Alain Chamfort, « L’Impermanence » aux Folies Bergères, 25 mars 2025 – 3/3
Ce 25 mars 2025, aux Folies Bergères, après demi-heure de concert, pendant que la vedette part en pause, voguent les musiciens sur les eaux d’un extrait de « Démodé » (1979), au texte absolument inintelligible d’où nous nous trouvons car
- plus de bruit que de musique,
- pas assez de diction, et
- sonorisation insatisfaisante.
Heureusement, Alain Chamfort revient vite pour présenter ses musiciens
- (Julia Jérosme aux claviers,
- Jérôme Arrighi à la basse,
- Clément Fonio à la guitare,
- Arnaud Gavini ce soir derrière les fûts).
Puis l’artiste doit prévenir qu’est arrivé « le moment où il faut entrer dans le nouvel album », sans doute parce que son public core est réputé préférer ses anciens albums – comme ironisait Anne Sylvestre dans « Parti partout »,
mais qu’est-ce qui m’a pris de chanter ça ? J’aurais mieux fait de rester chanson française, avec la guitare et les grands cheveux, et gling gling, et tout ça, seulement voilà : ta chanson, il faut que tu la chantes ! Sinon, les droits d’auteur, ils ne tombent pas, alors, tu la chantes, ben voilà. Ouh.
A priori, ce n’est pourtant pas une gave que d’écouter « L’apocalypse heureuse », écrite (comme presque tout le disque) par Pierre-Dominique Burgaud et musiquée par Alain Chamfort en compagnie d’Arnold Turboust.
- Le début piano-chant séduit ;
- arrive malheureusement le doublage vocal féminin d’Alain Chamfort, inutile et assez vilain ;
- la réutilisation de l’atmosphère du disque n’est pas non plus ce qui nous séduit le plus,
même si nous apprécions la spatialisation des sons dans les Folies Bergères alors que nous avons l’habitude d’écouter cette chanson dans des périmètres un tout p’tit peu plus restreints – notre boîte crânienne, notamment.
Le chanteur se lève pour entonner « En beauté » (« Au concours du plus laid, [il faut] savoir s’imposer en beauté »), de Burgaud et lui-même. Ambiance dancing avec
- breaks,
- chorégraphie et
- voix entre lasse et indifférente.
On aimerait goûter cette tension entre dandysme et dynamisme qui caractérise Alain Chamfort, croisement entre un Alain Souchon et un Étienne Daho qui se serait plu à tremper les doigts dans le pot à dance, mais la seconde voix de la claviériste, par
- sa justesse relative,
- son timbre parfois crissant et
- son inutilité musicale,
fracasse un brin notre inclination pour cette contradiction élégante. « Whisky glace », titre-phare de la collab’ avec Sébastien Tellier, libère le danseur du pied de son micro. Après quoi, l’interprète remercie ses paroliers et part sur « Par inadvertance » en guitare-voix. Peut-être par volonté de se rapprocher du disque, la direction musicale évite la radicalité d’une chanson dépouillée, comme s’il s’agissait de calquer la scène sur le studio. Sont donc rapidement convoqués les autres musiciens, au lieu de prolonger un climat plus resserré qui tranchait précieusement avec le potentiel de décibels : dommage !
Un medley entérine la mutation d’atmosphère avec son ambiance saturday night fever mêlant des extraits de « Bébé polaroïd », « Bons baisers d’ici » et « Souris puisque c’est grave ». La salle est invitée à danser (pas facile en configuration sièges ultra rapprochés) et à clap-claper, façon d’adresser des « baisers du ciel » au chanteur de charme. Les spectateurs ne sont pas au bout de leur communion puisque surgit « Traces de toi », une fredonnerie de Didier Golemanas et Alain Chamfort extraite de Tendres fièvres (1986), où les fans de longue date se donneront au chanteur sans confession en criant avec lui quand leurs cœurs font « bing bing bing ». Alors que le temps file,
- pour nos battements de palpitant,
- pour le concert, et
- pour les Anciens présents qui se rapprochent de leur mort tout en s’accrochant à leur jeunesse musicale,
le chanteur avoue que ce tempus fugit l’a toujours préoccupé, même très jeune. Et le septuagénaire d’ajouter joliment :
avec le public, le temps passe encore plus vite. Alors, je voulais vous remercier pour ça, mais vous dire que je vous en veux un peu aussi.
Habile introduction au « Temps qui court », titre d’Adrienne Anderson et Barry Manilow avec de nouvelles paroles en français écrites en 1975 par Jean-Michel Rivat. La chanson qui acte la rupture entre Claude François et Alain Chamfort renverse l’idée initiale de s’en tenir au répertoire post-1980, et pourquoi pas, bon sang de bois ? Voilà donc, libre, celle qui sera la dernière chanson du set principal. À l’instar de la trotteuse fatale, elle nous rappelle que « le manque d’amour nous fait vieillir », ainsi que le professe le crooner. Les chœurs tâchent de rendre pompeux et flonflonneux ce qui aurait pu être touchant. Une fois de plus, les arrangements exagèrent les contrastes entre les styles du répertoire chamfortien sans laisser la musique donc les mots respirer au-delà du flashy : franchement, re-dommage ! Sans nostalgie pour « L’ennemi dans la glace », on aurait aimé un chanteur susceptible d’être
- vraiment intime,
- franchement dansant et
- résolument troublant.
Les trois. Or, à force de chercher à lisser sa ligne de vie, l’arrangeur donne l’impression d’éteindre ces systoles et diastoles qui, justement, sont à même de faire vibrer le catalogue chamfortien, bien au-delà du plaisir de soukousser sur des basses qui boum-boument.
