la répartition des ressources médicales et budgétaires) (243).

Les quatre pistes alimentent la réflexion mais peuvent aussi entrer en friction. Par exemple, je ne dois pas nuire au malade, mais si je juge que ce n’est pas à lui de bénéficier d’un greffon, je le tue, ce qui est une façon un tantinet radicale de lui nuire… Sans apporter une solution pleinement satisfaisante, ce qui est bon signe car il m’étonnerait voire m’inquiéterait qu’un tel blob existât, la tétralogie des principes pointe que l’éthique, en médecine comme ailleurs, ne prend sens que dans la mesure où est établie la reconnaissance de l’autre en tant que personne. Il n’est pas de rencontre possible sans prise en considération de l’altérité mettant « Moi-même et l’Autre en face-à-face comme dans une consultation médicale ». L’exploration de cette nouvelle piste ouvrira notre prochaine notule sur ce livre !

 

Carlos Zaragoza et Kishin Nagai, “Five verses” (IBS) – 5/5

Première du disque

 

Quand on se voit commander une pièce pour un examen final permettant d’obtenir un prix du CNSMDP, non seulement il ne faut pas hésiter à en demander beaucoup à l’interprète, mais c’est même une obligation absolue. Pourtant, régulièrement, des musiciens férus de musique contemporaine viennent puiser dans ces partitions à peu près injouables pour garnir leur récital – ainsi d’Orlando Bass avec le monstrueux diptyque « Passacaille et fugue » de Michel Merlet, cas évoqué tantôt ici. Luis Naón, nommé professeur de « composition et nouvelles technologies » au CNSMDP à trente ans, s’est donc lâché dans cette pièce où Kishin Nagai n’est pas invité puisque la partition, à l’écriture précise, associe saxophone soprano et « sons fixés » (la personne chargée de l’électronique ne semble pas avoir été nommée sur l’enregistrement, peut-être était-ce simplement une bande-son confiée à l’ingénieur du disque). Notons que la pièce est régulièrement investie par d’autres interprètes – on peut écouter ici une version alternative par Géraud Étrillard, et même se rendre en jet privé au Japon pour écouter Koji Yamamoto l’interpréter en concert au Gotanda Cultural Center Music Hall de Tokyo ce 22 août 2024.
L’œuvre, explique le compositeur, est inspirée non pas d’un poème comme l’aurait exigé le principe général du disque, mais, en sus d’un rêve, d’un texte où Jorge Luis Borges valorise la relativité du temps et sa concentration dans un point particulier appelé « aleph temporel ». Publiée chez Gérard Billaudot dans la collection d’un certain Vincent David évoqué tantôt, elle s’articule en cinq parties où le saxophoniste dialogue avec plusieurs saxophones, un Tubax (sorte de sax contrebasse) et des claviers enregistrés. La bande semble émerger du néant qu’elle décrit ensuite, associée à un saxophone aux intensités variées.

  • Le mélange des sons réels et enregistrés (sans doute encore plus saisissants sur un enregistrement qu’en concert !),
  • l’entrelacement des parties et
  • les effets
    • d’écho,
    • de diffraction,
    • de mutation,

suggèrent un espace nouveau que l’oreille est invitée à découvrir tandis que le cerveau incite l’œil à l’imaginer.

  • Bribes,
  • brisures,
  • sons
    • tenus,
    • détrempés,
    • bruitistes

attisent ce suspense d’une découverte toujours glissante.

  • La quête des cimes suraigües que la technique repousse toujours,
  • l’invention de percussions multiples,
  • la précision des synchronisations entre orchestre virtuel et soliste

ne cessent de happer l’auditeur, gommant presque la virtuosité de gymnaste instrumental exigée du musicien

  • (souffle,
  • rythme,
  • justesse,
  • célérité,
  • sonorité,
  • intentions).

 

 

Tout se passe comme si le compositeur travaillait à l’émergence d’un possible aussitôt métamorphosé par d’autres possibles qui lui ressemblent et ne le contredisent pas, se contentant – c’est pire – d’interroger

  • l’ontologie de l’évidence,
  • la substance du perceptible et
  • la réalité de l’étant.

En témoignent

  • trilles,
  • glissendi,
  • notes
    • répétées,
    • déformées,
    • trahies,
    • percutées par les « sons fixés »,

semblant dénoncer l’évidence du chemin que l’on suit comme s’il était le chemin, alors qu’il n’est que notre chemin : d’autres chemins ont déjà bifurqué, qui existent autant que le nôtre, avec la même violente évidence que porte la précision exigée par la partition. Peu importe que nous nous focalisions sur le saxophone live, celui-ci n’est qu’une voie insérée dans un espace qui le dépasse et nous surpasse. Car c’est bien cette notion d’espace qui s’impose, plutôt que ses concurrentes et parfois complices que sont

  • l’événement donc le sursaut,
  • la narration donc l’arc diégétique,
  • la tension donc la dynamique qui, selon la logique kantienne, nous permettrait de nous « orienter dans la pensée » à l’aide de critères universels ou quasi.

L’œuvre de Luis Naón, par-delà sa fonctionnalité démonstrative, nous reconnecte à une forme de liberté précieuse pour le mélomane. Elle offre un panel

  • de musicalité,
  • de bruitisme et
  • d’insaisissabilité produite par
    • la profusion
      • (confrontation,
      • fluctuation,
      • mutation),
    • la confusion (synchronisation) et
    • la diffusion (rapprochement du vivant et du fixé).

Carlos Zaragoza y déploie une expressivité rigoureuse qui clôt ce disque

  • bi-goût (première partie plus consonante, seconde partie plus frissonnante),
  • pensé (mais avec souplesse) et
  • passionnant dans sa diversité

avec art et gourmandise. Merci à Orlando Bass pour la découverte !


Pour acheter le disque, c’est par exemple ici.
Pour retrouver les précédents épisodes, c’est ci-dessous.
1. Le Vieux Coffret d’André Caplet
2. Sonate de Paul Hindemith
3. Five verses d’Orlando Bass
4. …Y… de Vincent David

 

Le roi des tons

Pierre-Marie Bonafos le 26 juin 2024 au théâtre du Gouvernail (Paris 19). Photo : Rozenn Douerin.

 

En général, en chanson, ça se passe bien. Tout est simple, il suffit d’ajouter de la musique

  • aux paroles,
  • aux notes
  • ainsi qu’à l’harmonie,

et ça sonne. Cependant, parfois, certains finasseurs font la tête et protestent devant l’absence d’accidents, ces altérations qui rendent le discours tantôt plus subtil tantôt, juste, plus compliqué.
Un jour, lassé d’entendre les gausseries sur mes chansons sans dièse ni bémol à l’armature, ou si peu, j’ai écrit un truc spécifiquement avec quatre bémols. J’aurais pu faire pire, mais j’étais pas en forme. Pierre-Marie Bonafos, qui lit la clef de sol à l’envers aussi bien que la clef d’ut deuxième, m’a accompagné (avec Claudio Zaretti à la contrebasse) à la création scénique de cette fredonnerie. Le revoici dans notre pacte commun qui couronne, ce me semble, celui qu’il y a peu de chance qu’on voie détrôné un de ces jours : le roi des tons.