Bien accompagné 28 : Saint-Serge d’Angers
Le rayonnement de la confraternité Sleepy & Partners, experts ès granularité sonore organistique, ne cesse de s’amplifier. Pour sa vingt-huitième intervention, la compagnie a envoyé son treizième associé, maître Yuda. Arrivé une heure et demie avant le récital de Daria Davidova (Bach, Caccini-Valivov, Borodine, Kastalsky, Rachmaninov…), suite au remplacement in extremis d’Alexandra Bartfeld, il lui a fallu faire preuve de diligence et de célérité, ce qui n’est pas rien, afin de saisir les spécificités de cet étrange instrument au tiers vide (le positif n’attend même plus les tuyaux qu’il était censé recevoir). En sus d’être amputée, la Bête n’est pas au mieux de sa forme. En témoignent, entre autres,
- notes muettes,
- cornements sporadiques,
- menace d’extinction aléatoire,
- déclenchement intempestif de jeux ou d’appels (il faut scotcher les tirasses au-dessus du récit…),
- harmonisation défaillante,
- pupitre juste refait mais mal pensé (pas assez incliné, il menace de verser les partitions trop lourdes sur les claviers, il faut mettre un petit livre de cantiques dessous et, éventuellement, prier pour ne pas plier) et, bien sûr,
- accord des anches impossible l’essentiel du temps (l’architecte a eu la bonne idée d’installer la sortie du chauffage pile sur l’orgue, un classique de la connerie des humains supérieurs).
Pas de quoi décourager le treizième partner car
ce que nous recherchons, explique-t-il, c’est un pragmatisme de la vibration. Il n’y a pas de bon ou de mauvais orgue, il y a des possibles particuliers à chaque instrument, chaque acoustique, chaque ressenti. Cela n’exonère en rien les responsables qui laissent un instrument à l’abandon ; et cela n’obère pas la réalité de son état. Toutefois, notre approche est focus sur une appréhension loyale du son en tant qu’il est présent, et non pas en tant qu’il pourrait être.
Sera-ce donc ça, la fameuse, inénarrable et coruscante granularité sonore ? Maître Yuda nous offre un petit sourire grave et murmure, compatissant donc énigmatique :
La granularité sonore n’est rien d’autre que la granularité sonore. Si elle était autre chose que la granularité sonore, elle ne serait déjà plus la granularité sonore.
Faute de temps, maître Yuda y a dû (haha) attendre la fin du concert pour tester la granularité sonore – en tant que granularité sonore, donc – de l’orgue de chœur, sur lequel fut ploum-ploumé le bis bachogounodique qui hérisse les mélomanes distingués dans le fondement desquels végète, ferme et triste, un long parapluie, mais qui fait zizir aux autres mélomanes et aux curieux. Le triomphe réservé à Daria Davidova se poursuivant par un échange entre l’artiste et son public, l’expert a pu examiner avec une attention particulière cette manière de positif en état quasi impeccable. Cependant, goûter un petit instrument juste après avoir testé un grand, n’est-ce pas fausser la perception de sa granularité sonore ?
Au contraire ! explose l’expert. En effet, ce que vous appelez un biais est, ontologiquement, un fait. Nous ne pouvons pas nier un fait. La question qui se pose est donc, en fait : que fait-on du fait ? Il faut, me semble-t-il, que le fait soit fête, voire prophète, au sens où il nourrit joyeusement et annonce a priori, parfois sans que vous le subodoriez ou acceptiez de le supputer, votre écoute, votre perception, votre analyse. C’est tout le travail d’un expert que de juguler le fait en tant que fait, afin de le transformer en événement intégré à une chaîne entrelacée d’événements. L’unicité d’une granularité ne naît pas d’un son unique : elle ne peut être définie que par la multiplicité des autres granularités. Essentielle est la distinction entre unicité (disons, spécificité) et unité (si l’événement n’a pas de pareil). En résumé, l’enchaînement de deux expertises ne fausse pas la perception de la granularité sonore, elle la nourrit.
Puis maître Yuda décoche son fameux sourire mystérieux mi-compatissant.
Reste que la question du biais est excellente. Notre travail d’experts ès granularité sonore reste quand même d’identifier l’imperceptible, de définir le sous-entendu au sens précis du terme et d’objectiver ce qui paraît relever d’une forme de subjectivité. En somme, comme l’écrivait Armand Gatti, « notre guerre civile recommence chaque jour / le combat de l’échelle / contre / le ciel » (extrait de « La Première lettre » [1978], in : Comme battements d’ailes, Gallimard, « Poésie », 2019, p. 73) !
… et puis a surgi un projet. Un projet fou. Un projet qui ouvre des perspectives incroyables aux Sleepy & Partners : développer leur expertise ès granularité sonore en s’intéressant au marché de la vocalité afin de « proposer aux artistes lyriques de tout premier plan une analyse pensée comme
- un examen,
- un diagnostic et
- une analyse
susceptibles d’optimiser leur émission
- vibratoire,
- musicale et
- émotionnelle ».
Gageons qu’un symposium colloquial voire de longs et nombreux pow-wow aideront la treizaine de spécialistes à envisager, à long terme, le développement de leur petite entreprise voire, sans perdre leur cœur d’expertise, le recrutement de nouveaux partners plus spécialisés afin de satisfaire une demande jugée hénaurme par un cabinet d’études indépendant, consulté au retour parisien du concert, vers deux heures du matin…
Retrouver les aventures de Sleepy & Partners…
- … aux grandes orgues de la collégiale de Montmorency.
- … à l’église Saint-Marcel (Paris 13).
- … à l’église Sainte-Marie-Madeleine de Domont.
- … à l’église Saint-Martin de Groslay.
- … à l’église Saint-Louis de Vincennes.
- … à l’église Saint-Joseph d’Enghien-les-Bains.
- … sur l’orgue provisoire loué par Notre-Dame de Vincennes.
- … aux grandes orgues de la cathédrale de Gap.
- … aux grandes orgues de Sainte-Julienne de Namur puis de la cathédrale de Namur.
- … à l’église Notre-Dame de Beauchamp.
- … sur l’harmonium du temple protestant du Saint-Esprit (Paris 8).
- … à l’église de Taverny et à l’église de Bessancourt.
- … à l’église du Raincy.
- … à l’église de Notre-Dame du Rosaire.
- … aux grandes orgues de l’église Sainte-Marie des Batignolles (Paris 17).
- … aux grandes orgues de la chapelle du Val-de-Grâce (Paris 5).
- … aux grandes orgues de la basilique d’Argenteuil.
- … sur l’orgue Cattin de Notre-Dame de Vincennes.
- … sur l’orgue Mutin-Cavaillé-Coll de Saint-Georges de la Villette (Paris 19).
- … sur l’orgue Merklin de Saint-Dominique (Paris 14), une fois ou deux.
- … sur l’orgue Delmotte de Saint-André de l’Europe (Paris 8).
- … aux grandes orgues de la collégiale Saint-Jean de Pézenas.
- … aux orgues de l’Immaculée Conception (Paris 12).
- … sur l’orgue de l’église Sainte-Claire (Paris 19).
- … sur l’orgue de l’église Saint-Denis de Gerstheim.
- … sur l’orgue de l’église Saint-Saturnin de Nogent-sur-Marne.
- … sur l’orgue de Bécon-les-Bruyères.