Pour les premier rappels, Alain Chamfort revient avec « Noctambule », sur un texte de Jacques Duvall. La chanson concluait Trouble, son disque de 1990 (son mille neuf cent quatre-vingt disque, en somme) qu’ouvrait « Souris puisque c’est grave » et où il découvrait le plaisir du sample en général et de l’amour samplé en particulier. Le deuxième bis, « Géant », est une sucrerie écrite par Jean-Michel Rivat puis musiquée par Alain Chamfort et Jean-Noël Chaléat en 1979, pour célébrer la naissance de Clémentine. La bambine de trois ans voit son papounet « comme un géant » de sorte qu’il acquiert la conviction, lui qui papillonne de femme en femme, que quelqu’un croit vraiment en lui : « Quand on est aimé, on peut tout faire, je crois. » Au point de conclure la chanson par « et même j’en suis sûr ! » Après avoir chanté avec la vedette sur son invitation, la salle chavire en oyant cette déclaration.
Ça tombe bien, le saltimbanque convie en « Paradis » ceux qui sont venus l’aduler. L’hymne est crucial car, quand la chanson paraît, pour la première fois dans le catalogue d’Alain Chamfort, apparaissent les mots d’Éric Werwilghen, aka E. Hagen-Dierks, aka Jacques Duvall, une de ses plumes majeures. Selon les vers du chansonnier belge, que s’approprie sans difficulté le chanteur français, être prisonnier d’une femme est un piège paradisiaque. On regrette que ce moment hors-sol soit décidément fendillé par la voix pénible de la claviériste-choriste (une fois que vous avez repéré un parasite, vous n’entendez presque que lui…). L’affaire se conclut par le moment que Marie-Paule Belle, avant d’entonner « La Parisienne », dédie à « ceux qui ne sont venus que pour celle-là ». Pour « Manureva » (Gainsbourg / Chamfort – Chaléat),
- l’ambiance est au max,
- les vieilles demandent aux moins vieilles de se rasseoir parce qu’elles ne peuvent pas filmer l’instant avec leur cell,
- Julia Jérosme headbangue avec une vigueur roborative derrière sa guirlande électrique rouge, et
- l’on sent des milliers de souvenirs pas toujours avouables sourdre de centaines de corps en folie.
C’est chouette.
La seconde série de bis s’ouvre avec « Palais Royal » (1980, Jay Alanski / Chamfort – Charléat), qui le répète : « Tu sais, le temps passe / Dis-moi que tu m’aimes. » La guitare-voix liminaire pourrait nous charmer, mais la voix de tête et les chœurs réfrènent largement notre élan. L’amusant « Tout s’arrange à la fin », écrit par Jacques Duvall, parachève le travail. On regrette à la fois la doublure voix à l’octave par la claviériste et l’absence de place laissée à un vrai solo instrumental, mais on s’amuse de cette tentative d’optimisme forcée (« tout s’arrange à la fin (…), si ça ne s’arrange pas, je l’dis que c’est pas encor la fin »).
Après les remerciements aux techniciens, le dernier titre, « La grâce » (Burgaud / Chamfort) part joliment en piano-voix. À notre aune, la diffusion du clip en fond, avec caméo de stars de la chanson mainstream (on peut trouver la liste des figurants DeLuxe en cliquant sur le lien supra), puis l’insertion de cordes en play-back « comme dans le disque » gâchent la question suspendue d’un homme se demandant s’il aura « su toucher les gens / autant que ceux qui l’ont touché ». Devant ce gâchis dû à Adrien Soleiman qui quoique musicien, semble avoir peur de l’intimité et manquer de confiance dans le magnétisme du personnage Alain ou de la chanson Chamfort, une réponse s’impose : « Presque, peut-être. »
Alain Chamfort, « L’Impermanence » aux Folies Bergères, 25 mars 2025 – 2/3
Après une première partie décevante et un entracte longuet (après 30′ de musique, 20′ pour faire fructifier le bar maison, est-ce vraiment raisonnable ?), la lumière s’éteint et revient enfin sur la vedette du soir, Alain Le Govic dit Chamfort en personne. Depuis ses débuts dans les années 1970, soutenus par Claude François qui voit en lui un chanteur à minettes et lui fait abandonner son nom trop bretonnisant à son goût, l’ex-futur pianiste classique n’a eu de cesse
- de croiser de grandes vedettes de la chanson d’antan, de Serge Gainsbourg à Véronique Sanson,
- de changer de style plus par appât de la liberté que par appât du gain, même si l’un n’empêche pas l’autre, et
- de connaître, au gré des chiffres de vente de ses disques,
- des très hauts volant au-dessus de l’Altiplano,
- des moyens et
- des relativement bas.
Il a annoncé la fin de sa carrière avant, c’est selon, de se rétracter ou d’affiner ses propos : il
- n’arrêtera pas de chanter,
- n’arrêtera pas non plus d’écrire, MAIS
- L’Impermanence, paru en 2024, prétexte de la tournée qui passe ce 25 mars 2025 aux Folies Bergères, sera son dernier disque au sens archéologique du terme,
le format « album » ne lui paraissant plus adapté aux nouvelles habitudes liées notamment au streaming. Au fil de ses cinquante ans de carrière et de sa quinzaine d’albums studio, c’est
- ce bouillonnement,
- cette insaisissabilité et
- cette capacité à rebondir qui constituent son personnage artistique,
même si la salle est plutôt monomorphe, ne rassemblant que de vieux Blancs des deux sexes (enfin, de l’un ou de l’autre), dont votre serviteur. Fondé sur une set-list éprouvée, le spectacle s’ouvre sur une bonne idée de mise en scène. Les musiciens entrent et viennent saluer avant de prendre leurs quartiers devant leurs binious et d’interpréter eux-mêmes un bout de « Baby boum », premier extrait d’Amour, année zéro (1981), l’album qui suit la déferlante « Manureva » et est presque intégralement cosigné par celui que Jane B. aimait tant appeler « Siiiiiirge ».
À soixante-seize ans, revenu d’un redoutable cancer des os, lapalissade, Alain Chamfort entre avec « La fièvre dans le sang » (1986), une chanson écrite par Jacques Duvall et co-composée avec Marc Moulin. Le personnage du lover fou s’y affirme à travers l’itération du phonème « sang » appliqué à une fille à la fois princesse et démon. Pour le spectateur, une crainte perce : la direction artistique du jazzman Adrien Soleiman Daoud converti à la pop le conduit à sous-produire la voix par rapport au boum-boum de la basse et de la grosse caisse. Acceptons-en néanmoins l’augure puisque, dans une ambiance sombre, désagréablement trouée par un projecteur arrivant pile dans les yeux des spectateurs placés en hauteur, l’idée semble plus de jouer au Macumba des années 1980, avec
- chorégraphie du chanteur,
- surcharge des graves et
- invitation à taper dans les mains.
La chanson-titre d’Amour, année zéro enquille, éloge paradoxal du carpe diem (« le futur est illusoire ») et de la pérennité (« jolie, tu l’es toujours restée / au physiqu’ comme au figuré ») qu’habille un son
- résolument lourd,
- assurément poisseux et
- volontiers monocorde.
C’est le moment que choisit Alain Chamfort pour glisser l’inusable quoique usé : « Bonsoir, vous allez bien ? » comme au bon vieux temps, avant d’annoncer sa feuille de route. Il effleurera sa carrière – mais pas en-deçà des années 1980, stipule-t-il, sans doute pour créer un suspense cousu de corde blanche, puisque son architube « Manureva » est paru en 1979. L’objectif, annonce-t-il, est de « passer un bon moment ensemble ». Retour ensuite à Amour, année zéro avec l’hommage de Serge Gainsbourg à « Bambou », avec son lot de clichés sur l’exotisme africain qui ne choquait pas dans les 80’s. Pour assurer ou habiter l’espace, le chanteur indique à ses musiciens les moments de reprise et de fin. Le concert est rodé mais vivant !
Débarque « Contre l’amour » (1997). Logique pour un type qui a toujours été contre l’amour, tout contre, le sujet occupant, selon ses statistiques, « 80 % de son répertoire ». Il y revendique de savoir combattre migraines, refroidissements, angoisse, remords tardifs et tutti quanti, mais pas l’amour (« à ce jour, faut dire que nous ne gagnons pas »). En 1993, le trio Duvall-Moulin-Chamfort a ficelé « Clara veut la Lune », qui n’a pas besoin d’Alizée pour s’amuser de ses allusions porno-myléniques (« Clara veut la Lune / Il m’arrive de refuser / Quand j’ai rangé la fusée / Au garage »). C’est l’occasion d’un premier solo de guitare qui se refuse à décoller ainsi que cela se pratique à Kourou, comme ensuqué volontairement dans cet amour terre-à-terre qui atterre Clara.
Dans ce contexte, on est obligé d’entendre à double sens – si l’on peut dire – la déclaration d’amour du chanteur aux chutes, pourvu qu’elles soient douces. Troisième titre pioché dans Personne n’est parfait, « Notre histoire » se finit mal mais commence bien – dans les paroles mais aussi sur scène : on aime
- la proximité proposée par le piano-voix,
- l’essor permis par l’élargissement sans surprise mais bien mené de l’instrumentarium, et
- les plaisirs
- du temps long,
- de la mélancolie ainsi que
- de la redite de variété
comme si, en se remémorant les faux souvenirs de l’artiste, l’auditeur revivait voire remâchonnait ces histoires à la fois personnelles et communes à tant d’humains. Un p’tit peu de mise en scène avec le déplacement d’Alain Chamfort vers une table fleurie, une coda instrumentale de bonne facture, et voilà la première partie du spectacle terminée – nous retrouverons la seconde dans une prochaine notule !
Pelléas et Mélisande, Bastille, 28 février 2025 – 4/4

Huw Montague Rendall (Pelléas), Antonello Manacorda (chef) et Sabine Devieilhe (Mélisande) aux saluts. Photo : Bertrand Ferrier.
Pour Pelléas, la fin du voyage approche, le début aussi.
- À l’acte premier, les fils du drame étaient lâchés ;
- à l’acte deuxième, le drame s’est noué ;
- à l’acte troisième, il devient imminent.
Désormais, afin de lui éviter la mort, Arkel l’incite à l’exil. Peut-être fatigué (il déclarera forfait pour des représentations ultérieures), Huw Montague Rendall laisse percer son accent en relâchant la précision des voyelles. La question de la vue, replacée par l’évocation puis la présence d’Arkel (Jean Teitgen), presque aveugle, garde toute sa force. Mélisande (Sabine Devieilhe) promet à Pelléas : « Je te verrai toujours, je te regarderai toujours », tandis que le demi-frère de Golaud lui demande un rendez-vous pour « la voir » une dernière fois – ce sera à la fontaine aux Aveugles. Arkel, lui, s’arc-boute sur son envie de voir Mélisande en l’embrassant. Golaud (Gordon Bintner), personnage principal des actes finaux, s’escagasse des gueux qui viennent périr de fringale devant le château (« on dirait qu’ils tiennent tous à mourir sous nos yeux ») et aboie sur Mélisande en lui demandant : « Vous espérez voir quelque chose dans mes yeux sans que je voie quelque chose dans les vôtres ? »
Sans souffle, hélas, la mise en scène peine à traduire la poésie du texte et de la musique. L’ample tirade de Golaud (« Une grande innocence ! ») tourne plus au morceau de bravoure qu’au concentré de colère rentrée et ou donc délirante ; et le duo d’amour de la quatrième scène de l’acte quatrième vaut surtout par l’intensité que lui confèrent ses interprètes, entre punchlines
- (« Et tous ces souvenirs, c’est comme si j’emportais un peu d’eau dans un sac de mousseline »,
- « on a brisé la glace avec des fers rougis »,
- « on dirait que ta voix a passé sur la mer au printemps »,
- « Je ne t’entends plus respirer. / – C’est que je te regarde »,
- « Ah ! qu’il fait beau dans les ténèbres ! », etc.)
et champ lexical de la vue
- (« Je n’ai pas encore regardé son regard »,
- « On pourrait nous voir »,
- « Je veux l’on me voie »,
- « C’est la dernière fois que je te vois »,
- « Il a tout vu, il nous tuera ! »).
Puis, en contemplant la transposition vidéo de la fuite de Mélisande, un ralenti sépia dans le petit matin, on entend le verdict du musicologue expert Alain Souchon devant cet appendice bidon, et on l’approuve :
Consternation !
Le cinquième acte s’ouvre sur l’agonie de Mélisande, qui veut encore ouvrir la grande fenêtre (« c’est pour voir ! »). Le court rôle d’Amin Ahangaran comme médecin permet au membre de la troupe de l’Opéra d’installer une certaine présence, malgré un français très perfectible, ce qui est fort dommageable dans un opéra aussi délicat. Le bouleversant duo des époux, alors que Mélisande s’éteint (« J’ai le soleil du soir dans les yeux (…). Y a-t-il longtemps que nous ne nous sommes vus ? »), fait regretter la platitude de la mise en scène, dont la louable sobriété peine cependant à faire résonner
- la fragilité intrinsèque,
- la solennité inéluctable et
- la puissance funèbre
du moment. Curieux, car Sabine Devieilhe est dans un registre qui lui convient ; et, surtout, l’orchestre travaille joliment. Sous la baguette d’Antonello Manacorda, il
- déploie des couleurs efficaces,
- cisèle des synchronisations précises et précieuses, et
- sait alterner cohérence du son avec complémentarité des sonorités propres à chaque pupitre.
Surprise pour le spectateur : Sophie Koch revient sur scène afin de présenter la fille de Mélisande, laquelle finit par « fermer les yeux ». Wajdi Mouawad tente une incursion dans le fantastique et le symbolique pour accompagner la mort de Mélisande en réintroduisant Pelléas version fantôme. Le rajout paraît vain tant la tentative ou la tentation d’évoquer voire de décrire l’indicible oscille entre lourdeur et maniérisme. Arkel, lui, affirme n’avoir « rien vu » et conclut de la défunte : « C’était un petit être mystérieux comme tout le monde. » Du moins cette production qui peine à convaincre laisse-t-elle goûter la poésie d’harmonies verbales et sonores dont l’écoute – sinon la vue, hélas – est souvent un émerveillement recommencé !
Alain Chamfort, « L’Impermanence » aux Folies Bergères, 25 mars 2025 – 1/3

Capture d’écran IG annonçant la présence de Mélissende Letty « en support », avec un « r », à l’Olympia, le 17 avril 2025.
Remplaçant de la titulaire d’un billet, me voici dans les Folies Bergères pour assister à la première partie du concert d’Alain Chamfort, assumée par Mélissende Letty, dite Mélissende. Son set de sept chansons (sa sept-list, donc) s’articule en forme ABA : début à la guitare, milieu au miniclavier, fin à la guitare. Après avoir évoqué aux Anciens l’Allain Leprest du puissant « Quel con a dit y a rien qui s’passe ? » avec son pourtant lénifiant « Rien ne se passe », voici que la demoiselle fait surgir l’iconique « Tiens-toi droit » d’Anne Sylvestre avec « Tenir droit », posture importante pour « te dire je t’aime ». Même si, en tant que microchanteur, on est a priori solidaire de la nana qui débarque sur scène pendant que les gens bavardent en s’installant vu que ce n’est pas pour elle qu’ils se sont déplacés, impossible de tenir cette posture après
- deux titres d’une pauvreté musicale abyssale,
- un interchansons parlé d’une fatuité et d’un conformisme extrêmes (« alors la prochaine chanson, je l’ai écrite il y a longtemps, mais j’aime bien la chanter car elle me rappelle d’où je viens et celle que je veux continuer à être », comme aurait commenté un personnage d’André Roussin à chaque fois que sa belle-mère entre sur scène : « Feu ! »)
- et une poétique égotique plus que limitée (« je n’ai plus peur d’être moi » sur trois notes et environ un accord, franchement, tu devrais flipper, la miss).
Avec « Que les rêves », la dame arrive au miniclavier où elle bariole et minaude en évoquant un amour perdu qu’elle peut toujours fantasmer en baguenaudant dans ses pensées « si je veux être à tes côtés, wo-o-woh ». Les amateurs de mollesse lancinante et contente d’elle-même se gobergeront
- de la voix chichiteuse,
- de la chanson cousue de corde blanche bien usée, et
- de l’ironie mièvre de la demoiselle estimant que, « comme le dit le fameux dicton, une chanson sur le deuil et ça repart ».
Suit « Petite voix », toujours en bariolage éprouvant sur le miniclavier, dont les paroles sont, peu ou prou : « Cette toute petite voix, ah, ah, ah, oui, c’est bien moi, ouh, haha, ha. » Depuis les parodies citées dans Langelot chez les papous et fomentées par le regretté Vladimir Volkoff, aka Lieutenant X, on n’avait peut-être pas ouï
- de tels véritables cheffes-d’œuvre,
- de telles pépites jubilatoires, ni
- de telles fulgurances de l’émotionnel.
On tâche de se contenir, de croire que le meilleur est à venir ou que le pire est passé. Hélas, rien ne nous sourit. En effet, l’interchansons parlé a la sexytude d’une huitre périmée (« Je me demande souvent si ce ne serait pas mieux ailleurs, donc la prochaine chanson s’appelle Ailleurs », aïe, heurt).
- L’accompagnement uniforme et stérile,
- la voix oscillant entre susurrations mielleuses et envolées nasales pour les moments émotifs,
- les texte et mélodie plats comme un segment [AB] sur un papier millimétré d’élève de sixième,
on suffoque d’autant plus que l’on voudrait vraiment saluer
- une singularité,
- une proposition,
- une présence.
Las, « L’amour m’a quitté » n’arrange pas notre déchirement entre désir et constat.
- La diction traînante,
- la propension à avaler les consonnes,
- l’impression que la réverb’ et l’écho suffiront à donner de la profondeur à un timbre mielleux, mi-rien,
désamorcent notre sincère volonté de bienveillance. La fin ne nous déçoit pas davantage en bien, comme le préfigure l’interchansons : « Ma dernière chanson s’appelle courage. Je voudrais la dédier à toutes celle et à tous ceux (sic) qui ont besoin de réconfort, ce soir. » En effet, le refrain de la chanson sur le courage qui s’appelle « Courage », dit « Coura-a-age (bis) ». Wow. Quasi spooky.
Un entracte de vingt minutes n’était peut-être pas inutile pour faire la fortune du bar du théâtre et nous aider à oublier ces trente premières minutes qui, il faut bien l’avouer,
- artistiquement,
- poétiquement et
- scéniquement,
nous ont affligé. Il y avait sans doute mille artistes chamfort-compatibles, plus originaux et plus doués pour profiter de cette prestigieuse tribune, c’est
- sûr,
- certain et
- vaguement triste.
Tautologie, niveau expert
Et Dieu dit à Moïse :
Je suis qui je suis.
Tu parleras ainsi aux fils d’Israël :
« Celui qui m’a envoyé vers vous, c’est : Je-suis. »
C’est sur cet extrait du Livre de l’Exode, proposé parmi les lectures du troisième dimanche de Carême, qu’a fleuri l’improvisation accompagnant la sortie de la grand-messe du 23 août avec les exigences d’une registration de Carême. Voici donc le nouvel épisode de la série des « improvisations du samedi soir » ou presque.
Pelléas et Mélisande, Bastille, 28 février 2025 – 3/4

Anne-Blanche Trillaud Ruggeri (Yniold), un extrait de Jean Teitgen (Arkel) et Wajdi Mouawad, le 28 février 2025à l’opéra Bastille (Paris 11). Photo : Bertrand Ferrier.
C’est presque fait :
- à l’acte premier, les fils du drame étaient lâchés ;
- à l’acte deuxième, le drame s’est noué ;
- voici l’acte troisième, où la question de la vue reste prégnante.
Langage précis, gestes précieux, l’instant est, dans le texte et la musique, d’une grande délicatesse. Alors que Mélisande laisse courir ses cheveux le long de la tour où elle est plus ou moins enfermée pour la nuit, Pelléas arrive et voit le ciel, au figuré comme au propre. « Il y a d’innombrables étoiles, affirme-t-il, je n’en ai jamais vu autant que ce soir. » Cependant, l’astronomie ne l’intéresse guère, il veut que Mélisande se penche afin qu’il « voie [s]es cheveux dénoués ». Au lieu de quoi, il ne « voi[t] que les branches du saule » et lance : « Je n’ai jamais vu de cheveux comme les tiens, Mélisande ! Vois, vois, vois (…) ! Je ne vois plus le ciel (…) Tu vois, tu vois ! »
Pour incarner ce coït symboliste d’une beauté singulière, Wajdi Mouawad demande curieusement à Sabine Devieilhe (Mélisande) de se contorsionner, juchée sur un promontoire. Volonté
- d’insister sur la mise à nu des sentiments, sans cloison (mur, porte, rebord) pour les dissimuler ?
- d’évoquer la mise en danger physique que représente le fait d’assumer un crush interdit ?
- de souligner l’inconfort d’une situation où, après avoir tenté de se duper eux-mêmes, les amoureux en viennent à duper le mari ?
C’est peu dire que, si nous ne nous échinions à inventer une signification capillotractée à ce moment coiffure, la vision du metteur en scène ne nous transporterait guère d’émotion. Tâchant de prendre son parti du parti pris mouawadique (je sais, mais j’ai toujours aimé les chiasmes, alors, voilà, quoi), Huw Montague Rendall (Pelléas) continue de convaincre par
- son effort de prononciation,
- son souci de jouer sans en rajouter des conteneurs, et
- sa musicalité
- (science du decrescendo,
- art des attaques,
- ciselage des finales).
Sur sa plateforme, presque perdue, Mélisande semble s’essayer à la pole-dance. Des figurants viennent ajouter des restes macabres et une lanterne près du cheval étripé, en milieu de scène. Golaud
- surprend les amoureux (dont sa femme, quand même),
- feint de passer l’éponge sans y croire et sans le laisser croire, ce qui n’est pas rien, et
- met un coup de pression à son demi-frère afin qu’il « voie le fond du gouffre » et qu’il lâche sa dulcinée.
Si la voix de Gordon Bintner (Golaud) peine à faire trembler Bastille, sa présence semble s’affirmer pendant sa colère froide, en dépit d’une mise en scène devenue chichiteuse. Encouragé, on s’attache
- moins à son timbre qu’à son expressivité,
- moins à sa gravité qu’à son attitude,
- moins à ses mots qu’à la tension qui les parcourt.
De quoi respirer avant la scène gnangnan de l’opéra, qui aurait pu être poignante si le son pénible d’une voix enfantine ne contrastait – volontairement, hélas – avec un tableau puissant. Pour ce faire, la maîtrise de Radio-France a envoyé Anne-Blanche Trillaud Ruggeri pour chanter le petit Yniold. Ceux qui apprécient les rôles enfantins se laisseront émouvoir
- par une voix en formation (la justesse reste imprécise, la pression d’une première à Bastille pouvant évidemment influer sur ce diapason fluctuant…),
- par une actrice en devenir (l’expressivité n’est pas encore le fort de la chanteuse), et
- par une artiste qui n’en est qu’à ses vrais débuts scéniques (ajoutée aux enjeux d’une première, la chape scolaire l’empêche encore de se libérer d’une tendance à la platitude sans doute attendue d’une bonne élève).
Là aussi, pour goûter le moment, il faut voir ce que l’on ne voit pas, entendre ce que l’on ne peut entendre : c’est raccord avec la problématique de l’opéra ! En effet, l’enfant est là pour permettre à Golaud de voir et d’entendre ce à quoi il ne peut assister, id sunt les rendez-vous entre Pelléas et Mélisande quand le mari s’absente. Heureusement pour le faux suspense, l’enfant est un brin concon, et Golaud doit lui arracher les secrets de la bouche pour ne pas rester « comme un aveugle qui cherche son trésor au fond de l’océan ». Quand il obtient la révélation qu’il veut et ne veut pas, il ne peut plus douter.
Désormais, même si, après avoir été baisé sur sa bouche barbue par le presque bambin, le futur papa aimerait « rester encore un peu dans l’ombre », « il commence à faire clair » sur Pelléas et Mélisande, autrement dit sur ceux qui « regardent la lumière » et, aveuglés par le pacte passé à la fontaine des aveugles où Mélisande a abandonné son mariage que symbolisait l’anneau, « ne ferment jamais les yeux ». Il n’est plus temps de compter les moutons : ce sont eux qui vont dormir pour toujours en se rendant docilement à l’abattoir, comme l’homme se soumet, plus par conformisme que par obligation, à sa fatale destinée. Par définition, la tragédie est inévitable, à croire que cela fait partie de ses plus beaux attraits.
En attendant le silence
On fait des chansons comme on se tend la main,
on n’garantit pas l’grand frisson à chaque refrain,
fredonnait Michel Bühler. Alors, on bricole aussi quelques couplets. Un temps, on respire ensemble. Parfois, plus tard, on se souvient et, patatras ! on refait des chansons. Donc, à l’occasion d’une causerie ou d’une autre, on les fredonne. C’est la catastrophe que documente, à sa manière, la vidéo ci-d’ssous.
Il Viaggio, Dante, Garnier, 21 mars 2025
Devant un rideau vert moche, un micro attend. L’opéra national de Paris lance ainsi, modestement, sa nouvelle création à Garnier – cet établissement où les minettes de presque tout âge arrivent plus tôt pour se dénuder et être prises en photo autour de l’escalier monumental avant, hélas, le plus souvent, de se rhabiller – pour sept représentations qui, après avoir longtemps été annoncées complètes, ne l’étaient plus au soir de la première. Pour cet événement, car c’en est un, Frédéric Boyer, engagé comme librettiste, s’est inspiré de Vita nova et de Divina Commedia de Dante Alighieri afin d’inspirer à son tour Pascal Dusapin. L’opéra est monobloc :
- un prologue (sans sous-titre) et sept scènes,
- 1 h 50,
- pas d’entracte.
Comme d’habitude sur les deux scène de l’opéra national parisien, les Français ne sont pas les bienvenus.
- L’opéra, même écrit par des Français, est bien sûr en italien (le français, c’est caca),
- le chef d’orchestre – Kent Nagano himself – est américain (les Français sont nuls), et
- les solistes sont étrangers (les Français n’ont pas le niveau), à l’exception de Dominique Visse, le haute-contre qui fait entendre la voix des damnés – hasard ou réalité scientifique ?
Dans ces conditions, je propose et repropose que l’État arrête de sponsoriser une institution qui rejette avec autant de systématisme les forces vives artistiques issues de l’Hexagone. En sus, ma suggestion me semble très opportune à un moment où, après avoir piétiné l’action culturelle (le seul fait de nommer et renommer ministre de la culture l’inculte mairesse pensionnée des ultrariches en est une belle illustration), la clique rotschildienne souhaite rebasculer tout le pognon dans le financement des copains de l’armement, les banques étant très fortuitement appelées à profiter au passage des crédits de 800 milliards d’euros envisagés pour tuer les clampins… en attendant davantage puisque Kyriakos Miotsotakis, premier ministre grec, estimait que « nous devons peut-être être plus ambitieux », in : Le Monde, 22 mars 2025, p. 3.
Soit, j’admets que l’agacement, souvent renouvelé par des constats similaires d’exclusion des artistes français, est peut-être un peu plus vif après la triple déception que nous inspire le nouvel opéra de Pascal Dusapin – lequel, lui, est bien français, tout arrive parfois.
1.
La première déception est dramatique : utiliser une œuvre censée être fort importante et non moins connue ne garantit pas que le résultat soit sinon aussi estimable, du moins aussi stimulant. L’histoire suit Dante (le Danois Bo Skovhus) et son double le jeune Dante (l’Allemande Christel Loetzch, en impeccable costume cravate qui donne une idée de la créativité de l’Allemande Gesine Völlm, costumière de la production) frappés par la mort de Béatrice (l’Anglaise Jennifer France). Ce décès, dans la mise en scène de l’Allemand Claude Guth et d’après la vidéo liminaire, semble faire suite à un accident-suicide survenu sur une route de forêt alors qu’Alighieri était au volant. Poussé par santa Lucia (la Grecque Danae Kontora), Dante se laisse guider par Virgilio (l’Américain David Leigh) dans un périple à travers
- les limbes,
- les Enfers,
- le purgatoire et
- le paradis
pour espérer retrouver la bien-aimée décédée. Le tout se joue en dialogue
- avec le chœur, installé dans la fosse où il chante des hymnes sacrées, et
- avec un dispositif électroacoustique manigancé par Thierry Coduys.
En dépit d’un dispositif scénique en arche d’Étienne Pluss, qui tente de clarifier le propos (début dans l’antre de Dante, ouverture sur d’autres espaces, retour vers l’appartement in fine), la mise en scène échoue totalement à dynamiser la triple difficulté qu’elle affronte.
- D’abord, il n’y a pas de scénario, c’est un road-movie plus descriptif que secoué par un récit avec
- twists,
- cliffhangers et
- autres cahots à même de captiver le mélomane.
- Ensuite, il n’y a pas de personnages évolutifs, chacun étant d’emblée figé dans une posture et une personnalité dont il ne bougera jamais.
- Enfin, il n’y a pas de suspense, précisément parce que l’histoire de Dante est éventée de sorte que, réduite à peau de chagrin pour la nécessité de l’opéra, sans prisme singulier ou stimulant, elle finit par ressembler à un « Profil » de chez Hatier, la seule bonne nouvelle étant la suppression de la description de certains des huit cercles, où l’on craignait de s’envaser comme dans l’interminable énumération ornithologique qui fracasse même les plus fanatiques d’Olivier Messiaen dans Saint François d’Assise (qu’a aussi dirigé Kent Nagano, il y a quarante-deux ans, au gré des huit représentations de la création).

Le 21 mars 2025, à l’opéra Garnier (Paris 8), au deuxième rang, Christel Loetzsch, Pascal Dusapin passablement surpris d’être au deuxième rang, et Bo Skovhus. Au premier rang, des gens. Photo : Bertrand Ferrier.
2.
La deuxième déception, qui renforce la première, est liée à l’écriture musicale elle-même. Le plus souvent, elle transforme les qualités du compositeur en reproches que l’on peut envisager d’adresser à la partition. Pascal Dusapin est un maître de l’orchestre. Il sait tirer de la phalange qu’il constitue pour partie
- des sonorités rares (tâchons néanmoins d’oublier les sons très vilains émis par l’orgue en plastique du soir),
- des harmonies envoûtantes et
- des rapports entre pupitres particulièrement maîtrisés.
De surcroît, dans Il Viaggio, Dante, son travail s’appuie sur
- des instruments rares (dont l’orgue en plastique, hélas) ou non mélodiques, avec
- frottements,
- froissements,
- glissements,
- la transformation du chœur en un instrument d’orchestre comme un autre, et
- l’augmentation de l’ensemble par le dispositif électroacoustique.
Cette masse de possibles achoppe pourtant sur l’absence de narrativité. En d’autres termes,
- la part instrumentale de la musique paraît souvent illustrative ;
- elle manque de prises d’initiative face à la sagesse planplan du livret ;
- elle engonce les chanteurs dans une espèce d’ouate sonore bien conçue mais souvent cotonneuse ; et, au final,
- elle semble essentiellement se réduire à un projet d’illustration ou d’accompagnement qui empêche l’orchestre d’être un personnage à part entière de l’histoire qu’il contribue à narrer.

Le 21 mars 2025, à l’opéra Garnier (Paris 8), Kent Nagano, Jennifer France et un bout de David Leigh. Photo : Bertrand Ferrier.
3.
La troisième déception est une conséquence des deux autres : elle est interprétative. En dehors de l’affinement de certains calages dont devraient bénéficier les prochaines représentations, tant la partition a dû être complexe à
- apprendre,
- mémoriser et
- ressentir,
les chanteurs n’ont pas de place pour incarner.
- Au livret plouf-plouf et
- à la musique trop fonctionnelle s’ajoute
- une mise en scène
- poussive,
- sans souffle,
- dénuée d’inventivité.
Pas un personnage ne passe au travers de cette vacuité.
- Dante, ôtant ou traînant sa veste à nous en fatiguer les orbites, semble passer son temps à se traîner par terre ;
- Béatrice est réduite à une nana en robe rouge qui, dès qu’elle entre sur scène, fume et enlève ses sandales rouges que Dante s’empresse de humer comme dans « Le chat botté » de Thomas Fersen ;
- le jeune Dante est l’éternel chougneur dont les plaintes perpétuelles escagassent au lieu d’émouvoir ;
- la voix des damnés (nom d’un rôle) réduit Dominique Visse à jouer une folle façon Michel Fau – l’obligation d’avoir un travesti, en sus d’une femme chantant un homme, sur la scène opératique, prolonge le/la consternant.e.x.y.z Falsacappa de Barrie Kosky, et c’est tellement pfff que je ne veux même pas chercher un mot plus noble pour remplacer l’interjection ;
- Virgilio, avec ses faux airs d’un Christ ou d’un Jean-Baptiste caricatural, gronde comme une basse sans jamais paraître doté d’une personnalité spécifique ;
- en dépit de ses prouesses vocales, Lucia, paillettes et auréole clignotante, est contrainte à jouer une nana bourrée et/ou handicapée ; et
- le narrateur n’est qu’un M. Loyal pailleté lui aussi et parfois affublé de claudettes, pour une raison qui, je le reconnais, m’a échappé.
À ces stéréotypes dépourvus de la moindre épaisseur, s’ajoute la présence de figurants niveau MJC en décrépitude, aussi inutiles (par exemple quand ils traversent la scène de jardin à cour trrrrrès lentement
- en slip,
- en soutif,
- en nuisette ou
- nichons apparents,
alors que le gars de l’Enfer censé choquer Dante parce qu’il est nu est, lui, vêtu d’un boxer, allez comprendre…) que gênants (la caricature des fous, même alternée avec des moments chorégraphiés tentant de distancer l’insulte, est quelque chose entre malvenue et malaisante). C’est d’autant plus dommage qu’il est exigé de tous les chanteurs une performance technique sans répit. Or,
- au lieu de vibrer à l’incarnation d’artistes qui se sont fadés un travail de fous furieux,
- au lieu de se laisser emporter par une maîtrise vocale qui semble faire fi des contraintes et difficultés techniques,
- au lieu de décoller de la chaise de bar d’où l’on se déboite le cou pour voir la moitié gauche de la scène du fond d’une « loge » et de se laisser peu à peu envoler par le show,
on en est réduit à constater la performance technique des chanteurs. Pendant 1 h 50, c’est peu. Certes, Danae Kontora et Jennifer France font preuve d’une constance wow et d’une maîtrise infaillible des registres extrêmes, sooo « musique contemporaine », mais cet extrémisme des suraigus est tellement systématique qu’elle donne envie d’applaudir les cantatrices pour l’exploit, pas de les remercier pour la vibe qui nous évaderait et que l’on attend toujours.
À leur tour, par leur présence presque constante pendant près de deux heures, Bo Skovhus, si recherché par les scènes parisiennes pour les créations opératiques, et son double Christel Loetzch (il faut bien sûr une soprano pour jouer un homme, sinon, on n’est pas en 2025, mon poussin) témoignent d’un savoir-faire et d’un métier remarquables sans nous arracher un frisson. Et l’on sent bien que ni les uns ni les autres ne peuvent faire plus, engoncés qu’ils sont dans un carcan stérilisant et sans issue. Voilà peut-être ce qui est le plus ébaubissant, dans ce Viaggio : il est incroyable qu’un vivier artistique d’une exigence et d’une conviction patentes ne soit pas en capacité de nous arracher la moindre larmichette intérieure.
En conclusion
Les faits sont têtus. En cent dix minutes, jamais l’on n’aura eu l’impression d’être pris dans le tourbillon
- d’un amour plus fort que la mort,
- d’un espoir plus terrifiant que la finitude,
- d’une friction vitale entre impossible et nécessaire.
La désertion de nombreux spectateurs autour de nous et les maigres applaudissements recueillis aux saluts par des artistes pourtant valeureux nous laissent supposer que notre désarroi a été largement partagé. Sans doute est-ce le lot des créations : certaines convainquent, d’autres désamorcent toute tentative de s’enthousiasmer. Ce 21 mars, nous avons été désamorcé.
Pelléas et Mélisande, Bastille, 28 février 2025 – 2/4

Huw Montague Rendall (Pelléas) aux saluts, devant le cheval éviscéré de Golaud, le 28 février 2025 à l’opéra Bastille (Paris 11). Photo : Bertrand Ferrier.
Après que nous avons découvert le dispositif scénique au long du premier acte, le prélude du deuxième nous fait glisser avec fluidité dans la suite du drame, avec des couleurs orchestrales de toute beauté. Wajdi Mouawad explore la métaphore de la vue en montrant, devant la fontaine des aveugles, Mélisande (Sabine Devieilhe) qui joue à colin-maillard avec Pelléas (Huw Montague Rendall). Un cheval renversé descend des cintres. On comprendra plus tard que c’est le cheval qui a failli descendre (haha) Golaud.
Sur la vidéo, une actrice jouant Mélisande marche au fond des eaux car c’est au fond de la fontaine que la Mélisande en chair et en os perd de vue la bague la liant à Golaud pour « l’avoir jetée trop haut, du côté du soleil ». Au tableau suivant, on apprend que, au même moment, Golaud (Gordon Bintner) est renversé par son cheval. Le timbre du chanteur, à défaut de séduire, contraste efficacement avec le cristal de Mélisande. Or, fors la musique, le texte, ici, a toute son importance. En effet, Maurice Maeterlinck développe le champ de la vue :
- Golaud soupçonne son cheval d’avoir vu « quelque chose d’extraordinaire » juste avant de le désarçonner ;
- Mélisande confie à son époux qu’elle voit dans les yeux de Pelléas qu’il ne l’aime pas, sans que l’on sache
- si c’est mensonge,
- si c’est qu’il ne l’aime pas assez pour renverser la table, ou
- si c’est un aveu saveur antiphrase ; de même,
- l’épouse avoue dépérir de tristesse car « on ne voit jamais le ciel ici », elle l’a « vu pour la première fois ce matin » en se libérant de l’anneau ;
- Golaud ne voit plus la bague au doigt de son épouse ;
- il lui intime d’aller la chercher « tout de suite, dans l’obscurité ».
Ce n’est plus une ambiance claire-obscure : désormais, une chape sombre – le « couvercle à Baudelaire » eût fredonné Alain Souchon – est tombée sur le drame, dépassant l’onirisme intrigant du début. L’orchestre laisse cependant planer un faux suspense. Il soigne le riche bouillonnement des interludes instrumentaux
- en sculptant les contrastes,
- en forgeant d’habiles nuances et
- en caractérisant les effets d’écriture
- (ensembles,
- alternance des pupitres,
- soli…).
Dans la grotte où Pelléas accompagne Mélisande pour chercher l’anneau qu’ils ne peuvent pas trouver, l’expressivité de Huw Montague Rendall fait merveille. On goûte
- la souplesse de son phrasé,
- le soin apporté à la prononciation, voyelles comprises (ce n’est pas si fréquent),
- la capacité à incarner son personnage dans les silences, et
- les qualités vocales proprement dites, parmi lesquelles
- la sûreté des aigus,
- la netteté des graves,
- la complétude des registres et
- la longueur du souffle.
La vue, cependant, continue d’être interrogée avec insistance.
- Pelléas n’a « pas songé à emporter une torche ou une lanterne » ;
- il décrit malgré tout la grotte à Mélisande comme si elle était aveugle (« elle est pleine de ténèbres bleues ») ;
- il trouve « la clarté »… et s’en effraie aussitôt puisqu’elle risque de rendre visibles aux trois pauvres affamés venus se réfugier dans l’anfractuosité le couple de chercheurs de bagues.
La lumière, source
- de chaleur,
- de découvertes ou de redécouvertes heureuses, et
- de quiétude,
est devenue un danger. Quand le deuxième acte s’achève, une certitude :
- entrer dans la lumière comme un insecte fou,
- avouer et s’avouer – autant dire : mettre en pleine lumière – l’amour interdit qui brûle plus qu’il ne point, et
- chercher la lumière au bout du tunnel
sont d’ores et déjà des pistes vouées à l’échec ultime. Le piège s’est refermé sur la prison des hommes.
À suivre !